(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-9
/ 1079
(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-9

[Introduction]

ON a toujours admiré le bon sens & le bon goût d’Horace, & la sagesse des regles qu’il donne dans son Art Poëtique ; en particulier su le Théatre. Vida, Scaliger, Boileau les ont copiées, on les cite tous les jours, on les sait par cœur, on se fait un devoir de les suivre. Mais on cite peu & on écrit encore moins celles qu’il a donne sur la morale qui doit y régner, & qui contribue si fort aux bonnes ou aux mauvaises mœurs. Ce n’est pas qu’Horace ne soit quelquefois très-licencieux dans ses poësies ; mais il n’a pas du moins l’effronterie de Lafontaine & de plusieurs autres, qui entreprennent de justifier ouvertement leurs licences. Ce Poete, quoique poïen, avoue de bonne foi qu’il ne suit pas les lumieres de sa conscience ; mais qu’entraîné par la passion, le mauvais exemple, il a la foiblesse de faire ce que lui-même condamne. Video meliora proboque deteriora sequor. La perversité du Théatre moderne va jusqu’à se faire un mérite du libertinage, un dogme de l’impiété.

Les Chœurs chez les anciens jouoient un très-grand rôle : c’étoit le principal acteur, il entroit dans toute l’action, il en faisoit partie. Actoris partes chorus officiumque virile deffendat. Qu’il ne chante rien dans les intermedes qui ne convienne parfaitement au sujet, & ne lui soit parfaitement lié, Ne quid medios intercinat actas quod non proposito conducat & hæreat apté. Que doit-il donc faire ce chœur ? que doit-il dire ? Toutes sortes de biens, enseigner la vertu, y exhorter : c’est une espece d’apôtre. Mais quelle vertu ? Une vertu qui passeroit pour une chimere dans un siecle philosophique où l’on n’en parle plus, & où la connoît & la pratique encore moins.

Ille bonis faveat que & concilietur amicis
Et regat iratos, & amet peccare timentes,
Ille dapes laudet mensa brevis ille salubrem,
Justitiam legesque & apertis ostia portis.
Ille tegat commissa Deosque procetur & oret,
Ut redeat miseris abeat fortuna superbis.

On chercheroit vainement cette morale dans nos théatres. Corneille & Crebillon, qui canonisent la vengeance, Marmontel, qui autorise le duel dans son Apologie du Théatre, apprennent-ils à modérer la colere, & regat iratos ? Les friponneries de toutes les pieces de Regnard & de la moitié de celles de Moliere, Inspirent-elles la sécurité qui laisse les portes ouvertes, & apertis ostia portis ? La pompe, la magnificence, le luxe des acteurs & des actrices s’accommoderoient-ils de cette table frugale, dapes laudet mensa brevis ? Jamais on n’a vu le théatre assez dévot pour prier Dieu & demander ses graces, Deosque precetur & oret. Combien de fourbes, de femmes d’intrigue, de fripons, de valets, qui arrachent le secret des familles, & en abusent pour tromper leurs maîtres ! Moliere en est plein. Est-ce-là garder fidellement le secret, & tegat commissa ? Croit-on que Georges Dandin, les Fourberies de Scapin, l’Amphitrion, &c. favorisent les gens de bien, & punissent les méchans, bonis faveat ? C’est pourtant un païen qui fait la loi aux chrétiens, & que les chrétiens ne suivent pas. Le théatre est bien au-dessous des vertus morales des païens. Ce n’étoit que des chœurs, dit-on, qui pensoient ainsi : le reste de la piée a-t-il droit de se livrer au vice ? Veut-on que tour à tour l’ordre & le désordre regnent sur la scène ? Cette alternative sera-t-elle utile aux bonnes mœurs ? De laquelle des deux écoles retiendra-t-on mieux les leçons ? Nous n’avons plus des chœurs comme les anciens, cette lueur même momentanée est éclipsée ; nous avons seulement dans les opéras une sorte de chœur qui est fort peu soumis aux loix d’Horace. Il tient le même langage de galanterie ; &, loin de former à la sagesse, il répete les mêmes folies, les mêmes sentimens, & n’est employé qu’à confirmer le libertinage de la piece & des acteurs. M. Dacier & bien d’autres prétendent que nous perdons beaucoup en supprimant les chœurs des anciens, que le spectacle en est moins vraisemblable, moins frappant, moins riche en idées, en sentimens. C’est ce que je n’examine point : mais il est certain qu’on perd du côté des mœurs, si, comme le veut Horace, il étoit le défenseur, le panégyriste, & comme l’apôtre de la vertu.

Ce Poëte loue la frugalité, la chasteté, la modestie du Peuple Romain dans les premiers temps, & le petit nombre qui fréquentoit le spectacle. Il semble les faire dépendre l’un de l’autre, & ils en dépendent en effet. Non dum spissa nimis sedilia, quò populus numerabilis & frugi castusque, verecundusque coïbat. Mais nos conquêtes ayant étendu notre domaine, agrandi notre ville, augmenté nos richesses, la vertu disparut, le libertinage regna ; & par une suite nécessaire, la licence s’empara du théatre, de la poësie, de la musique, accessit numerisque, modisque, licentia major  ; tout prit le goût & le ton de la débauche : des chants rendres, un langage efféminé, des gestes lascifs, des habits traînans, l’art dramatique ne fut plus que l’art de la corruption, sic prisca motumque & luxuriam addidit arti tibicen, traxitque vagus per pulpita vestem eloquium insolitam, &c. Il fait voir combien, dans son origine, fut méprisable la tragédie, dont toute la récompense étoit un vil bouc, & qui, malgré sa dignité, pour amuser le peuple grossier, sans loix & sans mœurs, s’abaissoit jusqu’à la bouffonnerie, & faisoit agir & parler les satyres sur la scène de la maniere la plus indécente, Satyros nudavit, jocum tentavit . Ce qu’Horace ne peut pardonner, tant il est éloigné de penser que le caractere des personnages excuse les libertés qu’on leur fait prendre, les impiétés, les obscénités qu’on leur fait vomir. Qu’ils se gardent bien de débiter des galanteries, des paroles licencieuses ; eussent-ils les suffrages d’une vile populace, jamais ils n’obtiendront ceux des gens de conditions. Ne nimium teneris juvenentur versibus unquam. Aut immunda crepent ignominiosaque dicta ; offenduntur enim quibus est equus, & pater ; & res, &c.

La licence, c’est d’ordinaire se porter aux derniers excès. Il fallut implorer les loix & les magistrats : on imposa silence au théatre licencieux, in vitium libertas excidit, & vim dignam lege regi, lex est accepta chorusque turpiter obticuit, &c. Nous n’avons point des Satyres & des Faunes sur nos théatres, si ce n’est quelquefois à l’Opera, où paroissent tous les monstres. On leur a substitué Arlequin, Scaramouche, les valets, les soubrettes, les bouffons, les parades, qui les remplacent par leur licence, & ont souvent armé la sévérité des loix, pour les supprimer & les chasser. Dignam. lege regi. Chorusque turpiter obticuit sublato jure nocendi.

Il recommande d’étudier & de suivre les bons exemples, & de former sur eux sa conduite & celle de ses personnages. C’est-là qu’on apprendra ce qu’on doit à la patrie, à sa famille, à ses amis, comment on doit remplir les devoirs de sa charge ; respicere exemplar vita morum que doctum imitatorem, & vivus hinc ducere voces . Les grands poëtes ont acquis l’immortalité, non en excitant les passions, mais en les réprimant, en corrigeant le vice & inspirant la vertu, sic honor & nomen divinis vatibus atque carminibus venit . C’étoient-là les tigres & les lions qu’ils apprivoisoient, les pierres qu’ils saisoient mouvoir au son de la lyre, pour bâtir les murs des villes. Nos poëtes au contraire itrirent les bêtes féroces, justifient leur rage, leur enseignent à nous dévorer, détruisent les murailles des villes, les vrais fondemens de la soclété humaines, les bonnes mœurs : voilà les nouveaux poëtes, les interprêtes des dieux. Sacer interpresque deorum Orpheus, dictus ob hoc lenire tigres, rabidosque leones, dictus est Amphion saxa movere, &c. Quelles vertus enseignoient ces grands hommes ? Le contraire de ce qu’enseigne le theatre : ils apprenoient à ne pas suivre les mouvemens inconstans d’une galanterie volage, d’une débauche insatiable, à qui tout sert d’aliment, concubitu prohibere vago, dare jura maritis . Ils apprenoient à respecter le lien conjugal, à ne pas faire un badinage, un mérite, un affaisonnement de volupté de l’infidélité du mari & des femmes, dare jura maritis, à ne point profaner les choses saintes, à ne pas se jouer de la Religion & de ses Ministres, à préferer le bien public à l’intérêt particulier, publica privatis scernere sacra prophanis . Nos Molieres, nos Quinaults, nos Racines, nos Voltaires ne marchent pas sur les traces des Amphions & des Orphées, leurs lyres n’apprivoisent pas les bêtes feroces. Horace ne cesse de parler de décence, dont il veut qu’un poëte dramatique suive toujours les loix, quid deceat quidnon, quò virtus quò ferat error . Il compare le poëte, non à un actrice, mais à une femme honnête, qu’on obilgeoit quelquefois de danser aux fêtes de la grande Déesse, & qui, bien loin de se faire gloire d’étaler ses charmes, en danseuse de théatre, n’y paroissoit que malgré elle, modeste & confuse, ut sacris matrona moveri jussa diebus interevit satyris paulum pudibunda protervis .

Horace veut que, pour se former, un poëte dramatique lise des bons livres : il ne pouvoit en choisir de meilleurs que les livres de Socrate, c’étoit les livres de dévotion du temps. Ce sage célebre, le plus sage des Grecs, dont la vie & la morale étoient si pures, que quelques auteurs ont voulu en faire un saint ; ce sage si différent des sages modernes, que par sa sagesse il s’attira l’indignation du théatre, dont les autres obtiennent les éloges, & se sont ses défenseur, qui y fut si indignement joué par Aristophane : disgrace que la philosophie de nos jours n’a pas à craindre. Rem tibi Socratice poterunt ostendere chartæ. Le Sieur Bernard, auteur dramatique & dactique, donne des leçons bien différentes. Qu’elle ait par toi ces livres séducteurs, fait par l’Amour, dont l’atteinte est certaine, d’Urfé, Quinault, Petrarque, Lafontaine, Ovide, Tibulle, &c. Le premier voile est par eux éclairci ; on conjecture, on soupçonne, on devine (ce sont les progrès du vice), le cœur raisonne, & l’instinct, la mémoire, &c. Ainsi le feu qui de cendres est couvert, impatient sous le poids qui l’opprime, cherche au-dehors un souffle qui l’anime. Ce philosophe du temps est aujourd’hui tombé dans l’enfance : il y a longtemps qu’il y devroit être. Un homme sage ne donne pas de tels conseils, ne les rime pas, ne les imprime pas. L’Ecriture nous apprend que le pécheur est un enfant à cent ans, puer centum annorum morietur .

Le grand principe d’Horace, le croira-t-on, c’est que pour bien écrire il faut être homme de bien : c’est la premiere regle, c’est la clef de tout. La vertu doit diriger les talens & guider le génie : sans elle ils sont aveugles, & ne peuvent qu’égarer. Scribendi rectè sapere est & principium & fons, &c. Tout alors coule de source, de l’abondance du cœur, la bouche parle, la plume écrit. Du cœur naissent les mauvaises pensées, les discours scandaleux, les écrits licentieux ; mais l’homme de bien tire de son trésor des choses anciennes & nouvelles : c’est l’Evangile. Horace semble parler d’après lui, verbaque prævisam rem non invita sequentur . Quintilien, Aristote, Ciceron, tous les maîtres de l’éloquence exigent la vertu, comme une condition nécessaire pour former un bon grateur. Les poëtes dramatiques se seroient-ils flattés de l’exception de cette regle. Regarderoient-ils comme un privilége de leur art de se soustraire aux loix de la vertu ? Je ne m’érige point en juge de leurs mœurs ; mais l’expérience ne fait pas leur apologie : ils sont fort heureux quand on peut au moins citer leur pénitence, comme celle de Racine, Quinault, Lafontaine.

Boileau a donné les mêmes regles, & n’a que plus vivement attaqué les dangereux effets de l’amour sur la scène. Tout le monde fait les conseils qu’il donne aux nouveaux maris, de ne pas laisser aller leurs femmes à l’Opéra. Par toi-même bientôt menée à l’Opera, De quel œil penses-tu que ta sainte verra, &c. Effets que toute la piété puisée à Port-Royal, dans une éducation chrétienne, n’empêche pas, L’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite, Aux vertus dans Port-Royal instruite, aux loix de son devoir regle tous ses désirs. Hé pouvoit-il penser autrement ? Eleve, ami, enthousiasmé d’Arnaud, de Pascal, de Nicole, livré à la doctrine de Port-Royal, ennemi déclaré du theatre, pouvoit-il ne pas en connoître les dangers, & en approuver l’indécence ? Il y a quelque chose d’énigmatique dans sa conduite : il a loué Moliere à l’excès, & l’a amerement critiqué ; il le craignoit pendant sa vie, & lui rend justice aprês sa mort ; il veut qu’on excite les passions sur la scène, singulierement l’amour, & il en déplore les effets ; il copie & embellit Horace, il est plus indulgent que lui ; il blâme la galanterie de Quinault, & applaudit à celle de Racine, qui est encore plus dangereuse ; il réconcili Racine avec Arnaud, avec qui ses travaux d’amatiques l’avoient brouillé, & il donne soigneusement les regles de cet art pernicieux. Trop fidele copiste d’Horace, video meliora proboque deteriora sequor . Ceux qui fréquentent les spectacles, les comédiens eux-mêmes, les condamnent au fond du cœur, & approuvent ceux qui n’y vont pas. C’est la marche de toutes les passions : le plus libertin, le plus emporté, le plus avare rend en secret justice au vice & à la vertu, & se condamne lui-même : il ne faut que le livrer à sa propre conscience ; & c’est l’arrêt que Dieu lui sera prononcer malgré lui éternellement par sa propre bouche.