(1725) Mr. de Moliere [article des Jugemens des savans] « Mr. de Moliere, » pp. 339-352
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(1725) Mr. de Moliere [article des Jugemens des savans] « Mr. de Moliere, » pp. 339-352

Mr. de Moliere1,

(Jean-Baptiste Pocquelin), Parisien, mort en Comédien, vers l’an 1673.2. Poëte François.

1520. MR. Moliére est un des plus dangereux ennemis que le Siécle ou le monde3 ait suscité à l’Eglise de Jesus-Christ : & il est d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses Lecteurs, qu’il en avoit fait de son vivant dans celui de ses Spectateurs. Mais pour ne rien entreprendre sur les devoirs de nos Pasteurs & des Prédicateurs de l’Evangile, j’abandonne le Comédien pour ne parler ici que du Poëte Comique, & pour rapporter de la maniére la plus succinte & la plus seche qu’il me sera possible, quelques-uns des jugemens que nos Critiques Séculiers & Réguliers en ont porté,

Mr. Moliére a donc fait un grand nombre de Comédies, tant en Vers qu’en Prose que l’on a partagées en sept volumes, dont le premier en comprend quatre, savoir, les Précieuses Ridicules, le C. imaginaire 1, ou Sganarelle, l’Etourdi ou les Contretems, & le Dépit amoureux. Le second en comprend quatre2, savoir, les Fâcheux, l’Ecole des Maris, la Critique de l’Ecole des Femmes, la Princesse d’Elide, ou les Plaisirs de l’Isle enchantée. Le troisiéme aussi quatre, le Sicilien ou l’Amour Peintre, l’Amphitryon, le Mariage forcé, l’Avare. Le quatriéme quatre, George Dandin, le Tartuffe ou l’Imposteur, le Médecin malgré lui, l’Amour Médecin. Le cinquiéme trois, le Sieur de Pourceaugnac, le Misanthrope, le Bourgeois Gentilhomme, qui est une Comédie Balet. Le sixiéme trois, Psyché, Tragédie Balet, les Femmes savantes, les Fourberies de Scapin. Le septiéme n’en contien que deux, savoir le Malade imaginaire & l’Ombre de Moliere. On ajoute une autre Comédie qui porte le titre du Festin de Pierre 3 ; mais elle ne paroît plus au monde, du moins n’a-t-elle pas été mise dans le Recueil des autres : de sorte qu’elle doit passer pour une Piéce supprimée, dont la mémoire ne subsiste plus que par les observations qu’on a faites contre cette Piéce & celle du Tartuffe4.

Il faut convenir que personne n’a reçu de la Nature plus de talens que Mr. Moliere pour pouvoir jouer tout le genre humain, pour trouver le ridicule des choses les plus sérieuses, & pour l’exposer avec finesse & naïveté aux yeux du Public. C’est en quoi consiste l’avantage qu’on lui donne sur tous les Comiques modernes, sur ceux de l’ancienne Rome, & sur ceux même de la Grece : de sorte que s’il se fût contenté de suivre les intentions de Mr. le Cardinal de Richelieu, qui avoit dessein de purifier la Comédie, & de ne faire faire sur le Théâtre que des leçons de Vertus Morales, comme on veut nous le persuader, nous n’aurions peut-être pas tant de précautions à prendre pour la lecture de ses Ouvrages.

Pour devancer les autres comme il a fait, il s’est cru obligé de prendre une autre route qu’eux. Il s’est appliqué particuliérement à connoître le génie des Grands, & de ce qu’on appelle le beau monde, au lieu que les autres se sont souvent bornés à la connoissance du peuple. Les Anciens Poëtes, dit le Pere Rapin1, n’ont que des valets pour les plaisans de leur Théâtre ; & les plaisans du Théâtre de Moliere sont les Marquis & les gens de qualité : les autres n’ont joué dans la Comédie que la vie bourgeoise & commune ; & Moliere a joué tout Paris & la Cour. Ce même Pere prétend que Moliere est le seul parmi nous qui ait découvert ces traits de la Nature qui la distinguent & qui la font connoître. Il ajoute que les beautés des Portraits qu’il fait, sont si naturelles qu’elles se font sentir aux personnes les plus grossiéres : & que le talent qu’il avoit à plaisanter s’étoit renforcé de la moitié par celui qu’il avoit de contrefaire.

C’est par ce moyen qu’il a su réformer, non pas les mœurs des Chrétiens, mais les défauts de la vie civile, & de ce qu’on appelle le train de ce monde, & c’est sans doute tout ce qu’a voulu louer en lui le P. Bouhours, par le jugement avantageux qu’il semble en avoir fait dans le Monument qu’il a dressé à sa mémoire, où après l’avoir appellé par rapport à ses talens naturels2,

Ornement du Théâtre, incomparable Acteur,
  Charmant Poëte, illustre Auteur,

Il ajoute pour nous précautionner contre ses Partisans & ses admirateurs, & pour nous spécifier la qualité du service qu’il peut avoir rendu aux Gens du Monde,

  C’est toi dont les plaisanteries
Ont gueri des Marquis l’esprit extravagant.
  C’est toi qui par tes momeries
As reprimé l’orgueil du Bourgeois arrogant.
  Ta Muse en jouant l’Hypocrite
  A redressé les faux Dévots.
  La Précieuse à tes bons mots
  A reconnu son faux mérite.
  L’Homme ennemi du Genre Humain,
  Le Campagnard qui tout admire
  N’ont pas lû tes Ecrits en vain :
Tous deux s’y sont instruits en ne pensant qu’à rire.
Enfin tu reformas & la Ville & la Cour.
  Mais quelle en fut la récompense ?
  Les François rougiront un jour
  De leur peu de reconnoissance.
  Il leur falut un Comédien1
Qui mit à les polir son art & son étude.
Mais, Moliere, à ta gloire il ne manqueroit rien
Si parmi leurs défauts que tu peignis si bien,
Tu les avois repris de leur ingratitude.

Voilà peut-être tout ce qu’on peut raisonnablement éxiger d’un Critique judicieux qui n’a pu refuser la justice que l’on doit à tout le monde, & qui n’a point cru devoir blâmer des qualités qui sont véritablement estimables, non seulement parce qu’elles viennent de la Nature, mais encore parce qu’elles ont été cultivées & polies par le travail & l’industrie particuliére du Poëte.

Mr. Despréaux persuadé de cette espéce de mérite de Moliere, du moins autant que le P. Bouhours, semble n’avoit pas été du sentiment de ce Pere sur le peu de reconnoissance que le Public a témoigné pour tous ses services après sa mort. Il prétend au contraire que l’on n’a bien reconnu son mérite qu’après qu’il eut joué le dernier rôle de sa vie, & que l’on a beaucoup mieux jugé du prix de ses Piéces en son absence, que lors qu’il étoit présent. C’est ce qu’il marque à Mr. Racine, lors qu’il lui dit que1.

Avant qu’un peu de terre obtenu par priére
Pour jamais sous la tombe eût renfermé Moliére.
Mille de ces beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’Ignorance & l’Erreur à ses naissantes Piéces
En habit de Marquis, en robes de Comtesses
Venoient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.
Le Commandeur vouloit la Scene plus éxacte.
Le Vicomte indigné sortoit au second Acte.
L’un défenseur zélé des Bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu.
L’autre, fougueux Marquis, lui déclarant la guerre,
Vouloit vanger la Cour immolée au Parterre,
Mais si-tôt que d’un trait de ses fatales mains
La Parque l’eût rayé du nombre des Humains,
On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
Toute la Comédie avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espera revenir,
Et sur ses brodequins ne pût plus se tenir.

Jusques-là nous n’avons encore trouvé rien de trop favorable à ceux qui nous vantent si fort la Morale de Mr. Moliere, & qui publient hautement dans Paris, qu’il a corrigé plus de défauts à la Cour & à la Ville lui seul que tous les Prédicateurs ensemble. Il faut avoir une envie étrange de se munir du nom des Auteurs graves, & de se donner des garants d’importance, pour vouloir nous persuader par l’autorité de quelques Critiques de réputation qui ont eu de l’indulgence pour Moliere, que ces vices qu’il a corrigés fussent autre chose que des maniéres extérieures d’agir & de converser dans le monde. Il faut être bon jusqu’à l’excès pour s’imaginer qu’il ait travaillé pour la discipline de l’Eglise & la réforme de nos mœurs. Tous ces grands défauts à la correction desquels on veut qu’il se soit appliqué, ne sont pas tant des qualités vicieuses ou criminelles que quelque faux goût, quelque sot entêtement, quelques affectations ridicules, telles que celles qu’il a reprises assés à propos dans les Prudes, les Précieuses, dans ceux qui outrent les modes, qui s’éxigent en Marquis, qui parlent incessamment de leur noblesse, qui ont toujours quelque Poësie de leur façon à montrer aux gens.

Voilà, dit Mr. Bayle1, les désordres dont les Comédies de Moliere ont un peu arrêté le cours. Car pour la galanterie criminelle, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité, & les autres crimes semblables ; il ne faut pas croire, selon l’observation du même Auteur, qu’elles leur ayent fait beaucoup de mal. Au contraire il n’y a rien de plus propre pour inspirer la coquéterie que ces sortes de Piéces, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que les Peres & Meres prennent de s’opposer aux engagemens amoureux de leurs enfans. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Moliere, on apprend aussi les maximes les plus ordinaires du libertinage, contre les véritables sentimens de la Religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la Bigoterie, & nous pouvons assurer que son Tartuffe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irréligion, dont les semences sont répanduës d’une maniére si fine & si cachée dans la plupart de ses autres Piéces, qu’on peut assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que de celle où il jouë pêle & mêle Bigots & Devots le masque levé.

Mais il faut laisser encore une fois à ceux que Dieu a choisis pour combattre la Comédie, & les Comédiens le soin d’en faire voir les dangers & les funestes effets, & renvoyer ceux qui voudront s’en instruire plus à fond aux Traités qu’en ont écrit, je ne dis pas seulement Mr. le Prince de Conty, Mr. de Voysin, Mr. Nicole, &c. Mais encore le Pere Dominique Othonelli, Jésuite Italien, Frédéric Cerutus, François Marie del Monacho, & le Sieur B. A.1 qui a écrit en particulier contre Moliere. Ainsi il ne me reste plus qu’à dire un mot de sa maniére d’écrire, & de représenter ses Piéces de Théâtre.

Mr. Rosteau prétend qu’il étoit également bon Auteur & bon Acteur, que rien n’est plus plaisamment imaginé que la plupart de ses Piéces ; qu’il ne s’est pas contenté de posséder simplement l’art de la bouffonnerie, comme la plupart des autres Comédiens ; mais qu’il a fait voir, quand il lui a plu, qu’il étoit assés serieusement savant2. Mademoiselle le Fevre trouve qu’il avoit beaucoup du génie & des maniéres de Plaute & d’Aristophane3.

Mr. Despréaux, qui par une prudence toute particuliére ayant commencé son portrait de son vivant, ne voulut l’achever qu’après sa mort, releve extraordinairement cette facilité merveilleuse qu’il avoit pour faire des vers, & s’adressant à lui-même, il lui dit avec une franchise des premiers siécles4,

——— Que sa fertile veine
Ignore en écrivant le travail & la peine ;
Qu’Apollon tient pour lui tous ses trésors ouverts
Et qu’il fait à quel coin se marquent les bons Vers…..
Que s’il veut une Rime, elle vient le chercher
Qu’au bout du Vers jamais on ne le voit broncher
Et sans qu’un long détour l’arrête ou l’embarrasse
A peine a-t-il parlé qu’elle-même s’y place.

Le même Auteur voyant Moliere au tombeau, dépouillé de tous les ornemens extérieurs dont l’éclat avoit éblouï les meilleurs yeux, durant qu’il paroissoit lui-même sur son Théâtre, remarqua plus facilement ce qui avoit tant imposé au monde, c’est-à-dire, ce caractére aisé & naturel, mais un peu trop populaire, trop bas, trop plaisant & trop bouffon. Ce Comédien, dit-il5,

Peut-être de son Art eût remporté le prix,
Si, moins ami du Peuple en ses doctes Peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures ;
Quitté pour le bouffon l’agréable & le fin,
Et sans honte à Terence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’envelope,
Je ne reconnois plus l’Auteur du Misanthrope.

Mr. Pradon qui s’est imaginé que par cette légére censure on avoit voulu profiter de la mort du lion pour lui tirer les poils, prétend1 que Moliere n’est pas si défiguré dans le Scapin qu’on ne l’y puisse reconnoître. Il dit qu’il n’a pas prétendu faire dans Scapin une Satire fine comme dans le Misanthrope. Scapin, selon lui, est une plaisanterie, qui ne laisse pas d’avoir son sel & ses agrémens, comme le Mariage forcé, ou les Medecins. A dire le vrai, ces Piéces sont fort inférieures au Misanthrope, à l’Ecole des Femmes, au Tartuffe, & à ces grands coups de Maîtres : mais elles ne sont pourtant pas d’un Ecolier, & l’on y trouve toujours une certaine finesse répanduë que le seul Moliere avoit pour en assaisonner les moindres Ouvrages.

Mr. Despréaux & Mr. Pradon ne sont pas les seuls qui ayent parlé dans leurs écrits du Misanthrope de Moliere comme de son chef-d’œuvre. Le P. Rapin nous fait connoître qu’il est aussi dans le même sentiment, & il est allé même encore plus loin que ces deux Critiques, lors qu’il dit, qu’à son sens c’est le plus achevé & le plus singulier de tous les Ouvrages Comiques qui ayent jamais paru sur le Théâtre2

Nous avons vû la plus célébre des Piéces de Moliere ; mais ceux qui souhaiteront voir la plus scandaleuse, ou du moins la plus hardie, pourront jetter les yeux sur le Tartuffe, où il a prétendu comprendre dans la juridiction de son Théâtre le droit qu’on les Ministres de l’Eglise de reprendre les Hypocrites, & de déclamer contre la fausse dévotion. On voit bien par la maniére dont il a confondu les choses, qu’il étoit franc Novice dans la dévotion dont il ne connoissoit peut-être que le nom, & qu’il avoit entrepris au-dessus de ses forces. Les Comédiens & les Bouffons publics sont des personnes décriées de tout tems, & que l’Eglise même par voie de droit considére comme retranchées de son corps, parce qu’elle ne les croit jamais dans l’innocence. Mais quand Moliere auroit été innocent jusqu’alors n’auroit-il pas cessé de l’être dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu vouloit bien se servir de lui pour corriger un vice répandu par toute l’Eglise, & dont la réformation n’est peut-être pas même reservée à des Conciles entiers ? Si Tertullien a eu raison de soutenir que le Théâtre est la Seigneurie ou le Royaume du Diable, je ne vois pas ce qui nous peut obliger pour chercher le reméde à notre hypocrisie & à nos fausses dévotions d’aller consulter Beelzebut, tandis que nous aurons des Prophetes en Israël.

Au reste, quelque capable que fût Moliere, on prétend qu’il ne savoit pas même son Théâtre tout entier, & qu’il n’y a que l’amour du Peuple qui ait pû le faire absoudre d’une infinité de fautes. Aussi peut-on dire qu’il se soucioit peu d’Aristote1 & des autres Maîtres, pourvû qu’il suivît le goût de ses Spectateurs qu’il reconnoissoit pour ses uniques Juges.

Le Pere Rapin prétend, que l’ordonnance de ses Comédies est toujours défectueuse en quelque chose, & que ses dénoumens ne sont point heureux.

Il faut avouer qu’il parloit assés bien François ; qu’il traduisoit passablement l’Italien : qu’il ne copioit point mal ses Auteurs, mais on dit peut-être trop legerement, qu’il n’avoit point le don de l’invention, ni le génie de la belle Poësie2, quoique ses amis même convinssent que dans toutes ses Piéces le Comédien avoit plus de part que le Poëte, & que leur principale beauté consistoit dans l’Action.