Acte III
Scène I
Agamemnon
Air
Douce Espérance, présent des dieux, qui soulagez les mortels des maux qu’ils souffrent par l’attente des biens qu’ils désirent : vous qui habitez avec tous les hommes, douce Espérance, ne m’abandonnez pas.
Les barbares qui aiment le carnage peuvent attribuer à la divinité leur sauvage inclination. Mais je ne saurais penser que les dieux soient capables d’un crime. J’entendrai bientôt moi-même leur voix. Assez et trop longtemps les Grecs ont été abusés par la voix des devins. Sujets à se tromper, comme les autres mortels, la crédulité du vulgaire fait toute leur science. Mais hélas ! d’où vient que je tremble d’interroger cet oracle fatal ? Si pourtant il demande ma fille, je ne saurais reculer sa mort d’un moment. Ah ! voici Ulysse. Dieux! que je crains son approche !
Scène II
Ulysse
Venez, Seigneur, et reconnaissez ce nouveau gage de l’amitié d’Ulysse. Tout ce que j’avais prévu est arrivé en effet. Calchas a reçu votre demande avec indignation. Quoi ? disait-il, la religion est profanée, nul respect pour les ordres des dieux ; et l’on croit que ces dieux nous seront favorables aux champs de Troie !
Et c’est le chef qui donne à la Grèce assemblée cet exemple d’irréligion !
Agamemnon
Il voudrait en effet ce Calchas être lui-même le chef suprême de la Grèce, commander l’armée et vingt rois par ses divinations et par ses prestiges. Prophète sinistre qui jamais n’a annoncé un bon augure, ni fait la moindre chose digne de louange.
Ulysse
Je crois, Seigneur, que j’aurais plutôt persuadé Pâris de rendre Hélène, que je n’aurais persuadé Calchas de vous introduire dans le tempIe. Mais enfin les sentiments de père, les vertus d’Iphigénie, votre amour pour le bien public, votre soumission dès que vous aurez entendu les ordres du ciel, les dieux enfin m’ont dicté le discours que j’ai tenu à leur pontife. J’ai apaisé sa colère : il a consenti à ma demande et à la vôtre. Allons, Seigneur, tout est prêt. Les mêmes dieux qui m’ont inspiré, vous admettent à leur présence.
Scène III
Clytemnestre
Arrêtez, Seigneur, il faut éclaircir un mystère.
Agamemnon
Ah, Madame, laissez-moi aller où m’appellent les destinées de ma famille et de la Grèce.
Scène IV
Clytemnestre
Ah ma fille ! Il se dérobe à notre vue. Il va hâter sans doute les cruelles destinées de sa famille. Je ne m’étonne plus qu’interdit dans ses discours, il ait paru nous revoir à regret.
Iphigénie
Hélas !
Clytemnestre
Vous ne savez pas vos malheurs, ma fille.
Iphigénie
Que dites vous, Madame ?
Clytemnestre
Arcas vient de me rendre en ce moment une lettre, qu’il avait ordre de me rendre en chemin.
Iphigénie
Eh bien, Arcas ne venait-il pas presser notre arrivée ?
Clytemnestre
Votre père m’ordonnait de reprendre la route d’Argos sous prétexte qu’Achille voulait différer son hymen; mais en effet, pour s’ouvrir, dit-on, le chemin de Troie ; votre père devait vous immoler.
Iphigénie
Dieux !
Clytemnestre
Arcas s’est égaré en chemin.
Iphigénie
Vous ne m’auriez donné le jour, et ne m’auriez élevée que pour être immolée aux Grecs et immolée par un père ! Les cruels ! Ils me conduisaient au milieu de l’Aulide sur un char de triomphe, ils allumaient les flambeaux de l’hymen. Hymen fatal ! on me destinait au fils de la déesse et je suis livrée à la mort.
Clytemnestre
Non, ma fille, vous ne le serez pas. Je saurai vous défendre de la cruauté d’un père. Achille même, le vaillant Achille, comment pourrait-il souffrir, sans commettre son honneur, qu’on abusât de son nom ? Quoi ? ce serait lui-même qui vous conduirait à l’autel !
Iphigénie
Ah, non, arrêtez, Madame. Mon père, qui voulait nous faire retourner à Argos, saura peut-être me sauver au milieu même de l’armée; lui qui y tient le rang suprême, et qui a toujours aimé Iphigénie. Mais, hélas, de quels yeux reverrai-je Argos ? Moi qui en étais partie au milieu des concerts et des danses pour être l’épouse d’Achille, moi qui fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, fille de Thétis, devais régner à Pthie dans les riches maisons de Pelée, et qui dans la race d’Achille étais destinée à donner de nouveaux héros à la Grèce. Non, laissez-moi mourir. Je mourrai au moins remplissant sans murmure la destinée, à laquelle m’appellent les ordres d’un père et les dieux. Je mourrai sans déshonneur.
Clytemnestre
Hélène, sœur fatale à la maison des Atrides, qui troublez toute la Grèce, qui mettez en armes l’Europe contre l’Asie, que vous me coûtez de larmes ! Ce n’était pas assez que vous eussiez déshonoré la couche de Ménélas. Faudra-t-il encore qu’Agamemnon se souille du sang d’Iphigénie avant de vous ravir d’entre les bras de votre indigne Phrygien ?
Iphigénie
Ah, Madame, que je prévois de malheurs, si vous n’êtes soumise aux ordres d’Agamemnon, et si vous voulez me dérober à la mort ! Vous voilà désobéissante à votre époux : lui-même désobéirait aux dieux, sans l’ordre desquels sans doute il ne me sacrifierait pas. Si Achille prend ma défense, la discorde s’empare des chefs de l’armée ; tout ordre est renversé. Les dieux seuls connaissent ce qui pourrait en arriver.
Air
Que je meure obéissante aux ordres des dieux, que j’achève une vie qui m’exposerait peut-être à des malheurs pires encore que la mort même.
Que je sauve par ma mort les maux qui menacent ma famille et la Grèce, qui menacent Achille.
Scène V
Clytemnestre
Se pourrait-il qu’Agamemnon voulût immoler une fille si vertueuse ! Ambition, tyran des rois, que ne peux-tu sur le cœur des mortels orgueilleux ? Les dieux se plairaient-ils à commander des crimes ?
Air
Allons nous éclaircir, allons déchirer le voile importun, qui couvre encore mes yeux : nous verrons après le parti qu’il faudra prendre.
Scène VI
Chœur des prêtres
En vain les mortels tentent de se soustraire aux ordres des dieux.
Un du chœur
Les ordres des dieux sont gravés sur l’airain de l’éternité.
Deux du chœur
Le temps ne saurait le consumer; ni la force, ni l’adresse des hommes ne sauraient le briser.
Un du chœur
Les rois sont sujets aux décrets des dieux, ainsi que les bergers.
Tout le chœur
Jupiter incline sa tête immortelle : l’Olympe tremble, et l’univers se tait.
Calchas
Approchez, Agamemnon, et regardez comme une faveur signalée de la déesse, qu’on vous accorde qu’elle soit interrogée une seconde fois.
Demi-air
Et vous déesse, fille de Jupiter, qui vous plaisez dans la solitude des vallées et dans l’ombre des forêts, ne regardez dans la démarche d’Agamemnon, que la piété d’un père.
Mais si mes vœux ont toujours été pour le bien de la Grèce, si mes sacrifices vous ont été chers, parlez, déesse, redemandez votre victime, et vengez l’honneur de vos ministres offensé par l’incrédulité.
Agamemnon
Ah! si l’âge, si l’innocence, si la beauté, si la piété envers les dieux, envers vous-même, déesse, que j’adore en ces lieux et dont je crains les oracles…
Calchas
La déesse va parler.
L’Oracle dans le fond du théâtre
« Grecs, si vous voulez aborder à Troie, répandez dans l’Aulide le sang d’Iphigénie. »
Agamemnon.
Hélas !
Le chœur
Les rois sont sujets aux décrets des dieux, ainsi que les bergers.
Deux du chœur
Mille vaisseaux cachaient les mers : les rivages et les collines étaient couvertes par les chariots de guerre.
Un du chœur
Où sont-ils maintenant ?
Tout le chœur
Ils ont été dispersés par le souffle des dieux irrités par la désobéissance.
Calchas.
Allez, Seigneur, soumettez-vous aux ordres des dieux.
Le chœur
Les ordres des dieux sont gravés sur l’airain de l’éternité.
Calchas
Seigneur, songez que ce sacrifice va vous ouvrir le champ de gloire, qui vous attend sous les murs d’Ilion. Voyez les vaisseaux grecs couvrir l’Hellespont et voler à Troie parmi les acclamations des matelots et des soldats ; voyez ces mêmes vaisseaux les poupes couronnées et chargées de dépouilles, fendre une seconde fois ces mêmes mers ; voyez la Grèce entière qui vous appelle de loin, vous reçoit du rivage et chante votre triomphe. Allez, Seigneur, soumettez vous aux ordres des dieux.
Agamemnon
Hélas !
Le chœur
Les ordres des dieux sont gravés sur l’airain de l’éternité. Les rois y sont sujets, ainsi que les bergers. Jupiter incline sa tête immortelle : l’Olympe tremble et l’univers se tait.