(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907 »

Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907

Les Journaux.
Giosuè Carducci (le Figaro, 17 février 7)

Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907, p. 149-152 [149-151].

M. Édouard Rod nous donne, dans le Figaro, quelques détails sur Carducci. D’abord un léger croquis du vieux professeur :

J’ai tenu à l’entendre au cours d’un de mes récents voyages en Italie. C’était alors un petit vieillard, aux yeux très vifs, au visage tout rouge sous la crinière léonine que les années avaient blanchie sans l’éclaircir. Il arrivait quelques minutes avant l’heure, et s’asseyait sur l’unique chaise d’une salle d’attente, blanchie à neuf, dont les fenêtres ouvraient sur la cour pittoresque de la vieille université. Les étudiants et les auditrices chuchotaient en le regardant, il ne parlait à personne et restait silencieux, un peu solennel. Une porte s’ouvrait. Les étudiants se précipitaient à leurs places, il entrait après eux, en traînant sa jambe raidie par une récente apoplexie. Il n’avait pas la parole abondante et facile : les veines de son front se gonflaient dans l’effort, comme celles d’un cheval de race animé par la course. La lutte s’exaspérait entre l’expression rétive et la pensée, qui sortait enfin victorieuse, comme emportée sur les ailes d’une phrase au vol large. Il commentait la Vita Nuova : quand il en avait lu — admirablement — un morceau, il poussait un cri d’admiration avant de commencer à l’expliquer.

Après Dante, ou peut-être avant, le grand amour de Carducci fut la politique. Une bonne partie de son œuvre se compose de poésies politiques, et de politique nationaliste. Il est irrédentiste : il veut Trente et Trieste. Il ne faut pas à la fois admirer le patriotisme de Carducci et mépriser celui de M. Déroulède. Un Français qui réclame Strasbourg n’est pas plus absurde qu’un Italien qui réclame Trieste. Quand on veut Strasbourg ou Trieste, on les prend, si on peut, mais il est inutile de formuler en vers un programme de conquête. Les poésies patriotiques de Carducci ont un intérêt local, mais purement local. Nous serions bien naïfs de les admirer, d’autant plus qu’elles ne sont pas admirables.

Carducci avait une autre corde, l’anticléricalisme, et il en a joué jusqu’à sa dernière heure. Il appelait Pie IX le vieux prêtre infâme, ce qui semble excessif. On n’est pas infâme parce que l’on n’a qu’une médiocre intelligence des idées de son temps.

Après avoir longtemps proclamé que la monarchie, elle aussi, était infâme, il s’y rallia avec un certain éclat. Si l’on constate que cela lui valut un fauteuil de sénateur, ce n’est pas pour blâmer une évolution que les événements expliquent et légitiment. Il y risquait, d’ailleurs, sa popularité parmi la jeunesse. L’ayant perdue, en partie, il trouva d’autres hommages. Ceux que lui vaut sa mort ne sont pas, quoi que disent nos journaux dociles, d’une parfaite unanimité.

Revenons à M. Rod. Il apprécie ainsi le caractère de la poésie de Carducci :

Avec elle, nous sommes aussi loin que possible de la poésie intime ou personnelle, à laquelle nous ont accoutumés le romantisme et ses succédanés. Nous revenons à cette poésie en quelque sorte, ou civique, qu’affectionnaient les grands lyriques de l’antiquité. Elle est d’une beauté savante et sévère : on ne parvient à la goûter que par l’étude ; elle a besoin d’explications et de commentaires ; elle ne peut être populaire, ou même comprise, que dans un pays comme l’Italie, tellement imprégné d’histoire que les plus ignorants mêmes y subissent l’emprise du passé. Liée intimement, comme nous l’avons dit, à la vie publique, elle plonge toutes ses racines dans les traditions classiques, qui sont les traditions nationales du pays. On croirait que Carducci pensait à son œuvre même, quand il définissait le rôle intellectuel de l’Italie en disant, dans son discours sur l’université de Bologne : « L’Italie, dans la poésie, dans l’art, dans la philosophie, a ressuscité pour l’Europe les idées de l’antiquité plus sereine des races ariennes, idées d’harmonie, d’ordre, de beauté, avec une telle efficacité bienfaisante qu’elle est loin d’en être affaiblie. » (Op., I, p. 23).

De quelque abord difficile que soit cette poésie, les Italiens en ont compris de bonne heure la haute signification, l’importance et l’éclat. Autour d’elle, leur admiration a accompli ce travail de cristallisation qui ne commence pas toujours du vivant des auteurs, et qui est peut-être indispensable à leur gloire : comme s’ils ne pouvaient rien fonder pour l’avenir qu’avec cette collaboration des commentaires, des discussions, des injures et des enthousiasmes que leur imposent les passions et les pensées parmi lesquelles ils se sont développés. Je ne crois pas qu’aucun poète, depuis Victor Hugo, ait été plus abondamment expliqué, attaqué, célébré, acclamé, insulté et commémoré. Les partis politiques se sont plus d’une fois bombardés avec quelques-uns de ses poèmes ; d’autres sont étudiés par les lettrés comme des modèles classiques, — à telles enseignes que, sur un seul d’entre eux, l’Ode aux sources du Clitumne, il existe au moins trois volumes de commentaires. Son nom est acclamé comme celui d’un « père de la poésie ». Les plus brillants poètes de l’heure présente, comme M. Pascoli, s’honorent d’être ses élèves ; M. d’Annunzio lui-même, qui ne prodigue point son admiration, a éprouvé le besoin d’accomplir de temps en temps quelque acte de retentissante dévotion en l’honneur du vieux maître.

Carducci, pour moi, c’est un Leconte de Lisle, qui aurait mis en vers son Petit catéchisme républicain et son Histoire populaire du christianisme. Notre Leconte de Lisle, à nous, se garda de ces erreurs. Il dédaigna même de signer les estimables opuscules, dont sa gloire ne pouvait être augmentée. Carducci fut moins hautain. Aussi la popularité politique entre-t-elle pour beaucoup dans sa gloire.

Échos.
Le sort des poètes en Italie

Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907, p. 187-192 [191].

À propos d’un appel lancé au public par M. Domenico Oliva, l’illustre critique italien, pour venir en aide à « un poète qui souffre », et dont le journal qui publia l’appel généreux ne dit point le nom, on a réuni en quelques jours une somme de près de 4000 francs, ce qui est assez joli. Mais les Italiens ne veulent pas en rester là. Ils pensent à prévenir la misère des littérateurs.

Un écrivain, M. J. M. Palmarini, ne craint pas de déclarer dans les colonnes d’un grand quotidien que le gouvernement a le devoir de penser à la fortune des poètes. Il propose en conséquence que 50 pensions viagères soient créées dans le but de permettre aux littérateurs en détresse, qui se seraient déjà signalés par la publication de quelques centaines de pages en prose ou en vers, de toucher la somme assez respectable de 6000 francs par an. Un règlement assez rigoureux surveillerait la distribution des revenus. On se rend facilement compte que de tels avantages sont bien supérieurs à nos prix, nationaux ou autres, donnés en une seule fois. Mais cette proposition est celle d’un poète. Aux politiciens à dire le dernier mot.