(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907 »

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907

L’épisode de la Charpillon dans les Mémoires de Casanova

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907, p. 637-647.

Il serait sans doute curieux de rechercher combien, parmi nos conteurs et nos romanciers du siècle dernier, ont lu avec profit les Mémoires de Casanova : ces confidences longues et précises d’une vie toute de fantaisie et d’intrigue semblent faites pour solliciter la verve, et, au besoin, éveiller l’inspiration des écrivains en quête de documents humains. Dans un de ses derniers romans, H. de Régnier nous présentait un type de fervent casanovien et signalait la mine prodigieusement riche en « sujets » que constituent les Mémoires : « Quel livre il y aurait à écrire sur ce drôle ! » Ce livre n’a pas encore été écrit ; on attend toujours, entre maints amusants chapitres, celui qui s’appellerait : « les mariages manqués de Casanova » et dont on trouve dans le Passé vivant une séduisante esquisse. On attendra plus longtemps encore cette pièce savoureuse à costumes et à décors, qui, sous le titre de « la Jeunesse de Casanova », ferait revivre toute la folie tumultueuse et tragique de Venise au xviiie  siècle ; sans doute restera-t-elle endormie dans les cartons de l’érudit Lauvereau… En tout cas, le beau roman de H. de Régnier a dû valoir à Casanova toute une phalange de lecteurs nouveaux. Ceux qui ne se sont pas contentés de feuilleter les cinq mille pages des Mémoires ont certainement été récompensés d’une lecture attentive et patiente par de plus positives jouissances que la truculence du détail ou le charme réel du style. L’historien et le lettré peuvent escompter quelques-unes de ces trouvailles qui dédommagent amplement de sa peine un esprit curieux ; j’ai fait, pour ma part, au cours de cette existence mouvementée, plus d’une rencontre inattendue et qui reste neuve, même après les savantes études critiques auxquelles ont déjà donné lieu les œuvres de Casanova. Je voudrais indiquer ici l’une de ces rencontres.

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Le tome VI des Mémoires contient, entre autres épisodes, le récit du séjour que Casanova fit à Londres en 1763. Cette période de sa vie marqua, comme il le constate lui-même avec une amertume qui n’est point feinte, le commencement du déclin dans sa carrière amoureuse jusque-là exceptionnellement brillante. Une femme, la plus étrange et la plus terrible, peut-être, de toutes celles qui traversèrent son existence instable, devait se charger de lui donner la leçon définitive à laquelle il n’est pas de vanité masculine qui puisse résister. La sienne pourtant tenta une honorable résistance. Accoutumé à trouver peu de farouches et point de rebelles, Casanova s’obstina et s’exaspéra longuement contre une rouée habile et imprudente, qui lui fit payer cher, dans tous les sens du mot, une demi-victoire dont il resta plus meurtri et désabusé que satisfait et glorieux. En vérité, cette fille hardie et adroite qui, la première, fit douter de sa force séductrice, jusque-là irrésistible, le célèbre aventurier vénitien, mérite une place à part dans la galerie de ses bonnes ou de ses mauvaises fortunes.

§

Elle était connue, à ce moment de sa vie, sous le nom de la Charpillon, qu’elle avait rendu illustre à Paris, à Londres et dans toute l’Europe galante par l’éclat de sa beauté et de ses aventures. Mais Casanova l’avait rencontrée autrefois lorsqu’elle s’appelait, suivant le jour ou l’occasion, Mlle de Boulainvillier ou Mlle Anspergher.

Elle avait treize ans lorsqu’elle vit pour la première fois Casanova, qui ne pouvait deviner alors quel rôle cette fillette, déjà jolie et provocante, devait jouer un jour dans son existence. C’était à Paris ; Casanova se trouvait dans une boutique d’orfèvre en compagnie de sa maîtresse en exercice, la belle Baret, à qui il achetait mille colifichets. Auprès d’eux, une jeune personne, accompagnée d’une duègne, contemplait avec tristesse une paire de boucles d’oreilles en strass dont le prix semblait trop élevé pour sa bourse. Pour trois louis, que lui coûtèrent les boucles, Casanova vit s’éclairer d’un charmant sourire des lèvres et des yeux qui l’intéressaient ; il aimait à faire plaisir, même sans arrière-pensée, et la générosité faisait partie de ses moyens ordinaires de séduction ; celle-ci devait lui coûter bien plus de trois louis.

Ce fut la jeune fille aux boucles qui la première reconnut Casanova, lorsqu’ils se retrouvèrent en présence, quatre ans plus tard, à Londres, chez un officier flamand. Sans doute avait-il moins changé qu’elle. Celle qui portait glorieusement le nom de la Charpillon était alors dans toute la fraîcheur de sa dix-septième année :

Ses cheveux étaient d’un beau châtain clair, et d’une longueur et d’un volume étonnants ; ses yeux bleus avaient à la fois la langueur naturelle à cette couleur et tout le brillant des yeux d’une Andalouse ; sa peau, légèrement rosée, était d’une blancheur éblouissante… Sa gorge était peut-être un peu petite, mais d’une forme parfaite ; elle avait les mains blanches et potelées, minces et un peu plus longues que ne le sont les mains ordinaires ; avec cela, le pied le plus mignon et cette démarche noble et gracieuse qui donne tant de charme à une femme ordinaire. La physionomie douce et ouverte avait l’expression de la candeur et semblait annoncer cette délicatesse de sentiment et cette sensibilité exquise qui sont toujours des armes irrésistibles dans le beau sexe.

Il n’en fallait pas tant pour enflammer le bouillant Casanova qui décida, sans plus tarder, d’ajouter à sa collection une conquête qu’il croyait facile : cette belle fille n’était rien moins que farouche et des aventures peu secrètes avaient sérieusement entamé une réputation qu’elle ne songeait plus à ménager ; on la savait capricieuse, sensuelle et vénale. La chronique de Londres mettait cependant sur son compte quelques anecdotes assez singulières qui auraient fait hésiter un séducteur moins déterminé que Casanova ; il eut le tort de mépriser l’avis qui lui vint à temps d’un de ses amis, lord Pembroke.

La friponne, — contait le lord, — m’avait inspiré une violente envie de la posséder quelques instants, quand un soir, l’ayant trouvée au Vaux-Hall avec sa tante, je lui proposai vingt guinées, si elle voulait venir se promener seule avec moi dans l’allée obscure. Elle accepta, mais à la condition que je lui donnerais la somme d’avance, ce que j’eus la faiblesse de faire. Elle m’accompagna dans l’allée ; mais dès que nous fûmes un peu avancés, elle quitta mon bras, et je ne pus la rejoindre de toute la nuit.

À ce récit, Casanova, qui ignorait jusque-là de semblables défaites, dut bien se divertir intérieurement et se gausser d’une mésaventure aussi humiliante. Il est probable qu’il en conçut quelque mépris pour Pembroke. Combien il eût agi plus sagement en renonçant, sur cet avis, à pousser sa conquête et à laisser s’exaspérer en passion frénétique ce qui n’était que curiosité passagère des sens !

Quand il se rendit pour la première fois chez la Charpillon, il eut la surprise de retrouver auprès d’elle trois vieilles femmes, sa mère et ses tantes, qui n’étaient pas pour lui des inconnues, puisqu’elles lui avaient déjà escroqué six mille francs à Genève, quatre ans auparavant. La première impression était fâcheuse ; le reste de l’entourage n’était pas fait pour la dissiper : trois fripons, qui s’annonçaient comme amis de la maison, jouaient dans cette aimable société un rôle peu équivoque. Casanova eut le courage et le tort de ne point reculer ; il resta, dîna mal, se fit voler au jeu, et partit après que la fille se fût invitée à souper chez lui pour le surlendemain.

Elle vint au jour fixé, mais non à l’heure dite ; dès neuf heures du matin, elle était chez Casanova. Elle venait lui « proposer une affaire », c’est-à-dire lui demander cent guinées qui devaient faire la fortune de toute la famille. Lui, toujours aussi passionné et aussi imprudent, promet de donner une réponse positive après souper, et, en attendant, se met à lutiner la fille :

Prenant alors cet air caressant et entreprenant d’un homme amoureux qui veut atteindre à l’apogée de la jouissance, je fais de vains efforts et n’aboutis à rien, quoique je fusse parvenu à l’étendre sur mon large sofa. Souple comme un boa et pliée au manège, la Charpillon m’échappe et court en riant retrouver sa tante. Je la suis et, forcé de rire comme elle, elle me tend la main en me disant : « Adieu ! à ce soir. »

Le soir, même scène. En vain Casanova promet les cent guinées, en vain il met la Charpillon en état de les mériter sans délai. Toutes ses tentatives restent vaines, et la belle déclare nettement :

Vous n’obtiendrez jamais rien de moi ni par argent ni par violence ; mais vous pourrez tout espérer de mon amitié quand je vous aurai trouvé tête à tête aussi doux qu’un agneau.

Tel est le premier acte de la comédie, dont l’action s’engage et se précipite parmi les multiples péripéties : nous n’en rapporterons que les plus intéressantes.

Trois semaines plus tard, la tante favorite de la Charpillon, dépêchée en ambassade, vient trouver Casanova et le supplie de se rendre auprès de sa nièce malade, dont elle excuse en ces termes les fantaisies et les pudeurs excessives : « Cette chère enfant est folâtre, un peu étourdie, et ne se donne que lorsqu’elle est sûre d’être aimée… Elle vous aime, mais elle craint que votre amour ne soit un caprice. » Naturellement, Casanova n’avait pas mené jusque-là une entreprise aussi folle pour s’arrêter en chemin. Il suit la tante, et, grâce à sa complicité, pénètre dans une chambre où la Charpillon était précisément occupée à prendre un bain ; mise en scène admirablement préparée et dont l’effet ne pouvait être douteux. Nous renvoyons ici le lecteur au texte des Mémoires. Il y verra comment Casanova, dupé une fois de plus, humilié et vaincu dans des circonstances où sa victoire ne pouvait paraître douteuse, en fut pour ses frais, et dut battre en retraite, après une satisfaction tout illusoire.

Cinq ou six jours après la scène du bain, alors qu’il réussissait à éviter la belle capricieuse et commençait peut-être à l’oublier, il la rencontre par hasard au Vaux-Hall. Il la fait asseoir à sa table, et, après quelques propos où il croit démêler un peu de tendresse et de regret, lui propose un tour dans les allées sombres :

Elle me répondit avec douceur et une apparence de sincérité qu’elle voulait être à moi entièrement, mais à la lumière ; à condition, cependant, qu’elle aurait la satisfaction de me voir chez elle tous les jours, comme un véritable ami de la maison.

— Je vous le promets, mais venez d’abord me donner un petit échantillon de votre tendresse.

— Non, et absolument non !

Sur ce nouveau refus, Casanova, furieux, se retire chez lui, bien résolu à abandonner pour toujours son entreprise. Mais il n’était pas guéri. Sur les conseils et par l’intermédiaire de Gondar, l’un des trois amis de la maison, un singulier type de fripon, qui joue dans toute cette aventure un rôle bien curieux, il fait offrir à la mère de la Charpillon cent guinées, si la fille consent à passer avec lui une seule nuit. Dès le lendemain, la fille était chez lui. Avec un air de dignité outragée, elle lui adresse d’habiles reproches sur la brutalité de ses procédés :

Il n’est pas question de marchander ; il s’agit seulement de savoir si vous vous croyez le droit de m’insulter et si vous vous figurez que je suis insensible à l’outrage… Je vous rappellerai que je vous ai dit que vous ne m’aurez jamais ni par violence, ni pour de l’argent, mais seulement quand vous m’aurez rendue amoureuse de vous par vos procédés. Prouvez-moi que je vous ai manqué de parole. C’est vous qui m’avez manqué, d’abord en venant me surprendre au bain et hier en me faisant demander à ma mère pour servir à votre brutalité.

Un pacte est conclu entre eux : Casanova retournera chez la Charpillon ; patiemment, lentement, il fera sa cour et apprivoisera un cœur qui se dit sensible et délicat ; quinze jours lui sont accordés pour se rendre aimable et se faire agréer ; s’il réussit, au terme du délai, la belle ne se refusera plus ; et elle part, laissant plus amoureux que jamais Casanova, qui n’avait rien obtenu, pas même un baiser.

Nous passons sur les détails du stage, pendant lequel les clauses du pacte furent ponctuellement observées de part et d’autre. Vint le jour de l’échéance. Le lit du sacrifice est dressé : l’amant empressé se couche, la fille se déshabille avec une lenteur calculée, éteint les lumières ; l’heure du berger va-t-elle enfin sonner ?

Dès que je la sens couchée, je m’approche d’elle pour la serrer dans mes bras ; mais je la trouve accroupie et enveloppée dans sa longue chemise, les bras croisés et la tête enfoncée dans la poitrine. Dans cette position, j’eus beau prier, pester, gronder ; elle me laissa dire sans proférer une parole.

Ce n’était pas un jeu ; mais c’est la scène du bain qui se répète avec quelques variantes. Pendant trois heures, malgré les violences et les assauts multiples de Casanova dont le désir double les forces et déchaîne la brutalité, sans changer de posture, sans prononcer un mot, la Charpillon résista victorieusement.

Casanova quitta la place… Malade, il rentra chez lui, se mit au lit et y resta plusieurs jours, sans vouloir recevoir personne ni prendre connaissance des lettres qui lui parvenaient. Deux semaines s’écoulèrent. Un jour la Charpillon vint le trouver, et, modestement, avouant ses torts, entreprit d’expliquer sa conduite ; comme suprême argument, elle se dévêtit et montra sur son corps les traces visibles des justes brutalités dont elle avait souffert. Mais Casanova resta insensible à ce spectacle, comme aux larmes et aux prières de la fille : elle dut s’en retourner comme elle était venue, surprise et mortifiée de cet accueil dédaigneux. Casanova avait pourtant consenti à traiter encore une fois avec la mère : il louerait une petite maison où celle dont il voulait faire sa maîtresse se retirerait seule, loin de sa famille, et où il l’irait visiter ; une somme d’argent et une pension mensuelle dédommageraient la mère du sacrifice qu’elle prétendait faire. L’accord est conclu ; toutes les dispositions sont prises ; et voici enfin Casanova maître de la fille.

On le croirait tout au moins. Mais la première nuit qu’il passa auprès d’elle ressemble singulièrement à celle qu’elle avait déjà feint de lui accorder. Elle ne lui permet que de vaines caresses et des faveurs préliminaires. Quand il veut aller au fait, il rencontre un obstacle imprévu ; on lui objecte des raisons naturelles. Il cède une fois de plus. Mais, au matin, la belle étant encore endormie, Casanova constate la ruse et s’empare d’elle par surprise. Après une explication un peu vive, la Charpillon reçoit quelques horions mérités et Casanova abandonne le champ de bataille, mais non point sans espoir de retour.

En effet, le jeu se prolongea encore quelques jours, toujours avec les mêmes promesses, les mêmes tentatives et le même insuccès final ; il semble bien qu’il y ait quelque longueur dans ce passage des Mémoires.

Mais voici le dénouement : après avoir vingt fois failli tuer celle qui n’était qu’à demi sa maîtresse et qui mettait autant d’impudeur à s’offrir que d’adresse à se refuser, après avoir éprouvé dans le cours d’une même journée tous les tourments de la haine et toutes les fureurs de l’amour, une nuit, Casanova surprit la Charpillon en tête-à-tête avec un jeune coiffeur qui ne se contentait pas de lui mettre des papillotes. Une scène effroyable s’ensuivit : bris de meubles et de vaisselle, mêlée générale, râclée méthodique ; la fille presque nue s’enfuit en hurlant à travers les rues de Londres.

Le lendemain, Casanova apaisé, sinon content, apprend que la Charpillon est rentrée chez elle, folle de peur et gravement malade. Une comédie trop bien jouée lui fait croire que la fille est à l’agonie. Désespéré, torturé par le remords, il prend la résolution de se tuer. Il allait se jeter dans la Tamise, quand il rencontra en route un ami qui parvint à l’emmener avec lui, le fait souper en joyeuse compagnie, et achever sa nuit au Ranelagh, où il aperçoit, dansant le menuet, la Charpillon qu’il croyait morte et pour qui il était sur le point de se tuer. Cette fois, il était guéri. Il ne lui restait plus qu’un mauvais souvenir et le plaisir de la vengeance dont le récit occupe la fin du tome VI des Mémoires.

§

Nous ne croyons pas que le lecteur ait attendu la fin de cette analyse pour éprouver l’impression du « déjà vu » ou du « déjà lu » et pour voir surgir, à côté de cette figure féminine que nous avons essayé de faire revivre d’après Casanova, la brune silhouette de Conchita Perez de Garcia, l’héroïne du roman de Pierre Louÿs, la Femme et le Pantin.

Lorsque Casanova, lorsque Don Mateo Diaz commencent le récit de leur singulière infortune et content leur première rencontre avec la femme qui devait ravager leur vie, tous les deux font, en termes différents, une réflexion identique :

Le jour où je connus cette femme fut un jour néfaste pour moi, mes lecteurs pourront en juger. C’est vers la fin de septembre 1763 que je fis la connaissance de la Charpillon, et c’est de ce jour que j’ai commencé à mourir. Si la ligne perpendiculaire d’ascension est égale à la ligne de descente, comme cela doit être aujourd’hui premier jour de novembre 1797, il me semble pouvoir compter sur environ quatre années de vie, lesquelles se passeront bien vite, selon l’axiome : Motus in fine velocior.

Monsieur, il y a dans la jeunesse des gens heureux un instant précis où la chance tourne, où la pente qui montait redescend, où la mauvaise saison commence. Ce fut là le mien… Je date de là ma vie actuelle, ma ruine morale, ma déchéance et tout ce que vous voyez d’altéré sur mon front.

L’action se prépare, s’engage et se développe de la même façon dans la Femme et le Pantin, et dans les Mémoires de Casanova ; les divers épisodes du roman de Pierre Louÿs sont d’excellentes répliques des diverses péripéties que nous venons d’analyser ; de mêmes tempéraments, de semblables passions mènent par une voie identique ceux qui les subissent à un dénouement analogue. Certes, s’il y a imitation, cette imitation n’a absolument rien de servile ; mais il y a souvenir plutôt qu’imitation volontaire et consciente. Dans un milieu tout différent, et qui se trouve beaucoup plus adapté aux faits que celui où Casanova nous conduit, avec les ressources propres de sa sensibilité et de son imagination, Pierre Louÿs a transporté et revécu une aventure qu’un autre avait réellement vécue. Chose étrange : des deux récits, celui de Casanova sans doute est le seul qui soit véridique, au sens étroit du mot, et c’est pourtant le moins vivant, le moins vraisemblable, le moins prenant des deux. La Charpillon, plus rouée et plus vénale, nous intéresse moins que Conchita, dont la sensualité a du moins quelque apparence de sincérité. Toutes les deux jouent au même jeu cruel, avec un égal talent pour ensorceler et faire souffrir leur victime : mais il y a chez l’Espagnole l’excuse et le charme d’une passion réelle. La supériorité et l’originalité de Pierre Louÿs s’affirment incontestables pour l’intelligence psychologique du sujet, si l’on peut parler de psychologie dans l’étude d’un cas qui n’a presque rien à faire avec l’âme. Sa maîtrise personnelle demeure également indiscutable dans la mise en scène, l’intérêt continu du récit, l’adaptation des personnages au décor, toute la partie proprement descriptive du décor.

Aux Mémoires de Casanova, Pierre Louÿs a emprunté l’idée première du sujet, toute la série des subterfuges, des prétextes, des ruses imaginés par la fille pour refuser, après l’avoir promise sans cesse, l’étreinte définitive dont l’attente énervée tient en haleine le lecteur pendant plus de cent pages. La scène de la séduction, la première visite de l’amant chez la fille, les premières tentatives et les premières promesses, les défaites successives, la scène du lit, celle de la grille, où le Morenito joue le rôle du galant coiffeur, tout un ensemble de détails dont un lecteur attentif se rendra compte aisément et qu’il serait hors de propos de rappeler ici, — justifient suffisamment le rapprochement que nous avons voulu faire. Ceux qui seraient curieux d’une précision plus grande compléteront sans difficulté notre observation par la lecture comparée des Mémoires et du roman.

L’analogie est évidente. Que prouve-t-elle ? Tout d’abord, et nous tenons à insister sur ce point, elle ne met nullement en question l’originalité d’un artiste aussi probe et aussi personnel que Pierre Louÿs. On a signalé récemment la parenté qui lie Aphrodite et les Chansons de Bilitis à certaines œuvres légères et aimables du xviiie  siècle, notamment au Temple de Gnide de Montesquieu. Il ne serait pas difficile de suivre à travers les livres de Pierre Louÿs la trace de l’influence que ce siècle païen, sensuel et libertin a exercée sur le plus parfait de nos conteurs. Par-delà notre littérature réaliste et romantique, l’auteur de la Femme et le Pantin se rattache à la lignée des Crébillon, des Laclos, des Lesage, des Moncriff, plus directement qu’aux néo-classiques, dont on lui impose quelquefois la société. La vie prodigieuse des sens, les jeux variés du corps, la savante ou brutale harmonie des caresses, la préoccupation constante, exclusive, de la femme et de l’amour, tels sont les motifs essentiels qui dominent son œuvre : ils sont de ceux que l’observation personnelle ne suffit pas à entretenir ; il y faut une documentation plus riche, plus humaine aussi. Un conteur de cette trempe se double nécessairement d’un érudit : celui-ci nourrit et fortifie son inspiration par une connaissance sûre et détaillée des littératures classiques ; les mémoires du xviiie  siècle lui sont aussi familiers que l’anthologie grecque ; sa curiosité et sa sympathie vont manifestement, non au labeur patient, appliqué, artificiel, des écrivains de pure imagination, mais à toute œuvre qui reflète avec précision la vie multiforme d’une époque ou d’un homme. À ce titre, tout ce qui a le caractère d’une confession, d’une autobiographie, d’un journal intime, que ce soit les Dialogues de Lucien ou les Mémoires de Casanova, l’intéresse particulièrement. Tout récemment encore ne trouvait-il pas le secret du manuscrit mystérieux de Legrand de Beauvais ? Quelles découvertes inattendues, quelles révélations piquantes ne laisse pas espérer cette collection énorme de documents personnels, de lettres, de confidences, cette Histoire des femmes que j’ai connues, dont l’auteur, en la dissimulant sous le voile épais d’une ingénieuse cryptographie, semblait réserver la primeur à un esprit digne de la comprendre et de l’apprécier ! Si de cet énorme recueil d’indiscrets bavardages doivent sortir quelque jour, sous la plume alerte de Pierre Louÿs, quelques nouvelles délicates, les Mémoires énigmatiques de Legrand de Beauvais n’auront pas été écrits en vain. Ceux de Casanova empruntent de même un intérêt nouveau et une valeur particulière au roman qu’ils ont inspiré et que nous avons essayé de ramener à sa source.

Archéologie, voyages.
Ch. Diehl : Palerme et Syracuse

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907, p. 692-697 [695-696].

Nous retrouvons avec plaisir la Collection des villes d’art célèbres avec Prague, de M. Léger, et surtout Palerme et Syracuse, de M. Ch. Diehl. — De Syracuse, il reste peu de chose, — les Latomies, le théâtre grec, l’amphithéâtre romain, des fragments recueillis par les musées — à coté de quoi l’illustration en est réduite à reproduire : le temple de la Concorde à Agrigente, le théâtre et le temple de Segeste, le théâtre de Taormine. « La moderne Syracuse, revenue à son île étroite d’Ortygie, n’est plus qu’une petite ville proprette et coquette, dit lui-même l’auteur, où des maisons aux balcons élégants qui rappellent la Renaissance bordent les rues parées de larges dalles, où chaque tournant découvre une échappée sur la mer ou bien sûr la vieille citadelle qui domine l’entrée du port de sa masse pittoresque et fière. » Or, ce qu’on vient chercher à Syracuse c’est surtout les souvenirs de la civilisation grecque et il faut véritablement avoir une âme d’archéologue pour essayer de tirer parti de tous les fragments, de tous les pans de murs qui se découvrent et des ruines nombreuses que recèle le sol de la vieille ville afin de l’évoquer au temps de Hiéron II, de Denys l’ancien et de l’Expédition de Sicile. Le musée cependant offre une admirable collection de monnaies et dans la ville, les portails de S. Giovanni et de Santa Lucia, les façades du palais Montalto et du palais Lanzo évoquent le souvenir du Moyen-Âge, tandis que les vieilles et pittoresques fortifications bâties par Charles-Quint et la citadelle à laquelle reste attaché le nom de Georges Maniakès nous remémorent les guerres du xvie  siècle. Palerme, au contraire, vit par le souvenir de la domination normande. C’est la chapelle Palatine, Saint-Jean des Ermites, San Cataldo, la Martorana, la Ziza et la Cuba, le dôme de Cefalù, San Spirito et la cathédrale qu’il faut compléter avec le dôme et le cloître de Monréale, œuvre d’un art précieux, dans lequel on reconnaît, unie aux influences normandes, la décoration pour ainsi dire géométrique et en broderie des monuments arabes. Mais né d’une volonté royale et d’une intention politique, cet art ne devint jamais un art national et, malgré un éclat incomparable, il dura peu et se transforma vite. C’est au même ciseau que nous devons le candélabre pascal de la chapelle Palatine, les délicats chapiteaux du vestibule de la Ziza et ceux du cloître de Monréale. C’est le même principe de décoration, oiseaux affrontés, qu’ils soient paons ou faisans, qui dicte le thème de ces chapiteaux et celui des médaillons de mosaïques de la Ziza et de la chambre dite du roi Roger, au Palais Royal. Colonnes antiques, tableaux et parements byzantins, boiseries et plafonds, éclatantes mosaïques d’étoiles semées sur les lambris ou s’enroulant au fût des colonnes, tout cela ne forme qu’un tout, une harmonie et l’art d’une école. Les monuments peuvent être nés de pensées différentes. Ils ont été exécutés par les mêmes mains. Mais le jour où les Hohenstaufen succédèrent sur le trône de Sicile à la dynastie normande, fut pour Palerme le commencement de la décadence. La domination espagnole introduisit ensuite en Sicile un art ronflant, tourmenté, chargé de sculptures, et les architectes qui, au xviie  siècle, donnèrent à Palerme sa physionomie actuelle, les peintres et les sculpteurs qui décorèrent ses églises et ses palais vécurent d’emprunts qu’ils firent à l’art de l’Italie continentale.

Complet et bien présenté, d’une illustration heureuse et abondante, Palerme et Syracuse de M. Ch. Diehl est certainement un des meilleurs volumes de la collection.

Échos.
Domus Augustana

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907, p. 749-752 [751-752].

Les découvertes des archéologues italiens se multiplient sur le sol romain. La nécropole du Palatin intéresse tous les savants. Le squelette romain, surpris dans sa fosse millénaire insoupçonnée, semble devoir changer plus d’une orientation historique. La maison d’Auguste, maintenant que la villa Mills, jusqu’ici demeure de religieuses, a été ouverte au public, attire vivement l’attention des artistes et des savants.

On sait que la villa Mills était construite sur l’emplacement même de la Domus Augustana. On a pu découvrir des fresques très anciennes, qui ont permis de reconnaître sur les lieux où s’élève la villa, l’église et le monastère de San-Cesario, dont on avait entièrement perdu les traces. Cette découverte a une très grande importance non seulement par la valeur et par l’antiquité des fresques, mais plus particulièrement pour la topographie et l’histoire du Palatin au Moyen-Âge. Cette église servit de chapelle privée aux premiers empereurs chrétiens, et eut la gloire de voir consacrer dans ses murs deux pontifes : saint Serge (687) et Eugène III (1145).

Une très curieuse remarque nous apprend que probablement le nom du saint était dérivé de celui de César, la chapelle étant destinée à un privilège impérial. En effet la fête du saint coïncide avec la fête païenne Paliliæ, qui est célébrée le 21 avril en souvenir de la fondation de Rome.

Il paraît en effet, selon M. G. Tommassetti, que, dans la transformation rapide de l’Empire à ce moment de l’histoire du Christus imperat, les chrétiens zélés, afin de chasser le souvenir des vieux cultes, décidèrent de les remplacer par l’exercice des cultes qui, dans la nouvelle religion, présentaient une plus grande affinité dans les noms autant que dans l’idéal religieux. On peut remarquer que la propriété de San-Cesario, sur la route Labicana, a été reconnue comme celle de la villa de Jules César, dont parle Suétone, où le grand conquérant fit son testament quelques jours avant sa mort tragique. D’autres églises consacrées au même saint rappellent des souvenirs césariens. De même Sainte Marie Antiqua remplaça la mémoire de Vesta, et la Résurrection du Rédempteur celle d’Hercule, précurseur divin dans la fondation de Rome.

La même église de la maison d’Auguste fut le sanctuaire où furent exposées les images authentiques des nouveaux Césars de Byzance.