(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXIX, numéro 247, 1er octobre 1907 »
/ 77
(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXIX, numéro 247, 1er octobre 1907 »

Tome LXIX, numéro 247, 1er octobre 1907

Lettres italiennes

Tome LXIX, numéro 247, 1er octobre 1907, p. 549-554.

Les jeunes prosateurs italiens

Depuis Carducci et d’Annunzio, la prose italienne a cessé de se renouveler. Carducci, politicien et polémiste, ardent et farouche par tempérament et par pose, donna à la prose une vigueur cinglante, une puissance nerveuse d’attaque et une élévation de culture et de pensée, qui, après avoir étonné les polémistes pédants et les conteurs faciles et familiers, se révéla aux générations vivantes comme un enseignement et une promesse assez sûre de renouveau du style littéraire national. D’Annunzio, en transposant tous les rythmes de la représentation artistique dans son esprit éperdument épris de grandiose, et en transposant la vision de la vie toujours un octave ou deux au-dessus de ce qu’il est convenu d’appeler « la réalité », affina le goût de ses compatriotes, et leur inspira le désir tyrannique de « styliser » la vie en l’exagérant continuellement et volontairement dans le sens du profond ou du grandiose esthétique, afin de la représenter en beauté. La génération qui vécut autour de d’Annunzio l’imita, en subit tout le charme, en fut si éprise que, très faible sans doute, elle ne se réalisa point ou se réalisa mal ou peu. Seuls les rares écrivains qui ne suivirent pas le jeune maître, ou qui s’en éloignèrent dès la première heure, ont pu atteindre un degré de réalisation littéraire de quelque intérêt. Mais, en dehors même des tendances esthétiques et des manières littéraires de Gabriel d’Annunzio, qui malgré toutes ses défaillances est en Italie le seul grand artiste vivant, digne de ce beau nom trop profané, l’élévation apportée à la langue par l’auteur du Triomphe de la Mort et de La Fille de Jorio, est devenue un phénomène organique national dont tout écrivain italien a bénéficié.

Cependant la prose a cessé de se renouveler. On a exagéré les principes d’exaltation du verbe et le virtuosisme de d’Annunzio, son pathos esthétique, et on n’a pas dépassé ni atteint sa puissance d’émotion et d’évocation lyrique ; il demeure comme le styliste-type de la langue italienne renouvelée. Mais la vie spirituelle italienne se continue en dehors de lui. Les préoccupations très modernes, parfois très profondes de la vie intérieure et de la vie sociale, passionnent la multitude des esprits jeunes qui cherchent à leur tour à se réaliser dans le rythme de leur temps. Le maître d’antan est devenu indéniablement le plus grand poète tragique méditerranéen de notre temps. Par cela même il est à peu près isolé dans son pays, où le renouveau du Théâtre, dans le sens de la Renaissance tragique de nos spectacles de plein-air commence à peine à trouver des adeptes non encore fervents. Les écrivains s’élancent dans les domaines de l’analyse intérieure ou de l’analyse sociale. Ils s’étudient et ils étudient. Leurs œuvres sont didactiques. Leur imagination veut enseigner.

Quelques conteurs survivent aux vieilles tendances ; ils content encore avec plus ou moins de bonheur, parfois même d’art, des histoires de pays ou d’individus, et tout se borne au plaisir de les conter, au profit de quelques évocations de vie moderne, qui rarement atteignent la valeur d’une révélation. Mais, en général, une haleine de fièvre, de fièvre collective ou de fièvre individuelle, rend ardentes et même éloquentes quelques-unes des pages les plus récentes des jeunes prosateurs italiens.

Angelo Conti : Sul Fiume del Tempo, R. Ricciardi, Naples

Trois livres, parus presque en même temps, révèlent trois tendances de la volonté d’introspection qui émeut quelques esprits et semble pouvoir créer en Italie une intéressante littérature de la vie intérieure.

Un de ces trois livres est dû à un écrivain plus très jeune, et dont la production, restreinte mais très noble d’aspiration et de ton, a éclairé jusqu’ici quelques âmes d’élite. Sur le fleuve du Temps, de M. Angelo Conti, est un livre où frémit un véritable printemps des aspirations lyriques d’une race, et qui semble écrit par un enfant phénoménal dont la jeunesse serait égale à une extraordinaire expérience de l’art et de l’âme humaine. M. Angelo Conti est-il vraiment le frère idéal du protagoniste du Feu ? A-t-il vraiment joué dans la vie de d’Annunzio le rôle parfait que le frère idéal joue dans le roman ? Toujours est-il que ses évocations de Venise, la manière profondément musicale de découvrir les accords et d’harmoniser les silences de la ville très romantique, certaines cadences même de son style, remémorent les visions ardentes du Feu. Le style de ces évocations de paysages héroïques, entrevus « sur le fleuve du Temps », est extrêmement lent, et sa lenteur est laide par moments. Mais la particulière conception esthétique de la vie, qui forme l’originalité, sinon l’étrangeté, de M. Angelo Conti, remplit les pages nombreuses, en étend la signification, leur donne une valeur d’enseignement que dépasse celle d’un simple document d’âme. L’épigraphe de Maître Eckhart :

« Mon œil et ce qu’il voit, sont une chose seule », qui orne comme un cachet mystique le volume, révèle nettement toute la philosophie du poète esthéticien, qui déclare plus loin mépriser la théorie des sources dans l’histoire de l’art, et « trouver dans toute œuvre géniale la continuation et la révélation de ce qui vit dans la nature environnante ».

La vision entièrement, et profondément, subjective de la vie est parfaitement comprise par M. Angelo Conti. Il comprend aussi que la vie n’est que le jeu perpétuel des aspirations et des réalisations, et que l’équilibre de ces deux éléments perpétuels du mouvement est toute forme évidente ou occulte, tout organisme physique et métaphysique.

M. Angelo Conti révèle ses théories par des paradigmes choisis le long de son chemin, sur le fleuve du Temps. Il parle des pays et de l’âme des pays qui ont frappé son esprit, et l’ont fait étinceler en images. Il n’a pas organisé des théories dans un système d’esthétique ou de métaphysique satisfaisant. Mais ses tendances, plus que son éloquence souvent ni heureuse ni neuve, sont d’un intérêt très sûr et peuvent être fécondes.

Giovanni Papini : Il Pilota cieco, R. Ricciardo, Naples

Le même éditeur qui a publié le livre de M. Angelo Conti, Ricciardi, de Naples, un jeune éditeur qui se consacre à une production littéraire et philosophique originale et d’un ordre supérieur, a fait également paraître un volume : le Pilote aveugle, de M. Giovanni Papini. Ce sont treize aspects de la même inquiétude, ou, si l’on aime mieux, treize nouvelles ou treize chapitres d’un livre de mémoires psychopathologiques. Les dérivations de ces écrits sont nombreuses. On pourrait nommer les grands idéalistes individualistes du Nord, puis Edgar Poe, dont le livre de M. Papini semble parfois imiter de près l’analyse antinomique, qui devient ici volontairement paradoxale, et enfin Gotama, dont la subtilité rétrospective a sans doute charmé le jeune écrivain italien. Sous les apparences de la plus fière indépendance qu’il pousse souvent et volontiers jusqu’à la grossièreté verbale, M. Papini semble un esprit très inquiet. Il a dû se renouveler complètement au point de vue psychique, il doit pouvoir considérer sa vie en deux phases bien distinctes, dont la première doit jeter dans son âme une ombre noire, et une lumière trouble sur la suivante ; il a dû réunir dans la première étape de sa vie toutes ses faiblesses, pour mieux les haïr, et grouper dans l’étape présente toutes ses qualités, ou tout au moins toutes ses aspirations, afin de mieux s’aimer ; pour que dans ce livre M. Papini haïsse et tue continuellement son moi passé, sous forme de son propre « moi » ou de celui d’un ami cher. Et il a dû souffrir de ses défaillances, pour s’acharner de la sorte contre elles, et pour exalter en quelque sorte à chaque page le courage de hautement les proclamer après les avoir reconnues chez soi-même ou chez autrui. Cela constitue l’étrangeté de ce livre aux intentions et aux attitudes psychologiques profondes. Ce n’est pas certes un livre d’affirmations ou de révélations ; la volonté d’être étrange par la voie des contradictions psychologiques et paradoxales, par la voie des antinomies, y est souvent manifeste ; il y a aussi un abus romantique de thé, de café, de haschisch et de larmes. Au point de vue du subjectivisme qu’il révèle, c’est un livre d’analyse psychique, comme le livre de M. Angelo Conti en est un de synthèse esthétique. Mais c’est sans nul contredit un livre d’imagination souvent fascinante et de subtilité d’analyse souvent étonnante, qu’il faut remarquer.

Arnaldo Cervezato : Piccolo libro degli Eroi d’Occidente. Ed. La Nuova Parola, Rome

L’introspection de M. Arnaldo Cervesato, dans Petit livre des Héros d’Occident, a mûri loin des voies esthétiques, en plein domaine mystique. Le fondateur et le directeur de la Nuova Parola, qui est chronologiquement la première « revue d’idées » italienne, est passé à travers le Bouddhisme, et en a gardé quelques attitudes spirituelles. Sa « critique idéative » tend à déclarer qu’il existe une « équation parfaite entre le suprême spiritualisme et la suprême énergie ». Par cela, les Héros et les Mystiques se révèlent identiques, compris en tant que puissances humaines, comme forces de la nature.

Jésus, Marc-Aurèle, Shakespeare, Rembrandt, Gœthe, Napoléon, Wagner, et d’autres héros du talent ou du sentiment de l’Occident, passent dans l’évocation émue de l’écrivain. Si Rembrandt « aperçut toute la lumière et toute l’ombre de l’univers et la lutte implacable qui dure entre les deux forces, celle qui évoque et crée la vie et celle qui administre la mort », Spencer proclama « la souveraineté du sentiment dominateur et de l’intuition révélatrice, qui aperçoit l’union et qui la crée ». C’est ainsi que M. Arnaldo Cervesato réunit les esprits les plus divers, selon une loi infaillible de reconnaissance, la loi mystique, la loi de son esprit qui accomplit avec une calme confiance un intéressant effort critique vers l’unité des représentants de l’humanité, les Héros, dans le sens de Carlyle, comme des Hommes représentatifs, dans le sens d’Emerson.

L’évocation de M. Arnaldo Cervesato est souvent imprécise, ou trop générale, ou trop manifestement asservie à une affirmation mystique. Cependant, la qualité de l’introspection est celle d’un mysticisme systématisé, qui en Italie semble en ce moment vraiment symptomatique.

Alfredo Baccelli : La Meta, Soc. Tip. Ed. Nazionale, Rome

Les préoccupations scientifiques de notre temps permettent à M. Alfredo Baccelli de créer un type d’homme moderne, dont les racines très anciennes, d’une vieille famille princière romaine, semblent mûrir parfaitement ce fruit d’un temps précis et d’un milieu assez caractéristique : notre temps, et Rome.

Le « type » qui domine dans le roman Le But est celui d’un grand médecin en butte à ses amours, à ses études et à ses détracteurs, mais il est surtout celui d’un homme qui veut se réaliser dans la plénitude des forces que sa race éteinte a concentrées en lui puissamment, et que son temps et son milieu lui réclament. Cet homme est devant l’humanité avec une arme puissante, presque toujours irrésistible : sa volonté d’être. Il est seul devant son But. Mais ni la catastrophe de la maison de ses aïeux, ni celle de son amour, ni celle de sa réputation attaquée pendant un moment de sa vie avec une terrible violence, ne peuvent ébranler sa volonté, ni détourner ses regards du point terminus de ses aspirations.

Umberto Savelli est un homme de science. Il est un de ces héros modernes, qui parcourent en phalange la terre, ou s’arrêtent dans le cœur des métropoles, à la recherche d’une vérité pratique à découvrir, à révéler, à affirmer. Une grande maladie attire à elle et concentre les efforts du savant. La maladie est la révélation d’une désharmonie, d’un gouffre qu’il faut combler et d’un tourbillon de malheurs qu’il faut arrêter d’un geste, ce qui forme le suprême orgueil de l’homme en lutte avec la perpétuelle hostilité de la nature. Savelli a vu un gouffre, celui de la phtisie, il s’y arrête, il doit le combler. Les trois parties de ce roman, qui est tout développé selon la norme parfaite de sa logique ternaire, préparent l’homme de science, et le montrent tout aguerri pour sa réalisation. Sa famille ruinée, l’amante qu’il aime d’un terrible amour de névrosé et qui l’abandonne pour qu’il soit heureux sans elle, enfin les recherches du savant, sa lutte âpre et son triomphe composent les trois étapes d’un homme qui sait vouloir, qui sait surtout se donner. Et lorsque l’hostilité des hommes frappe contre sa poitrine et s’y acharne, il a assez souffert pour connaître la valeur de la solitude, et il sait remplir d’activité infatigable son silence. Puis il triomphe, et l’enfant de la famille princière ruinée, et l’amant d’un amour farouche et malheureux, est dans tout son éclat l’homme de science victorieux. Il a atteint le But.

De M. Alfredo Baccelli, homme politique et poète, que le public français connaît par ses conférences à la Société de géographie, il a paru aussi un recueil de Proses et Poésies choisies dans cette petite et remarquable collection de la Biblioteca Universale de l’éditeur Sonzogno.

Memento

M. Gaetano de Sanctis, professeur à la Faculté de Turin, a publié à la Bibliothèque des Sciences Modernes de Bocca frères, à Turin, son Histoire des Romains. Je parlerai dans une prochaine chronique de cet ouvrage très remarquable. — S. Di Giacomo : Poesie, R. Ricciarda, Naples. — Vittorio Imbriaui : Studi letterari et bizzarie satiriche, aux soins de B. Croce, G. Laterza, Bari. — P. A. Gariazzo : La Hampa incisa, avec une préface de L. Bistolfi, et d’admirables reproductions hors texte, Coll. Lattes, Turin. — Avv. Raimondo Canudo : Il riposo festivo nelle leggi e nella pratica, Stab. d’Arti Grafiche, Bari. — Sibilla Aleramo : Un pittore e un poete (E. Carrière), Edition de la Nuova Parola, Rome. — Dr. Omar Ben Ali. Un medico nello Harem, Soc. Tip. Ed. Nazionale, Turin.