Tome LXX, numéro 252, 15 décembre 1907
Jacques Casanova chez Voltaire. Août 1760 (Suite 20) [II]
Ces coïncidences que nous venons d’établir entre les Mémoires de Casanova et certains extraits de Voltaire ne sont pas les seules ; elles ne sont pas non plus les plus curieuses : c’est lorsque Voltaire discute avec son hôte sur l’Arioste ou sur le Dante, sur la comédie italienne ou sur le sonnet, qu’il est particulièrement intéressant de comparer ses jugements littéraires avec ceux qu’il a formulés dans ses œuvres.
On sait quelle importance Voltaire attribuait aux lettres, à la philosophie et aux beaux-arts dans le développement historique d’un peuple, dans le tableau général d’une époque ; il leur avait consacré, dans son Siècle de Louis XIV et dans son Essai sur les mœurs plusieurs chapitres spéciaux qui sont parmi les plus neufs et les plus personnels des deux livres. Sa curiosité ne se limitait pas aux écrivains ou aux artistes de son pays et de son siècle ; mais il avait sur les littératures étrangères une érudition et une compétence vraiment rares en ce temps-là, une connaissance directe des textes qu’il contrôlait ou fortifiait, toutes les fois qu’il pouvait le faire, par l’expérience et le goût de ses amis ou de ses correspondants étrangers.
Aussi Casanova est-il pour lui un témoin précieux qu’il s’empresse d’interroger sur les
grands noms et les grandes œuvres de la littérature italienne. Sur ces sujets
littéraires, Casanova s’ingénie visiblement à regagner un avantage qu’il s’imagine avoir
perdu ; et la conversation prend facilement l’allure d’une polémique un peu aiguë. Ce
n’est pas sans un certain sentiment de fierté triomphante, ce n’est pas non plus sans
exciter chez Voltaire un réel dépit que Casanova relève sèchement ou brusquement, les
erreurs du grand homme : ainsi Voltaire ayant dit que, malgré l’intérêt du Roland furieux
« quarante grands chants c’était trop »
, Casanova se hâte de lui faire
observer qu’il y a plus de quarante chants ; et voilà Voltaire déconcerté, réduit au
silence, humilié ; par bonheur, Mme Denis se trouvait là et changea
habilement le cours de l’entretien. Une autre fois, Casanova affirme qu’il est le
premier Italien qui ait employé dans sa langue le mètre alexandrin, en traduisant le Rhadamiste de Crébillon ; Voltaire revendique ce privilège pour son ami
Martelli ; mais Casanova lui prouve que les vers dits martelliani sont
en réalité des vers de quatorze syllabes, sans rimes alternées, et qui n’ont rien de
commun avec les alexandrins. Un nouvel orage éclate à propos du poème burlesque, le Macaronicon, de Merlin Cocci : Casanova faisait grand cas de cet
ouvrage ; il en avait conseillé la lecture à Voltaire, qui lui reprocha de lui avoir
fait perdre quatre heures à lire des sottises ; pour lui, il mettait le Macaronicon au même rang que la Pucelle de Chapelain ;
Casanova, piqué, entreprit la défense de Chapelain, ce qui n’alla pas sans quelques
allusions malveillantes à la Pucelle de Voltaire.
Sur quelques points, cependant, les deux interlocuteurs se mirent d’accord et s’échauffèrent aisément au même degré d’enthousiasme. La scène la plus forte de cette véritable comédie, où Casanova joue son rôle en acteur consommé, est celle à laquelle l’Arioste servit de prétexte.
Voltaire, dont les admirations et les haines étaient également capricieuses, surtout en matière littéraire, n’avait pas toujours eu pour le poète du Roland furieux cette « adoration » qu’il confesse sans difficulté auprès de Casanova. Pour lui, l’Arioste n’était pas un poète épique et il le plaçait fort au-dessous du Tasse, par ce besoin irrésistible qu’il a toujours éprouvé d’établir des classifications et de n’admirer un écrivain qu’au détriment d’un autre. Dans cette comparaison qu’il institue entre la Jérusalem et le Roland, son jugement était d’ailleurs celui de son temps ; tout le xviie siècle et les premières années du xviiie , aussi bien en Italie qu’en France, exaltaient le Tasse aux dépens de l’Arioste, et ce n’est que dans la seconde moitié du xviiie siècle qu’on rendit au dernier toute la faveur qu’il méritait. Lorsqu’il publia cet Essai sur la poésie épique, qu’il présente comme une sorte d’appendice justificatif à la Henriade, Voltaire n’attribue pas la moindre place à l’Arioste, dans une revue des poètes épiques où il accueille Lucain à côté d’Homère et de Virgile, le Trissin et don Alonzo d’Ercilla parmi Camoens, le Tasse et Milton !
Il y aura peut-être quelques lecteurs, déclare-t-il négligemment, qui s’étonneront que l’on ne place pas ici l’Arioste parmi les poètes épiques. Il est vrai que l’Arioste a plus de fertilité, plus de variété, plus d’imagination que tous les autres ensemble ; et si on lit Homère par une espèce de devoir, on lit et on relit l’Arioste pour son plaisir. Mais il ne faut pas confondre les espèces. Je ne parlerais point des comédies de l’Avare et du Joueur en traitant de la tragédie. L’Orlando furioso est d’un autre genre que l’Iliade et l’Énéide. On peut même dire que ce genre, plus agréable au commun des lecteurs, est cependant très inférieur au véritable Poème épique. Il en est des écrits comme des hommes. Les caractères sérieux sont les plus estimés, et celui qui domine son imagination est supérieur à celui qui s’y abandonne. Il est plus aisé de peindre des Ogres et des Géants que des Héros et d’outrer la nature que de la suivre.
Faut-il croire, comme Voltaire l’affirme à Casanova, qu’il n’avait lu l’Orlando furioso, lorsqu’il écrivit ces lignes, que d’une façon superficielle, par suite de sa connaissance insuffisante de la langue italienne ? S’est-il laissé influencer, ainsi qu’il le prétend, par les jugements de quelques savants italiens qui adoraient le Tasse et méprisaient l’Arioste ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, entre 1730 et 1750, dans sa Correspondance et dans tous ses écrits, c’est toujours le nom du Tasse qui se présente à lui, quand il parle des poètes italiens. Ainsi, dans les stances à la marquise du Châtelet sur les poètes épiques, le Tasse figure seul entre Homère, Virgile et Milton, et l’Arioste est une fois de plus oublié.
Le goût de Voltaire était trop souple et trop délicat pour qu’il ne sentît pas l’erreur
dont il se rendait coupable. La réparation devait être d’autant plus éclatante que
l’injustice avait été plus maladroite. Grand redresseur de torts, Voltaire ne s’épargne
pas lui-même et il n’éprouve nul embarras à confesser tout haut sa faute : « Je
n’avais pas osé, déclare-t-il, dans son Dictionnaire
philosophique
21,
compter autrefois l’Arioste parmi les poètes épiques ; je ne l’avais regardé que comme
le premier des grotesques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que
plaisant, et je lui fais très humblement réparation. »
Cette
amende honorable est postérieure à l’entretien de Voltaire avec Casanova ; mais Voltaire
n’avait pas attendu que l’enthousiaste Vénitien lui fît, avec une fougue toute
particulière, l’apologie du « divin poète », pour rendre à l’Arioste la place qui lui
est due. Déjà dans l’Essai sur les mœurs, il met le Roland au-dessus de l’Odyssée ; s’il blâme encore
l’intempérance de l’imagination, et l’abus du romanesque, il vante la vérité des
allégories, la finesse des satires, une connaissance approfondie du cœur humain, les
grâces du comique, qui succèdent sans cesse à des traits terribles, enfin « des
beautés si innombrables en tout genre, que l’Arioste a trouvé le secret de faire un
“monstre admirable” »
.
Casanova souhaitait plaisamment que Voltaire fît excommunier l’ouvrage où il avait mis
l’Arioste à mal. « À quoi bon ? — répondait Voltaire ; mes livres sont tous
excommuniés. »
Mais il semble se souvenir de ce trait quand il écrit dans le
Dictionnaire philosophique : « Il est très vrai que le pape
Léon X publia une bulle en faveur de l’Orlando furioso, et déclara
excommuniés ceux qui diraient du mal de ce poème. Je ne veux pas encourir
l’excommunication. »
Et non seulement, par une amusante volte-face, Voltaire
sacrifie ici à la gloire de l’Arioste, qu’il célèbre longuement, celle du Tasse, à qui
il ne consacre qu’une dizaine de lignes, mais le thème de son dithyrambe, les arguments
de sa dissertation littéraire, les éléments de sa critique et jusqu’aux passages qu’il
cite sont les mêmes dans les Mémoires de Casanova et dans le Dictionnaire philosophique. La comparaison entre les deux textes est
très curieuse et constitue, nous semble-t-il, une preuve nouvelle pour la vraisemblance
et la valeur historique des Mémoires.
Voltaire voulut témoigner, par une éclatante manifestation, de son admiration toute
neuve pour l’Arioste. Devant son hôte « ébahi », — c’est sa propre expression, — il
récita en italien un long passage de l’Orlando, le voyage d’Astolphe
au Paradis, où il allait reconquérir la raison égarée de Roland, et l’entretien
d’Astolphe avec l’apôtre saint Jean. « Ensuite il en releva les beautés avec
toute la sagacité qui lui était naturelle et toute la justesse du génie d’un grand
homme. Il aurait été injuste de s’attendre à quelque chose de mieux de la part des
glossateurs les plus habiles de l’Italie22. »
Lorsque Voltaire eut terminé, Casanova
se tourna vers l’auditoire et s’écria « qu’il était excédé de surprise, qu’il
informerait toute l’Italie de sa juste admiration. — Et moi, Monsieur, reprit le grand
homme, j’informerai toute l’Europe de la réparation que je dois au plus grand génie
qu’elle ait produit »
. Le lendemain, il envoyait à Casanova une traduction en
vers qu’il avait faite de quelques stances de l’Arioste. Nous retrouvons, dans le Dictionnaire philosophique plusieurs extraits de cette traduction ;
Voltaire les donne pour l’œuvre d’un « auteur inconnu »
, qui aurait
« imité plutôt que traduit »
. Mais comme l’un des morceaux qu’il cite
est précisément rapporté par Casanova dans ses Mémoires, avec quelques
variantes dues vraisemblablement à la négligence de l’éditeur, nous pouvons affirmer
qu’ils sont bien de Voltaire.
Casanova ne voulut pas être en reste avec son hôte ; mais il tint à l’honneur de
justifier publiquement l’épithète de divin qu’il avait donnée à son
poète favori. Encouragé par l’enthousiasme de Voltaire et par l’attention soutenue d’un
public complaisant, il récita à son tour le passage le plus pathétique de l’Arioste, les
trente-six dernières stances du chant XXIII, celles qui décrivent la folie de Roland ;
il exagère à peine en affirmant que ces vers « font trembler… et rendent l’amour
épouvantable »
, et l’on comprend aisément l’impression profonde qui produisit
sur ceux qui l’écoutaient. Il commença « d’un ton assuré, mais non en déclamant
avec le ton monotone adopté par les Italiens »
; il récita les beaux vers de
l’Arioste
« comme une belle prose cadencée, qu’il animait du son de la voix, du mouvement des yeux et en modulant ses intonations avec le sentiment qu’il voulait inspirer à ses auditeurs. On voyait, on sentait la violence qu’il se faisait pour retenir ses larmes, et les pleurs étaient dans tous les yeux ; mais lorsqu’il en fut à cette stance :
Poiché allargare il freno al dolore puote…ses larmes s’échappèrent avec tant d’abondance que tous les auditeurs se mirent à sangloter ».
Évidemment il dut à ce succès d’émotion l’une des satisfactions les meilleures de sa
vie. Après tant d’années écoulées, il en conserve encore le souvenir attendri et en note
jusqu’aux moindres particularités. En comédien consommé, il n’a tiré parti des larmes
que pour faire succéder aux effets du pathétique ceux de la terreur : sa voix éloquente
exprime la fureur de Roland avec autant de souplesse que son désespoir ; il traduit
l’horreur des éléments déchaînés, la lutte suprême du héros révolté contre la nature.
C’en était trop ; et Voltaire ne pouvait résister à des transports si bien joués ; il se
jeta au cou de Casanova et l’embrassa en pleurant : « Je l’ai toujours dit,
s’écria-t-il, le secret de faire pleurer est de pleurer soi-même ; mais il faut des
larmes véritables, et, pour en verser, il faut que l’âme soit profondément
émue. »
Il semble se souvenir, en cette occasion, de l’algarade qu’il avait
faite à des dames de Soleure, quelques mois auparavant : celles-ci, qui s’étaient mis en
tête de représenter Alzire, n’avaient point, dans les scènes
pathétiques de la tragédie, témoigné, au gré de l’auteur, une émotion assez sincère.
Voltaire s’imaginait volontiers que sa réputation d’auteur courait risque en d’aussi
mauvaises mains ; il n’eut pas pour ses interprètes bénévoles toute l’amabilité sur
laquelle elles auraient pu compter, et leur reprocha durement de ne pas verser de larmes
véritables.
La scène de l’Arioste est la seule qui marque une entente absolue entre Voltaire et Casanova. Les deux protagonistes y trouvaient chacun leur compte et leurs deux vanités, également susceptibles, se taisaient un instant devant une gloire plus haute. Voltaire découvrait dans l’admiration débordante de Casanova la justification, nous dirions presque l’excuse d’une rétractation qui devait lui coûter, malgré tout : dans les pages du Dictionnaire philosophique qu’il consacre à l’Arioste comme un hommage éclatant, mais tardif, on sent à chaque ligne le souvenir de cette scène ; et il a soin de citer, comme l’un des morceaux essentiels du Roland, les stances qui lui avaient tiré des larmes. Quant à Casanova, il jouit comme d’un triomphe personnel de cette conversion voltairienne ; et volontiers il se persuaderait qu’il en est l’auteur. Témoin cette déclaration d’un si candide orgueil qu’il fait, plusieurs années après sa visite aux Délices :
L’homme qui a fait l’éloge le plus beau et le plus vrai de l’Arioste est le grand Voltaire à l’âge de soixante ans. S’il n’avait pas, par cette palinodie, rectifié l’erreur du jugement qu’il avait porté sur ce grand génie, la postérité aurait sans doute refusé, du moins en Italie, de lui ouvrir les portes de l’immortalité, que du reste il a acquise à tant de titres. Il y a maintenant trente-six ans que je lui ai dit ce que je consigne ici, ou à peu près, et le grand homme me crut. Il eut peur et fit bien.
Toutes les impressions littéraires que Voltaire et Casanova échangèrent ne témoignent pas, à beaucoup près, d’une entente aussi parfaite. Lorsqu’il ne s’agit plus de l’Arioste, il semble que Casanova n’ait d’autre préoccupation que de prendre son interlocuteur en défaut, comme d’ailleurs il le reconnaît lui-même. Nous savons que Pétrarque et Dante firent aussi le sujet d’un entretien ; mais l’auteur des Mémoires ne juge pas à propos de nous rapporter les appréciations de Voltaire. À peine laisse-t-il entrevoir qu’elles étaient très défavorables aux deux poètes, maladroites, d’ailleurs, et injustes, comme il ne manque pas de le lui faire sentir :
Il me parla da Dante et de Pétrarque, et tout le monde sait ce qu’il pensait de ces grands génies ; mais il s’est fait du tort en écrivant ce qu’il en pensait. Je me contentai de lui dire que si ces grands hommes ne méritaient pas l’estime de tous ceux qui les étudient, il y a longtemps qu’ils seraient descendus du haut rang où l’approbation des siècles les a placés.
On sait généralement que Voltaire n’était pas tendre pour le Dante. L’article qu’il lui
consacre dans son Dictionnaire philosophique n’est rien moins
qu’indulgent et la brève analyse qu’il donne de la Divine Comédie
dissimule mal sous l’ironie de la forme une indifférence ou une incompréhension totale.
« Les Italiens appellent le Dante divin mais c’est une
divinité cachée, peu de gens entendent ses oracles ; il a des commentateurs, c’est
peut-être une raison de plus pour n’être pas compris. Sa réputation s’affirmera
toujours, parce qu’on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu’on
sait par cœur : cela suffit pour s’épargner la peine d’examiner le reste. »
Sur ce point encore, Voltaire subissait l’influence de certains de ses amis italiens et
jugeait plutôt d’après leur prévention que d’après son goût personnel. Ces amis, et
surtout ceux qu’il avait surnommés le triumvirat, Frugoni, Bettinelli et Algarotti, lui
imposaient facilement leurs admirations ou leurs haines. À l’un d’eux, il écrit avec
plus de franchise et moins de ménagement encore que dans le Dictionnaire : « Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé
dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre… Le Dante pourra entrer dans
les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. On me vole toujours un tome
de l’Arioste, on ne m’a jamais volé un Dante… Ceux qui ont quelque étincelle de bon
sens doivent rougir de cet étrange assemblage, en enfer, du Dante, de Virgile, de
saint Pierre, et de Madona Beatrice. On trouve chez nous, dans le xviiie
siècle, des gens qui s’efforcent d’admirer des
imaginations aussi stupidement extravagantes et aussi barbares23… »
On ne voit pas trop quelle
espèce de courage ou quelle sorte d’intérêt il pouvait y avoir pour Voltaire à se faire
l’écho de pareils jugements que le parti-pris le plus aveugle ne peut même pas excuser
chez un Italien lettré.
Sur Pétrarque, qu’il connaissait peut-être mal et qu’il ne comprenait pas plus que le
Dante, Voltaire a simplement fait peser l’aversion qu’il avait contre le sonnet et les
faiseurs de sonnets en général. À peine a-t-il commencé à questionner Casanova sur ses
goûts littéraires qu’il ne peut se tenir de lui demander : « Avez-vous fait
beaucoup de sonnets ? »
Casanova en avouait deux ou trois mille, et cet aveu
dut faire bondir Voltaire ; aussi remarque-t-il avec une brusque concision :
« L’Italie a la fureur des sonnets ! »
Puis, sur la difficulté
d’enfermer une pensée complète en une forme poétique si brève, il observe encore :
« C’est le lit de Procuste, et c’est pour cela que vous en avez si peu de bons.
Quant à nous, nous n’en avons pas un seul, mais c’est la faute de notre
langue. »
Après quoi, il se hâte de changer le sujet de la conversation. Ces
réflexions, pourtant, sont bien modérées et bien indulgentes en comparaison de celles
que le sonnet lui inspire d’ordinaire : « J’aime encore mieux une cinquantaine de
vers du Dante, écrit-il à un ami, que tous les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et meurent à milliers aujourd’hui dans l’Italie, de
Milan jusqu’à Otrante24. »
Aussi, bien qu’il ait rendu aux canzoni de
Pétrarque un maigre hommage dans son Essai sur les mœurs, Voltaire ne
pouvait guère avoir d’indulgence pour l’un des maîtres les plus glorieux du genre qu’il
détestait.
Malgré la réserve et l’ironie discrète qui ne pouvaient lui échapper à travers les
réponses évasives de Casanova, Voltaire n’en continua pas moins à « déraisonner
avec esprit25 »
sur la littérature italienne ; là même où son érudition était incontestable, son
jugement se trouvait faussé par une prévention quelconque. Pendant les dernières heures
de l’entretien, il semble pourtant qu’il ait évité de heurter de front un interlocuteur
en qu’il avait trouvé déjà plusieurs fois un contradicteur poli, mais compétent et
obstiné. Aussi ne déclara-t-il plus qu’avec une certaine timidité ses admirations ou ses
haines. De là vient sans doute qu’il ait été si rapide et si peu chaleureux à propos
d’un écrivain dont il parle en général avec un enthousiasme ardent, Goldoni,
« l’enfant chéri, le peintre de la nature26 »
.
À vrai dire, il ne le connaissait pas depuis fort longtemps. C’est son ami Albergati qui semble le lui avoir révélé, dans le courant de cette même année 1760, en lui envoyant quelques-unes de ses comédies. Tout de suite, ce fut chez Voltaire ce débordement de louanges sans mesure qui lui est habituel, quand il croit avoir découvert quelque chose ou quelqu’un. Il consacre à Goldoni trois quatrains bien intentionnés, sinon bien tournés, dont voici le dernier :
Aux critiques, aux rivaux,La sature a dit sans feinte :« Tout auteur à ses défauts,Mais ce Goldoni m’a peinte. »
Le peintre de la nature, écrit-il un peu plus tard, « peut me compter au rang de
ses plus passionnés partisans27 »
; quelque temps après, Voltaire malade fait à sa
nouvelle idole ce galant compliment : « Si le cher Goldoni m’honore d’une de ses
pièces, il me rendra la santé ; il faut qu’il fasse cette bonne œuvre28. »
Par la
suite, toutes ses lettres à ses correspondants italiens sont de longs dithyrambes en
l’honneur du grand Vénitien qui lui semble incarner son idéal personnel de la bonne
comédie : « l’art d’enseigner la vertu et les bienséances en action et en
dialogues29 »
. Aussi
avait-il envie d’afficher à la porte de son théâtre : « On vous donnera mardi un
sermon en dialogue, composé par le R. P. Goldoni30. »
À Goldoni lui-même, il écrit avec
cette grâce enjôleuse qui est chez lui, quand il le veut, et c’est très rarement, un sûr
moyen de séduction. Goldoni s’y trouva pris et sut exploiter ingénieusement cette
admiration bénévole pour s’assurer en France un public favorable et d’honnêtes succès.
En un siècle qui surpassa presque le nôtre dans l’engouement pour les littératures
étrangères et le culte des raretés exotiques, Voltaire fut pour Goldoni ce que tel de
nos critiques autorisés fut pour G. d’Annunzio ou M. Serao. Il le fit précéder d’une
renommée toute faite, et lorsque Goldoni vint à Paris, en 1761, et se fixa en France
pour y cueillir des lauriers moins amers que ceux dont son ingrate patrie récompensait
sa verve, il y trouva des esprits capables de le goûter et disposés à l’applaudir.
Dans son entretien avec Casanova, Voltaire fait allusion au dessein qu’avait formé
Goldoni d’abandonner Venise pour chercher gloire et profit à l’étranger. Mais il ne
faudrait pas demander ici l’admiration enthousiaste que le seul nom de Goldoni déchaîne
habituellement chez Voltaire. On voit qu’il hésite même à prononcer ce nom ; il y a plus
que de la prudence, il y a une gêne très réelle dans les questions qu’il pose à Casanova
sur le poète du duc de Parme : « Et de Goldoni, qu’en dites-vous ? — Tout ce
qu’on en peut dire. Goldoni est le Molière de l’Italie31. »
Et c’est tout, ou presque
tout : quand il a arraché à son hôte cette définition expressive, qui commençait à être
banale même en France, Voltaire se replie en bon ordre et se contente d’écouter Casanova
professer son amitié personnelle pour Goldoni, dont il loue surtout « l’extrême
douceur de caractère »
.
Sous cet éloge discret, il y avait d’ailleurs une pointe : Casanova ne manque pas
d’insinuer que le bon Goldoni est moins plaisant dans le monde qu’au théâtre :
« Il ne brille pas en société, malgré le sarcasme si finement répandu dans ses
écrits ; … c’est un bon auteur de comédies, et rien de plus32. »
Peut-être Voltaire a-t-il senti
l’ironie ; peut-être n’a-t-il pas voulu recommencer autour d’un nouveau nom ces assauts
trop peu courtois dont l’entêtement de Casanova ne lui permettait pas de sortir
victorieux. Il se tait cette fois et met en réserve pour une autre occasion sa mauvaise
humeur et son esprit de contradiction.
Il trouve encore à exercer l’une et l’autre à propos de Merlin Cocci et de Martelli ;
mais il se livre avec moins d’abandon, esquive bientôt la discussion et se rend avant
d’être battu. Le nom même de Crébillon, dont Casanova se réclame à dessein, comme d’un
maître bien-aimé, n’arrive pas à le faire sortir de sa réserve. Celui du savant Haller
lui inspire une réflexion qui n’est pas dénuée d’esprit et qui termine assez vivement
l’entretien. Avant de se rendre aux Délices, Casanova s’était arrêté à Morat et de là
avait été rendre visite à Haller dans sa propriété de Roche ; sachant que son hôte se
disposait à visiter Voltaire, Haller ne s’était pas refusé le plaisir de juger son
confrère avec plus de franchise que de bienveillance : « M. de Voltaire, avait-il
dit, est un homme qui mérite d’être connu, quoique, malgré les lois de la physique,
bien des gens l’aient trouvé plus grand de loin que de près33. »
Plus discret, ou plus habile,
Voltaire rendit hommage, devant Casanova, au savant qu’il aimait pourtant peu :
« Il faut se mettre à genoux devant ce grand homme, déclare-t-il avec emphase.
— Je le pense comme vous, riposte Casanova, et j’aime à vous entendre lui rendre cette
justice ; je le plains de n’être pas aussi équitable envers vous. — Ah ! ah ! il est
possible que nous nous trompions tous deux. »
Sur cette ingénieuse répartie prend fin la longue entrevue dont Casanova a tenu à nous
laisser une relation détaillée. Nous voudrions conserver, en en concluant l’analyse,
l’impression de sincérité que nous nous sommes efforcés d’établir en la commençant. On
ne peut nier, tout au moins, que l’auteur des Mémoires ne se donne
jusqu’au bout cet air d’impartialité et de franchise dont il tire quelque fierté. Il
s’excuse à la fin de son récit d’avoir été quelquefois dur, injuste et malveillant dans
ses conversations avec Voltaire : « J’aurais dû me taire, le respecter et douter
de mes jugements. J’aurais dû réfléchir que, sans ses railleries, qui me le firent
haïr le troisième jour, je l’aurais trouvé sublime en tout. Cette réflexion seule
aurait dû m’imposer silence ; mais un homme en colère croit toujours avoir raison. La
postérité qui me lira me mettra au nombre des zoïles, et la très humble réparation que
je fais aujourd’hui ne sera peut-être pas lue. Si nous nous retrouvons chez Pluton,
dégagés peut-être de ce que notre nature a eu de trop mordant pendant notre séjour sur
la terre, nous nous arrangerons à l’amiable ; il recevra mes excuses sincères, et nous
serons, lui mon ami, moi son sincère admirateur34. »
Ce qu’il écrit ici, Casanova le pensait-il en quittant les Délices ? Haller lui avait fait promettre de lui envoyer son jugement sur Voltaire aussitôt qu’il aurait vu le grand homme ; Casanova tint sa promesse et nous voudrions bien avoir sa lettre ; sans doute, nous y saisirions mieux, dégagée au premier sarcasme, Casanova s’est-il replié sur lui-même, et voilà l’entrevue irrémédiablement compromise.
Lors de sa dernière visite, Casanova accuse Voltaire de s’être montré particulièrement blessant envers lui dans ses propos, parce qu’il escomptait le prochain départ de son hôte :
« Il plut au grand homme d’être ce jour-là frondeur, railleur, goguenard et
caustique ; il savait que je devais partir le lendemain35. »
C’est fort vraisemblable ;
comme il est vraisemblable que Casanova tint à honneur de soutenir contre Voltaire sur
Venise et sur la superstition, sur Chapelain et sur Goldoni, sur Albergati et même sur
l’Arioste, quelques paradoxes dont il ne pensait pas le premier mot. La satisfaction
qu’il éprouve à faire entrer son interlocuteur dans une colère rageuse ou à le réduire
au silence, — ce qu’il appelle « mettre l’athlète à la raison »
, — est
visible ; il n’est pas d’ailleurs bien sûr qu’il ait cherché à la dissimuler.
Et pourtant, en dépit de cette irréductible incompatibilité d’humeur, tel était le
prestige de Voltaire aux Délices que Casanova ne peut s’empêcher de reconnaître, à
plusieurs reprises, le charme de cette hospitalité et la splendeur de cette demeure que
le maître ouvrait encore si volontiers à ses fervents. « Voltaire tenait sa
maison on ne peut pas plus noblement, — écrit-il dès sa seconde visite ; — et l’on
faisait bonne chère chez le poète ; circonstance fort rare chez ses confrères en
Apollon, qui ne sont pas tous comme lui des favoris de Plutus.36 »
À propos de cette immense
fortune, — cent vingt mille livres de rente, à cette époque, — Casanova pousse la
magnanimité jusqu’à défendre Voltaire de s’être enrichi aux dépens de ses libraires :
« Loin de les avoir dupés, il a été souvent leur dupe ;… comme il était avide
de réputation, il donnait souvent ses ouvrages, sous la seule condition d’être
imprimés et répandus. Pendant le peu de temps que j’ai passé auprès de lui, je fus
témoin d’une de ces générosités ; il fit présent de la Princesse de
Babylone, conte charmant qu’il écrivit en trois jours37. »
Là encore, il est vrai, l’éloge enveloppe
une épigramme : comme il était avide de réputation… Et il en va de
même lorsque Casanova rend hommage aux qualités brillantes de ce séduisant causeur
qu’était Voltaire : « Nous passâmes, au milieu de la société, deux heures en
propos de tout genre. Voltaire y déploya toutes les ressources de son esprit brillant
et fertile et fit le charme de tous, malgré ses traits caustiques qui n’épargnaient
pas même les personnes présentes ; mais il avait un art inimitable à lancer le
sarcasme de manière à ne pas blesser38. »
Tous ceux qui visitaient Voltaire vers le même temps avaient la même impression : la
splendeur fastueuse du décor les séduisait dès l’abord, la grâce spirituelle de l’hôte
achevait de les conquérir. Le jeune chevalier de Boufflers, qui fut reçu à Ferney quatre
ans plus tard, fait à peu près les mêmes réflexions que Casanova : « Vous ne
pouvez point vous faire d’idée, écrit-il à sa mère, de la dépense et du bien que fait
Voltaire. Il est le roi et le père du pays qu’il habile, il fait le bonheur de ce qui
l’entoure, et il est aussi bon père de famille que bon poète. Si on le partageait en
deux et que je visse d’un côté l’homme que j’ai lu, et de l’autre celui que j’entends,
je ne sais auquel je courrais39. »
Boufflers avait subi tout de suite le charme d’un
esprit qui, sans effort, redescendait à ses dix-huit ans et le traitait en camarade. Et
comme il était moins soucieux d’étonner son hôte que de lui plaire, nul orage ne troubla
leurs plaisants entretiens.
Si le caractère même de Casanova et la nature de ses propos ne suffisent pas à expliquer la froideur ou la malveillance relative de l’accueil qui lui fut fait, il n’est pas inutile de rappeler que l’état de santé de Voltaire, entre 1760 et 1766, lui rendait fort pénible la nécessité où il s’était vu d’ouvrir sa maison à tous les passants que l’admiration ou la simple curiosité y attiraient. Souvent malade, il commençait à souffrir d’avoir à héberger tant d’amis inconnus. Ceux mêmes de ses hôtes qui vantent le plus la réception qu’on leur réserva observent l’air « renfermé » du grand homme. D’autres n’eurent pas la faveur d’être reçus ; témoin cet Anglais obstiné qui voulait voir Voltaire à tout prix, même malade, même mort ; finalement, Voltaire l’envoya au diable, qui, disait-il, venait précisément de l’emporter en personne. Plus entêté ou plus fou, Chassaignon fit le siège en règle de Ferney et emporta la place, par une affreuse nuit d’hiver, au milieu de péripéties divertissantes dont le récit est à lire.
Pour plaire à Voltaire, à cette époque, il fallait le cajoler et l’amuser comme un
enfant, comme un malade ; il fallait, — ce qu’aurait pu faire Casanova, ce qu’il ne fit
point, parce que sa susceptibilité était en éveil, — conquérir, à force d’esprit, de
gaieté et de malice, un homme qui souffrait et s’ennuyait. C’est ainsi que s’y était
pris Boufflers, qui le charma ; ainsi avait fait cet autre grand fou, dont le souvenir
s’évoque tout naturellement quand il s’agit de Casanova, le prince de Ligne : il réussit
à passer auprès de Voltaire huit jours qu’il employa de son mieux en pirouettes de toute
nature et dont il nous fait une relation impayable. Il fallait surtout éviter auprès du
maître cette froideur et ces distractions qu’il ne pardonnait pas à ses auditeurs. Le
prince de Ligne conte précisément à ce sujet un trait significatif : il dînait un jour
chez Voltaire ; le service de la table était fait par de jolies Suissesses,
« nues jusqu’aux épaules à cause de la chaleur »
. Voltaire parlait.
Tout en feignant d’écouter, le prince ne se refusait pas le plaisir de caresser des yeux
les chairs savoureuses auxquelles la circonstance ne lui permettait pas de rendre un
plus direct hommage. Voltaire s’interrompit et, fort en colère, « prenant à
pleines mains »
les beaux cous et les belles épaules, il s’écria :
« Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable ! »
Certes, Casanova, qui avait à l’auberge, dans les loisirs que lui laissaient ses conversations avec Voltaire, de plus positives satisfactions, ne se laissait pas distraire par les servantes des Délices ; mais son esprit n’en était pas pour cela plus complaisant et plus docile aux propos de son hôte. Il était trop préoccupé de lui-même, de ses attitudes, de ses paroles, de l’effet qu’il devait produire pour rester attentif, comme on l’aurait souhaité. Il voulut plaire et ne plut pas, n’ayant pas su s’oublier quand il le fallait. Peut-être, dans les mondes si divers qu’il avait traversés et où il avait hâtivement cherché à se polir et à se façonner, n’avait-il pas eu l’occasion de rencontrer souvent une qualité sur laquelle le siècle commençait à se montrer difficile, le tact.
Les Théâtres.
Théâtre Réjane : Après le
Pardon, pièce en 4 actes de Mme Mathilde Sérao et M. Pierre
Decourcelle (19 novembre)
Au Théâtre Réjane, j’avais vu jouer auparavant Après le Pardon. Les décors sont superbes.
Lettres italiennes
Le Théâtre italien. La nouvelle tragédie de M. Gabriele d’Annunzio. M. Enrico Corradini
Depuis quelque temps, l’Italie littéraire se révolte contre la domination presque absolue du théâtre français, qu’elle subit depuis de longues années. On fait coïncider cette révolte avec le réveil de la conscience italienne et les victoires de ses chauffeurs dans quelques raids internationaux. Les maisons d’automobiles accentuent ou excitent le réveil de la conscience artistique nationale, paraît-il. Leurs trompes, plutôt que des voix rauques et lugubres, jouent des airs de musique, quelques-unes des « mélodies » si chères aux féroces maèstri de la péninsule. Elles traversent les villes, réveillant les échos joyeux, les échos du réveil de la conscience nationale, les trompettes du Jugement dernier de l’Italie qui veut sa place au soleil de l’art contemporain ! L’Italie est fatiguée de se nourrir de littérature française, et de servir par là aux intérêts des écrivains d’en deçà des Alpes. Et la révolte théâtrale, par la complexité des intérêts que le théâtre réunit, et par l’âpreté marchande des entrepreneurs de spectacles, est certes en ce moment la plus violente qui émeuve les plumes italiennes jeunes et vieilles.
Dans les grands quotidiens, les polémiques, les discussions, les disputes au sujet d’un trust théâtral italien, compris dans le sens de ce nouveau nationalisme, se suivent et se ressemblent. M. Domenico Oliva remarque de son côté que si la vie intellectuelle italienne était centralisée dans une seule capitale, le théâtre italien contemporain pourrait se montrer dans son ensemble, montrer l’ensemble de ses efforts, et s’affirmer en puissance, plus qu’il ne lui est possible de le faire dispersé dans les sept capitales, devant les sept publics qui restent, j’ajoute, si différents d’aspiration et de culture, malgré toute l’illusion unitaire de la politique nationale. M. Domenico Oliva remarque aussi que les meilleurs succès de la Comédie Française en 1907 sont inconnus en Italie. En effet, et quoiqu’on ne puisse pas parler de « succès » de la Comédie Française pendant la dernière saison, car elle n’en eut point, il est certain que les entrepreneurs italiens de spectacles me semblent vraiment guetter à Paris la mise en vente des pièces les plus superficielles, sinon les plus grossières, du boulevard, pour les transporter au-delà des Alpes, où elles se présentent habillées de parisianisme afin d’établir un degré égal de corruption systématique du goût, entre Paris et ses colonies intellectuelles. La voix autorisée de M. Domenico Oliva, dans cette lutte contre l’état de « colonie » que des marchands sans nul scrupule d’art font depuis longtemps à l’Italie, nous révèle encore une fois le véritable état des choses, et nous montre surtout que le rêve de renaissance théâtrale, poursuivi à Paris avec le noble acharnement de nos théâtres de Plein-Air, ne peut rencontrer que le consentement des meilleurs, dans un pays qui a été jusqu’ici le débouché le plus avantageux de l’industrie théâtrale boulevardière.
En attendant la renaissance, illusoire ou réelle, Rome s’apprête à monter avec une troupe scénique exceptionnelle la dernière tragédie de M. Gabriele d’Annunzio. Ce sera un événement, qui est attendu comme un événement national. Après la guerre déchaînée contre Plus que l’Amour l’année dernière, M. Gabriele d’Annunzio se devait un chef-d’œuvre, pour triompher définitivement des hostilités multiples, souvent lourdes et aveugles, des jeunes poètes et des jeunes bourgeois. La Nave (La Nef), que j’ai pu entendre par le poète même, récitant admirable dans l’intimité opulente et chaude de sa villa de la Capponcina, à Settignano, sera l’œuvre triomphante. Je le crois, car les éléments nombreux, esthétiques et scéniques, de cette tragédie de grand style sont superbement harmonisés. Le vers fondamental italien, le vers de onze syllabes, tantôt puissant, tantôt souple et insidieux, y prend tous les aspects rythmiques de la prosodie italienne, et révèle en images plastiques la plus profonde et la plus belle tragédie, certes, du théâtre contemporain. La vision est d’une singulière beauté, car elle est dans l’abstraction pure, selon le principe absolu de l’Art digne de ce nom ; elle est en dehors de toutes les contingences de l’action commune, de toute grossièreté inutile et point esthétique des détails de la vie réelle ; elle évoque l’image byzantine et catholique de la naissance de Venise. Le rêve ne se révèle pas en un langage de paroles, il est scénique, terriblement scénique, il se révèle en un langage incomparable d’attitudes, de gestes, de situations tragiques, dramatiques et pathétiques, qui enveloppent l’action dans une atmosphère de musique héroïque et sensuelle, d’où la vision de Venise surgit, tel un triomphe de flammes sur un incendie perpétuel d’âmes.
La Nave est sans doute la plus parfaite tragédie vraiment « méditerranéene » que le théâtre de nos jours ait produite. Elle contient l’exaltation lyrique de la mer, du mare nostrum, de notre berceau de lumière vers lequel convergent, en effort idéal, les aspirations les plus nobles de notre jeunesse, qui de Paris crée avec ardeur sa fédération intellectuelle méditerranéenne pour reprendre sa conscience millénaire de domination, et résister au nom de cette nouvelle conscience aux impositions présentes du Nord, et à celles immanentes de l’Orient, slave ou mongol. Le mouvement de renaissance tragique, si développé en France, comme chacun sait, depuis dix ans, trouve, dans la dernière tragédie encore inédite de M. Gabriele d’Annunzio un apport de poésie et d’âme extraordinaire. Un jeune musicien, M. Ildebrando da Parma, a composé la musique de scène de l’œuvre, musique chantée de planus cantus, qui semble remarquable.
À côté de d’Annunzio, quelques dramaturges italiens continuent leurs œuvres de pensée ou de sentiment, et contribuent à la « nationalisation » de leur théâtre. Il y a les aînés, aimés du public, dont M. E.-A. Butti est certes le plus important et le plus significatif. Il y a les jeunes, qui cherchent leurs voies et leurs affirmations. Parmi les jeunes, M. Tommaso Monicelli, auteur à attitudes socialistes, semble intéresser le public d’une manière particulière. Les autres, jeunes et aînés, sont encore moins remarquables, et de toute façon je ne saurais parler de leur art que je n’aime pas, et qui ne me semble pas apporter de forces vives au renouveau théâtral, je ne dis pas général, mais même particulièrement italien.
Seul, après M. d’Annunzio, M. Enrico Corradini s’essaye à la grande tragédie. Ses tentatives sont très importantes. Le public les a mal comprises, car M. Enrico Corradini, polémiste ardent et homme d’idées, rêve d’une organisation politique nationaliste en Italie, en lutte ouverte avec le lourd triomphe des démocraties tapageuses et insupportables, qui brûlent les plus étouffantes essences de l’humanitarisme de la rue sur les autels consacrés à la sainteté de l’homme en blouse et en casquette. M. Enrico Corradini est un aristocrate et un impérialiste ; des socialistes l’ont reconnu tel dans Charlotte Corday, et n’ont pas admis l’œuvre, où une vision tragique hautaine et nouvelle de la créature révolutionnaire, poussée à son acte par sa culture hellénisante, montre, selon l’idée de M. Enrico Corradini, quelle est la force voilée de l’histoire qui détruit les barrières de la vie réelle, et abîme les dramatis personœ de tout drame historique dans un rêve de mort et de gloire. C’est dans ce rêve perpétuellement renouvelé à tous les carrefours de l’histoire que s’accomplit la transformation des êtres éphémères en êtres typiques, et c’est là que le poète doit chercher les « types humains » dignes de devenir par l’art créatures tragiques.
M. Enrico Corradini poursuit son idéal, il médite et il réalise avec une admirable constance que rien ne peut détourner. Bientôt son drame moderne Maria Salvestri sera représenté en français, à Bruxelles et à Paris.
G. Lipparini, Poemi e Elegie, Zanichelli, Bologne. — J. Dornis : Le Roman Italien Contemporain, Ollendorff. — Pierre de Bouchaud : Giosuè Carducci, Sansot
L’éditeur Zanichelli, l’éditeur de Carducci, à Bologne, vient de publier le dernier volume de poèmes de M. Giuseppe Lipparini. Ce recueil, Poemi e Elegie, nous montre un aspect plus intime, plus humain, du jeune et très noble poète, qui est en même temps un critique avisé et un romancier subtil et élégant. Quelques livres de M. Lipparini, traduits par M. Hector Lacoche, le traducteur du Roland furieux de l’Arioste, paraîtront bientôt en France. Il faudra revenir sur l’œuvre de cet écrivain, si peu ou si mal compris par l’auteur d’un livre superficiel, hâtif, dépourvu de toute idée générale et de tout sens esthétique, qui est le Roman Italien Contemporain de Mme Jean Dornis.
Le défaut de compréhension de l’âme italienne contemporaine, révélé par les 300 pages de ce livre, est partagé en quelque sorte par le petit volume sur Giosuè Carducci, que M. Pierre de Bouchaud a fait paraître chez Sansot, et où, en dehors de quelques légères inexactitudes, on peut surtout regretter qu’il nous soit présenté un Carducci vu dans une vision historique semblable à celle désormais scolastique des critiques italiens.
Sibilla Aleramo : Una Donna. — Sfinge : La Vittima
Deux femmes, Mmes Sibilla Aleramo et Sfinge, font paraître deux romans qui présentent des analogies très grandes, et qui, développés dans des circonstances étrangement analogues, tendent à la création d’un type de femme libre, consciente, maîtresse de sa volonté et de sa force. Le roman de Mme Sibilla Aleramo, Une Femme, est un cri puissant de révolte féminine, plus que féministe. Son « héroïne » s’aperçoit de l’abîme qui la sépare de l’homme qui l’avait épousée, et s’en éloigne, en lui laissant l’enfant. Elle ose ce que jusqu’ici les femmes osaient peu. Elle ose se regarder, se reconnaître, choisir son chemin en dehors de celui que le désir de se dégager des chaînes familiales lui avait ouvert par le mariage. Elle brise la seconde chaîne, et laisse aux chaînons brisés une partie pantelante d’elle-même, l’enfant. Elle s’en va pour réaliser sa vie selon ses possibilités, qui sont celles d’une intellectuelle. Sfinge aussi crée un type de parfaite volonté de liberté. Dégagée de la famille, la protagoniste suit son chemin, qui est aussi celui d’une intellectuelle. Puisque les carrières ouvertes à l’activité d’une femme de la société ne sont point nombreuses, paraît-il, les protagonistes de ces deux romans aboutissent toutes les deux à la rédaction d’une grande revue féministe romaine. Là elles reconnaissent leur valeur et vivent leur vraie vie. Amédée, de La Victime, de Sfinge, rencontre aussi l’amour et donne l’enfant. Mais son bonheur ne dure guère. Elle est la victime de son amant comme elle le fut de sa famille. Elle chasse le nouvel intrus, et continue sa vie de liberté et de labeur, avec son fils, pour elle et pour son fils.
Des femmes, passées à travers les mêmes épreuves, trouvent leur raison d’être pour continuer à vivre, dans la piété ou dans la charité, ou bien elles dépensent généreusement dans l’amour sans nombre leur sensualité inquiète, jusqu’à l’écrasement de la vieillesse. Les deux protagonistes italiennes ont la possibilité de travailler, elles se réalisent en travaillant, et plus que des femmes fortes elles sont des consciences sûres parce qu’audacieuses. Ce n’est pas là le type très supérieur, et par cela même très étrange, de femme unique, que Mme de Saint-Point a composé avec tant de puissance logique et esthétique dans les deux romans parus de sa Trilogie de l’Amour et de la Mort. La femme de Un Amour et de Un Inceste, toute nouvelle dans la littérature, est celle dont la volonté est à tout moment plus forte que le sort, et dont la force d’âme inébranlable est faite de la plus harmonieuse, et jusqu’ici de la plus profonde compréhension psychologique de la sexualité, compréhension qui échappe naturellement à tout lecteur superficiel ou lourdement traditionaliste. Dans Un Inceste, vaste poème en prose d’art et d’amour, il crée vraiment le « Surcouple », selon la spirituelle expression de M. Henry Austruy. Et Unique vit toujours selon sa pensée, sans jamais connaître de déceptions, car elle a ce dogme de vie : sans regret et sans espoir. Les protagonistes de Une femme et de la Victime ne sont pas dans la grande stylisation d’un poème en prose, elles sont prises directement dans la vie, toutes palpitantes. Elles affirment trop haut la victoire de leur volonté sur toutes les contingences misérables de la morale et de la simplicité traditionnelles, pour que leurs vœux restent sans écho dans les milieux féministes italiens. Et on doit à Mme Sibilla Aleramo d’avoir su créer un type de femme très complet, que la littérature italienne n’avait pas, analysé avec une subtilité psychologique remarquable et très remarquée.
Memento
Giuseppe Venanzio : Molini a vento. Soc. Ed. « Avanguardia ». Lugano. — Alexandro Coen : Mentre cade la neve. Nouvelles et légendes hébraïques, « La Vita letteraria ». Rome. — Salvatore Farina : Il Tesoro di Donnina. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin. — Térésah : L’Altra Riva, drame en 4 actes. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin. — Maria Ricciardi : Le Solitarie. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin.
Prof. Alfredo Niceforo : Lo Studio antropologico delle classi povere, L. Niccolai. Florence. — Giorgio del Vecchio : Sulla Teoria del Contratto Sociale. N. Zanichelli. Bologne. — Pierre de Bouchaud : Goethe et le Tasse. Lemerre. Paris.
Vittorio Pica : L’Arte Mondiale alla VIII Esposizione di Venezia (avec 448 illustrations et 2 trichromies). Istituto Italiano d’Arti grafiche. Bergame.