(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907 »
/ 77
(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907 »

Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907

Giosuè Carducci

Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907, p. 385-404.
Aubouro-te, raço latino,
Soulo la capo dòu soulèu !
Lou rasin brun boui dins la tino,
Lou vin de Diéu gisclara lèu.
                                        Mistral.

(Redresse-toi, race latine, sous le manteau du Soleil ! Le raisin brun bout dans la cuve, le vin de Dieu giclera bientôt.)

Giosuè Carducci est né en Italie, dans la première moitié du xixe  siècle. Le lieu et l’année de sa naissance me semblent absolument indifférents. Son œuvre, sa vie, et le grand rythme occulte, qui à un tournant de l’histoire cadence l’âme d’une race, ont fait de lui l’homme synthétique et représentatif de l’état national que les écrivains et les orateurs d’outre-monts appellent volontiers « la troisième Italie ». Le nom de Giosuè Carducci évoque désormais la plus complète image anthropomorphe de la troisième Italie, de ses douleurs et de ses fureurs, de ses emportements et de ses craintes. Carducci est, dans toute l’étendue du mot, le Poète national de l’Italie contemporaine. S’il n’a pu être comme Horace le chantre orgueilleux d’un siècle particulièrement glorieux, s’il n’a pu exalter dans un chant séculaire les victoires proches et lointaines et la farouche noblesse de son pays, s’il n’est pas enfin le chantre d’une affirmation, il est vraiment celui de l’espérance. En son œuvre, l’antique vertu méditerranéenne a retrouvé ses accents italiens.

Un Poète, digne vraiment de ce nom, lorsqu’il atteint dans son œuvre la grandeur de l’expression d’un temps ou d’une collectivité vaste, lorsqu’un pays tout entier se reconnaît en lui et l’exalte, est aussi mystérieux que la fleur, dont le lien visible qui la rattache à la plante, la tige, ne révèle point l’énorme secret de la vie qui en elle transforme la sève en étincelantes couleurs de pétales, en profondes odeurs de calices. Les voix les plus inconscientes, les aspirations les plus occultes de sa race, de son pays, de sa communauté, trouvent dans le poète leurs expressions en dehors de toute contingence ; elles se transforment en lui, ainsi que la sève le long de la tige. Un poète national résume l’instinct de conservation et d’expansion de la nation. Il en garde toute la noblesse même lorsque les courants les plus effrénés de la politique, de la morale ou de la religion, s’acharnent à la déraciner de l’esprit général. Alors le poète dira quelque grande parole d’espoir, au milieu d’un grand deuil, ou quelque terrible prophétie de mort au milieu d’une grande fête. Parfois, la parfaite harmonie entre les passions et les réalisations d’un peuple exubérant de puissance qui se révèle dans les siècles où une civilisation atteint son apogée, engendre le Poète qui ne contredit pas la multitude, mais la continue en la maintenant dans l’exaltation, ainsi que pour la vie antique occidentale le firent Pindare et Horace. Plus souvent le Poète ressent quelque grave désharmonie de son époque et alors il entre en contradiction avec la totalité, il accuse, il juge, il condamne.

Le rôle de Carducci pendant presque toute sa vie a été celui d’un accusateur. Le caractère essentiel de son œuvre est celui de l’accusation impitoyable portée contre son pays, ses gouvernants avides et insatiables, son peuple aplati sous un joug, attaché en esclave au char bariolé du sinistre orgueil de quelques-uns. L’amour patriotique a pris chez Carducci tous les attributs de la haine. Sa haine républicaine et implacable a eu tous les courages. Et tout son courage était puisé dans l’espoir suprême de renouveler les plus belles énergies de son pays par le souvenir des plus antiques gloires, en continuant ainsi la tendance des néo-italiens du commencement de son siècle, dont Léopardi fut l’expression le plus géniale. Il a écrit que le Poète jette dans la masse incandescente les mémoires et les gloires, le passé et l’avenir de ses pères et de sa race. Et pour lui-même, le pauvre poète

fait un dard
d’or, et le lance contre le soleil ;
il regarde comment il s’élève,
comment il brille,
il regarde, et il se réjouit, et rien d’autre il ne veut.

Giosuè Carducci a jeté dans le creuset de son âme les gloires et les mémoires de sa patrie ; il y a jeté aussi la douleur de la misère présente ; il a forgé son dard, qui s’appelle : Fureur, et il l’a lancé non contre le soleil lointain et indifférent, mais contre la poitrine bombée de sot orgueil, ou creusée par la paresse, de ses contemporains. Ses coups ont porté terriblement. Il ne les a pas épargnés. Il voulait donner à l’Italie une conscience nationale nouvelle, solide et féconde. Puisque la péninsule avait renouvelé le sens de sa vie, en réunissant ses États dans une seule nation, il fallait réveiller en elle la conscience, encore assez vague, de cette unité, par un culte de patrie, supérieur à toutes les politiques éphémères : un culte national, capable de planer sur l’âme même de la nation, loin de toute possible atteinte des inévitables transformations des esprits et des gouvernements.

Cet idéal était celui même des premiers néo-italiens, d’Alfieri, de Foscolo, de Léopardi, de Giordani, de Niccolini, de Guerrazzi. Comme eux, Carducci faisait appel à la grandeur, réelle ou conventionnelle, de la vie antique.

Carducci s’est acharné à la besogne. Les splendeurs éteintes de la vie italienne rayonnaient occultement dans son esprit sans sommeil. Les événements quotidiens, se heurtant contre son immuable fierté, attiraient quelques rayons de ses splendeurs. Si sa parole rythmait des visions oubliées de la grandeur de Rome, c’était pour mieux faire ressortir la veulerie, la misère et la honte du présent. Ainsi les leçons du passé servaient admirablement à heurter les esprits, à faire vibrer dans des frissons salutaires les orgueils choqués, à nourrir peu à peu dans chacun, même chez les plus réfractaires politiciens, le besoin d’un culte national, d’un sentiment unitaire et généreux, supérieur à toute contingence.

Sans peur, sans pitié, ayant comme manière de vie le Dédain, et comme dogme spirituel la Volonté, fille du Souvenir, le Poète ouvrait le chemin à tous les espoirs. Très longtemps il y marcha seul, ou presque seul. Il avançait, en rugissant ses insultes contre « les lâches d’Italie » qui ne le suivaient pas. Il continuait, lui, un peu trop servilement peut-être, le culte évocateur classique des implacables poètes de son siècle. De ce culte national, il était l’officiant et les fidèles. Il voulait l’imposer à toute la nation, en lançant à la face des politiciens, et des quelques générations de soldats garibaldiens devenus politiciens, meneurs, gouvernants, ses chants dont le souvenir de la gloire latine alimentait presque toujours la violence. Il imposa son culte. L’Italie eut un culte, digne de respect, en dehors de toute évaluation esthétique. Et l’objet de cette vénération fut justement le Poète qui l’avait inspirée. L’officiant rebelle et solitaire de la foi nationale devint la divinité. On reconnut en Carducci les qualités sacrées du Poète représentatif de la Troisième Italie. Il est resté tel.

À côté des grands poètes français, allemands, anglais, de la première moitié du xixe  siècle, l’Italie avait trouvé des chantres, que passionnait presque exclusivement la préoccupation de l’unité nationale. Reconnu solennellement devant la nation enfin constituée, le dernier chantre, Carducci, s’apaisa peu à peu. Sa farouche fierté trouva d’autres formules esthétiques pour exprimer sa transformation. Le républicain dédaigneux et inflexible saluait les personnages de la monarchie, qui, en un pays constitutionnel, jouent souvent, non sans grotesque, le rôle tout décoratif des rois.

Ainsi, malgré toutes les passions que son irréductible indépendance de Poète attirait autour de lui, malgré les haines diverses qui se heurtaient vainement contre son austère mépris, tour à tour adoré et conspué par les jeunes, détesté par les prêtres toujours, Carducci prit, il y a déjà longtemps, la place suprême qu’il occupe dans la vie spirituelle de l’Italie. Lorsque celle-ci sortit de la longue guerre soutenue pour conquérir sa « liberté », c’est-à-dire pour étouffer dans le sang de l’insurrection générale les plus anciennes vertus de ses pays séparés par la tradition et par les origines mêmes des différents peuples, et pour aboutir à la réalisation unitaire d’un organisme national complexe, non encore parfaitement harmonisé, les hommes qui avaient fait la révolution italienne, les rudes soldats de la veille, devinrent les maîtres de tous les pouvoirs du nouvel État. La vie esthétique de l’Italie avait été naturellement assez faible pendant cinquante ans de préparations et de réalisations guerrières. Les nouveaux maîtres, venant du champ de bataille, apportaient en grand désordre à leur gouvernement ces soucis et des passions, inévitables lorsqu’un grand État naissant ne peut demander qu’à la volonté et à l’initiative des hommes nouveaux les premiers principes de sa stabilité Dans ce désordre, qui se révélait par les pires erreurs, si des hommes de talent régirent le sort du pays, ils furent encadrés trop souvent par des ambitieux ignorants, dont les droits augmentaient en raison des blessures reçues pour la « liberté », sinon, toutefois, simplement en raison des campagnes où ils avaient figuré.

Dans le chaos des sentiments et des volontés, Carducci représentait intellectuellement l’Énergie nationale. Et il représentait le souvenir collectif, l’âme vigilante de l’histoire. Déjà depuis de longues années, il s’était consacré à donner à la culture des générations qui l’entouraient une nouvelle vision des classiques de la littérature. Un à un, il avait choisi dans l’histoire littéraire de l’Italie les hommes les plus typiques, les temps les plus significatifs, les œuvres les plus représentatives, et il les avait illustrés de sa prose savante et ardente, sa prose musclée, aux attitudes de perpétuel combat, sa prose athlétique. Il résuma dans une sorte d’hymne des temps nouveaux les orientations récentes de la pensée mondiale. Il donna un rythme immuable aux aspirations romaines de ses contemporains, qui ne voyaient plus qu’un seul et formidable ennemi à vaincre : le Pape. Il écrivit l’Hymne à Satan, qui, s’il n’est pas esthétiquement parfait, ni d’une pensée très profonde ni d’un style très noble, est cependant un des documents les plus importants de l’esprit philosophique du monde dans la seconde moitié du xixe  siècle, et se développe puissamment le long d’une ligne d’inspiration sûre et émouvante.

Le Poète y exaltait un Satan compris dans le sens prométhéen de Lucifer, le porteur de feu, le principe de la lumière, le souffle primordial de la raison humaine, et par cela même l’âme occulte de toutes les créations, de toutes les conquêtes de l’homme.

On rappela à son propos les incomparables Litanies de Satan du grand précurseur de tout notre modernisme, de Baudelaire. Carducci, qui a renouvelé la puissance de la prose italienne avec des polémiques nerveuses et cinglantes, où il répondait à ses critiques, se défendit du rapprochement, en affirmant que, lorsqu’il écrivit son hymne, en 1863, il ne connaissait pas encore Baudelaire. L’esprit des deux poètes est en effet divers, la conception baudelairienne de Satan étant plutôt celle du Faust, celle d’un Satan très orgueilleux, ennemi des dieux, d’un Satan-puissance, tandis que Carducci parle d’un Satan-réalisation, symbole de la raison ; cependant il y a analogie dans l’invocation du même principe supérieur, dédaigneux, rebelle, tout-puissant, opposé à l’esprit de Dieu.

Une phalange de jeunes penseurs trouva là son expression. L’idéal de Rome sans le Pape enflamma le cœur politique de la péninsule et, sept années plus tard, les politiciens armés entrèrent à Rome.

Mais le Poète continua à lancer ses foudres contre les gouvernements lâches, en faisant toujours appel aux énergies du Souvenir, au besoin pour couronner l’œuvre militaire accomplie dans la péninsule par quelques grandes affirmations de la volonté d’être du peuple italien nouveau-né.

Les livres : Juvenilia (1850-1860), Levia Gravia (1861-1871), Giambi ed Epodi (1867-1879) contiennent particulièrement l’élan patriotique, la fureur tempétueuse, de cet Italien qui assista aux événements les plus tragiques et les plus décisifs de sa patrie. Là, il crie, il enseigne ; avec toute sa violence de libre poète républicain, il cherche à impressionner l’âme plus profonde des nouveaux Italiens. Là il s’élève d’un bond à la hauteur du chantre épique, et, le premier, il exalte la beauté et la douleur de l’Italie couverte de son sang. Quoique son vers ne se montre pas encore très personnel, et soit encore retenu dans les liens très lourds du classicisme, le style, le mouvement, l’humour, parfois même trop vulgaire, marquent la réforme du vers italien, cette réforme définitive qui, ayant ses origines en Léopardi, puis en Carducci, s’est poursuivie à travers d’Annunzio et Pascoli, et semble devoir se continuer dans l’œuvre de quelques jeunes. La fadeur des romantiques, y compris trop souvent le catholique Manzoni, la violence sonore, efficace, mais peu intelligente, des bardes épiques, sont surpassées d’un bond de lion. Un sang nouveau bouillonne dans la poésie italienne, un sang ardent qui a des bruits courts d’armes et de flammes.

En même temps, toujours par Carducci, la prose subit la même transformation ; dans la prose aussi, le poète de Satan ne révèle jamais une pensée vraiment profonde, vraiment profondément neuve, souvent aussi son humour dégénère en vulgarité irritante, mais le bond est fait : l’Italie nouvelle a ses rythmes littéraires nouveaux.

Les poèmes de Rime Nuove (1861-1887) marquent en grande partie une détente dans la haine du poète. Un souffle d’intimité calme, une poussée harmonieuse de vie intérieure en élargit la signification et le charme. Les préoccupations politiques semblent assoupies dans les douces angoisses de l’homme qui oublie le rôle qu’il jouait devant les hommes, et avec un étonnement tendrement lyrique se retrouve devant la nature, et devant les sentiments simples, les fantaisies géorgiques et sentimentales que la nature cache avec une indulgente et éternelle jalousie.

Le Poète affirme sa puissance. Son expression prend nettement la forme de son esprit. Il écrit son vers, il compose savamment sa prosodie. Et il peut écrire le sonnet, unique dans toute son œuvre, le sonnet qui vit d’une tendresse panthéiste, d’une joie géorgique toute moderne, et meut lentement ses quatorze cercles magiques dans une campagne immense, qu’il semble évoquer, qu’il semble remplir. C’est le sonnet au Bœuf :

Je t’aime, ô Bœuf dévot ; et un sentiment doux
De vigueur et de paix tu répands dans mon cœur,
Soit que solennel comme un monument
Tu regardes les champs libres et féconds,
Soit qu’au joug te courbant content,
Tu secondes l’œuvre agile de l’homme.
Il t’exhorte et te pique, et toi, tu lui réponds
Avec le tour lent de tes yeux patients.
Par tes larges narines humides et noires
Ton esprit fume, et, tel un hymne joyeux,
Le mugissement se perd dans l’air serein ;
Et dans l’austère douceur de ton grave
Œil glauque, se reflète ample et calme
De la plaine le divin silence vert.

Il ne semble plus enfiévré sans répit par sa poésie de liberté et de gloire. Il a des moments de calme, des accents troublants, où on ne retrouve pas ses emphases parfois de très mauvais aloi, ni le dédain perpétuel qui souvent fait penser à une attitude de l’artiste plus voulue que spontanée, et qui amoindrit considérablement, assez souvent, l’émotion d’un poème, en l’abîmant dans un excès de pathétique, démocratique ou autre. Dans l’Idillio Maremmano, le souvenir nostalgique d’une idylle de sa jeunesse dans les maremmes, les marécages toscans de son pays natal, la mélancolie qui s’enlace, se noue et se délasse dans la sphère triple de la terza rima, devient sombre et saisissante :

Oh, combien, ensuite, ma vie, froide,
Et combien obscure et triste, elle est passée !
Mieux valait épouser toi, blonde Marie !
Mieux valait s’en aller cherchant dans le bois
Désolé de la plaine le bœuf égaré,
Qui saute dans les buissons et s’arrête et regarde,
Que s’essouffler après le vers petit !
Mieux vaut oublier, en œuvrant, sans le rechercher,
Cet énorme mystère de l’univers !

Dans les Odi Barbare, Carducci fait un nouveau bond, et atteint le but définitif de sa vie de poète. Tout son organisme poétique arrive au dernier degré de maturité. Il dit sa grande parole. La langue, l’esprit, le mode tout entier de manifestation est parfaitement renouvelé. L’amour de la patrie perd toutes les extériorités contingentes, devient un symbole, une idée. Le classicisme de réminiscences devient abstraction.

Le poète écrit enfin la page qui doit rester dans l’histoire littéraire de son pays.

§

La signification de l’œuvre de Carducci a surtout une importance collective. On ne peut pas dégager de cette œuvre une Esthétique aux vastes attitudes, une Esthétique universelle, qui fasse partie du patrimoine de la poésie mondiale. Carducci reste un grand poète italien. La signification de toute son œuvre est enracinée dans la collectivité italienne, dont il représente les plus nobles aspirations, qui, pendant à peu près un demi-siècle, ont transformé la situation politique et puis l’esprit même du pays nouvellement constitué.

Son Esthétique est donc forcément italienne, comme celle de Mistral est provençale. On ne peut parfaitement comprendre et suivre ces deux poètes, que dans les rythmes de leur langue originaire. La plupart des poèmes de Carducci, très beaux en italien, perdraient dans une traduction trop de leur puissance, car, en général, il n’y a pas en eux une idée centrale qui soit nouvelle dans la poésie du monde, capable de résister à toute transposition de rythmes et à toute métamorphose de tonalité, c’est-à-dire à la traduction. On ne pourrait les traduire avec une réelle efficacité qu’en provençal, de même que le provençal peut être admirablement rendu en italien, car ces deux langues sont celles qui restent les plus étroitement attachées à leur origine commune.

Je dis : sans une idée centrale qui soit nouvelle dans la poésie du monde, car l’esprit intime, le souffle animateur de la vision et de la réalisation des Odes Barbares, plus encore que leur métrique latine, rappelle de trop près l’inspiration des poètes païens de Rome. Souvent, le mouvement psychique d’une Ode est si exclusivement classique, et semble si étranger aux besoins animiques nouveaux d’un peuple, que l’Ode reste toute lumineuse dans sa lumière de pierre précieuse admirablement taillée, mais froide et un peu lourde.

Le Poète a recours aux grandes forces inspiratrices des anciens. Il exalte le vin, et, aux plus harmonieuses puissances de la vie, il donne les noms, les attributs divers que les anciens leur donnèrent dans l’orientation inévitable de leur tradition religieuse et des dogmes de leur Sagesse. Mais ces noms des dieux païens morts, ces attitudes du lointain paganisme amoureux et orgiaque, qui nous reviennent après la mort du Christianisme, s’ils servent à témoigner de la liberté d’un esprit totalement dégagé de la dernière religion occidentale, s’ils ont pu avoir une importance considérable lorsque les esprits les plus évolués tenaient à affirmer leur éloignement de l’Église Romaine, nous intéressent bien moins aujourd’hui, où d’autres plus graves préoccupations émeuvent l’esprit profondément philosophique de la nouvelle poésie, de la plus jeune, de celle non encore célèbre, qui prépare avec un enthousiasme secret et invincible la métaphysique de demain, le point de départ d’une nouvelle métamorphose religieuse.

Les Odes Barbares montrent le désir d’une société qui voulait être païenne pour s’affirmer surtout antichrétienne. Aujourd’hui nous commençons à connaître le sens véritable de ce que deux ou trois générations qui nous ont précédés appelaient le néo-paganisme. Ils eurent le tort — excusable d’ailleurs, car toute rénovation commence avec force tâtonnements — de reprendre le vieux mythe avec tous ses attributs oubliés, en croyant pouvoir ramener ainsi l’esprit ancien au milieu des foules nouvelles. Ils ne s’apercevaient pas qu’au contraire c’était l’esprit ancien qui, pour la seconde fois en quatre siècles, montait des foules nouvelles, et ne demandait qu’à être définitivement ordonné dans la géométrie de la métaphysique nouvelle, dans la hiérarchie des attributs nouveaux, que la poésie, la philosophie et la science doivent lui assigner.

Cependant les Odes Barbares, en résumant l’orgueil italien des premiers livres du Poète, sa joie de se savoir non indigne de la tradition romaine, et la fierté libre-penseuse de son esprit social et adverse au Pape eurent un retentissement énorme.

Deux qualités très réelles faisaient leur force, et élevaient le Poète au sommet de gloire où il devait enfin se placer pour toujours. Ces deux qualités sont : l’une, l’abstraction du patriotisme de la rue, l’absorption de toute la vie italienne dans l’idée abstraite de Rome ; l’autre, la rénovation complète de la langue, non seulement dans une prosodie empruntée à la langue latine, mais dans la valeur même des mots et des expressions, dégagée de tout dogmatisme scolastique et des moules tyranniques des images-types, dans lesquels les épigones, en suivant les paradigmes laissés par les Maîtres, ont l’habitude d’enfermer le besoin d’image, qui est l’âme et la raison d’être de toute poésie, et avouent ainsi leur impuissance esthétique. La langue italienne resplendissait de couleurs nouvelles, mouvait en des larges rythmes poétiques le besoin de renouveau de toute son esthétique, rebelle enfin, par la volonté d’un homme seul, à toutes les cristallisations de l’école, à tous les archaïsmes des anthologies. En s’insurgeant contre Manzoni, Carducci parlait au nom du Dante, au nom de Machiavel et de l’Arioste, au nom aussi de tous les poètes qui tentèrent les premiers, au xviie  siècle, la réforme de la prosodie italienne dans le sens de la prosodie latine. Carducci, qui sur l’Italie, veule et aplatie après ses guerres, répandait le grand souffle dantesque du mépris et d’un inflexible orgueil de race, voulait imposer son idéal d’élévation des esprits et des formes, afin que le peuple nouveau-né fût en tout digne d’aspirer, après sa renaissance politique, à sa renaissance esthétique. Le rêve était prématuré, naturellement. Un organisme collectif qui a saigné pendant à peu près un siècle ne peut pas atteindre la forme suprême de la vie collective, une renaissance esthétique, avant d’avoir retrouvé par une longue et patiente préparation les principes de sa force. L’Italie contemporaine n’est pas encore arrivée à cette conquête : elle travaille, elle s’enrichit dans les industries, ensuite elle aspirera à atteindre et atteindra sa forme suprême de vie. Cependant le cri de Carducci secoua les esprits, remua les intelligences. Quelques-uns comprirent la puissance de sa réforme. Mais les disciples dignes du Maître se firent attendre, car ceux qui le furent de la première heure demeurent sans importance individuelle.

J’ai déjà dit que la ferveur idéale jetée sur sa patrie par le poète dédaigneux tombait en plein désordre national. Les soldats politiciens gouvernaient mal. L’éducation patriotique régnait sans discipline dans les écoles. L’esprit des fameux Mille hommes, qui débarquèrent en Sicile avec Garibaldi, en 1860, s’exalta de lui-même, s’enfla démesurément ; au nom de sa belle bravoure épique, il imposa à toute la vie de la nation la laideur de sa passion unilatérale, de son intelligence bornée : les beaux vieux soldats furent de piètres politiciens. Ceux qui avaient jeté leur vie dans le sang, en s’enflammant aux chants très pathétiques des bardes révolutionnaires, ne pouvaient pas accueillir une exaltation trop abstraite de l’idée de la patrie, exprimée en rythmes inaccoutumés, en rythmes si divers du mètre roulant des marches ou des mélopées des bivouacs, en rythmes.

Mais contre les vieux soldats veillait l’instinct éternel des races. C’est ainsi que tout d’un coup, en 1879 d’abord, puis solennellement en 1882, un enfant fit entendre sa voix qui résumait toutes les voix du Maître, et, tout en les imitant, les continuait dans un chant nouveau, inattendu, étonnant, qui permit à Carducci lui-même d’annoncer à l’Italie la naissance d’un autre grand poète. Gabriele d’Annunzio publiait son Canto Novo. Les vieux soldats gouvernaient encore ; ils commençaient, à peine fauchés par la mort, à disparaître des horizons politiques de l’Italie. Mais l’enfant nouveau, qui n’héritait pas de toutes les passions du Maître, et qui n’avait pas assisté à la longue et sanglante formation de sa patrie, profitait de la grande leçon qui semblait avoir été faite pour lui seul. Il continua l’œuvre de renouveau de la langue ; suivant les traces de Carducci, il la porta à ce degré de perfection esthétiquement consciente d’où elle façonne, depuis quinze ans, tous les esprits plus jeunes de la littérature italienne.

Carducci n’a eu donc qu’un disciple, un seul digne de lui, et resté vraiment disciple : d’Annunzio. Un autre, Pascoli, qui l’année dernière a remplacé Carducci à la chaire de Bologne, est beaucoup plus dégagé, est plus personnel, et, dans l’esprit synthétique de sa belle œuvre, il est différent du Maître, il n’est pas un parfait disciple.

D’Annunzio — qui, il y a une dizaine d’années, domina, et paralysa presque totalement une génération de littérateurs — a repris l’abstraction patriotique des Odes Barbares et il l’a en quelque sorte déformée avec l’excès des souvenirs du classicisme helléno-latin. Il a peut-être aussi le tort d’avoir poussé la réforme de la langue à un degré de raffinement qui l’a étrangement compliquée, en la mélangeant avec des éléments antiques, étrangers et régionaux, qui détruisent un peu cette émouvante unité tonale qui est le caractère essentiel de la première réforme carduccienne.

D’Annunzio écrivit aussi des vers barbares. Plus tard, il exagéra la réforme dans les Laudes. Carducci n’avait fait que reprendre la tentative de L. B. Alberti, qui, sur la fin du xve  siècle, selon le témoignage de Vasari, essaya le premier le renouveau du vers typique italien de onze syllabes, en mesurant son inspiration sur les rythmes des Latins, et la tentative commencée au xvie  siècle par Dati, Tolomei, Patrizio et Baldi. Baldi avait déclaré que la prosodie italienne, basée surtout sur les accents des mots, ne pouvait composer un vers « héroïque » qu’en se servant des vers mêmes acquis à la langue. Celle-ci est la règle suivie par Carducci, qui, avec des vers italiens, compose ses hexamètres et ses pentamètres italiens, de très ample et harmonieuse structure. D’Annunzio, lui, pour écrire des Louanges à l’exaltation d’un sentiment de paganisme beaucoup plus large et plus moderne que celui de Carducci, mais presque autant littéraire, remonte au premier poète du sublime panthéisme du Moyen-Âge, à saint François d’Assise, qui chanta ses Laudes Creaturarum dans un rythme très large, sans contrainte de forme, semblable au son des cloches de sa sainte colline, mesuré vraisemblablement uniquement par sa respiration. Carducci et d’Annunzio, malgré quelques défauts per excessum, résument à eux seuls les plus fiers mouvements de la littérature italienne contemporaine. Pascoli est à part. Il a la sensibilité géorgique, la tendresse pastorale de Francis Jammes, il a des admirateurs fidèles, des suivants ardents de son excellente esthétique. Tous les autres écrivains italiens de ces générations plus ou moins sur le déclin ont une importance bien moindre, même lorsqu’ils font sonner toutes les trompettes habiles de la renommée autour d’un livre mal réussi, ainsi que le font M. Fogazzaro ou Mme Sérao…

§

Carducci a trouvé sa plus grande source d’inspiration à Rome et en Grèce. Son inspiration romaine, qui est d’ailleurs la plus servile, c’est-à-dire celle qui est trop particulièrement réglée par les paradigmes des poètes antiques, est plus sincère. Se sentant plus tranquille, dans la conquête de sa sérénité, aux débuts des Odes Barbares, il avertit que :

non plus l’ombre du temps, ou les froids
soucis, je sens sur ma tête ; je sens,
ô Hébé, la vie hellénique
affluer tranquille dans mes veines.
Et les jours, ruinés dans la pente
de l’âge triste, resurgirent,
ô Hébé, dans ta douce lumière,
anxieux de renouveler.

Mais en réalité l’âme hellénique lui demeure étrangère. C’est l’âme de Rome, celle que le poète croit encore l’anima mundi, qui le retient, le serre, le fait étouffer de joie dans la souvenance, d’angoisse dans la vision présente. Les dieux antiques qu’il évoque sont ceux que Rome, qui ne créa ni sa religion ni sa philosophie, emprunta aux Grecs, en les transformant selon le caractère de son peuple orgiaque, légiférant et guerroyeur.

Partout le Poète ne voit que souvenirs. Et parfois, comme dans l’ode devant les Thermes de Caracalla, devant la misère contemporaine, les souvenirs de l’antique grandeur le saisissent avec une telle violence que son chant n’a plus la solennité du geste de mépris et de défi si cher au Poète, mais il sort presque sangloté dans une nuit où le vent chaud étouffe les poitrines et annonce l’orage imminent ; il paraît sombre comme un présage que l’oracle exprime désespérément, dans l’invocation de la Fièvre :

Entre le Célio et l’Aventin courent
sombres les nuages : le vent de la plaine triste
se meut humide : au fond, sont les monts albains
blancs de neige.
Le voile vert relevé sur les tresses cendrées,
dans le livre une Anglaise cherche
ces menaces des murailles romaines
au ciel et au temps.
Continus, intenses, noirs, croassants,
se jettent les corbeaux, comme en fluctuant
contre les deux murs, qui pour un défi plus hardi
se lèvent, énormes.
« Vieux géants — semble insister, furieux,
l’essaim augural — pourquoi tentez-vous le ciel ? »
Dans l’air arrive grave, du Latran,
un son de cloches.
Et un ciociaro, enveloppé dans son manteau,
en sifflant grave dans sa barbe touffue,
passe et ne regarde pas. Fièvre, ici moi je t’invoque,
déité présente.
Si tu as aimé les grands yeux pleureurs
des mères, et leurs bras tendus
en te maudissant, ô déesse, de la tête
pliée des fils ;
si tu as aimé sur le Palatin sublime
l’autel antique (le Tibre touchait encore
la colline évandrienne, et le soir en naviguant
entre le Capitole
et l’Aventin, le Quirite, en revenant,
regardait en haut la ville carrée,
éclairée de soleil, et il murmurait un chant
lent saturnien) ;
Fièvre, écoute-moi. Les hommes nouveaux
chasse d’ici avec leurs choses mesquines :
cette horreur est religieuse : la déesse
Rome dort ici ;
la tête appuyée à l’auguste Palatin,
les bras ouverts entre le Celio et l’Aventin,
par le Capéna les épaules fortes elle étend
vers la voie Appienne.

Partout c’est l’évocation continuelle des dieux, des héros, des triomphes romains. Le besoin de rythmes nouveaux, qui en changeant les modes de la prosodie auraient aidé aux transformations de l’esprit poétique dont Carducci sentait l’ardent besoin, entraîna le Poète à se servir des mètres « barbares ». En même temps, cette reprise de la tentative poétique latine lui apporta tout son cortège d’images lointaines. Quelques odes de Carducci ont la saveur immédiate d’une traduction de quelques odes d’Horace. Le mouvement y est presque toujours identique, et l’esprit de l’ancien se retrouve dans le moderne, quoique celui-là proclamât la beauté présente que celui-ci évoque avec un orgueil toujours nostalgique, dans un fantastique Fanum du désir. Une certaine monotonie plane par cela même sur les Odes Barbares, une monotonie que les autres livres plus variés, sinon toujours plus profonds, n’engendraient pas. Seulement, dans les Odes la langue est toujours belle même si touffue, elle est neuve même si tordue dans un spasme de latinité, dans un effort de redevenir ce que la mère opulente fut, et le style n’a plus ce ton railleur qui souvent rendait de longues pages de vers semblables à de la polémique rythmée.

L’évocation constante de l’âme antique révèle le caractère de tout l’œuvre carduccien, le grand animateur de toute son inspiration. Ce caractère est le pathos historique, analogue au pathos esthétique, qui anime, et meut, en beauté et en désordre l’œuvre de d’Annunzio. Le pathos historique de Carducci est celui de Victor Hugo ; cela est absolument indéniable. Mais chez Hugo, — ainsi que chez Leconte de Lisle, le poète des Poèmes barbares, avec lequel Carducci présente des analogies d’esprit libre, fier et puissant, et de frappantes analogies d’œuvre qu’on est même arrivé à lui reprocher comme un plagiat — le pathos de l’histoire est immense, car l’histoire est pour lui sans borne, est dans l’âme légendaire de tous les siècles, tandis que pour Carducci l’histoire est une : Rome. Leconte de Lisle, Vigny, Hugo, s’élancent vers les triomphes de l’homme légendaire avec une hardiesse que la puissance n’égale certes pas toujours, mais au seuil de la civilisation qui sera la nôtre, sortie de la dernière Cosmogonie et de la dernière Morale de l’Occident, sortie du Christianisme, tous les grands poètes français du xixe  siècle écoutèrent frémir dans la profondeur de l’âme gauloise, l’âme antique et nouvelle du monde. Carducci reste seulement le poète de la Troisième Italie, le poète de l’idée de Rome. Dante revit en lui, avec tout son dédain et sa terrible passion civile, sinon avec son génie. Et Carducci a rempli son rôle. L’Italie l’a reconnu, l’a proclamé son Poète, l’a couronné de son amour. Hier encore, avant que la fortune d’un prix boréal ne fût tombée dans la « fosca turrita Bologna », où est la maison du vieillard glorieux, Carducci, d’un de ses gestes de suprême dédain auxquels l’Italie officielle ou quasi officielle est habituée depuis de très longues années, avait refusé la proposition d’une souscription nationale pour la publication intégrale de ses œuvres, dont les bénéfices lui auraient été dévolus. « Je n’accepte aucune aumône, même si elle me vient de la Patrie ! » — avait répondu par dépêche le lion fatigué. En revanche, le poète, qui n’est plus républicain, et qui a toujours salué avec sympathie la reine Marguerite, acceptait de celle-ci qu’elle lui payât 40 000 francs sa bibliothèque, dont il devait conserver personnellement la jouissance. La reine Marguerite a acheté aussi la Maison du Poète, à Bologne. Maintenant, toutes les souscriptions, les discussions pour une pension de retraite, les propositions pour rendre plus calme ou plus heureuse la vieillesse du chantre national sont prises. Le poète est dans toute sa gloire italienne, et l’Académie de Stockholm a consacré sa renommée mondiale. Il est entré dans une zone lumineuse de la vie d’une nation, où un homme est élevé aux sommets héroïques du pays, où il entre vivant dans le Walhall.

On ne discute plus le talent de l’homme, ni la somme de ses bienfaits répandus sur la collectivité nationale. Son génie devient un dogme, il faut l’admettre. On ne discute plus l’homme ni son œuvre, car on n’a plus besoin de les admirer : on les vénère. Les Italiens offrent aujourd’hui ce spectacle, qui a sans doute sa beauté, et qui est un intéressant témoignage pour une collectivité humaine, capable de vénérer un Poète au milieu des merveilleux mais implacables orages de la domination industrielle contemporaine.

§

La mesure de son talent n’a pas permis à Carducci une divine et gothique abstraction, capable d’engendrer un nouveau Poème-synthèse, une nouvelle Divine Comédie. Il n’a pas ajouté un livre à ce que j’appelle volontiers l’Évangile moral méditerranéen, que Dante commença en y enfermant toute l’éternité du Moyen-Âge. Mais dans la métaphysique de l’histoire il représente le point de convergence des énergies de la péninsule, des énergies occultes, étrangères, alors même qu’il les exprimait, à la vie politique et esthétique de tous. Il représente aussi le deuxième pôle de l’ellipse idéale de la vie italienne au xixe  siècle, dont le premier pôle est incontestablement le grand et encore mal connu Mazzini. Pendant longtemps encore toutes les forces que l’Italie développera dans les mille aspects de ses manifestations nationales tourneront dans le vertige du cercle en mouvement de l’ellipse animique, dont les centres intérieurs, idées et sentiments, les pôles profonds, seront ces deux hommes représentatifs de toute la dernière volonté d’être de l’Italie : Mazzini et Carducci.

Dans l’œuvre réunie sous le titre Rime e Ritmi, on a toujours l’impression intérieure d’un esprit géant ondoyant sur le soi de l’Italie, dans un mouvement perpétuellement identique, entre le présent et le passé. Carducci n’inspirerait pas, je crois, à Rodin une évocation semblable au Balzac. Balzac est droit et immobile comme un rocher tourmenté, c’est « un monolithe convulsé à son faîte par des orages titanesques », selon l’admirable expression de Mme de Saint-Point. Carducci donne au contraire lui-même l’impression d’un orage, l’orage de l’âme de son pays, s’abattant avec tous ses éléments séculaires contre les portes de Rome, que la bureaucratie a profanées.

Les derniers trois vers du poète sont en eux-mêmes très faibles. Mais leur manque de valeur poétique est compensé par la signification idéale que le Poète leur a donnée, et aussi par le rythme choisi, un rythme italien s’il en fut, le « stornello », la ritournelle populaire toscane qui se développe en une double spirale autour de l’évocation floréale contenue dans le premier vers. Il a écrit à la fin de son œuvre :

Fleur tricolore,
Les étoiles se couchent dans la mer,
Et les chants s’éteignent dans mon cœur.

Ici finit l’action directe du Poète. L’action médiate, morale, longue dans le temps, développera de plus en plus son influence, peut-être, par les éléments de révolte contenus dans tout l’œuvre, de prose et de poésie.

Déjà des jeunes penseurs s’efforcent de prendre devant l’Italie l’attitude du maître devenu silencieux. Gabriel d’Annunzio avait voulu, à un moment de sa vie, hériter de la baguette du farouche censeur. Il voulut entrer dans la mêlée de la vie politique. Il rêva de devenir le nouveau poète national. Mais il fut vite déçu, il rentra dans le cercle enflammé de son pathos esthétique, et monta résolument à la tribune de la scène et de l’hyposcène, et devint presque exclusivement, au moins jusqu’ici, homme de théâtre.

L’action de réveil, le grand appel aux énergies et à l’orgueil nationaux, est continué par des jeunes, car les vieux et les demi-jeunes sont trop occupés à produire plutôt qu’à penser. Les jeunes, au contraire, l’esprit ouvert à tous les souffles spirituels qui remuent le monde qui se renouvelle, compliquent de pensée mondiale la culture italienne, et semblent être attendus par l’élite du pays, et particulièrement féconds.

Or, il faut remarquer, enfin, que ce réveil correspond à celui de toute l’âme méditerranéenne. Il dépasse toutes les frontières, et sans que les principaux acteurs le sachent ou le veuillent, de tous les pays qui furent dits latins, et de tous les grands centres qui, dans le cercle magique du bassin méditerranéen, composèrent une couronne de gloire pour la vie millénaire des races gréco-judaïco-latines, et pour le long triomphe des trois civilisations de l’Occident, se lève depuis quelques années en une nuée d’or et de pourpre, l’aurore d’un espoir nouveau, la volonté d’une nouvelle Renaissance. Dans la formation inéluctable de fédérations humaines, dont aucun de nos plus intuitifs politiciens ne peut encore avoir conscience, et parce que les mutations et les combinaisons de l’âme profonde des races précèdent toujours les mutations et les combinaisons politiques, la race méditerranéenne se redresse avec orgueil. Elle est la résultante des mélanges de sang et de culture qui en Occident ont été révélés tour à tour par les aspects de la Renaissance italienne, et puis par la Renaissance française, par la Révolution, par l’épopée napoléonienne, par le xixe  siècle esthétique français. La nouvelle tragédie méditerranéenne, où tous nos dieux apparaîtront dans la lumière, où la pensée humaine, art, philosophie et science, se sublime dans ses teintes d’aurore nouvelle, où le corps et l’âme, le paganisme et le christianisme, la Danse et l’Extase, seront réconciliés, et dans leur parfaite harmonie montreront encore au monde la puissance joyeuse de la vie, se compose déjà peu à peu, dans notre inconscient, des éléments qui, de tous les pays méditerranéens en réveil, élèvent leurs voix de renaissance, et que, comme autrefois à Athènes et à Rome, on sent palpiter dans une formidable synthèse, à Paris, l’antique Civitas philosophorum, centre du monde méditerranéen moderne.

Déjà deux hommes très puissants, Carducci et Mistral, ces deux poètes méditerranéens, ont imposé au monde le spectacle de leur supériorité. Debout dans leur fierté, ils font tous deux songer à l’image austère de Dante. Leur esthétique est limitée : nationale pour l’un, provinciale pour l’autre, mais leur mission est plus profonde que leur œuvre et plus haute que leur volonté même. Inconsciemment ils ouvrent le cycle méditerranéen. Car la terre est couverte de quatre mondes en présence, qui en ce moment de l’histoire sont assez distincts, et en même temps assez mêlés, pour se reconnaître l’un l’autre avant d’accepter les grandes amours et les grandes haines qui seront à la base de la civilisation de demain. Ces mondes sont : le monde méditerranéen (de toutes les terres gréco-judaïco-latines) ; le monde boréal (Germains et Anglo-Saxons et peuples encore inconnus) ; le monde oriental (Slaves et Orientaux) ; le monde équatorial (l’Afrique et ses mélanges coloniaux). L’Occident américain n’est qu’une composition méditerranéenne et boréale. Le monde boréal, qui pour le moment sous mille formes différentes détient les pouvoirs de la direction du monde, a reconnu et honoré les deux poètes de notre race. Lorsque Mistral entonne le chant de la Coupe, l’hymne de la sublime Provence, où il s’écrie prophétiquement :

Aubouro-te, raço latino,
Soulo la capo dou soulèu !
Lou rasin brun boui dans la tino,
Lou vin de Diéu gisclara lèu.

nous pensons à l’invocation carduccienne :

Lorsque sur les Alpes remontera Marius
et Duilio regardera la double mer
apaisée, nous viendrons, ô Cadore,
te demander l’âme de Vecelli.
Dans le Capitole lumineux de dépouilles,
dans le Capitole splendide de lois,
qu’il peigne le triomphe de l’Italie
surgie toute nouvelle emmi les peuples.

Le patriotisme provençal de Mistral et l’italien de Carducci n’ont pour nous que la même toute-puissante signification d’orgueil invincible et de triomphe méditerranéen. Et lorsque Carducci constate : « la littérature italienne contemporaine n’est autre que la reproduction et la copie de la littérature française » et qu’il se plaint qu’on peut y remarquer çà et là quelques débris d’allemand, mais que l’italien généralement y manque ; nous constatons à notre tour que l’influence française en Italie dépasse l’influence d’un pays sur un autre, et, en dehors même de la puissance de l’esprit français, répond mystérieusement à une orientation merveilleuse de l’esprit méditerranéen, dont la prophétie, faite aujourd’hui dans ces pages, un jour ne semblera peut-être pas simplement paradoxale.

Giosuè Carducci, le poète de Ça ira, de Napoléon, de Garibaldi, de Rome, reste le grand initiateur de la force actuelle de l’âme italienne. Il a le suprême orgueil de résumer une collectivité. C’est là son plus sûr titre de gloire.

Les spectacles de plein-air et le peuple [extrait]

Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907, p. 449-466 [457-458]

[…]

On peut aussi rattacher à ce mouvement diverses manifestations originales ou traditionnelles qui ont lieu à l’étranger. Laissant à part la fameuse Passion d’Oberammergau, qui paraît s’industrialiser déplorablement, je mentionnerai les festivals suisses et les Maggi de Toscane (ou plutôt Maggiolate, me dit M. R. Canudo), qui tiennent le milieu entre le théâtre et la fête populaire.

Voici ce que nous apprend sur ces festivals et sur ces Maggi M. Romain Rolland :

[…]

Un des exemples les plus rares de la continuité des traditions populaires au théâtre est fourni par les Maggi (représentations de mai) dans la campagne de Toscane. Ces spectacles sortent directement des fêtes de Mai, célébrées dans l’antiquité. Sous leur forme dramatique, qui s’est conservée jusqu’à nos jours, ils semblent dater du quatorzième ou quinzième siècle. Les plus anciens manuscrits qu’on en ait gardés remontent, d’après M. Alessandro d’Ancona, à 1770. Les auteurs et acteurs sont des paysans des environs de Pise, Lucques, Pistoie, Sienne, etc. Les Mai sont écrits en stances de quatre vers de huit syllabes… Ces stances sont chantées sur une sorte de cantilène perpétuelle, lente, uniforme, avec quelques trilles et passages de bravoure… Les sujets des Mai sont héroïques ou religieux. On n’en connaît qu’un seul qui soit emprunté à l’histoire moderne. C’est un Louis XVI. Il est des plus intéressants ; il montre comment la Révolution française se répercutait dans ces cerveaux de paysans italiens…

Lettres italiennes

A. Fogazzaro : Petit monde d’Autrefois, Hachette. — M. Sérao : Après le Pardon, Hachette

Quelques Italiens m’ont demandé dernièrement si, dans ces chroniques, j’ai un parti-pris contre les auteurs d’un certain âge, en faveur des plus jeunes, et ils m’encouragent en même temps à suivre cette voie, car aujourd’hui en Italie, comme un peu partout, disent-ils, les aînés piétinent sur place, tandis que les jeunes révèlent déjà quelques grandes et admirables attitudes de ce que sera l’Esthétique de demain. J’avoue que l’à priori de ma critique ne concerne jamais l’âge des auteurs dont les manifestations peuvent m’intéresser ; mon à priori est dans les principes philosophiques qui sont à la base de toutes mes visions de la vie, et par conséquent de l’art. Mais à plus d’un titre je partage l’opinion de mes aimables correspondants. Les aînés, au moins en Italie, piétinent sur place, et toutes mes sympathies convergent naturellement vers les quelques exceptions qui nous semblent, ou que nous sentons être, les plus significatives. Incontestablement, elles appartiennent à des jeunes écrivains, souvent même aux derniers arrivés.

Ainsi, deux éditeurs parisiens continuent à imposer au public français les œuvres de deux écrivains italiens, vieux à la besogne et absolument étrangers à tout le renouveau esthétique et littéraire de l’Italie contemporaine. On vient de faire paraître le Petit monde d’Autrefois, de M. Fogazarro et Après le pardon de Mme Mathilde Sérao. De même que volontairement je ne me suis pas occupé ici du dernier livre de M. Edmondo de Amicis, qui a encombré pendant plusieurs mois la presse italienne, avec sa prose et avec ses recherches d’instituteur sur la langue qu’on parle en Toscane et la langue que les Italiens doivent parler, je ne m’étendrai pas sur ces deux romans. Leur morale surannée et leur psychologie vieillotte, mises au service de quelques fables romantiques, engloutissent complètement les qualités d’évocation d’un milieu de libéraux italiens opprimés par l’Autriche, dans le roman de M. Fogazzaro, et les qualités d’émotion pathétique et sentimentale, dans le roman de Mme Sérao.

P. Buzzi : L’Exil, « Poesia », Milan

La presse, qui s’occupe trop de ces écrivains « arrivés », n’a presque plus de place pour signaler des œuvres, où un talent puissant, se révélant tout d’un coup, se montre cependant digne d’attirer les regards du grand public, ne fût-ce que le long d’une colonne de quotidien. Une de ces œuvres est sans doute l’Exil, de M. Paolo Buzzi.

Un poète français, M. F.-T. Marinetti — un jeune —, s’est donné, depuis deux ans, une tâche difficile et belle, qui est pas seulement celle de réunir des talents en un faisceau trimestriel, mais celle, beaucoup plus grave, d’en découvrir. Le sort lui a été favorable. Et voici apparaître sur les horizons de la littérature une force nouvelle, un romancier-poète d’exception, vainqueur du premier concours international de Poesia. Peu de temps après, le deuxième concours de la même anthologie a révélé un poète de vingt ans, M. Giosuè Bersi, auteur d’un poème : le Sang, dont le style, serré sonore et pur, et la volonté subtile d’une compréhension de la vie tout entière, dans une esthétique qui est vivifiée par des éléments physiologiques, comme chez d’autres elle l’est par la métaphysique, témoigne d’un organisme poétique duquel il faut beaucoup attendre. Le poème de M. Borsi nous fait penser à l’Intégralisme profond et noble de M. Adolphe Lacuzon.

L’Exil de M. Paolo Buzzi est un roman-poème. Nous connaissons en France quelques talents d’élite, aussi, parmi les plus jeunes, qui suivent depuis quelques années une tendance analogue, et ont déjà réalisé, ou vont réaliser des œuvres puissantes. Ce n’est plus la poésie verbale qui enveloppait parfois le drame psychologique de nos aînés ; l’élément poétique est dans la conception même et dans la construction du roman, est dans son architecture et dans ses détails, autant que dans l’esprit même qui l’inspire et l’anime. L’écrivain ne cède pas à l’émotion d’un fait de la vie, observé ou imaginé, mais il est ému originairement, par une vision de la vie, c’est-à-dire par une généralisation lyrique d’un complexe de faits. Cette généralisation élève son esprit au-dessus des phénomènes éphémères, saisit l’âme des choses ; et l’œuvre d’art, une fois réalisée, plane au-dessus de toutes les thèses sociologiques, des situations psychologiques, des contingences innombrables d’amour et de haine, que pourtant elle contient. Le roman conçu ainsi à la manière du poème embrasse une étendue de vie toujours beaucoup plus vaste que tout autre roman, où l’écrivain se bornerait à représenter seulement quelques complications de la vie humaine, et mettrait, comme but idéal à toute généralisation, la réalisation d’un type ou de quelques types humains. Le roman-poème ne représente plus des « types » et n’évoque plus des « forces », mais il réunit dans sa composition des éléments de réalisation empruntés à la poésie et à la musique. Le style y est imagé et rythmique. L’écrivain est toujours un poète, son œuvre est toujours bien plus d’évocation que de définition. Par cela- même elle est très vaste.

C’est ainsi que, dans L’Exil, M. Paolo Buzzi peut faire l’histoire d’un esprit jeune, exalté par la formidable poussée de désirs individuels et collectifs de notre vie contemporaine, et, tout en suivant le protagoniste, qui n’est plus qu’un nœud de vie se déplaçant dans un espace très grand, l’espace de ses rêves, il peut évoquer, toujours autour d’un homme ou d’un couple, l’âme vigilante, sympathique ou hostile, harmonieuse ou ennemie, du temps dans lequel les protagonistes vivent toute leur vie exubérante, dans trois étapes fatales : Vers l’Éclair, Sur les ailes de l’Orage, Vers la Foudre.

L’œuvre est d’un pessimisme farouche. Le jeune fils de la bourgeoisie italienne, issue de la révolution nationale, meurt, parce qu’il voulut trop vivre et il ne sut vivre. Il se plie sous le choc de deux amours qui à un moment de sa vie tumultueuse et complexe tourmentaient son âme profondément analytique. Dans un paysage merveilleux, admirablement évoqué, il se pend à une croix du chemin, avec une corde, qui, dans les mains enfantines de celle qu’il avait oubliée et qu’il ne peut plus aimer, était un jouet. Avec lui, après une journée tellement remplie de rêves, et tant remuée par les voix des collectivités qui tour à tour l’enveloppaient, c’est une génération entière qui semble monter sur la croix, la génération des Italiens qui furent les premiers-nés d’une bourgeoisie encore toute sanglante.

E. Prezzolini et G. Papini : La Cultura italiana. F. Lumachi, Florence

Il y a deux jeunes écrivains, dont les noms sont liés par une analogie immédiate de la pensée, et par les tendances et le labeur communs. Dans une revue qui leur est spéciale, et dans leurs livres déjà nombreux, ils poursuivent depuis quelques années un idéal de renouveau philosophique. Ils ont déjà leur place marquée dans l’histoire de la culture italienne.

En collaboration ils ont écrit un volume, la Culture italienne, où, avec un courage semblable à celui qui enflamma l’œuvre de prose et de vers de Carducci pendant de très longues années, ils montrent sans pitié l’état misérable de la culture italienne, et en indiquent sévèrement les causes et les remèdes. Ils tendent au renouveau de l’esprit italien. Rien ne borne leur désir d’aboutir au réveil de quelques forces nouvelles, de quelques révoltes nouvelles contre l’absolutisme archaïque de l’école et des maîtres, dont la nation accepte aveuglément le culte. Leur œuvre a soulevé des colères. Mais en Italie de nombreux esprits partagent l’opinion impitoyable de MM. Prezzolini et Papini.

G. Papini : Il Crepuscolo dei Filosofi, Libr. Ed. Lombarda, Milan. — G. Papini : Il Tragico, F. Lumachi, Florence

M. G. Papini a écrit un livre : le Crépuscule des Philosophes, où il chante l’hymne funèbre de Kant, de Hegel, de Comte, de Schopenhauer, de Spencer, de Nietzsche. Le volume s’achève sur un chapitre qui dans l’esprit de l’auteur donnerait un congé définitif à la Philosophie. Le style de ce livre, comme de tous les travaux de M. Papini, est celui d’un polémiste spirituel et extrêmement intelligent. Malheureusement, ses visions critiques souvent ne vont pas au-delà des facultés compréhensives de tous les spiritualistes modernes, qui s’insurgent contre Kant, car de Kant est dérivé le matérialisme, en oubliant toute la profondeur sentimentale de l’auteur de la Critique de la raison pratique, et la grandeur de son hypothèse de la Volonté, dérivée de Jacob Boehm, grandeur comparable sans doute, par son influence sur l’orientation générale de la pensée, à celle de la loi de la gravitation ou à celle de la loi de l’évolution. Lorsque M. Papini écrit contre Schopenhauer ou contre Nietzsche, il continue l’erreur contemporaine qui consiste à faire de ces deux auteurs deux mannequins drapés de manière singulière et un peu grotesque, pour se donner le plaisir de danser autour d’eux une grande ronde idéologique ; une carmagnole fatigante et non amusante, en oubliant que Schopenhauer et Nietzsche ont fait de l’hypothèse kantienne de la Volonté les deux plus grandes théories de la pensée spiritualiste contemporaine, l’une qui aboutit à la Volonté de la Douleur, l’autre à la Volonté de Puissance. Dans son livre le Tragique Quotidien, dont le titre semble emprunté à une expression devenue peu rare en français, M. Papini étudie des états d’âme assez divers, choisis dans l’humanité. Parfois, l’expression de la vision de M. Papini trahit l’originalité de sa pensée. Aussi nous laisse-t-il assez froids lorsqu’il compare tout l’œuvre de Schopenhauer à un opéra-bouffe, et lorsqu’il refait un Don Juan toujours insatisfait, cherchant en vain le grand amour dans le nombre.

Mais son œuvre, qui, par la hâte de la production et par le raccourci forcé de la pensée, peut lui faire trop souvent reprocher des attitudes purement journalistes, reste amplement justifiée par le nombre de « mouvements » que le jeune philosophe voudrait organiser à la fois. C’est ainsi que M. Papini nous semble entrevoir les plus graves problèmes qui hantent nos esprits. Celui du sens religieux nouveau, d’où naîtront l’Esthétique et la Morale nouvelles ; et celui du centre méditerranéen moderne, qui doit encore répandre sur le monde une très grande action spirituelle : centre que M. Papini place, selon la tradition, à Rome, et que, à tous les points de vue, dans toutes les manifestations supérieures, et surtout dans les tendances à peine révélées, que seul l’œil aigu du philosophe peut saisir, nous voyons à Paris.

M. Papini est donc surtout, jusqu’ici, un semeur d’énergies. Il ne fait que poser des problèmes, dont il promet la solution. Mais son œuvre cessera peut-être bientôt de n’être qu’une promesse.

L’idéal et la tâche de M. Prezzolini sont identiques à celle de M. Papini. Il est aussi un très hardi semeur d’énergies ; son talent apparaît moins étincelant que celui de M. Papini, mais plus ferme, plus cultivé, plus immédiatement précis. Son dernier livre : le Tailleur spirituel, révèle un esprit critique mûr, aigu en même temps que réfléchi.

Le style de ces deux écrivains — et j’entends par style non seulement le contour verbal de la pensée, mais aussi la méthode même et l’orientation générale de l’esprit — loin de nous rappeler Boccace ou Guichardin ou Machiavel ou Léopardi ou Carducci, par sa tournure et par ses pointes, nous fait trop penser à la puissance de la dialectique schopenhauerienne ou nietzschéenne. Mais leur œuvre est sans conteste celle des plus forts « illuminés » italiens, englobés dans cet énorme et savant mouvement spiritualiste qui renouvelle toute la philosophie, toute l’esthétique et toute la jeune littérature du monde, et qui tend à la nouvelle affirmation morale et religieuse, dont nous poursuivons l’aspiration dans tous les domaines de notre esprit libéré.

Memento

Quelques œuvres théâtrales toutes récentes ont fait concevoir quelques espoirs sur l’avenir du théâtre italien. Mais le public n’a pas accueilli ces œuvres avec l’enthousiasme qui fait le succès. M. Enrico Corradini a révélé, dans une Charlotte Corday, sa vision, personnelle et hautaine, de la Révolution. M. Ercole Rivalta a écrit un très beau et très fort poème dramatique : David (V. Piva. Ed. Rome). M. R. Bracco a fait représenter un drame psychopathologique et M. V. Morello, un journaliste plus connu sous le pseudonyme de Rastignac, a fait représenter des pages de politique contemporaine dramatisée sous le titre : la Flotta degli Emigranti.