(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXV, numéro 232, 15 février 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXV, numéro 232, 15 février 1907 »

Tome LXV, numéro 232, 15 février 1907

Variétés.
Les fouilles d’Amboise

Tome LXV, numéro 232, 15 février 1907, p. 759-762.

Dans une lettre adressée au journal l’Éclair, M. l’abbé Bossebœuf a le premier rapproché les noms de Léonard de Vinci et de Ludovic le More. À l’heure où l’on va poursuivre à nouveau des fouilles dans le but de retrouver au château d’Amboise les débris physiques de Léonard, M. l’abbé Bossebœuf a cru devoir rappeler aux dévots du grand maître qu’en Touraine, quelques années auparavant, mourut aussi une des plus gigantesques figures de la Renaissance : Ludovic le More.

Si la recherche des restes d’un grand homme honore, comme on le dit ordinairement, les épigones, le devoir du Comité organisé ad hoc pour les fouilles d’Amboise ne peut pas demeurer indifférent à la proposition de M. l’abbé Bossebœuf. Car à plus d’un titre l’ombre historique de Ludovic le More plane sur le tombeau inconnu de Léonard de même que la volonté et l’amitié du Duc de Milan s’étaient imposées à son génie.

Ludovic fut le type le plus parfait du « Prince » de la Renaissance. Il eut au plus haut degré tous les attributs d’orgueilleuse perversité, de suprême sagesse, indifférente à tous les détails de la vie et de la mort du bétail humain, d’amour de la vie et de volonté à tout moment plus forte que le sort, que Machiavel invoqua pour le parfait Prince. Comme statisticien, il connut la vérité du principe, simple et immense, qui fut plus tard la base de l’art militaire napoléonien : il faut opposer la masse aux fractions de masse. Sa « masse » c’était surtout son indomptable volonté de domination. Les fractions de masse, c’étaient les haines, les appétits divers, les craintes multiples, qui di visaient tous les petits États italiens, et qu’il voulait réunir dans sa puissance, en les dirigeant indifféremment pour ou contre les Français, afin d’affermir de plus en plus son potentat.

Ludovic débuta par un acte de sauvagerie impériale. Afin de se faire proclamer duc de Milan, il fit tuer son neveu Jean Galéas. Il fut ensuite l’ami et l’ennemi de Charles VIII, et l’ennemi de Louis XII. Sans souffrir aucune contrainte à son formidable besoin d’empire, il accepta d’avance tous les dangers qu’il se créait par chacun de ses actes, et avec les armes redoutables de sa force et de sa ruse, il chercha à triompher d’eux, jusqu’au jour où il fut le vaincu.

Comme homme et comme souverain, il ne fut point le Mécène, dans le sens que le vulgaire attache à ce mot. Il ne protégeait pas les artistes, en homme qui donne pour que d’autres le servent en beauté. Il vécut avec eux, il leur en imposait par sa volonté sûre et par ses goûts innombrables et raffinés, mais surtout, il les accueillait dans cette admirable serre ardente qu’était sa cour milanaise, où toute l’étonnante « poussée de vie » de la Renaissance pouvait éclore avec joie, où quelque superbe génie méconnu ou traqué ailleurs pouvait s’épanouir librement.

Plus que le duc de Valentinois, épris lui aussi d’un grand rêve de domination impériale, âpre dans les plaisirs, puissant dans la guerre sans merci, Ludovic fut le « Prince » parfait de ces heureux temps, où la seule joie de vivre, d’un tout petit souverain, et peut-être de tout homme qui en commandait quelques autres, faisait un César. La cour de Ludovic, par l’exaspération même et la multiplicité des passions de son maître, devait, plus que la cour des Médicis, attirer et honorer dignement un esprit supérieur, singulièrement debout « par-delà le bien et le mal », amant effréné de la vie sous toutes ses formes et pour toutes ses jouissances, uniquement désireux de dominer à son tour son temps, par l’étrange faculté de son génie qui devait faire de lui un des plus complets « representative men » de l’époque.

Tel fut le cas de Léonard de Vinci.

La cour érudite et un peu stylisée de Laurent de Médicis l’avait presque méconnu. Là, Michel-Ange imposait à l’admiration des premiers grands forgerons de la Renaissance, les superbes Humanistes, son masque de roi mécontent, méprisant et tyrannique.

Léonard n’eut pour ces fiers rêveurs que ses qualités, assez éminentes, d’ingénieur. Revenant de Milan, il avait essuyé à Florence la colère du grotesque gonfalonier Sodérini, qui l’avait traité presque en bandit. Michel-Ange, de son côté, au manque d’amour qui accueillait Léonard, ajouta une de ces haines personnelles, souvent irraisonnées, et toujours implacables, dont il avait le terrible privilège.

À Milan, Léonard fut reconnu et aimé. Sa grande faculté de joie put s’épanouir avec un éclat qui reste presque unique dans toute la Renaissance. L’amitié que lui témoigna Ludovic le More ne fut point identique à celle que Laurent de Médicis ou Jules II eurent pour Michel-Ange. Laurent de Médicis, dont la complexe psychologie n’a pas encore trouvé son exégète, aima Michel-Ange ainsi qu’un artiste exquis, tendrement joyeux et délicatement sensuel, peut aimer un colosse qui bouleverse avec des rugissements de lion toute l’esthétique, qui accueille dans un égal mépris le passé et l’avenir, dédaignant surtout le présent, et se dresse ou tente de se dresser tout seul devant l’âme prosternée du monde. Jules II avait tour à tour aimé, exalté et humilié Michel-Ange, dans lequel il ne reconnaissait qu’un instrument pouvant lui servir, à côté de Bramante et de Raphaël, à élever aux plus hauts sommets son ambition, et à la faire rayonner sur son siècle, qu’il attaquait avec une inapaisable fureur guerrière.

L’amitié de Ludovic pour Léonard fut autre.

L’élégant et joyeux Léonard, qui nous a laissé dans ses cartons les signes du grand tourment de son esprit chercheur devançant tout son temps, et qui passait dans la vie en laissant une traînée de parfums et de joie, trouva auprès de Ludovic ce qui lui avait manqué à Florence, ce qu’il ne trouva guère ensuite à la cour de César Borgia. Il y rencontra la plus grande admiration pour tout ce qui sortait de son cerveau infatigable, aux multiples et si extravagantes ressources, et la fidélité dévotieuse de son maître. Dans cette cour voluptueuse, fastueuse, somptueuse, où l’amour de la vie et de la domination exaspéraient tous les esprits, Léonard put réaliser une grande partie de ses rêves grandioses. Peintre sacré et peintre profane, ordonnateur des fêtes, compagnon d’un charme incomparable, créateur d’œuvres hydrauliques et mouleur de statues triomphales, il s’adonna sans peine à la joie de gaspiller cette énorme force qui, physiquement et cérébralement, émouvait sans cesse l’élégance attique de sa personne.

Si l’on reproche à Léonard son servilisme d’abord, ensuite son infidélité intéressée, à l’égard de ses protecteurs, on oublie les actes d’obéissance de Michel-Ange, et l’on oublie surtout que les rapports extérieurs d’un homme de génie ne doivent être envisagés qu’au point de vue des bénéfices qu’ils apportent au libre épanouissement du génie même. Ici, sans doute, la fin justifie les moyens. Et dans la soumission de Léonard, subissant l’imposition d’un unique modèle pour ses toiles profanes aussi bien que pour les sacrées : la belle Cecilia Gallerani, maîtresse du Duc ; ainsi que dans le geste de Beethoven, écrivant et exécutant en personne certains Concertos et certaines Mélodies qui lui assuraient le pain quotidien, il y a un tel mépris pour les contingences quotidiennes qui les forçaient d’accomplir de tels actes que tout reproche au nom de la morale est puéril.

Pendant son séjour à Milan, sous la protection de Ludovic, Léonard fut pour celui-ci un irréprochable ami, bien plus qu’un artiste asservi à un Mécène. Ludovic voyait en lui l’homme étrange et puissant, au génie inépuisable, en tout digne de comprendre la farouche beauté de son dur sentiment, et de l’exalter pour toujours. Ils furent très liés, jusqu’au jour de la disgrâce du Duc. Lorsque celui-ci tomba vaincu, Léonard se détourna de lui, comme un organisme jeune et sain se détourne instinctivement de la vue d’un cadavre. Il offrit ses services au nouveau maître. Mais il n’écrivit jamais à qui que ce soit ce que Michel-Ange put écrire à Jules II : « Je suis attaché à toi comme les rayons le sont au soleil. » Et Ludovic, prisonnier au château de Loches, se souvint peut-être de la gloire léonardesque de sa souveraineté, en ornant de fresques singulières les murs de son cachot, en occupant en artiste ses lugubres loisirs de roi, prisonnier et à jamais dompté.

La fourbe méchanceté des Florentins, qui, lors de la décoration de la salle du Conseil du Palais de la Seigneurie, imposa à Léonard, comme M. Romain Rolland le remarque, « l’humiliation de peindre une victoire des Florentins sur ses amis, les Milanais », contraste violemment avec l’accueil que Milan avait fait au grand Maître de la Léonardi Vinci Academia. Et les circonstances extérieures de la vie milanaise, ainsi que les mouvements mêmes de l’esprit du Duc, ne furent pas sans exercer une influence assez reconnaissable sur son génie. La dévotion de Ludovic, après la mort de Béatrice d’Este, hanta pour quelque temps le cœur et l’art de Léonard.

Ces deux expressions formidables, l’une géniale, l’autre seigneuriale, de la même poussée humaine qui engendra la Renaissance, demeurent donc liées d’une manière toute particulière et rare, devant notre esprit pieusement admirateur.

Le vœu formulé par M. l’abbé Bossebœuf est juste et doit être exaucé. L’éminent archiviste du diocèse de Tours signale aussi le danger du salpêtre qui ronge les peintures murales du château de Loches, dues à la main de Ludovic. « Ces très curieuses peintures murales, dit-il, sont progressivement rongées par le salpêtre, et nous avons demandé, à plusieurs reprises, qu’on les relevât avec le soin qui s’attache à un si noble souvenir. »

Il est donc nécessaire que le Comité des fouilles d’Amboise se montre digne de la tâche qu’il s’est donnée de vouloir retrouver les restes physiques d’un génie, pour les recueillir dans un lieu sacré, but à des pèlerinages nouveaux, où ils pourront répandre encore sur le sentiment d’une postérité non indigne la suggestion de la puissance qui les anima. Il faut que ce comité ne réponde pas à de vagues aspirations, mais qu’il comprenne la beauté, la perfection de sa mission qui doit le pousser à chercher à Amboise les restes de Léonard, et dans la collégiale du château de Loches, ceux de Ludovic. Ceux-ci, d’ailleurs, seront moins rebelles à la recherche, car le problème de leur placement, soit devant le Crucifix, soit dans une chapelle latérale, pourra être facilement résolu.

M. l’abbé Bossebœuf se met très noblement à la disposition des chercheurs, pour leur fournir de plus amples informations.