(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907 »

Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907

Lettres italiennes

Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907, p. 540-546.

Gabriele d’Annunzio : Più che l’Amore. Fr. Treves. Milan

Lorsque j’ai parlé ici-même de la dernière tragédie de Gabriel d’Annunzio, j’ai formulé le vœu esthétique que le poète italien veuille refaire la pièce en la transportant dans les domaines de l’abstraction poétique, en la dégageant par cela même de toutes les contingences de temps et de lieu qui forment le nœud de ses défauts. J’invoquai ainsi une œuvre digne de l’auteur du Triomphe de la Mort.

La publication de la pièce en volume répond sur quelques points à ce vœu.

Elle est précédée de ce discours : De la dernière Terre lointaine et de la pierre blanche de Pallas, qui depuis deux mois, a déchaîné dans toute la presse italienne tant de colères, de haine, de révoltes et qui a surtout permis aux jeunes écrivains de proclamer leur éloignement définitif du maître de jadis. Parmi tant de polémistes, vieux et jeunes, il y a sans doute des sincères, révoltés contre d’Annunzio, qui, dans le discours déjà fameux, non seulement a déclaré qu’il veut être et qu’il sait être le maître absolu de la littérature italienne, mais qui a affirmé aussi que depuis la Divine Comédie l’Italie n’a eu aucun poème de « vie totale » aussi parfait que son recueil Laus Vitæ. Mais les écrivains et les artistes qui ont poussé autour du maître par le fait de cette germination secondaire qui se produit toujours dans le rayon de production et d’action d’un grand talent incitateur, ceux-là même qui n’ont eu quelques attitudes de beauté créatrice qu’en des attitudes identiques à celles innombrables du maître ; ceux-là aussi ont tenu à ajouter leurs voix de protestation. Des journalistes, qui en général n’ont jamais le droit d’émettre le moindre jugement esthétique sans faire sourire les véritables intellectuels, ont protesté au nom de la morale d’abord et puis de la modestie blessées.

Au surplus, la préface de Plus que l’Amour est-elle d’un très fier orgueil. J’ai déjà dit que le pathos esthétique de d’Annunzio pèche toujours per excessum. Cette fois-ci la faute par excès touche ses dernières limites possibles. C’est là, je crois, la seule remarque à faire sur ces nombreuses pages, où le poète, avec art, et souvent avec un étonnant artifice, mêle les éléments de la tragédie antique, de l’Ajax, à ceux de sa tragédie. Il existe en effet dans les deux œuvres des éléments esthétiques qui font ressembler la moderne à l’antique. Mais les éléments religieux, ou simplement moraux que l’auteur invoque, sont absolument divers. La brutalité d’Ajax n’est pas celle de Corrado Brando. L’une se développe, s’affirme, se détruit d’elle-même dans la grande harmonie épique des multitudes helléniques toujours sanglantes, exaspérées, inassouvissables, tandis que l’autre se développe et s’affaisse dans l’énorme désharmonie bureaucratique de la Rome moderne. Le rythme global, l’âme du milieu, est profondément diverse. Comment les agonistes pourraient-ils agir et réagir avec la même véhémence, la même élégance, la même beauté ? Le crime de Brando n’est ni immoral, ni amoral — il est laid, parce que stérile.

Je ne veux pas discuter ici l’analogie que Gabriel d’Annunzio a découverte entre sa vision tragique et l’ancienne. Elle est réelle à plus d’un point de vue. Elle n’existe plus, si l’on pense que l’inflexible Ajax se jette sur son épée, parce que sa fière âme solitaire est condamnée par une loi de sa race, une loi irrésistible, animatrice véritable de toute l’action héroïque, ordonnatrice irréductible de ces fleuves d’angoisse épique antique et présente, qui passent sur le cœur d’Ajax, qu’elles troublent et qu’elles brisent. Cette loi nous est révélée par un mot symbolique, dont la signification exotérique ne peut aucunement échapper à ceux qui mettent les mains dans les entrailles éternellement chaudes d’une œuvre humaine pour en saisir la vérité ; cette signification est dans la prophétie de Calchas.

Ajax, celui de Sophocle, est à l’angoisse épique des Hellènes, ce que Hamlet, celui de Shakespeare, est à l’angoisse morale de la Renaissance.

Corrado Brando, lui, n’est pas poussé par une fatalité de défaite. Tout notre temps, au contraire, est fait pour le pousser à la réalisation féconde et non à la défaite stérile, puisque tout notre temps est totalement animé par ce merveilleux héroïsme qui est l’héroïsme géographique. Pourquoi meurt-il ? Les contingences bureaucratiques, si terribles soient-elles, ne constituent point le fatum de notre temps. Les raisons de sa défaite ne sont pas dans le temps, dans le milieu, dans une volonté extérieure et toujours indéfinissable et qu’on ne peut exprimer qu’en symboles, elles sont dans le caractère du protagoniste : elles sont psychologiques, elles ne sont pas tragiques. Le crime de Brando ne peut pas s’imposer à nous avec la puissance de sa nécessité, c’est-à-dire ne peut pas se révéler à nous dans un inéluctable besoin d’équilibre, voire d’harmonie et par cela même de beauté : il aurait pu être évité, si les quelques contingences qui le déterminent avaient été autres. Ajax et Hamlet, partout, toujours, auraient été ce qu’ils furent. Dans sa préface, Gabriel d’Annunzio s’efforce de justifier l’unité absolue de son personnage, par un langage pratique plein de beauté. « Je crois, dit-il, avoir distinctement le rythme funèbre d’un destin semblable et d’en mesurer avec lui la respiration trop large de ces dialogues. Cette tragédie est en célébration d’une agonie dionysiaque. » Il résume la fatalité morte de Brando en ces mots : « Sa soif, il ne pourra l’éteindre que dans ses propres veines bondées. » Il parle aussi de la nécessité de la mort, pour que cette vie héroïque, qui n’a pas pu se réaliser, soit féconde, dans la lumière rouge du sacrifice. « Il dessinait de son dernier geste l’image d’une autre existence et d’une autre vertu qu’il avait pressenties et entrevues ; auxquelles ne le préparaient pas ses victoires, mais sa défaite et sa perdition. »

Il faut remarquer que cette fatalité, que le poète, merveilleux exégète de son œuvre, a su voir, ne peut pas révéler la face qui exprime à la fois la terrible puissance des orages et la sérénité élyséenne, la face de Zagreus, dans l’assassinat commis par Brando. Brando meurt vraiment de ne pas avoir su vivre. Il est, je le répète ici, le vaincu dont la volonté n’a pas su à tout instant être plus forte que le sort. Il ne meurt pas pour que le nœud formidable de sa volonté se déroule plus librement sur l’âme de son temps et s’égrène en semences sanglantes de vie nouvelle, ainsi que la Préface le veut. Il meurt parce que sa volonté est épuisée.

Devant la défaite de Brando, le public s’est révolté, au nom de la morale a-t-il cru, mais plus exactement au nom d’un principe double et non encore défini, qui régit l’émotion devant une défaite. Si en général le crime en lui-même est reprochable, souvent le triomphe absolu du criminel impose le respect de la foule ; sa défaite en déchaîne les colères. Dans un cas il y a fécondité de l’acte de désharmonie aveugle, qu’on est convenu dans une société d’appeler crime ; dans à autre cas il y a stérilité, le cercle de désharmonie ouvert par le crime reste ouvert, la haine des foules s’y précipite. C’est donc devant les résultats d’un acte que les deux principes de morale et d’esthétique fusionnent parfaitement. Et lorsque la foule s’écrie contre l’immoralité, elle se révolte en réalité contre une laideur, présentée par la vie ou représentée par l’art.

Gabriel d’Annunzio semble avoir compris cette vérité. Car dans sa Préface il nous parle de la nécessité dionysiaque du sacrifice de son héros. Mais cette nécessité demeure purement contingente.

La tragédie de Gabriel d’Annunzio, telle qu’elle nous apparaît dans ce volume qu’enrichissent et complètent la Préface, le Prélude, l’Intermezzo, l’Exode, et les nombreuses didascalies, est cependant une oeuvre d’art d’une valeur très réelle, la langue y est toujours si belle qu’en plusieurs points elle atteint par cela seul ce degré d’abstraction esthétique que le poète avait rêvé en écrivant sa tragédie. Au milieu des exagérations et des épithètes franchement laides de la Préface, il y a une foule de vérités historiques et esthétiques qui doivent être prises en considération. Au surplus, d’Annunzio s’y révèle comme un commentateur vraiment rare de l’esprit tragique ancien.

Le Prélude, l’Intermezzo et l’Exode, « motifs pour une symphonie », sont parmi les pages les plus belles du poète. Les strophes de Laus Vitæ, enfin, placées comme épigraphes clairement synthétiques sur chaque partie de l’œuvre, font en quelque sorte de celle-ci l’œuvre poétique que j’avais souhaitée, et nous voilent l’action pure et simple, critiquable et par trop critiquée.

Dans Plus que l’Amour, la stérilité du geste tragique éclate toujours. Et nous ne saurions pas invoquer autour de Brando ce chœur de sympathie posthume qui faisait dire à Ulysse des paroles de profonde pitié sur Ajax mort et lui faisait répondre fièrement à Agamemnon : « Je le haïssais quand il était beau de haïr. » Mais il faut de toute façon rendre justice au poète inébranlable que trop de coups veulent frapper aujourd’hui, car malgré tout il peut vraiment dire de tout son œuvre théâtral : « Ai-je voulu parler sur la scène du masque fidèle de l’homme éphémère ? Est-il nécessaire de répéter encore que dans l’espace scénique ne peut vivre qu’un monde idéal, que le Char de Thespis, comme la Barque d’Achéron, est si frêle qu’il ne peut pas supporter que le poids des ombres ou des images humaines ? Que le spectateur doit avoir la conscience de se trouver devant une œuvre de poésie, et non devant une réalité empirique, et qu’il est d’autant plus noble qu’il est plus apte à concevoir le poème comme poème ? »

D’Annunzio peut faire répéter à un de ses personnages le mot de Novalis : « La poésie est le réel absolu. » Novalis ajoute : « Plus une chose est poétique, plus elle est réelle. » Dans Plus que l’amour, la volonté poétique de d’Annunzio est trahie par les personnages, qui ne savent pas « inventer leur vertu » pour vivre en perfection dans le rythme de celle-ci, selon la profonde expression du poète même, mais elle est trahie par la désharmonie entre l’esprit héroïque des agonistes et la faiblesse du nœud de l’action.

Mais il est certain qu’il est animé depuis longtemps de cette volonté de renaissance de la Tragédie qui passionne notre esprit méditerranéen, et que les lecteurs du Mercure ont connue dans les termes précis de sa réalisation à travers les fortes pages récentes de M. Gabriel Boissy.

W. Shakespeare : Roi Lear, tr. Antonio Cippico. Fr. Bocca. Turin

La littérature italienne s’est enrichie aussi d’une autre tragédie, qui est due celle-ci à un de ses meilleurs et de ses plus jeunes poètes. M. Antonio Cippico a publié sa traduction, remarquable à tous les points de vue, du Roi Lear de Shakespeare.

M. Antonio Cippico, qui a traduit l’année dernière en collaboration avec M. Tito Marrone, l’Orestie d’Eschyle, et accompli le miracle de la faire jouer intégralement à Rome, nous présente avec Roi Lear une œuvre parfaite. Il a compris le sens profond de l’esthétique shakespearienne, qui mêle le vers à la prose, selon les mouvements de l’âme des personnages. On a traduit indifféremment en prose Shakespeare. On n’a pas vu quelle était l’importance que le plus puissant génie boréal a voulu accorder aux différentes expressions du sentiment humain. Lorsque les personnages s’élèvent à des manifestations très nobles, très profondes, de leurs pensées, ils parlent en rythmes, ils chérissent l’image, âme du rythme, sève de la poésie. Lorsqu’ils descendent au niveau de la foule, et s’affaissent dans la médiocrité que leur langage révèle, ils parlent en prose.

Le monologue de Lear, au IVe acte, qui contient l’exaltation incomparable de la Luxure, exaspérée dans le cri : « En avant, en avant, Luxure, confusément, car j’ai besoin de soldats ! » se précipite tout d’un coup dans la prose, lorsque le roi crie sa colère dans un gros rire amer. M. Antonio Cippico donne de la vieille tragédie une transposition en rythmes italiens qu’on ne peut comparer à nulle autre, tant l’esprit de l’œuvre shakespearienne s’y affirme et éclate, et la langue et le style du jeune poète italien sont admirables.

Dans une note, M. Antonio Cippico déclare nettement qu’on ne doit pas traduire Shakespeare autrement qu’en une succession de prose et de vers, identique à l’original. Il parle « d’une loi occulte non encore explorée qui régit probablement » ces successions. Je crois avoir trouvé cette loi, que j’ai indiquée plus haut. Je trouve même qu’elle se révèle avec une netteté merveilleuse dans la traduction de M. Antonio Cippico. Ce jeune poète, tout en donnant à la littérature de son pays des œuvres originales, sait l’enrichir de ces traductions d’Eschyle, de Nietzsche, de Shakespeare, qui sont de véritables et admirables œuvres de transposition, et même de nouvelle création, plus que de pures et simples traductions.

I discorsi di Gotamo Bouddho, tr. K. E. Neumann e G. de Lorenzo. Laterza. Bari

Une maison éditoriale italienne, surgie depuis quelques années, s’est affirmée et s’affirme de plus en plus comme une des plus importantes d’Europe. C’est la maison Laterza, de Bari. Elle publie des collections diverses de philosophie et de science, et c’est dans une de ses collections qu’a paru la traduction de la Physique de l’Amour, de M. Remy de Gourmont.

Aujourd’hui elle lance, non seulement sur le marché de la librairie, mais sur l’esprit philosophique et attentif des Italiens, une édition admirable des Discours de Gotamo Bouddho. Le volume, richement relié en parchemin et rehaussé de fleurons dorés, contient la première traduction italienne du texte pâli des Discours. Cette traduction, qui suit avec une savante et efficace souplesse l’original, est due à MM. Neumann et G. de Lorenzo.

Luigi Cucinotta : La Poesia del Dolore e del Focolare nell’opera di G. Pascoli. V. Muglia. Messine

M. Luigi Cucinotta publie une étude sur la Poésie de la Douleur et du Foyer dans l’œuvre de G. Pascoli. Cette étude, qui souligne le pathétique sentimental, excessif souvent et exaspérant à la longue, de Pascoli, est remarquable cependant par la précision de la raison critique et par les qualités de son évocation d’un grand poète contemporain.

Memento

M. Fausto Mario Martini, duquel vient de paraître la traduction italienne de Bruges-la-morte, publie un livre de vers : le Piccole morte, qui le place parmi les poètes les plus hardis de la littérature nouvelle. — Luigi Siciliani : Rime della lontananza. Rome. W. Modes. — G. Rensi : L’Immoralismo di Nietzsche. Gênes. Rivista Ligure. — F. Novati et Rodolfo Renier publient une étude, qui est la plus complète jusqu’ici, sur Disciplinati del l’Umbria nel 1260. Turin. Giornale storico della Letteratura italiana. — V. A. Arullani : V. Hugo lirico. Naples. T. Pironti. — F. Torraca : La Divina Comedia. Milan. Soc. Ed. D. Alighieri. — C. Del Balzo ; Gente nuova, roman. Turin. Roux et Viarengo. — E. Calandra : A guerra aperta. Turin. Roux et Viarengo. — A. Magnaghi : Le Relazioni universali de G. Botero. Turin. C. Clausen. — Mevio Gabellini : Vita Bella : avec préface de Romolo Murri. L. Beltrami. Bologne. — Andolfi Otello : E’ un altro libro di Versi. La Vita Letteraria. Rome. — Sante Bargellini : Novelle d’arte. E. Voghera. Rome. — Guido Falorsi : Firenze brutta. F. Lumachi. Florence. — Raffaello de Rensis : Rinascenza Sannitica. « Pensiero latino ». Milan. — Raffaello de Rensis : L’Anima d’un Poeta. Rome. — Raffaello de Rensis : D. Lorenzo Perosi. Rome. — Giuseppe Rensi : La Morale. Rivista de Bologne. — Julian Luchaire : L’Évolution intellectuelle de l’Italie de 1815 à 1830. Hachette. Paris. — Wagner : Epistolario. G. Petrucci, tr. avec préface de Jolanda. A Solmi. Milan. — Lo Forte-Randi : Menzogne. Critique de Max Nordau. A. Geber. Palerme.