(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907 »

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907

La question religieuse. Enquête internationale [II]

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 40-71 [41-42, 49-51, 59-60].

M. l’abbé Romolo Murri (Italie)

À une évolution et non à une dissolution.

L’apparence d’une dissolution, dans les pays d’Europe, vient du fait que le christianisme, durant le cours de plusieurs siècles, s’est resserré en un dogmatisme jaloux et intolérant, se retranchant hors des progrès de la pensée et de l’esprit humain. La libre spéculation religieuse n’en fut pas diminuée ; mais elle ne trouva pas d’écho dans les corps religieux, dominés avant tout par la préoccupation de l’orthodoxie littérale et formelle ; et le terrain lui a pour ainsi dire manqué pour se traduire en vastes mouvements collectifs et prendre forme dans les doctrines et dans les rites.

Il y a donc aujourd’hui un déséquilibre énorme entre la pensée religieuse des différentes collectivités chrétiennes d’une part et la culture scientifique moderne de l’autre ; et de là aussi entre la vie religieuse, avant tout extérieure et rituelle, et les profondes agitations de la société démocratique contemporaine. Ce déséquilibre explique le malaise profond des âmes, en fait de religion, et la crise du catholicisme.

Si le sentiment et l’esprit religieux étaient réellement des formes historiques de croyance et d’orientation pratique de l’âme humaine maintenant dépassées, et non les exigences perpétuelles de celle-ci et le fruit naturel du contact de l’esprit avec la réalité, les religions positives auraient marché, pendant la phase actuelle, à une lente et tranquille décomposition. Mais la gravité même et la violence de la crise religieuse et son universalité montrent qu’il y a là une période de recherche anxieuse d’un nouvel équilibre entre la religion et la vie, et non de dissolution de celle-là.

Et de cela, à ce qu’il me semble, il y a deux grandes preuves.

En philosophie, la critique des sciences, de leurs méthodes et de leurs limites, et les études de psychologie, ont établi définitivement le champ propre des croyances, expression provisoire et obscure de la réalité profonde et totale, inaccessible à l’expérience et perçue et sentie par l’esprit qui ne peut orienter que vers elle les fins suprêmes de la vie et de l’activité consciente.

Dans la vie sociale, la démocratie, déjà considérée comme un simple progrès de l’association dans les relations extérieures, économiques ou politiques, apparaît toujours plus comme un fait de conscience, comme une communion des biens intellectuels et culturels, qui se répercute ensuite dans les actes et dans les rapports extérieurs. Elle est ensuite la tendance des multiples vers l’Un, le détachement et la venue au jour d’une conscience universelle et absolue des nombreuses consciences contingentes et passagères. La démocratie devient ainsi, dans son intime substance, un fait de caractère religieux de création et de formation des consciences, prises dans la totalité de leur vie.

Dans l’apparente dissolution, laquelle n’est réelle que pour quelques formes historiques, relativement récentes, d’état de la pensée et de pathologie de l’esprit religieux (résumées par quelques-uns dans ce mot : cléricalisme), se dessine déjà, si nous ne nous trompons, un vigoureux mouvement de reconstitution.

M. Antonio Fogazzaro. Sénateur, Homme de lettres (Italie)

Parlons d’abord du sentiment religieux, puisqu’il précède l’idée dans le sens historique et dans le sens psychologique. Le sentiment religieux est tellement essentiel, à mon avis, à la nature humaine, que sa dissolution est impossible. Il a certainement évolué depuis les origines de l’humanité : la conscience d’une réalité surhumaine incarnant la beauté morale parfaite et suprême, l’aspiration à cette réalité conçue comme amour et intelligence, ont pris le dessus sur la terreur qu’on trouve à l’origine des religions, en la transformant en crainte filiale. Évoluera-t-il encore ? Je pense que oui, dans certaines limites. Je pense qu’il est en train d’évoluer comme aspiration et aussi comme crainte. Les progrès des sciences, qui sont intimement liés à l’évolution religieuse, ont ouvert dans ces derniers temps des vues nouvelles sur l’Inconnu qui ne nous entoure pas seulement, mais nous pénètre. En stimulant notre désir naturel de la vérité et en nous faisant sentir plus vivement nos impuissances, ces sciences nous reconduisent, d’une certaine manière, dans le sens d’une spirale, vers nos origines ; elles ravivent notre sentiment religieux par l’impression d’un mystère formidable, non pas pour notre existence physique, mais pour notre moi intérieur, dont le besoin suprême est de se reposer dans une conception rationnelle, claire et sûre de l’univers et de la vie.

Et l’idée religieuse évolue, nécessairement, d’une manière correspondante. Puisque l’élément mystérieux de la religion nous apparaît toujours plus réel et plus insondable, il s’ensuit que l’insuffisance des formules théologiques nous devient de plus en plus évidente et en même temps que le devoir de croire devient de plus en plus impérieux, car cette relation entre notre intelligence et la Réalité insondable est la seule possible ; car la disposition à croire nous est innée, et doit, par conséquent, s’appliquer ; car, enfin, il est difficile d’admettre que notre obligation envers la vérité cesse vis-à-vis d’une vérité qui s’impose à notre entendement, à notre imagination, aux instincts de notre cœur, sans se dévoiler, d’une vérité que nous ne pouvons pas comprendre, mais que nous pouvons aimer.

Nous n’allons pas vers la conception religieuse rêvée par des hommes de science, une conception où le surnaturel ne gênerait plus la morale. Nous allons vers une conception religieuse où le dogme tiendra une très grande place, mais où les relations entre l’intelligence humaine et le dogme seront des relations de foi vivante dépassant les formules, plongeant dans le mystère, y puisant l’amour, la force, la vie à traduire en action.

M. Vilfredo Pareto. Professeur à l’Université de Lausanne

Il faut d’abord définir les termes qu’on emploie.

J’entends par religion l’acquiescement à certains principes a priori, non démontrés ni démontrables scientifiquement ; cet acquiescement étant l’effet de sentiments vifs et puissants.

Cela posé, on peut énoncer les propositions suivantes, qui n’ont d’autre valeur que celle des faits qu’elles résument, et qui, par conséquent, séparées ici de ces faits, que nous avons exprimés autre part, pourront paraître paradoxales.

1° Le sentiment religieux varie fort peu d’un siècle à un autre. Ce sont les formes qu’il revêt qui peuvent varier considérablement ;

2° Actuellement, il se produit en Europe une fluctuation qui a fait perdre du terrain aux religions avec un Dieu personnel et des interventions surnaturelles, et qui en a fait gagner aux religions humanitaires, pacifistes, socialistes, et aussi à l’occultisme. Il est probable que les gains compensent à peu près les pertes ;

3° La religion est le ciment indispensable de toutes les sociétés humaines, telles que nous les connaissons.

Même là où l’uniformité paraît le plus fortement établie, la religion est réalité plus ou moins différente selon les différentes classes sociales. Il paraît utile pour la société que les principes religieux soient interprétés différemment selon les différentes fonctions sociales des hommes ;

4° L’effet social d’une religion n’a que peu de rapports avec sa théologie ou ses principes théoriques ; il dépend surtout des sentiments qu’elle développe ou qu’elle fortifie chez les hommes. Son succès est dû à cet effet social, et non à des recherches théologiques ni à des exégèses plus ou moins subtiles ;

5° Dans un milieu imbu de principes autoritaires, une religion de libre examen peut être utile ; dans un milieu tendant à l’anarchie, une religion autoritaire est indispensable pour empêcher la dissolution de la société. Il importe peu d’ailleurs que la forme de cette religion soit nouvelle ou ancienne.

Une nouvelle forme religieuse pourrait nous être donnée par le syndicalisme, qui, en dépit de son apparence anarchiste, est, au fond, grâce à son culte pour la force, une religion autoritaire.

Un mouvement de reflux peut se produire pour les anciennes religions.

Si de grandes et longues guerres survenaient, la religion patriotique aurait un regain considérable d’activité.

D’autre part, il est loin d’être démontré, par exemple, que le rôle du catholicisme soit fini dans le monde ; il se peut qu’à un moment donné cette religion devienne la seule ancre de salut pour les nations minées par l’anarchie et chez lesquelles le patriotisme va en s’affaiblissant. Seul le catholicisme romain peut remplir cette mission ; le néo-catholicisme n’est qu’une superfétation de l’humanitarisme et ne répond à aucun besoin réel des masses. Le Pape n’est guidé que par des motifs religieux, et pourtant son œuvre actuelle paraît, au point de vue scientifique, ce qu’il y a de plus parfait pour réserver l’avenir à la religion catholique.

Psychiatrie et sciences médicales.
Le Régicide Lucheni, par Ladame et Régis, in Archives d’Anthropologie criminelle

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 125-129.

Le 10 avril 1901, MM. les Drs Ladame, de Genève, et Régis, de Bordeaux, munis de toutes les autorisations nécessaires, sont allés visiter dans sa prison de l’Évêché, à Genève, Lucheni, l’assassin de l’impératrice Élisabeth d’Autriche. Leur but était d’arriver, par un examen direct psychique et physique — si tant est qu’il fût facilement praticable, — à établir dans quelle catégorie de criminels il pouvait être classé. Tous deux étaient, par leurs travaux personnels, très sûrement qualifiés pour une telle entreprise ; l’un d’eux a même écrit sur les Régicides une étude maintenant classique.

C’est le récit et les résultats de cette visite accompagnés des renseignements fournis par le dossier de la prison, antérieurement et postérieurement à 1901, que les deux psychiatres publient dans le dernier numéro (15 avril) des Archives d’Anthropologie criminelle.

Faut-il avec Lombroso, un peu trop fidèle à sa doctrine, voir dans Lucheni le criminel-né, le delinquente nato, en l’espèce « un épileptique influencé par l’impressionnante misère du peuple, en Italie » ?

Faut-il, au contraire, avec le Pr Gautier, criminaliste, et le Pr Forel, aliéniste, affirmer que le cas de Lucheni rentre dans la description du régicide type, telle que Régis l’avait déjà formulée dans son étude spéciale, telle qu’il l’a précisée de nouveau dans son Traité de psychiatrie, et telle qu’il la résume lui-même en ces quelques lignes :

Le régicide est, à toutes les époques et dans tous les pays, toujours le même. Ce n’est pas un fou complet, mais un demi-aliéné, un demi-fou, un dégénéré chez lequel se retrouvent les grands stigmates psychiques de la dégénérescence avec certains traits particuliers : hérédité habituellement mauvaise, instabilité, changement perpétuel de métier, de séjour et d’humeur, vanité, irritabilité, impulsivité, lucidité habituelle, comme caractères généraux ; mysticisme, tendance à subir les influences ambiantes, à se passionner pour une cause altruiste (religieuse, politique, nationale ou mondiale) que l’occasion fait surgir, idée fixe, en tuant un grand personnage, d’accomplir, au prix de la vie, une action d’éclat profitable à l’humanité, orgueil érostratique du crime commis, protestation indignée et violente contre l’imputation de folie, courage souvent extraordinaire dans les supplices, analogue à celui des martyrs d’une foi ou d’une idée…

Il est bien évident, après lecture de l’étude de MM. Ladame et Régis, étude qui vient remettre au point un cas si déformé par les nouvelles aussi fausses que sensationnelles lancées par les journaux à diverses époques que c’est Forel qui a raison, et qu’on est ici en présence du vrai et typique régicide tel qu’il est dépeint dans la description précédente.

Sa lucidité, non seulement Lucheni ne cesse de l’affirmer — ce qui ne prouverait pas grand’chose — mais il ne cesse de la prouver, non seulement au cours du procès, mais encore durant son séjour à la prison et pendant le long entretien de quatre heures qu’il eut avec les deux médecins. Pour peu qu’il ait confiance en ses interlocuteurs, il discute avec la plus grande netteté : ainsi, par exemple, il se défend d’avoir jamais été anarchiste au sens propre du mot. Il dit : « L’ordre ne peut régner sans maître dans une famille de huit personnes : à plus forte raison dans des familles de millions d’individus. » Comme on lui demande un autographe, il écrit : « La société est bien gouvernée quand les citoyens obéissent aux magistrats et les magistrats aux lois. » Il explique son crime par ce fait que rien ne le révolte comme l’idée d’injustice et que la société a été cruellement injuste vis-à-vis de lui, non seulement dans son enfance abandonnée aux caprices d’une série de maîtres indifférents ou haineux, mais quand, adulte, il demanda à servir son pays et ne trouva que prisons successives, ou quand soldat — et bon soldat — il demanda un emploi à son gouvernement et n’eut jamais de réponse. Une note de police dit qu’en racontant ce dernier fait, lui, si calme et toujours souriant, s’excite et paraît exaspéré par ce seul souvenir.

C’est d’ailleurs cet incident qui assombrit son caractère, le porta à s’inquiéter des imperfections sociales et à fréquenter les feuilles et les réunions révolutionnaires :

« Un jour, un orateur s’étant écrié dans son discours : Pour un sou vous vous faites tuer, pourquoide votre côté, ne cherchez-vous pas à tuer les grands ? Il pense que si un député parlait de la sorte, c’est qu’il manquait quelqu’un pour être le premier. » Il résolut d’être celui-là. Pourquoi vous, lui demande-t-on ? Parce que, répond-il, l’injustice m’avait frappé plus que les autres. Peu lui importait d’ailleurs la victime. Il avait choisi d’abord le prince Henri d’Orléans, dont les journaux lui annonçaient la venue : le prince n’arrivant pas, il frappe l’impératrice Élisabeth en se disant : « Voilà, Société, ce que tu fais de tes enfants. »

Il s’émeut un peu en racontant, en mimant son acte. Il le regrette même parfois, quand il trouve de la douceur chez ses gardiens, mais il n’en persiste pas moins à attribuer à son geste quelque chose de providentiel, et à y voir un avertissement de la divinité. Bien qu’il nie avoir aucune religion, il dit à ce propos : « La question est là : ou Dieu est avec moi, ou il n’existe pas. »

Il lit beaucoup, avec passion, et ses lectures, dont il est très fier, s’adressent aux auteurs les plus sérieux : Montesquieu, Voltaire… Il a acquis ainsi une certaine érudition dont il aime à faire étalage. Constamment il cite ses auteurs et le plus souvent avec exactitude et à propos.

Il se complaît dans la lecture de la Bible, qu’il trouve très intéressante et qu’il cite dans sa conversation avec tous les détails de la référence, comme lorsqu’il nous dit par exemple : Fuore di me, vous ne pouvez rien faire (saint Jean, chap. VII).

D’ailleurs les accès de folie qu’avaient annoncés les journaux depuis son internement à l’Évêché sont de pure invention et n’ont jamais été constatés par qui que ce soit.

Lucheni n’a ni idées délirantes proprement dites, ni hallucinations diurnes ou oniriques, ni même des obsessions. Mais c’est un instable et un impulsif. Il s’anime en parlant. Et lorsque la conversation l’intéresse et le passionne il devient rouge et tremble de façon très marquée.

Cette irritabilité, cette impulsivité se remarquent surtout quand il se croit victime d’une injustice : la colère s’empare de lui tout d’un coup. Il dit que, dans ces cas, le sang lui monte à la tête, il éprouve un choc à la nuque, comme un coup de râpe. C’est ce qui explique les violences auxquelles il se livra à trois reprises différentes depuis son internement. La première fois, le 28 février 1900, il voulut tuer le directeur, parce que celui-ci, s’appuyant sur le règlement, ne l’avait autorisé à emprunter qu’un livre par semaine, au lieu de deux qu’il réclamait. Or Lucheni avait toujours eu pour le directeur des sentiments de déférence et de respect : il lui demanda d’ailleurs pardon dans une lettre curieuse, trois mois après. Dans deux autres circonstances, en 1902, à la suite d’observations que lui tirent ses gardiens, il bondit sur eux et leur aurait peut-être fait un mauvais parti si on n’était survenu à temps.

C’est cette même impulsivité qui le fait se cabrer quand il entend une affirmation qu’il croit injuste ou fausse, et qui le fait protester violemment, même à l’encontre de ses intérêts, comme cela se voit fréquemment au cours de son procès.

D’ailleurs, de ses intérêts il se préoccupe assez peu ; il est surtout attaché à la défense de ses idées. Il n’en est pas de même quand il s’agit des intérêts des autres qu’il croit lésés. C’est que, comme les régicides vrais, il est imprégné d’un altruisme qui est d’ailleurs pour lui la raison, l’explication et l’excuse de ses actes, en dehors, bien entendu, de scs accès impulsifs proprement dits, où seule la colère agit.

C’est l’altruisme qui, comme nous l’avons vu, l’a dirigé vers l’assassinat, en lui faisant ainsi donner le signal, qu’on réclamait, des revendications des opprimés. Il en donne de fréquents exemples depuis son incarcération. Ainsi il ne s’est jamais plaint de son séjour à la prison, ni de ses punitions de cachot, ni de la perspective de la perpétuité de son internement : il a même à ce sujet une certaine philosophie et dit : « La vie est brève. Fugit irreparabile tempus. » Mais il s’émeut quand il parle des deux mois de prison préventive que fit son camarade le menuisier Martinelli, qui fabriqua un manche en bois pour la lime qui blessa à mort l’impératrice. Lucheni ne cesse de répéter que Martinelli ne savait rien et il ajoute « qu’il regrette davantage l’emprisonnement de deux mois de cet homme, dont il fut cause, que sa condamnation à perpétuité ».

Un autre exemple bien intéressant du caractère particulier de Lucheni est celui-ci, que nous devons à MM. Ladame et Régis.

Le vendredi 25 avril 1905 il demande à parler au directeur de la prison, et lui explique que, violemment indigné par la lecture des Annales politiques et littéraires du dimanche précédent, il voulait écrire auxdites Annales pour protester. Comme on lui répondit que le règlement s’y opposait, il demanda qu’on découpât l’article, qu’on le collât sur une feuille de papier au dos de laquelle il formulerait sa protestation. Ce qui fut fait. La feuille a été conservée au dossier.

Ce qui avait indigné Lucheni c’est que le rédacteur de l’article, parlant du châtiment des criminels par la captivité perpétuelle, écrivait en racontant qu’il avait pu jeter un coup-d’œil dans la cellule où moisissait Lucheni :

Je sens encore le frisson d’horreur qui me parcourut les os, à la vue du misérable ; il ne se savait pas regardé, il tournait comme une hyène en cage… Vous représentez-vous les semaines succédant aux semaines, les mois aux mois, les années aux années, et ce captif n’ayant d’autre horizon que les murs de sa geôle, s’y cognant le front, ou bien, frappé de stupeur, les contemplant d’un air morne, glissant peu à peu dans l’abrutissement, dans la folie ?

Or, Lucheni, indifférent à tout ce qu’on pouvait dire de lui et de ses actes, ne put supporter qu’on accusât la ville de Genève de lui faire mener une existence si misérable, et répond vertement à l’auteur qu’il a été victime de son imagination, que, loin de vivre sous terre, il habite au deuxième une cellule peinte à l’huile, pareille aux chambres des fonctionnaires français, d’où il assiste au lever et au coucher du soleil. Puis il ajoute, et cela donne un bien curieux aperçu du caractère de Lucheni :

… Je vais donc faire un petit tour, comme une hyène dans sa cage, simplement pour vous contenter. À gauche, en entrant, voici le lit digne pas seulement d’un rustique tel que moi, non, mais d’un sybarite ; voici la lumière et la sonnerie électrique pareille à ceux de l’Hôtel du Trocadéro ; un miroir, marque : Saint-Gobain, à moins qu’elle ne soit une contrefaçon. Voici un porte-manteau à 6 branches, ce qui signifie, ce me semble, qu’on me donne de quoi l’occuper. Je m’ôte, en ce moment mon bonnet, car me voici arrivé devant mon… sanctuaire, c’est-à-dire une étagère à trois étages, bien garnis non pas d’araignées et cafards — non — sauf quelques balourdes mouches, les insectes sont totalement inconnus dans cette prison, mais par des livres ; des livres, non pas ordinaires, comme l’extérieur de ma personne pourrait vous le faire croire, mais de ceux qu’on appelle classiques… Les voici : 1er étage, Montesquieu au complet ; de J.-J. Rousseau il n’y manque pas grand’chose ; le 3e étage ploye sous le poids des historiens romains, je préviens sa rupture en le soutenant avec du Montaigne et du Pascal qui se trouvent au 2e ; c’est à cet étage que se trouvent mes nombreux livres et cahiers d’école où j’ai le plaisir (sous les ordres d’un professeur très consciencieux), d’apprendre le français, puis également l’allemand. Dante, que je connais à mémoire, je l’ai relégué sous le lit. — En outre, mais je crois que cela suffira, n’est-ce pas, pour vous convaincre que les Barbares Genevois font subir à leurs prisonniers des tortures atroces

Puis il parle de la nourriture, notamment du café au lait et du chocolat, des raffinements de toilette inconnus de lui jusqu’alors, tels que les chaussettes et les caleçons, et il termine en disant :

Comment avez-vous pu permettre qu’un de vos collaborateurs ait eu l’audace de calomnier cette bonne Suisse, et qui est plus, ce beau, ce noble canton de Genève, ce morceau de paradis que les Dieux semblent l’avoir oublié ici sur terre exprès pour le donner en exemple aux autres peuples…

Les documents apportés par MM. Ladame et Régis doivent faire disparaître les dernières objections qu’on eût pu être tenté d’apporter à l’admission de Lucheni dans le cadre aujourd’hui si nettement délimité des régicides de tous les temps.

Art ancien.
Teodore de Wyzewa : L’œuvre peint de Jean Dominique Ingres (Frédéric Gittler) [extrait]

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 154-160 [158].

[…]

Malheureusement, Ingres fut gâté par l’italianisme. Je ne puis, ainsi que le fait de M. de Wyzewa, tenir pour un chef-d’œuvre absolu du portrait le Castiglione de Raphaël au Louvre. Si l’œuvre a un grand air décoratif elle manque complètement, ainsi que je l’ai déjà à plusieurs reprises fait remarquer, de plénitude de formes, de franchise de modèle, de caractère. Je ne parle pas du coloris, qui est nul. C’est une œuvre qui n’atteint que difficilement à la qualité d’un Sébastien del Piombo, et les portraits d’Ingres valent mieux. Une œuvre de lui indique d’ailleurs combien l’influence italienne eût pu être néfaste pour le peintre français : c’est celle où le musicien Cherubini est représenté avec la Muse derrière lui.

Je n’ai jamais pu regarder cette peinture, écrivais-je jadis dans la Revue Bleue, sans ressentir la désagréable impression d’une dissonance complète. Autant le portrait de compositeur est d’un saisissant relief, autant la Muse idéale est d’une plate convention. Ces deux figures synthétisent bien les deux moyens contraires de poursuivre l’harmonie des formes. Les uns recherchent l’harmonie spéciale à chaque individu ; chaque nouveau modèle est un prétexte à découvrir un accord nouveau des formes ; dans chaque visage les lignes se rejoignent, se relient, se prolongent, se simplifient selon un mode unique, et leur art est ainsi aussi varié que la vie. Les autres, au contraire, les académiques, négligent l’accent individuel pour ne conserver que le caractère commun à tous les individus ; ils obtiennent rapidement un schéma qui leur permettra de supprimer toute observation ; ils établissent un code de ce qu’en leur jargon profanateur ils appellent la beauté, et qui n’est que la régularité, de ce qu’ils appellent le style et qui n’est qu’une mécanique stylisation, de ce qu’ils appellent l’art et qui n’est qu’un cliché. Ce code, qui empêche toute personnalité, n’a d’ailleurs même pas l’avantage de faire produire des œuvres d’une portée plus universelle : car, par le fait même qu’elle prend son origine dans la vie, l’œuvre d’observation en conserve forcément et beaucoup plus sûrement les caractères généraux, à côté des caractères particuliers. Ingres, le père Ingres, n’a pas évité le péché académique : la Muse de Chérubini en est un des exemples.

[…]

Lettres portugaises.
J.-A. d’Oliveira Mascarenhas : O Trovador da Infanta, roman ; Viuva Tavares Cardoso, Liaboa. — L’églogue [extrait].

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 172-176 [175].

[…]

Le romancier n’a garde d’omettre cet épisode ; c’est la vie entière du poète qu’il remet en scène, depuis la fuite en Espagne tout enfant, sous le coup d’une menace de mort portée par le roi Joâo II contre sa famille, jusqu’au départ pour l’Italie de l’infante Beatriz, devenue duchesse de Savoie. Les péripéties sont cruelles, rapides et nombreuses : toute une époque de fièvre et de conspirations ressuscite sous nos yeux ; c’est aussi l’ère nouvelle des grandes découvertes. Au reste, les successeurs de D. Joâo II avaient fait grâce aux familles compromises dans les conspirations des ducs de Bragance et de Vizeu, et Bernardim n’avait pas eu à s’en plaindre. Le désespoir d’un irréalisable amour devait, hélas ! le conduire à la folie, puis à la mort. Cette passion fit de lui, dans le genre pastoral qu’il innova, l’un des lyriques les plus exaltés de tous les temps.

Malgré l’opinion courante, il faut considérer, de ce fait, le Portugal comme la véritable patrie de l’églogue moderne, que l’Italie commença également de cultiver vers la même époque. Bernardim Ribeiro dit lui-même qu’« il se mit à chanter en forme de Solao, qui était le genre consacré aux choses tristes ». — « Ceci nous explique, ajoute Theophilo Braga, comment le genre pastoral, développé ensuite par des écrivains savants, naquit de la persistance d’une tradition nationale ; la forme que lui donna Bernardim est antérieure à l’imitation directe de l’Italie, introduite par les poètes de l’école de Sà de Miranda. »

[…]

Lettres hongroises.
Memento [extrait]

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 176-180 [180]

[…]

Balla Ignacz : Dél (Midi), un volume de poésies : impression d’Italie, chants patriotiques, vers d’amour. Édition Lampel Budapest.