(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907 »

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907

Histoire

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907, p. 704-709.

Charles Benoist : Le Machiavélisme, I : Avant Machiavel, Plon

M. Charles Benoist a entrepris, et l’idée n’est pas malheureuse, pour bien des raisons, une importante histoire du Machiavélisme, plutôt que de Machiavel, dont le premier volume paraît aujourd’hui. Nous nous réservons de revenir avec quelque détail sur cette œuvre, lorsqu’elle sera complétée. Dans ce premier volume, Avant Machiavel, l’auteur a rassemblé tous les traits de « machiavélisme » dont abonde l’histoire des États italiens ; car Machiavel n’a pas créé, il a formulé ce que l’on a appelé, d’après lui, le machiavélisme, et ce qu’il a observé, dans son livre du « Prince », d’après nature, d’après ce César Borgia qui lui-même eut pour prédécesseurs quelques types déjà caractéristiques de politicantes italiens, tels que Castruccio Castracani, le plus ancien, puis les deux premiers Sforza, Bianca Maria Visconti, Girolamo Riaro, Catherine Sforza.

M. Ch. Benoist étudie dans les premiers chapitres ces exemplaires préparatoires, à partir du Sforza. Le gros œuvre du livre se compose du récit, très étudié, des relations de Machiavel avec César Borgia, au moment le plus brillant et le plus caractéristique de la carrière de celui-ci, lorsqu’il conquiert la Romagne, et négocie avec Machiavel, secrétaire de la seigneurie de Florence, l’alliance de cette république.

Dans une dernière partie est exposée la science politique en Italie avant Machiavel. Cette science avait d’abord été théologique ; au quinzième siècle, avec les progrès de l’érudition, elle devient humaniste. Mais les humanistes condensent seulement la science de l’État en lieux communs empruntés de l’antiquité, de même que les scolastiques s’étaient contentés de lieux communs théologiques. Cependant on ne peut méconnaître que l’humanisme ait ici préparé le terrain, et l’eût très efficacement préparé, lorsque Machiavel parut avec son réalisme humain, conçu dans l’observation aiguë des hommes et des choses de son temps, d’un César Borgia notamment, réalisme qui, appliqué étroitement à l’art du Politique, est l’essence du machiavélisme.

M. Charles Benoist n’a pas méconnu ce réalisme profond. C’est, je ne dirai pas le goût, mais le sentiment vif de ce réalisme qui lui a inspiré son œuvre. À la bonne heure ! C’est en quoi son livre est le bienvenu. — Ajoutez que M. Charles Benoist est un homme politique distingué, une des têtes perspicaces du personnel parlementaire. Il compare assez volontiers, nous assure-t-on, les chefs de parti du Palais-Bourbon (la comparaison est bien flatteuse pour ceux-ci) aux chefs de bandes italiens qu’il a si bien étudiés. Il faut s’attendre à trouver, de ce fait, un ragoût particulier dans les volumes suivants, dans les conclusions « expérimentales » que comporte une telle étude, du point de vue politicien et démocratique. Nous reviendrons sur cet ouvrage, avons-nous dit.

Philippe Monnier : Venise au XVIIIe siècle, Perrin

Le peuple était gouverné avec douceur, mis à portée de satisfaire facilement à ses besoins ; en un mot, assez heureux, et même agréablement distrait par des fêtes, des spectacles, qu’un gouvernement, grave d’ailleurs, mais qui avait des vues d’édilité, prenait soin de multiplier ; aussi le peuple de la capitale a-t-il constamment manifesté un véritable esprit national. Ce patriotisme avait plusieurs causes : l’antiquité de la république, de glorieux souvenirs, les moyens que le commerce offrait pour subsister, et la singularité du site de Venise, qui ne permettait pas à ses citoyens de retrouver ailleurs les mêmes habitudes.

Ainsi s’exprime Daru, en son sérieux style empire qui porte le roi de habit brodé du haut fonctionnaire, au tome VII de son Histoire de Venise. Qui aurait dit qu’un mot, qui se détache dans cette grisaille de considérations académiques, le mot « singularité » appliqué au site de Venise, serait devenu, au bout d’un siècle, à l’issue des accroissements de l’érudition et des apports de la couleur, le thème fécond, varié, inépuisable du charmant livre que voici :

L’âme est hilare, remarque à son tour, de Venise, M. Philippe Monnier. On rit si gaiement. C’est que rien que par elle-même déjà, Venise offre toute la drôlerie d’un anachronisme. C’est une île et comme la plupart des îles, choses risibles, elle abrite des mœurs bizarres, qui n’appartiennent qu’à elle, et frappent l’étranger de surprise. À l’homme du continent, tout apparaît curieux, singulier, divertissant, de cette civilisation lointaine aux formes imprévues, aux modes impayables, dont aucun geste ni aucun rite n’a changé.

Et M. Monnier s’est donc diverti tant qu’il a pu. Il a ramassé, en 400 pages, la collection complète des singularités vénitiennes. Au xviiie  siècle, elles foisonnèrent comme jamais ; et c’est l’époque choisie par l’auteur. Venise, dans l’Europe du xviiie  siècle, c’était un peu Nice et Monaco dans l’Europe du xixe . Le rapprochement, d’ailleurs, doit se bornera cette analogie très générale, car rien, dans ces modernes centres du plaisir, ne soutiendrait, bien entendu, la comparaison. Où trouver ailleurs, et dans quel autre temps, un spectacle comme celui de cette immense création millénaire, Venise, de cette histoire qui, le long des siècles, accumule toutes les gloires, toutes les somptuosités, toutes les tragédies, pour finir… en un éclat de rire ; qui fait servir les matériaux inouïs d’une civilisation qu’un effort titanesque étendit sur tout l’Orient… à l’ornement du carnaval où s’acheva la vie de la « cité joyeuse » ? M. Philippe Monnier a, sous ce rapport, laissé peut-être de côté la moitié de son sujet, et je m’expliquerai bientôt là-dessus. Ce qu’il nous donne est d’ailleurs considérable, cette Venise du xviiie  siècle, étudiée, ou plutôt racontée, décrite (car rien de plus descriptif que ce livre) dans cette nuance d’âme qui fut la sienne, singulière, mais heureuse en sa légèreté harmonieuse ; dans cette nuance, composée, en sa claire unité, de légèreté, de festivité, de sensualité fine, de galanterie ingénieuse, de tendresse, d’esprit, de sens du comique et du menu, avec la largeur de son amour de la mélodie et de l’éclat de son amour de la couleur. C’est ceci qu’expriment au xviiie  siècle ses poètes, ses artistes, ses auteurs, ses gazetiers, ses aventuriers, spirituellement étudiés par M. Monnier, « Goldoni, les deux Gozzi et la Rosalba, Guardi et le Buranello, Da Ponte, Casanova, les Granelleschi, etc. ». C’est ce qu’ils expriment « en miniatures et mélodies, en comédies et chansonnettes, en tableautins, en escapades et lestes choses ».

Groupons les chapitres : les trois chapitres de psychologie générale : « La Vie légère » ; « les Fêtes, le Carnaval, la Villégiature » ; « les Femmes, l’amour et le cavalier servant » ; le chapitre dédié aux gens d’esprit, résumés en Gasparo Gozzi, le critique et gazetier ; le chapitre sur la musique, le chapitre sur la peinture ; les trois chapitres sur le théâtre vénitien : le premier nous décrivant l’ancien théâtre à masques, la Commedia dell’arte ; le deuxième étudiant la comédie plus large, plus humaine et cependant toujours essentiellement vénitienne, de Goldoni ; le troisième montrant, dans les pièces de Carlo Gozzi, le retour à la vieille comédie italienne des Truffaldins et des Pantalons ; enfin, après une esquisse verveuse des aventures de Casanova, le tableau de la bourgeoisie, « dont les anciennes vertus se dissolvent à l’air nouveau », et du peuple, « admirable réserve sociale », mais qui n’a « jamais pris conscience de ses droits ». Et, par ailleurs, la noblesse est dissoute. Aussi quand c’est « fini de rire », quand arrive Bonaparte, le dur jeune homme à la vie de privations et d’efforts, « maigre, impérieux, taciturne », l’effondrement est-il soudain et total. J’y sens cependant plus de douleur que, tout étourdi des grelots de ce long carnaval secoués pendant quatre cents pages, M. Monnier ne semble en avoir perçu. S’il y eut bien de l’indécence, ce fut aussi une scène noblement tragique, que celle où l’ex-doge Ludovico Manini, le dernier doge de Venise, au moment de prêter serment d’obéissance entre les mains de Pesaro, son propre compatriote devenu commissaire autrichien, fut saisi d’une telle émotion qu’il tomba sans connaissance. Je cherche en vain cette scène aux dernières pages du livre. Cette minute suprême y manque.

C’est qu’aussi, plein de verve, d’invention même, dans le rendu des nuances légères, spirituelles, tendres, lumineuses, délicieusement singulières, d’une civilisation de joie et de couleur enfermée dans une île, — avec une érudition minutieuse et savoureuse aidant, à chaque page, aux trouvailles de plume, — le style de ce livre ignore un peu trop (j’entends bien qu’il ne pouvait pas les constater au xviiie  siècle) les grands côtés de l’histoire de Venise, la largeur, la gravité. Les patriciens de la Dominante ne se sont pas toujours dépêchés, pour aller au Carnaval, de déserter la salle du Conseil, « la manche de leur habit d’Arlequin déjà passée ». De la Venise héroïque à la Venise carnavalesque, il aurait fallu peut-être ménager plus longuement la transition. Transition profonde et pathétique ! Tout un arrière-fond de mâles et graves fastes doit s’évoquer sous la fête du xviiie  siècle. À nous faire voir plus loin que celle-ci, l’historien eût, dans celle-ci même, mis un tragique secret, qui eût complété l’évocation psychologique. C’est dans ce sens, disions-nous plus haut, qu’une partie, inséparable, du sujet n’est point traitée. Cela n’empêche pas ce livre d’être l’une des plus remarquables œuvres d’histoire pittoresque parues depuis quelque temps.

Art ancien.
Lionello Venturi : Le Origine della pittura veneziana (1300-1500) (Venise, Istituto di arti grafiche, 30 fr.)

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907, p. 738-743.

M. Lionello Venturi vient de faire paraître sur les Origines de la peinture vénitienne un important ouvrage analogue à ceux déjà publiés par M. Fierens-Gevaert sur les primitifs flamands, par M. G. Lafenestre sur les primitifs français, par M. Sanpere y Miguel sur les quattrocentistes catalans. Cette sorte de travaux est particulièrement précieuse en ce qu’elle résume et met au point en un seul volume toute une partie de l’histoire de l’art ; M. Lionello Venturi s’est parfaitement acquitté de cette tâche délicate. Il rappelle en son livre non seulement tout ce qui est connu de la vie des premiers Vénitiens, mais encore il catalogue la plupart de leurs œuvres, et note les tableaux dont l’authenticité absolue peut servir de point de départ pour l’étude d’un peintre. La reproduction excellente de nombreuses peintures facilite encore cette étude.

L’école primitive vénitienne n’a du reste pas l’importance de l’école contemporaine florentine. Si un Antonio Veneziano va travailler au Campo Santo de Pise dans la seconde moitié du xive  siècle, c’est en disciple des Florentins. Les peintres de la lagune s’en tiennent à un mélange des traditions byzantines et gothiques et le plus séduisant de ces artistes est sans doute le successeur de Paolo de Venise, ce Lorenzo Veneziano qui depuis son polyptyque de l’Annonciation (1357) jusqu’à la Madone du Louvre (1372) montre en ses figures un charme comparable à celui des anciennes vierges de Cologne. Après lui Stefano de Venise, Caterino, Nicoletto Semitecolo et surtout Donato, qui fait déjà preuve en sa collaboration au Couronnement de la Vierge de la collection Querini-Stampalia de grandes qualités de coloriste, puis un Jacobello Bonomo, un Niccolo di Pietro épuisent la sève de cette première école locale que le seul contact du timide Guariento, venu probablement de Padoue, ne pouvait vivifier.

C’est seulement au xve  siècle que les influences de Gentile da Fabriano, de Jean d’Allemagne viennent renouveler l’art vénitien. Gentile travaille en effet dans la salle du Grand Conseil, entre 1411 et 1414, année où il se trouve à la cour de Pandolfo Malatesta. Michele di Matteo Lambertini devait suivre ses traces, de même que le délicieux anonyme qui a peint les quatre tableaux de la Salle des sept mètres au Louvre, représentant des scènes de la vie de la Vierge et du Christ, artiste populaire, habile à faire chanter les tons les plus exquis. Pisanello avait de son côté terminé sa fresque au même Palais des doges avant 1419. Ces peintures ont disparu ; quelques critiques pourtant ont voulu, mais sans preuves décisives, voir dans un dessin du Louvre l’idée première de l’œuvre de Pisanello. La merveilleuse fresque de San Fermo Maggiore, à Vérone, nous renseigne d’ailleurs suffisamment sur les dons de Pisanello et l’on y peut constater une affinité curieuse avec l’école de Cologne. C’est que Vérone par sa situation se rattachait à l’Allemagne et M. Lionello Venturi a parfaitement noté ce rapprochement.

Il y a de grandes ressemblances, écrit-il, entre l’art véronais renouvelé et celui de maître Wilhelm et de l’école colonaise. Contemporain d’Altichiero, maître Wilhelm ne conçoit pas des scènes grandioses, des groupements subordonnés à l’harmonie des lignes architectoniques ; il ne peint que des tableaux d’autel divisés en nombreux compartiments et de bon miniaturiste il devient ainsi un rénovateur de la peinture, en apportant un soin nouveau à la reproduction du vrai et à la justesse du mouvement. Avec lui la figure prend corps isolément, le groupe se détache bien du fond, le moindre détail est infiniment soigné, les couleurs, tout en restant les anciennes, sont accordées dans une gamme et avec une finesse nouvelles. Miniaturiste toujours, il évite autant que possible les grandes proportions qui deviennent chez lui défectueuses. Avec ces tendances, semblables en beaucoup de points à celles de Stefano da Zevio et de ses compagnons, il travaille au déclin du xive  siècle, peu de temps avant qu’elles soient adoptées à Vérone. Si donc on est amené à voir des relations directes entre les deux écoles, la chronologie oblige d’admettre une influence de l’école colonaise sur la véronaise.

Un Jacobello del Fiore avec son allégorie de la Justice, un Michele Giambono plus encore avec son polyptyque du Rédempteur à Venise et l’admirable Christ du musée de Padoue que lui attribue M. L. Venturi, continuent ce courant colono-véronais. Il se manifeste directement par ce Jean d’Allemagne qui en 1444 signe avec Antonio Vivarini le Paradis de l’église San Pantaleone et qui peint avec le même Vénitien la Sainte-Sabine de San Zaccaria et la Madone de la galerie de Venise. Nul doute d’ailleurs que Jean d’Allemagne n’ait la plus grande part en ces peintures ; outre qu’il signe en premier, il donne aux figures un charme, au coloris une richesse, à la composition un mouvement inconnus du premier Vivarini.

Jacopo Bellini, esprit supérieur et grand dessinateur, allait à son tour faire son profit de ces enseignements divers et être le véritable précurseur de la Renaissance. Sans doute élève lui-même de Gentile da Fabriano dont il fit un portrait de profil aujourd’hui perdu, il fut à Ferrare le concurrent heureux de Pisanello lui-même, pour obtenir la charge de portraitiste de Lionel d’Este. On ne saurait guère contester aujourd’hui que l’effigie magistrale que Pisanello fit de ce prince, et qui est maintenant au musée de Bergame, ne soit, par la sûreté de la ligne, par la largeur des plans, par le caractère de la physionomie, par la clarté de la présentation, supérieure à un petit portrait comme celui que Jacopo peignit dans sa Madone du Louvre Lionel d’Este y est agenouillé devant la Vierge et sans doute en raison des petites dimensions de la figure le peintre n’a pu la traiter avec la même netteté que Pisanello. Une autre Madone de Jacopo est au musée des Offices ; antérieure à celle du Louvre, elle se détache sur un fond uni au lieu du fond de paysage rocheux qui servit pour la Madone de Lionel d’Este ; l’attitude, plus hiératique, est d’un grand effet décoratif ; les lignes et le modelé sont d’une remarquable beauté. Faut-il accorder encore au vieux Bellini, comme la fait M. L. Venturi, l’Annonciation de Brescia ? Les raisons que donne le critique font en effet complètement écarter l’Angelico et Paolo de Brescia, et semblent assez déterminantes en faveur de Jacopo.

Mais c’est surtout comme dessinateur que l’artiste nous est aujourd’hui connu ; ses deux cahiers de dessins, celui du British Museum qui est le plus ancien et celui du Louvre lui donnent une importance spéciale dans l’histoire de l’art vénitien. On y peut voir en effet comment il réforma la conception du décor et comment il harmonisa le décor classique et le décor médiéval.

Aucun artiste du commencement du Quattrocento, dit M. L. Venturi, n’offre une aussi grande abondance de dessins que lui et Pisanello. Les deux peintres, qui pendant un certain temps eurent tant d’affinité d’esprit, furent rivaux à la cour de Ferrare, et ils se distinguèrent de leurs contemporains par leur caractère de précurseurs. La réforme qu’ils tentèrent heureusement et que l’Italie septentrionale était mûre pour accueillir, fut préparée avec une longue patience : Pisanello la dirigea du côté de la vérité des costumes contemporains et la recherche agréable des motifs de genre, du côté de la reproduction incomparable des animaux, délice des cours du temps.

Une autre influence allait s’exercer à Venise, celle du Squarcione. Bien que Jacopo ait réussi à s’allier Mantegna et que ses fils, Gentile le magistral portraitiste de Mahomet II et de Catherine Cornaro, et Giovanni le peintre des madones les plus charmantes de Venise, aient en même temps que Carpaccio préparé l’école nouvelle du Giorgione et du Titien, le courant padouan n’en eut pas moins son importance. Le mystérieux Antonio da Negroponte, dont on ignore toute la vie et dont on ne connaît qu’une œuvre, mais d’une exquise beauté, la Madone de San Francesco della Vigna, fut certes d’un exemple profitable aux squarcionesques, Bartolomeo Vivarini et Carlo Crivelli. Squarcione lui-même travailla en 1466 pour Saint-Marc et son élève, Marco Zoppo, eut un atelier à Venise, ainsi que Cosimo Tura.

La personnalité du premier Vivarini, Antonio, est un peu effacée par ses collaborations successives avec Jean d’Allemagne et son propre frère Bartolomeo. Celui-ci s’efforça comme Squarcione de donner aux chairs et aux étoffes un relief et une solidité quasi métalliques. Son nom apparaît pour la première fois dans le polyptyque de Bologne peint en 1450 avec son frère aîné ; il y recherche déjà cette plénitude qui sera sa qualité dominante. En 1459, Bartolomeo signe seul le Jean de Capistran du Louvre et la Madone de Murano. La Madone de Venise et celle du musée de Naples surtout valent par cette recherche ornementale inaugurée par Antonio da Negroponte et poursuivie par Crivelli. Mais le chef-d’œuvre de Bartolomeo Vivarini est peut-être le triptyque de San Giovanni in Bragora à Venise ; la largeur du dessin de la Madone centrale, la vivacité des couleurs en font une peinture de premier ordre. Un Quirizio da Murano, non plus qu’un Antonio da Murano, ne sauront faire preuve d’une égale puissance, mais celui-là conservera un sens décoratif charmant et le second s’approchera parfois du naturel d’Alvise Vivarini.

Alvise, fils d’Antonio, est le dernier et le plus grand des trois Vivarini. Influencé par Antonello de Messine, dont les portraits de la collection Trivulce et du Louvre sont universellement admirés, Alvise arriva de son côté à une force incomparable de modelé et à une synthèse magnifique des plans dans des œuvres comme sa Sainte-Claire. Sa première peinture connue est la Madone de Montefiorentino ; celle de la galerie de Venise date de 1480 ; il s’y montre définitivement libéré de l’ancien polyptyque à compartiments, les saints formant autour de la Vierge un groupe heureusement disposé ; le dessin des figures est d’une vérité et d’un naturel jusqu’alors ignorés.

En 1488 Alvise peignit un tableau pour la salle du Grand Conseil et l’année suivante sa Madone de l’église du Rédempteur : on y trouve encore ce goût de la réalité qui se manifeste dans la nature morte du premier plan, poires, cerises et pommes, mais la facture est plus molle et moins serrée, sans avoir encore cette liberté et ce charme qui feront le prix des Giorgione. Il mourut dans les premières années du xvie  siècle et Marco Basaïti termina son Saint Ambroise de l’église Santa Maria de’ Frari.

Carlo Crivelli est un artiste d’exception. Entraîné par le mouvement squarcionesque, par l’exemple d’Antonio da Negroponte et de Bartolomeo Vivarini, il quitta Venise vers 1468, c’est-à-dire trop tôt pour assister à l’évolution de ses contemporains, et il mourut dans les Marches vers 1493, sans avoir pu savoir comment, par les successeurs d’Alvise, Cima da Conegliano, Bartolomeo Montagna et Giovanni Bonconsigli de Vicence, celui-ci auteur d’une très belle Pietà, l’art vénitien allait s’unifier pour arriver aux maîtres du xvie  siècle. Tout à la fois décorateur dans la composition et vériste dans le détail, il s’en tint aux anciens tableaux à compartiments. Avant de quitter Venise, il avait eu d’ailleurs une vie assez mouvementée ; en 1467, il avait été condamné à deux mois de prison et deux cents livres d’amende pour avoir enlevé Tarsia, femme de Francesco Cortese, et l’avoir tenue cachée plusieurs mois dans sa maison. De 1473 à 1482, il resta sans doute à Ascoli ; cette même année, il alla peindre son triptyque de Camerino, maintenant à Brera, et revint à Ascoli en 1486 exécuter la commande de la grande Annonciation, qui est aujourd’hui à Londres.

S’il subit dans ses premières œuvres, dont les madones de Vérone et de la collection de Stuers à Paris sont le type, l’influence d’Antonio de Negroponte et peut-être aussi celle de Gregorio Schiavone, l’élève du Squarcione, dès son départ de Venise, sa personnalité se développa en toute indépendance et le perfectionnement de sa technique ne subit guère d’arrêt. Crivelli occupe dans l’art vénitien une place un peu analogue à celle que tient Botticelli dans l’art florentin. L’hiératisme de ses vierges, la fidélité de ses représentations de fruits, de fleurs et d’oiseaux, le bel équilibre décoratif de sa composition, la richesse de son coloris nous séduisent infiniment. L’Annonciation de la National Gallery est à coup sûr un chef-d’œuvre d’invention et de grâce, et même le côté douloureusement caractéristique de sa Pietà du Vatican n’est pas pour nous déplaire. La Madone du musée Brera (1493) est sa dernière œuvre et l’une des plus belles ; l’artiste a ajouté à sa signature sa qualité d’eques laureatus, dont l’avait honoré Ferdinando di Capua. Son nom d’ailleurs est de jour en jour remis en honneur, et M. Lionello Venturi, après M. Rushforth, lui a donné la place qu’il méritait dans son très intéressant ouvrage.