(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907 »

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907

La question religieuse. Enquête internationale [I]

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907, p. 577-622 [577-578, 581-582, 608-609].

[Questionnaire]

Il est incontestable que les études religieuses ont pris, durant ces dernières années, un développement extraordinaire ; jamais peut-être, depuis la Réforme, on n’avait montré une telle curiosité pour tout ce qui concerne la religion, un tel travail d’érudition, de critique et de propagande. C’est la publication, dans tous les pays, d’ouvrages de tout premier ordre sur les questions religieuses ; c’est la création ou l’extension de revues consacrées à la philosophie religieuse, à l’histoire des religions, à la polémique ; c’est enfin le nombre toujours plus grand de conférences et de cours réguliers où l’on étudie l’idée religieuse dans toutes ses manifestations. Faut-il rappeler les enseignements qui sont donnés, en France, au Musée Guimet, à l’École pratique des Hautes Études, au Collège de France, à l’École d’Anthropologie, au Collège Libre des Sciences sociales, à l’École des Hautes Études sociales, dans les écoles confessionnelles, dans nos diverses Facultés, et particulièrement la création récente, à la Sorbonne, de plusieurs chaires d’histoire religieuse ?… À la faveur de cette activité, les doctrines se précisent. On voit se former des écoles nouvelles. Le débat religieux prend plus de netteté et de vigueur. Il se produit, au sein de chaque confession et de chaque groupe philosophique, une sorte d’effervescence.

Tandis que, dans le domaine de la spéculation, nous constatons cette curiosité et ce travail, nous voyons aussi la religion mêlée à de grandes luttes politiques et sociales. Dans toutes les nations européennes, et l’on pourrait presque dire dans toutes les nations, la question religieuse est passée au premier plan.

Nous voyons partout des luttes engagées contre les doctrines religieuses, contre une religion ou au nom d’une religion : en France, la Séparation des Églises et de l’État ; en Angleterre, les débats sur l’enseignement ; en Allemagne, la querelle entre le gouvernement et le Centre catholique ; en Italie et en Espagne, les manifestations anticléricales ; en Russie, l’hostilité de l’orthodoxie autocratique contre le libéralisme ; dans tout l’Orient, des conflits de race qui se traduisent le plus souvent par des conflits d’Église ; en Extrême-Orient, la victoire remportée par la civilisation japonaise sur une nation chrétienne.

En présence de cette situation, il nous a semblé qu’il serait d’un haut intérêt de réunir, pour les publier dans le Mercure de France, les opinions d’un certain nombre de nos contemporains sur la question suivante :

Assistons-nous à une dissolution ou à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux ?

Nous commençons aujourd’hui la publication intégrale des réponses qui nous sont parvenues, et que nous donnons sans aucun commentaire.

M. G. Sergi. Professeur d’anthropologie à l’Université de Rome

À mon avis, l’état actuel de lutte et les manifestations anticléricales qui se produisent avec plus ou moins d’acuité dans les nations catholiques, ne peuvent être considérées comme une tendance vers la dissolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux, ni comme une marche vers l’évolution religieuse.

Ce phénomène pourrait plutôt s’expliquer comme une phase et un épisode du moment historique dans lequel nous sommes, c’est-à-dire du mouvement vers l’émancipation universelle de toute autorité oppressive.

Tout le mouvement ouvrier pour l’émancipation de classe, la rébellion contre toute autorité politique, la diminution — qui va presque jusqu’à l’annulation — du pouvoir monarchique démontrent clairement la réalité de ce grand moment historique.

L’autorité ecclésiastique reste encore ferme et inébranlable avec toute la hiérarchie médiévale, qui pèse lourdement sur la conscience humaine, en voulant se conserver comme théocratie en dehors des lois communes, et qui, comme un polype monstrueux, envahit la vie dans toutes ses manifestations actives : politique, économie sociale, enseignement.

La révolte est donc naturelle contre une telle oppression au moment où les peuples se mettent à lutter pour se libérer des oppressions politiques et sociales.

Sans qu’on puisse en tirer une idée nette de dissolution et sans y voir non plus un fait d’évolution religieuse, la religion est emportée dans ce mouvement général.

Une dissolution religieuse, prise au sens que les peuples s’émanciperaient de toute religion, est impossible : ils sont et ils seront toujours peu nombreux ceux qui s’élèvent à une telle hauteur. Une évolution religieuse n’est pas davantage concevable ; nous ne sommes plus au temps de Luther et de Calvin : une réforme religieuse voulue et établie n’est aujourd’hui acceptée par personne.

Pourtant il pourra résulter de cet état de choses une liberté de culte et, par suite, une multiplication de sectes religieuses, avec le relâchement de la hiérarchie, pour laquelle le Vatican combat désespérément parce qu’il combat pour son autorité et pour son existence.

M. Guglielmo Ferrero. Historien (Turin).

Je sais trop bien par expérience quelle difficulté il y a à savoir ce qui s’est passé, pour me hasarder à prédire ce qui se passera. Celui qui pourrait dire si nous assistons à une dissolution ou à une évolution du sentiment religieux serait un aussi grand homme que celui qui, sous Vespasien, aurait prévu qu’un jour l’Europe serait devenue chrétienne et que le chef de l’Église aurait occupé à Rome la place de l’empereur.

Il est au contraire possible de faire une conjecture conditionnelle. Il me semble probable que si notre civilisation continue à se développer, comme elle le fait depuis un siècle, — ce qui du reste n’est pas certain, — les doctrines qui servent aujourd’hui à créer la mentalité des masses deviendront trop simples pour le rôle que les masses populaires semblent destinées à jouer. Il ne suffira plus, évidemment, comme il suffisait il y a deux siècles, d’apprendre au paysan et à l’ouvrier qu’il ne faut ni tuer ni voler. Il faudra leur donner la conscience des autres devoirs, très nombreux et très compliqués, qu’ils doivent accomplir pour que la société fonctionne bien. Mais il serait téméraire de prédire si on y réussit par la transformation des doctrines existantes ou par la création de doctrines nouvelles. Trop de facteurs divers entrent en jeu dans ces grands événements.

Histoire.
Émile Bourgeois et E. Clermont : Rome et Napoléon III ; Armand Colin

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907, p. 725-730 [728-730].

L’histoire des rapports de l’ultramontanisme et du second Empire, déjà éparse en maints ouvrages et dans les documents officiels, a été systématiquement étudiée par MM. Émile Bourgeois et E. Clermont dans les trois moments où elle tient presque tout entière : l’expédition de Rome en 1849 ; la Convention du 15 septembre 1864, définissable comme une tentative pour laisser s’arranger entre elles Rome et l’Italie, en se bornant à maintenir la garnison française de Civita-Vecchia ; enfin l’essai de triple alliance franco-italo-autrichienne, en 1869 et en 1870, essai que la question romaine fit, d’après les apparences, échouer. M. E. Clermont est l’auteur des deux premières parties de l’ouvrage, relatives à l’expédition de Rome et à la Convention de 1864. M. Émile Bourgeois s’est réservé de conclure, en étudiant de son côté l’essai de triple alliance de l’Empire finissant.

Dans son histoire de l’expédition de Rome, M. E. Clermont a examiné, en reproduisant les pièces diplomatiques, les circonstances qui aboutirent à la restauration du pouvoir temporel de Pie IX dans des conditions outrepassant certainement les intentions premières du gouvernement français, lequel se trouva engagé de telle sorte que le maintien du Pape à Rome devint un des objets principaux de sa politique. Telle fut l’origine de la politique ultramontaine du second Empire. Tandis qu’en Italie le général Oudinot, envoyé comme médiateur armé entre le Pape et le peuple romain, se voyait poussé, par un entourage ultramontain, à prendre Rome, à détruire le gouvernement républicain de Mazzini et à couper court aux négociations patientes de notre ambassadeur, M. de Lesseps (on sait que c’est à la suite de ses déboires d’alors que celui-ci quitta la diplomatie et entreprit de percer le canal de Suez) ; tandis que ceci se passait à Rome, en France les élections du 13 mai 1849 grandissaient le pouvoir du parti catholique dont la prépondérance s’imposait au Prince-Président, tenu d’approuver la tournure prise par les événements de la Péninsule. Le Pape revint, bien guéri de sa chimère libérale, plein d’idées absolutistes, réfractaire à tout tempérament, à toute politique modérée qui eût pu, pour plus tard, faire espérer un certain accommodement entre lui et la monarchie piémontaise. L’illusion de ce modus vivendi se retrouve cependant au fond de la Convention de 1864. Lassé, cherchant à se dégager, Napoléon III aurait bien voulu renvoyer en quelque sorte dos à dos le pape et le roi. On sait que Mentana mit fin à ces velléités (1867). Notre corps expéditionnaire occupa Rome.

La question Romaine en était donc au même point qu’au début, qu’au moment de l’occupation d’Oudinot (et à un point plus critique encore, la fortune de Victor-Emmanuel ayant grandi depuis), lorsque se produisit, en 1869, puis, avec plus de décision, en 1870, à la veille de la guerre, la tentative de triple alliance entre la France, l’Autriche et l’Italie. La grandeur nouvelle de la Prusse portait, en 1867, c’est-à-dire bien tard et après un passé difficile et qui remontait plus haut même que 1859, Napoléon III à se rapprocher de l’Autriche, tout en gardant ses amitiés italiennes au moyen d’une réconciliation entre l’Autriche et l’Italie. Le refus de retirer nos troupes de Civita-Vecchia, en 1869, avait fait échouer une première fois les négociations. Elles furent précipitamment reprises en juillet 1870, au moment de la déclaration de guerre. M. Bourgeois a exposé tout le détail des démarches de M. de Gramont auprès des cabinets de Vienne et de Florence pendant la seconde quinzaine de juillet ; démarches fébriles, anxieuses, dont il se dégage encore aujourd’hui pour le lecteur une impression pénible. Et cependant le cabinet des Tuileries, qui avait tant besoin d’aboutir (en supposant que cela fût possible), faisait volte-face, le 25 juillet, sur la question romaine. Résolu d’abord à payer du retrait des troupes françaises l’alliance de Victor-Emmanuel, il reprenait soudain son consentement, prétendait son honneur engagé sur le Tibre aussi bien que sur le Rhin. Le résultat fut, après quelques tentatives de la dernière heure, l’abandon définitif du projet de triple alliance.

Cette alliance était-elle aussi vraiment possible que semble le croire M. Émile Bourgeois ? Pour lui, l’Autriche et l’Italie furent sur le point d’envoyer un ultimatum à la Prusse. Cependant, tout ce qu’on avait pu obtenir de l’Autriche, avant la volte-face du 25 juillet, avait été une neutralité armée. Cette neutralité devait sans doute se transformer en médiation armée : surtout, peut-on dire, si le sort avait favorisé nos armes. En somme, M. de Beust, le chancelier autrichien, voulait « voir venir », prêt, on le sent très bien, à se dégager si les choses tournaient mal pour nous. Quant à l’Italie, même au moment où l’abandon de Rome semble consenti, on aperçoit bien les hésitations, sinon chez Victor-Emmanuel, du moins chez ses ministres, dont certains voulaient voir l’Autriche s’engager d’abord, et dans l’opinion évidemment hostile à l’idée d’une guerre avec la Prusse.

Peut-être, après tout, le gouvernement impérial se rendait-il compte de ce qu’avait de chimérique cette tentative d’alliance faite au dernier moment, lorsqu’il se résolut à ne pas revenir, pour si peu, sur ses engagements avec Pie IX, devenus, par la force des choses, des engagements d’honneur.

M. Émile Bourgeois a écrit, nous l’avons dit, cette partie de l’ouvrage. Il l’a fait avec l’autorité qui lui est propre. C’est là qu’on trouvera l’exposé des opinions, lesquelles, sous la plume de M. Émile Bourgeois, ne pouvaient être qu’anticléricales. Sans doute, dès Napoléon Ier, nous l’avons vu dans le compte-rendu du livre de M. Gonnard, Rome fut, pour la France, un principe de contradiction, et cette cause a contribué à fausser la politique du second Empire. Cependant, pas plus que Rome n’a été pour tout dans l’élévation de Napoléon III, elle n’a été pour tout dans sa chute.

Chronique de Bruxelles.
Le Mutilé, d’Edmond Picard

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907, p. 757-761 [759-761].

Le Théâtre du Parc nous donna aussi le Mutilé, comédie-drame en quatre actes par M. Edmond Picard, adaptation d’Il Cisco, une pièce italienne de M. Francesco Bernardini. Dans une préface à son œuvre qui vient d’être éditée chez Larcier à Bruxelles, M. Picard explique comment il s’est efforcé d’élargir le malheur individuel, un cas particulier de cécité aux proportions du malheur de « tous ceux à qui une infirmité incurable inflige une mutilation grave s’accompagnant d’une sorte de déchéance, d’un amoindrissement vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres aboutissant au découragement, à une mélancolie soupçonneuse et sombre, tristement illustrés par de grands faits historiques : Beethoven devenu sourd, Rubens paralysé des mains, Baudelaire frappé d’aphonie, Michel-Ange privé de la vue, Byron boiteux de naissance, Maupassant subissant une lente et désolante anémie cérébrale ». « Les Mutilés ! » Ainsi comprise et développée la donnée du drame primitif revêtait une portée bien plus large et bien plus tragique. La pièce est écrite en une langue somptueuse et imagée, même trop recherchée çà et là pour la scène, trop « livresque », et peut-être certaines scènes ou monologues gagneraient-ils en naturel et en intérêt à être dépouillés de trop brillants mots d’auteur. Mais la progression dramatique est bien comprise et conduite, l’impression sur le public a été très grande. Le Mutilé a d’ailleurs bénéficié d’une excellente interprétation.