(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907 »

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907

Jacques Casanova chez Voltaire.
Août 1760 [I]

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 430-450.

Le 20 août 1760, le hasard de sa vie aventureuse ramenait Jacques Casanova à Genève ; il s’y installait à l’auberge des Balances. Dans cette ville, et précisément dans cette maison, il retrouvait le souvenir d’une des liaisons les plus pathétiques de sa carrière amoureuse. C’est là que, treize ans auparavant, il s’était séparé pour toujours de cette Henriette qu’il avait aimée avec toute la fougue dont il était coutumier, avec toute la constance dont il se croyait capable ; il l’avait rencontrée déguisée en officier de fantaisie en compagnie d’un capitaine hongrois et n’avait eu aucune peine à la deviner femme sous son travesti ; de longs mois, il vécut avec elle à Parme, se faisant appeler M. de Farusi, jusqu’au jour où Henriette fit la rencontre d’un de ses compatriotes, M. d’Antoine, qui la cherchait pour la ramener à sa famille, car elle était fille de grande maison et seul un coup de tête l’avait pu engager dans cette aventure extravagante de courir le monde, en habits de carnaval. C’est ce qu’apprit à ses dépens Casanova. Le moment où il se sépara de cette jolie créature, dont la destinée énigmatique avait pimenté l’agrément de leur liaison, compta certainement parmi les heures les plus cruelles de sa vie, qui ne s’embarrasse pourtant pas, d’ordinaire, de regrets inutiles, de remords, ni de vaines tristesses. Dans la petite chambre de l’auberge des Balances, les deux amants se firent de longs adieux que n’adoucissait nul chimérique espoir : et gravant sur une vitre de la fenêtre le dernier mot de leurs deux destinées qui se désunissaient, Henriette laissa à son ami cet avis suprême : « Tu oublieras aussi Henriette. » Il ne devait pas l’oublier. Treize ans plus tard, lorsqu’il revient à Genève, le hasard ironique l’amène à se retrouver dans cette chambre des adieux, à revoir sur la vitre les mots tracés avec la pointe d’un diamant. Toute l’amertume de ce beau souvenir, toute la tristesse des années enfuies et des amoureuses déjà lointaines l’accablent sans pitié : « Je me jetai sur un fauteuil où je m’abandonnai à mille réflexions. Noble et tendre Henriette que j’avais tant aimée ! Où était-elle alors ? Je n’avais jamais su de ses nouvelles et je n’en avais jamais demandé à personne. Me comparant à moi-même, je fus forcé de me trouver moins digne de la posséder que je ne l’étais alors. Je savais encore aimer, mais je ne trouvais plus en moi la délicatesse que j’avais dans ces temps-là, ni les sentiments qui justifient l’égarement des sens, ni la douceur des mœurs, ni enfin une certaine probité qui relève jusqu’aux faiblesses mêmes. »

Il y a toujours quelque chose de déclamatoire et de bien joué dans les pires détresses de Casanova ; aussi, le rideau tombé, l’acteur ne tarde-t-il pas à retrouver cette belle sérénité qui est son attitude favorite, à la ville. Dès le lendemain de son arrivée à Genève, il oublie Henriette, qu’il voulait aller rejoindre la veille, au plus fort de son enthousiasme, et le voici qui s’occupe fort bourgeoisement de régler ses intérêts avec le banquier Tronchin. C’est qu’une préoccupation nouvelle a détourné le cours de ses pensées ; et s’il est venu à Genève, ce n’est pas assurément pour y rechercher le pâle et triste souvenir d’une femme adorée, mais pour y voir Voltaire ou, plus exactement, pour s’y faire voir de lui.

Le récit de cette entrevue, — car c’est véritablement une entrevue, — occupe une trentaine de pages dans le tome IV des Mémoires, et il mérite, tant par l’agrément de la mise en scène que par l’intérêt des propos échangés, de piquer la curiosité et de fixer l’attention.

Certes, il faut se garder d’accepter sans contrôle ou sans examen tous les détails de cet épisode. La vraisemblance et la valeur documentaire des Mémoires de Casanova ont maintes fois été discutées et soumises à l’épreuve de la critique. Mais les travaux de d’Ancona, de Charles Henry et de tous ceux qui ont confronté avec la vérité historique les récits touffus du célèbre aventurier vénitien, semblent bien avoir établi qu’en dépit de quelque exagération, d’erreurs de détail inévitables dans une œuvre aussi développée, et surtout en dépit des travestissements sans pudeur auxquels s’est complu le premier éditeur des Mémoires, les aventures de Casanova, telles qu’il les raconte, ne s’écartent pas trop de ce qu’elles ont dû être en réalité. Voyons pourtant, à propos de sa rencontre avec Voltaire, quelle confiance mérite le compte-rendu qu’il nous en fait.

I

Nous n’entreprenons pas de vérifier ici tous les propos que Casanova prétend avoir échangés avec Voltaire et d’en dégager la vraisemblance. Mais quelques-unes des circonstances qu’il rapporte peuvent être rétablies exactement, grâce au témoignage de Voltaire lui-même.

Le 15 août 1760, six jours avant la première visite qu’il reçut de Casanova, Voltaire écrit au comte François Algarotti, celui qu’il appelait le « cygne de Padoue », pour lui réclamer ses Lettres sur la Russie ; Voltaire travaillait alors au second volume de son Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand ; Algarotti, dont la destinée aventureuse offre plus d’un point de comparaison avec celle de Casanova, après avoir parcouru à peu près toute l’Europe, s’était fixé en Italie, successivement à Venise, à Bologne et à Pise, et y jouissait d’une renommée discrète que la publication de quelques ouvrages lui avait acquise auprès de ses compatriotes. Ces Lettres sur la Russie, qu’il avait rapportées de Saint-Pétersbourg, avaient éveillé la curiosité de Voltaire, qui voulait en faire usage et citer le livre de son ami au moins dans le second tome de son histoire. Mais les Lettres n’arrivaient pas ; en septembre, Voltaire les réclamait encore au comte Algarotti. « Non, non, cher cygne de Padoue, je n’ai pas reçu les Lettres sur la Russie et j’en suis fort contrarié [en italien dans le texte] ; car, si je les avais lues, j’en aurais parlé dans une très facétieuse préface où je rends justice à ceux qui parlent bien de ce qu’ils ont vu, et où je me moque beaucoup de ceux qui parlent à tort et travers de ce qu’ils n’ont pas vu. Basta, ce sera pour l’antiphone du second volume… » Et, dans la suite de la lettre, il donne à son ami le conseil de faire passer tous les livres qu’il aurait à lui envoyer par l’intermédiaire du banquier Bianchi, de Milan, qui les transmettrait à un négociant de Genève, nommé Le Fort. Voltaire se servait lui-même de Bianchi pour tousses envois en Italie.

Ces faits, que nous avons dû exposer un peu longuement, se trouvent en accord absolu avec le récit de Casanova. Les premiers mots que Voltaire lui adresse, après les politesses nécessaires, sont pour lui dire que, puisqu’il est vénitien, il doit connaître le comte Algarotti. Puis il poursuit : « Si vous le voyez à Bologne, je vous prie de lui dire que j’attends ses Lettres sur la Russie. Il peut les adresser à mon banquier Bianchi, qui me les fera passer. » Cette coïncidence est au moins significative et nous n’avons pas besoin d’en souligner l’intérêt. Sans doute, on pourrait s’étonner que Voltaire, écrivant à Algarotti quelques jours avant et quelques jours après la visite de Casanova, ne lui parle pas de son compatriote. Mais, d’abord, je doute que la visite de Casanova ait été annoncée à Voltaire, et, avant de l’avoir vu, il ignorait s’il se trouvait en relations avec Algarotti. Après l’entrevue, je crois, comme la suite de cette analyse le montrera, que Voltaire avait quelques raisons pour ne pas se vanter auprès de ses amis italiens d’avoir reçu chez lui Casanova et d’avoir eu avec lui ces entretiens dont les Mémoires nous donnent plusieurs spécimens.

Veut-on une autre preuve de l’exactitude avec laquelle Casanova a reproduit les propos qu’il avait échangés avec son hôte ? On la trouvera dans la nature même des sujets traités. Sans doute, de quoi Voltaire, ce perpétuel curieux toujours avide de documents caractéristiques, pouvait-il entretenir un Italien lettré, sinon de littérature italienne ? Le Dante, l’Arioste, le sonnet, Merlin Cocci, le théâtre italien, Martelli, tels sont les thèmes essentiels de leur conversation. Or, si nous rapprochons les jugements de Voltaire, sur le Dante notamment et sur Goldoni, tels que nous les donne Casanova, de ceux que nous rencontrons dans la Correspondance, dans les lettres de 1760-1761 à Algarotti et à Albergati Capaccelli, nous sommes frappés par une curieuse analogie aussi bien dans les idées que dans les formules. Le théâtre de Goldoni passionnait Voltaire à cette époque de sa vie : il fait le sujet des longues lettres qu’il échange avec le marquis Albergati Capaccelli, poète dramatique, un de ses meilleurs amis d’outre-monts. Aussi, dans sa conversation avec Casanova, le nom seul d’Albergati suffit-il à évoquer celui de Goldoni. Et voici encore une petite circonstance précise qui peut nous éclairer sur la sincérité des Mémoires : — « Pourquoi, demande Voltaire à Casanova, Goldoni s’intitule-t-il poète du duc de Parme ? » Et Casanova de répondre : « Pour prouver sans doute qu’un homme d’esprit a son côté faible tout comme un sot. » Or, huit mois plus tard, le 1er mai 1761, après un long silence dont il s’excuse, Voltaire écrit à Albergati Capaccelli : « Je revois dans le moment le nouveau théâtre (de Goldoni). Je partage, Monsieur, mes remerciements entre vous et lui. Dès que j’aurai un moment à moi, je lirai ses nouvelles pièces… Je vois avec peine, en ouvrant le livre, qu’il s’intitule poète du duc de Parme ; il me semble que Térence ne s’appelait pas le poète de Scipion ; on ne doit être le poète de personne, surtout quand on est celui du public. » Là encore, il y a une coïncidence fort intéressante entre le texte de la Correspondance et celui des Mémoires : que Voltaire ne fasse cette observation à Albergati que huit mois après l’avoir faite à Casanova, il n’y a à cela rien de surprenant, si l’on songe que Voltaire n’avait pas écrit à son ami de Bologne depuis le mois de décembre 1760.

Je crois qu’on pourrait assez facilement noter d’autres rencontres également significatives ; nous nous réservons de le faire à l’occasion lorsque nous analyserons les entretiens de Voltaire et de Casanova. Qu’il nous suffise, pour le moment, d’avoir établi par ces deux rapprochements la vraisemblance des Mémoires.

Il est cependant encore un point sur lequel nous désirons appeler l’attention : le 5 septembre 1760, exactement onze jours après la dernière visite de Casanova, Voltaire écrit à Albergati Capaccelli : « Je suis dans mon lit depuis quinze jours, Monsieur. Vieillesse et maladie sont deux fort sottes choses pour un homme qui aime comme moi le travail et le plaisir. » Ici le témoignage de Casanova semble en contradiction formelle avec celui de Voltaire ; mais ce n’est qu’une apparence : Casanova prétend avoir été reçu aux Délices pendant quatre jours, du 21 au 24 août 1760, et il ne nous dit nullement que Voltaire était malade au point de garder le lit ; au contraire, à l’en croire, son hôte lui aurait fait lui-même les honneurs de sa propriété et l’aurait traité tous les jours à sa table. Mais lorsque Voltaire s’adresse à son correspondant, auquel il n’a pas écrit depuis plus d’un mois, n’est-il pas excusable de forcer un peu le compte des jours, pour justifier en partie son silence ? Aussi bien connaissons-nous tous la valeur réelle de cette expression : quinze jours. Ce qui reste exact, c’est que la santé de Voltaire était à cette époque fort ébranlée. Or, le texte de Casanova n’est pas du tout en contradiction avec ce fait : il signale la présence aux Délices du médecin Tronchin, avec lequel il se rencontra le 22 août ; le 23 août, Casanova dîna comme d’habitude aux Délices, mais, ce jour-là, il y fut reçu par Mme Denis ; Voltaire ne dîna pas avec eux et ne parut que le soir, à cinq heures : rien ne nous empêche de supposer qu’un accès du mal dont il souffrait alors l’avait retenu à la chambre, et même au lit.

Il semble donc qu’on puisse accorder une confiance suffisante au chapitre des Mémoires où Casanova raconte ses visites chez Voltaire. Sans doute, il faudra faire sur le texte, sur les détails et le ton du dialogue, les réserves générales que comportent la nature même des circonstances et le caractère du personnage ; mais dans l’ensemble la scène est exacte et rien ne peut en altérer la valeur historique et l’intérêt documentaire. D’ailleurs, Casanova lui-même a senti le besoin de se ménager le crédit de ses lecteurs par une ingénieuse déclaration ; quand il a pris congé de Voltaire, avant de se mettre en route pour Annecy et Aix en Savoie, il a soin de noter tout ce qu’il a vu ou entendu aux Délices et surtout ce qu’il y a dit : « Je passai une partie de la nuit, confesse-t-il, et presque tout le jour suivant à écrire mes conversations avec Voltaire ; je fis presque un volume, dont je ne confie ici qu’un faible abrégé1. » Certes, ce livre devrait être curieux et il est regrettable que le manuscrit n’en soit pas parvenu jusqu’à nous. Faisons la part de l’exagération casanovienne, et admettons qu’à défaut d’un gros volume Casanova avait rédigé tout au moins la matière des conversations et des dialogues qu’il nous rapporte dans ses Mémoires.

§

C’est le 21 août 1760, après-midi, au moment où Voltaire sortait de table, que Casanova fit son entrée aux Délices ; il y fut amené et présenté par M. Vidlars-Chaudieu, et cette présentation eut quelque chose de solennel qui ne doit pas nous surprendre. Ce n’est pas ici le lieu de rappeler quelle souveraineté Voltaire exerçait dans sa retraite, de quelle splendeur aimait à s’entourer celui qui allait devenir le patriarche de Ferney et qui se divertissait volontiers à jouer au seigneur de village ; les Délices étaient un sanctuaire dont Voltaire était la divinité ; le culte qu’on lui rendait était le seul qu’il y tolérât. Un défilé incessant d’étrangers, simples curieux ou voyageurs, qui apportaient leurs hommages au génie du lieu, consacrait sa gloire devant l’Europe attentive. On était introduit auprès du maître et présenté comme un ambassadeur auprès d’un souverain tout-puissant : un sourire, un mot aimable, voire une boutade de Voltaire, était une faveur précieuse que le menu fretin des hôtes ordinaires se disputait âprement.

Mais Casanova n’était pas un hôte ordinaire. Lors de sa visite aux Délices, il est précisément dans tout l’éclat d’une renommée qu’il soignait orgueilleusement, et cette année 1760, qui est la trente-cinquième de sa vie, marque l’apogée de sa carrière. Son évasion hors des Plombs de Venise, l’événement le plus considérable d’une existence exceptionnelle, date de 1755 : la hardiesse de cette entreprise, et surtout l’ingénieuse réclame qu’il en a tirée ont fixé sur lui l’attention publique ; la curiosité qu’il éveille partout où il se montre pour la première fois n’est pas encore rebutée. Aussi a-t-il pris peu à peu l’habitude de s’exhiber à travers toutes les grandes villes d’Europe, avec une complaisance inlassable et une vanité dont il ne sent pas le ridicule. À Munich, à Paris, à Bruxelles, à Amsterdam, à Cologne, à Bonn, à Stuttgart, à Zurich, à Berne, il est l’homme à la mode, celui que se disputent certains salons, auxquels un peu de scandale ne saurait déplaire et qui ne sont pas fort difficiles sur la qualité de leurs hôtes ; le cardinal de Bernis, le ministre Choiseul, l’électeur de Bologne lui demandent le récit de son évasion. On sent, à travers le texte des Mémoires, que Casanova n’est pas insensible aux marques d’intérêt que son étrange destinée éveille chez d’aussi hauts personnages : « Je m’engageai, dit-il, à faire ma narration au prince électeur de Cologne, pourvu qu’il eût la patience de m’écouter jusqu’au bout, le prévenant que cela durerait deux heures. — “On ne s’ennuie pas à avoir du plaisir”, eut-il la bonté de me dire… Aussitôt que nous fûmes sortis de table, il me pria de commencer mon récit. J’étais animé, et pendant deux longues heures j’eus le plaisir d’intéresser la plus brillante compagnie. Mes lecteurs connaissent cette histoire dont l’intérêt naît de la situation vraiment dramatique ; mais il est impossible de lui donner dans un écrit tout le feu que lui communique une narration bien faite2. » En revanche, Choiseul, en homme toujours pressé, ayant eu l’impardonnable distraction de demander à Casanova un abrégé de ses aventures, le Vénitien piqué répond que tout l’intérêt du récit est dans les détails et qu’il se flatte d’obtenir du ministre les deux heures d’attention strictement nécessaires ; son ombrageuse susceptibilité souffre de ne pas rencontrer ici la curiosité presque déférente à laquelle on l’a accoutumé, et sa mauvaise humeur s’exhale en réflexions à peine polies. Il faut lire toute la scène, qui est des plus divertissantes.

En vérité, à cette époque de sa vie, Casanova nous fait songer au naïf tambourinaire d’A. Daudet, qui promenait à travers la vie parisienne sa gloire fugitive et contait d’une voix toujours enthousiaste les humbles souvenirs dont l’insignifiance lui échappait ; à moins qu’on ne préfère voir en lui quelque prototype de ces ingénieux globe-trotters, à qui le moindre prétexte suffit pour requérir l’attention et solliciter les largesses de tous les chefs d’État modernes et des célébrités mondiales.

Non, Casanova n’était pas, même aux Délices, un hôte vulgaire ; car en lui s’incarne à merveille ce type curieux que le xviiie  siècle tout entier a formé, lancé à travers le monde, adulé plus que tout autre : l’homme à la mode. Dans un siècle où les femmes, suivant l’observation de Galiani, aiment plus avec la tête qu’avec le cœur, où l’amour est surtout une curiosité de l’esprit, un libertinage de la pensée, où la vanité sert de prétexte aux plus gros scandales, et où les Richelieu rencontrent moins de cruelles que les Chérubin, cette séduction irrésistible qui s’attache à l’homme pour le prestige de ses aventures passées, pour le renom bon ou mauvais dont il est précédé, pour l’audace, l’imprévu, et quelquefois même l’impudence de ses actes, a été pour Casanova la cause la plus durable de ses succès féminins. Ce prestige le sert partout où il se présente et où il est encore inconnu ; il n’arrivera que très lentement à lasser la faveur publique, à décourager la bonne volonté de ses admirateurs ou de ses admiratrices.

Voilà pourquoi il s’introduit chez Voltaire avec tant d’assurance et de superbe. Remarquons qu’il a refusé les lettres de recommandation qu’on lui offrait à Lausanne ; à peine souffre-t-il que quelqu’un l’accompagne aux Délices quand il s’y rend pour la première fois ; ce n’est pas un voyageur sans importance, un carieux quelconque, un des multiples admirateurs du maître, qui sollicite une audience et se contente d’une réception médiocre. C’est Casanova, le grand Casanova, Jacques Casanova, chevalier de Seingalt, qui daigne se montrer à M. de Voltaire et soumettre à l’épreuve d’un illustre jugement sa séduction naturelle et la grâce de son esprit impertinent qui ont su lui ménager des suffrages plus difficiles.

§

L’entrevue commença assez mal pour Casanova ou, du moins, il voudrait nous le faire croire, sans doute pour justifier cette espèce de mauvaise humeur qui ne l’abandonna jamais, pendant toutes ses visites aux Délices, et qui donne à ses propos une amertume et une brusquerie qui ne lui sont pas habituelles.

Casanova prétend que Voltaire l’attendait au milieu d’une véritable cour de seigneurs et de dames, ce qui rendit la présentation solennelle ; et il ajoute : « Il s’en fallait bien que chez ce grand homme cette solennité pût m’être favorable3. » Ce n’est pourtant point par excès de timidité qu’il pèche d’ordinaire. Mais il est vrai qu’il est de ceux à qui le tête à tête convient mieux qu’un public trop nombreux, il pose moins bien pour la galerie que pour un seul auditeur, et la présence de quelques témoins l’importune et lui gâte ses effets quand il se trouve en face d’un partenaire comme Voltaire. Il aime à accaparer à lui seul l’attention de ses hôtes, et il ne retrouve ses moyens et ses avantages que lorsqu’on le distingue.

En cette occasion, le public faillit tout gâter : Casanova avait préparé pour le débiter en temps opportun un compliment fort galant qu’une plaisanterie de Voltaire interrompit mal à propos :

— Voici, monsieur de Voltaire, lui dis-je, le plus beau moment de ma vie. Il y a vingt ans que je suis votre élève, et mon cœur est plein du bonheur que j’ai de voir mon maître.

— Monsieur, honorez-moi encore pendant vingt ans, et promettez-moi, au bout de temps, de m’apporter mes honoraires.

— Bien volontiers, pourvu que vous me promettiez de m’attendre.

Cette saillie voltairienne fit éclater de rire tous les auditeurs ; c’était dans l’ordre, car les rieurs sont faits pour tenir en baleine l’une des deux parties aux dépens de l’autre, et celle qui a les rieurs pour elle est toujours sûre de gagner ; c’est la cabale de la bonne compagnie.

Évidemment Casanova a été décontenancé par la façon badine dont Voltaire accueillait sa déclaration et profondément vexé par les rires complaisants de l’auditoire. Sa répartie, qui n’est pas trop maladroite, est une revanche qui ne lui suffit pas. À partir de ce moment, il se montre désagréable de parti-pris et s’attache à contredire systématiquement Voltaire. Cette attitude s’explique très bien si l’on considère que l’amabilité, la grâce d’un compliment bien tourné sont les moyens de séduction ordinaires de Casanova, ceux auxquels il tient le plus, ceux dont il est habitué à recueillir le profit. L’ironie, dont il use rarement, bien qu’il soit facilement spirituel, le déconcerte chez les autres ; et il leur en garde rancune obstinément. Pendant toute la suite de l’entretien, il n’aura d’autre préoccupation que de se tenir sur la défensive, et de ne plus donner prise aux saillies de son interlocuteur. À deux reprises, il note, avec une froide indifférence, les plaisanteries de Voltaire et de Mme Denis sur l’Arioste et sur Haller, et il a soin d’observer que lui seul, au milieu de l’allégresse générale, gardait le plus grand sérieux.

L’accueil de Voltaire l’avait mortifié au point que, après sa première visite, il était résolu à ne plus reparaître aux Délices : « Monsieur, lui dis-je, je ne suis venu à Genève que pour avoir l’honneur de vous voir ; maintenant que j’ai obtenu cette faveur, je n’ai plus rien à y faire4. » Mais Voltaire, qui n’était pas fâché de garder quelque temps cet hôte en qui il trouvait un auditeur averti et un causeur intéressant, insiste d’une façon si pressante et si flatteuse que Casanova se décide à prolonger son séjour à Genève et accepte à dîner trois jours de suite aux Délices.

D’ailleurs, à l’en croire, les procédés de Voltaire à son égard s’amélioraient sensiblement. Il constate avec une satisfaction marquée les témoignages d’intérêt que son hôte lui donne, la familiarité dont il use avec lui : après une récitation pathétique de l’Arioste, Voltaire l’embrasse à plusieurs reprises, avec une fougue bien divertissante ; le lendemain, il le prend amicalement par le bras et l’emmène promener dans son jardin ; un autre jour, il l’admet dans sa chambre, change de perruque devant lui et lui montre les liasses épaisses de sa correspondance qu’il conservait dans un cabinet spécial. Casanova enregistre avec un soin manifeste ces petits incidents : ils ne sont d’ailleurs que les intermèdes d’un long dialogue dont la matière est suffisamment variée et la forme toujours curieuse.

§

Avant d’en venir aux discussions littéraires ou politiques qui le passionnaient particulièrement lorsqu’il avait trouvé à qui parler, car il ne détestait pas qu’on lui tînt tête, Voltaire questionne Casanova sur ses amis d’outre-monts, notamment sur ce François Algarotti qu’il avait rencontré à Berlin, auprès de Frédéric le Grand, et avec qui il était en correspondance depuis plusieurs années. Certes, c’est une curieuse figure, même dans ce xviiie  siècle si fécond en originaux de toute sorte, que cet aventurier des lettres et de l’amour : Voltaire l’appelle son cher cygne de Padoue, le

Brillant et sage Algarotti
À qui le ciel a départi
L’art d’aimer, d’écrire et de plaire.

Par une coïncidence singulière, l’auteur des Lettres sur la Russie n’est pas sans présenter de nombreuses analogies à la fois avec Voltaire et avec Casanova : courtisan et collaborateur littéraire de Frédéric II, esprit encyclopédique, curieux de tout et touche-à-tout, polygraphe agréable et vulgarisateur scientifique, il a du premier, outre ces rencontres accidentelles de leurs deux destinées, cette intelligence largement ouverte, cette passion d’écrire, ce besoin de se dépenser, de s’assimiler toutes les idées neuves et toutes les causes à la mode, qui ont pu le faire appeler « une réduction de Voltaire » ; mais il n’était pas vénitien pour rien, et comme son compatriote Casanova, il souffre de cette étrange maladie du mouvement, qui l’entraîne de Florence à Paris, de Paris à Londres, de Londres à Saint-Pétersbourg, de Saint-Pétersbourg à Berlin, toujours avide de succès, désireux de se faire voir et de séduire, usant sa vie en plaisirs faciles, prodigue, enjoué et complaisant, promenant à travers l’Europe galante la grâce de son sourire perpétuel et de ses manières élégantes. Sans doute il a plus de tenue et de délicatesse que Casanova ; il ne subit pas, comme lui, toute sa vie, les tares indélébiles d’une naissance médiocre et d’une fortune incertaine ; mais il a le même souci d’étonner et de paraître et ce fut là en somme la grande affaire de son existence trop rapide.

Voltaire aimait Algarotti, du moins autant qu’il était capable d’aimer quelqu’un, et il semble bien que Casanova ne le pouvait souffrir. Algarotti refusa toujours de visiter Voltaire aux Délices, malgré les instances de son ami qui le pressait de venir boire le lait de ses vaches et consulter son médecin Tronchin : « Par tous les saints, — lui écrit-il en italien, et seul l’usage de cette langue peut excuser chez Voltaire une pareille formule, — pourquoi ne pas venir dans notre pays libre, vous qui aimez les voyages, vous qui jouissez de l’amitié, du succès des amours toujours nouvelles5 ? » Un autre jour, il l’invite, ainsi qu’Albergati Capaccelli, « à venir manger des truites de son lac avant qu’il ne soit mangé lui-même par ses confrères les vers6 ». Pourtant, lorsque Voltaire parle à Casanova d’Algarotti, on sent qu’il est moins désireux d’exprimer ses propres sentiments de sympathie pour son ami vénitien que curieux de connaître l’impression que celui-ci produit sur ses compatriotes : il interroge Casanova sur la réputation d’Algarotti en Italie, sur le succès de ses livres et même sur la valeur de son style, qu’il ne peut pas se permettre d’apprécier exactement. Les réponses de Casanova sont telles qu’on pouvait les prévoir, étant donné qu’il s’agit d’un Vénitien, et d’un Vénitien qui s’est mêlé comme lui d’écrire et de plaire. D’abord, ne serait-ce que pour contrarier son hôte, sur lequel il a une revanche à prendre, ne l’oublions pas, Casanova s’empresserait de constater que le comte Algarotti est ignoré par les sept huitièmes de ses compatriotes, que son Neutonianisme à usage des dames, qui avait commencé sa réputation européenne, n’est qu’un ouvrage de vulgarisation fort inférieur à la Pluralité des mondes de Fontenelle et qu’enfin son style, rempli de gallicismes, est « pitoyable », « insoutenable7 ». Voltaire ne tente rien pour défendre son ami, ou du moins cela n’apparaît pas dans le texte des Mémoires ; il serait sans doute naïf d’être surpris outre mesure de cette indifférence. Mais les méchancetés de Casanova appellent quelques réflexions : toutes les critiques qu’il adresse à son compatriote, on pourrait les retourner contre lui et peut-être y a-t-il dans sa diatribe moins de jalousie ou de malice que d’aigreur et de rancune contre sa propre destinée. Il avait payé fort cher la modique satisfaction d’apprendre que nul n’est prophète en son pays, et maintes fois, au cours de ses Mémoires, il laisse éclater une amère indignation contre ses compatriotes qui méprisent le talent et affectent d’ignorer ceux qui prétendent acquérir quelque gloire à leur patrie. De plus, il avait en matière scientifique quelque prétention et l’insuccès de plusieurs savants opuscules, de certaines thèses passablement extravagantes, lui avait été plus sensible qu’il ne veut l’avouer. Enfin, quand il présente aux lecteurs ses Mémoires écrits en français, bien que sa langue naturelle soit l’italien, ne réclame-t-il pas une indulgence qui lui paraît obligatoire, puisque, dit-il, on a pardonné à Théophraste ses phrases d’Érèse, à Tite-Live sa palavinité, à Algarotti lui-même ses gallicismes ? De sorte que Casanova fait son propre procès en condamnant Algarotti par un mouvement de dépit très amusant. Et sans doute il y a quelque chose de plus sous la sévérité de ce jugement : c’est l’animosité d’un homme à succès, d’un homme à bonnes fortunes, contre un rival heureux et adulé. Voltaire écrivait un jour à Algarotti :

Mais si notre excellent auteur
Voulait publier sur nos belles
Des mémoires un peu fidèles,
Il plairait plus à son lecteur.
Près d’elles il est en faveur,
Et magna pars de leur histoire ;
Mais c’est un modeste vainqueur
Qui ne parle point de sa gloire.

Casanova, qui avait le triomphe moins discret, ne pardonnait pas au « modeste vainqueur » d’avoir créé avant lui aux Vénitiens cette réputation de galanterie irrésistible et souffrait de retrouver dans les villes où il faisait métier de séducteur le souvenir des conquêtes qui avaient précédé les siennes.

Aussi bien est-ce un parti-pris chez Casanova de dénigrer à l’étranger tous ses compatriotes en renom. Pour le marquis Albergati Capaccelli, cet autre ami italien de Voltaire, il se montre encore plus dur que pour Algarotti : Albergati est un « bon gentilhomme qui a six mille sequins de revenu, et qui est affligé de la théâtromanie », au reste parfaitement nul ; « il est assez bon acteur, il a fait quelques comédies en prose, mais elles ne supportent ni la lecture ni la représentation… ; il écrit bien dans sa langue, mais il s’écoute, est profixe, et n’a pas grand’chose dans la tête ;… sa figure est sans expression ; ses pièces ne plaisent pas aux connaisseurs, car on les sifflerait si on les comprenait8 ». Voilà textuellement le portrait que Casanova fait d’Albergati ; encore, comme Voltaire proteste faiblement, affirme-t-il qu’il est plutôt flatté.

De cette condamnation, qui n’est pas sans appel, nous ne retiendrons qu’un article : c’est la passion d’Albergati pour l’art dramatique, ce que Casanova appelle sa théâtromanie. C’était elle qui l’avait mis en relations avec Voltaire. Possesseur d’une grande fortune et d’une superbe villa à Zola, près de Bologne, il avait installé chez lui, tout comme « le vieux Suisse des Délices » et le patriarche de Ferney, un théâtre où il jouait avec ses amis ses propres pièces, des comédies de Goldoni, des traductions de Voltaire. Un jour, ayant besoin de renseignements pour la mise en scène de Sémiramis, il se hasarde à consulter l’auteur lui-même : celui-ci répond avec une bonne grâce parfaite, explique le costume des actrices, la place de l’ombre et son accoutrement, la disposition des Lumières, détaille les accessoires, indique le moyen d’imiter le tonnerre et les éclairs ; on sent, à travers sa réponse, que le metteur en scène, l’impresario, est plus flatté encore que le poète ; et, dans son enthousiasme, il va jusqu’à s’écrier : « Béni soit le ciel qui vous a inspiré l’amour du plus divin passe-temps dont les hommes de goût et les femmes vertueuses puissent jouir quand ils sont plus de deux ensemble9 ! »

Et ce fut le prélude d’une amitié durable. On peut en suivre les diverses phases à travers la correspondance de Voltaire. Trois ans après cette entrée en matière, dans une longue lettre très intéressante, Albergati rappelle lui-même à Voltaire les circonstances et les goûts communs qui les ont rapprochés :

Ce fut quand je vis paraître sur le théâtre italien votre admirable Sémiramis, que j’osai vous écrire pour la première fois, pour avoir certaines instructions que je crus nécessaires à la justesse de la représentation. La politesse de votre réponse m’encouragea à continuer le commerce entrepris. Aux expressions simplement polies et cérémonieuses succédèrent les aimables et badines ; et enfin, à quelques mauvais écrits de mon cru, que je vous envoyai, vous répondîtes par le don de quelques-unes de vos productions qui n’étaient pas encore répandues, et de plusieurs livres anglais fort rares et fort estimables. Je compte donc le grand Voltaire pour mon ami, et je m’applaudis de ma conquête. Applaudissez-vous de votre générosité qui vous a rendu si affectionné envers moi.

Le théâtre fait, le sujet de presque toutes les lettres écrites par Voltaire à Albergati pendant près de vingt ans : il y expose particulièrement ses théories sur la comédie, à propos de Goldoni, qu’Albergati lui avait révélé et pour lequel il avait une véritable passion. Les deux amis font échange de tragédies et de comédies, de pièces originales et de traductions ; ils se permettent aussi des présents moins poétiques : à plusieurs reprises, Albergati envoie à son correspondant du saucisson, de la mortadelle et du rossoglio de son pays. Il faut croire que Voltaire n’était pas insensible à ces politesses gastronomiques, car il en fait mention, dans son entretien avec Casanova, d’une façon assez inattendue : « Je ne connais pas Albergati, déclare-t-il, mais il m’a envoyé le théâtre de Goldoni, des saucissons de Bologne et la traduction de mon Tancrède10. »

Casanova avait de détester Albergati les mêmes raisons qui le faisaient mépriser Algarotti, et peut-être aussi quelques autres plus délicates. Comme le cygne de Padoue, le théâtromane de Bologne était riche, fort à la mode, presque célèbre en Italie ; il avait eu une existence aussi agitée et sa carrière amoureuse n’était pas moins brillante. Casanova n’aime pas les histoires de femmes, quand elles ne sont pas son fait. De plus, il voyait en Albergati le poète favori d’une société qui n’était pas la sienne parce qu’elle n’avait pas voulu de lui ; quoi qu’il en dise dans ses Mémoires, Albergati, comme auteur comique, avait beaucoup de succès auprès des connaisseurs, à tel point qu’on le mettait de son vivant au même rang que Goldoni ; mais alors que Goldoni était l’auteur favori de la classe moyenne, de la bourgeoisie riche et lettrée, Albergati représentait les tendances et les goûts de l’aristocratie vénitienne et bolonaise. Il y avait là une question de coterie dans laquelle Albergati s’est toujours montré infiniment plus modéré et plus juste que ses partisans, puisqu’il avait pour Goldoni une admiration sans réserve ; mais il ne déplaisait pas à Casanova de faire retomber sur lui, en rabaissant son talent, une partie des haines qu’il avait soigneusement accumulées contre ses nobles compatriotes.

La lettre que Voltaire écrit à Albergati, onze jours après avoir reçu Casanova aux Délices, et que nous avons déjà citée, pourrait donner à penser qu’il y avait eu à ce moment, entre Albergati et Casanova, une véritable polémique ; voici, en effet, la phrase énigmatique que nous y relevons : « Il est vrai que, pour du plaisir, vous venez de m’en donner par votre traduction, et par votre bonne réponse à ce Ca… 11. » Ne jurerait-on pas que c’est de Casanova qu’il s’agit ici et que la réponse en question arrive fort à propos après l’entretien qui nous est rapporté dans les Mémoires et où Albergati est traité avec si peu d’indulgence ? Il y a là une conjecture très séduisante, mais que l’on doit se contenter de signaler, en l’absence d’un document plus précis et d’un texte plus explicite.

§

Cet entretien sur ses amis d’Italie conduisait naturellement Voltaire à questionner Casanova sur son pays, sur Venise, sur ses sentiments à l’égard d’un gouvernement dont il n’avait pas lieu d’être fort satisfait. La première édition de l’Essai sur les mœurs est de 1756 ; à cette époque de sa vie, Voltaire n’est pas moins passionné pour l’histoire que pour le théâtre et il recherche âprement toute information personnelle, tout témoignage direct qui peut lui apporter on document nouveau dans cette immense enquête qu’il poursuit sur l’évolution de l’esprit humain en fonction des mœurs et des civilisations. Il procède comme les plus ingénieux et les plus patients de nos interviewers : cet homme, qui court le monde depuis tant d’années, qui se plaît « à étudier l’homme en voyageant12 », qui a eu dans son pays des aventures retentissantes et qui s’est trouvé en conflit avec la plus aristocratique des républiques, intéresse en lui l’historien et le philosophe. Malheureusement, dans cet ordre d’idées, Casanova ne se prête pas du tout à l’interrogatoire que Voltaire voudrait lui faire subir ; il reste sur la défensive et esquive les questions avec une prudence très remarquable. Est-ce une attitude qu’il se donne ? On le croirait volontiers ; car il n’est pas tendre, en général, pour son ingrate patrie ; il ne se gêne pas pour la traiter de « marâtre cruelle13 » ; il n’oublie ni les mécomptes ni les persécutions dont il y a souffert. Et cependant, il aime Venise, d’un amour de grand enfant gâté, puni et mécontent, mais sujet aux remords ; proscrit, il confesse sa nostalgie, il multiplie les démarches pour obtenir sa grâce après dix-neuf ans d’exil ; et quand il l’a obtenue, son retour à Venise n’est pour lui qu’une nouvelle désillusion. Mais qu’un étranger s’avise de toucher à la sérénissime république ; qu’un Amelot de la Houssaye écrive son Histoire du Gouvernement de Venise qu’un Voltaire se permette quelques doutes sur les bienfaits de cette liberté dont les inquisiteurs d’État étaient le produit le plus contestable, Casanova prend feu contre les critiques imprudents : il ne peut admettre qu’un Français exprime sur le compte de sa patrie les vérités sévères qu’il ne s’interdit pas à lui-même. À l’en croire, Amelot de la Houssaye a écrit son livre « en vrai ennemi des Vénitiens » ; son histoire est une « satire calomnieuse » ; il croit qu’il lui est réservé de le réfuter et il entreprend sa Confutazio della Storia del governo Veneto : les raisons qu’il peut avoir de se plaindre d’un gouvernement dont les chefs l’avaient persécuté par leur pouvoir despotique et arbitraire le mettent à l’abri du soupçon de partialité ; et il se fait fort de faire connaître à toute l’Europe les mensonges et les bévues d’Amelot.

Dans ces conditions, les insinuations de Voltaire auprès de Casanova sur la tyrannie et l’oligarchie vénitienne ne pouvaient avoir aucun succès. Avec une discrétion qui nous paraît, malgré tout, surprenante, Casanova raconte les diverses tentatives de son hôte pour le faire parler : « Au dessert, M. de Voltaire, sachant que je n’avais pas lieu d’être content du gouvernement de Venise, m’engagea sur ce sujet ; mais je trompai son attente, car je tâchai de démontrer qu’il n’y a pas de pays au monde où l’on puisse jouir d’une liberté plus complète. “Oui, me dit-il, pourvu qu’on se résigne au rôle de muet.” Et, voyant que le sujet ne me plaisait pas, il me prit par le bras et me mena dans son jardin14. » Le surlendemain, Voltaire, qui ne se tenait pas pour battu, revint à la charge :

— À propos, dites-moi, vous trouvez-vous bien libres à Venise ?

— Autant qu’on peut l’être sous un gouvernement aristocratique. La liberté dont nous jouissons n’est pas aussi grande que celle dont on jouit en Angleterre, mais nous sommes contents.

— Et même sous les Plombs ?

— Ma détention fut un grand acte de despotisme ; mais, persuadé que j’avais abusé sciemment de la liberté, je trouvais parfois que le gouvernement avait eu raison de me faire enfermer sans les formalités ordinaires.

— Cependant, vous vous êtes échappé.

— J’usai de mon droit comme ils avaient usé du leur.

— Admirable ! Mais, de cette manière, personne à Venise ne peut se dire libre.

— Cela se peut ; mais convenez que, pour être libre, il suffit de se croire tel.

— C’est ce dont je ne conviendrai pas facilement. Nous voyons, vous et moi, la liberté sous un point de vue fort différent. Les aristocrates, les membres mêmes du gouvernement ne sont pas libres chez vous ; car, par exemple, ils ne peuvent pas même voyager sans permission.

— C’est vrai, mais c’est une loi qu’ils se sont volontairement imposée pour conserver leur souveraineté.

Il y a peut-être dans ces réponses autant de parti-pris que d’amour-propre national ; une fois de plus, Casanova se montre avant tout soucieux de contredire son interlocuteur. En tout cas, si nous ne retrouvons pas exactement dans l’ensemble du dialogue les amères réflexions des Mémoires sur le despotisme vénitien, nous y avons la confirmation des théories que Voltaire avait exprimées ou devait exprimer plus longuement dans son Essai sur les mœurs et dans son Dictionnaire philosophique. Ce sont d’ailleurs les idées d’Amelot de la Houssaye, fort répandues dans toute l’Europe, que Voltaire s’était assimilées ; c’est de lui qu’il s’inspire lorsqu’il écrit : « De tous les gouvernements de l’Europe, celui de Venise était le seul réglé, stable et uniforme (au xve  siècle). Il n’avait qu’un vice radical qui n’en était pas un aux yeux du sénat, c’est qu’il manquait un contrepoids à la puissance patricienne, et un encouragement aux plébéiens. Le mérite ne put jamais dans Venise élever un simple citoyen, comme dans l’ancienne Rome15. » Il semble pourtant que ces idées se soient légèrement modifiées chez Voltaire pendant les neuf années qui séparent le Dictionnaire philosophique et l’Essai sur les mœurs ; l’article qu’il consacre à Venise est un vibrant hommage rendu à la liberté populaire, sans presque aucune restriction ; sans doute, entre 1756 et 1765, le patriarche de Ferney avait fait sur la façon dont les Suisses entendent et pratiquent la liberté quelques expériences qui ont pu le rendre plus indulgent pour Venise ; mais on ne peut s’empêcher de constater qu’entre ces deux dates se place aussi son entretien avec Casanova.

On a pu remarquer, dans les propos que nous venons de citer, que Voltaire ne fait à la célèbre évasion de Casanova qu’une rapide allusion ; Casanova lui-même n’insiste pas sur cet épisode capital de sa vie ; et nous savons cependant quelle importance il lui attribuait en général et quels effets il savait en tirer. Mais ce sont choses dont il n’aime pas à se vanter aux Délices ; Mme Denis lui ayant demandé de lui raconter comment il s’était enfui des Plombs, il s’excuse sur la longueur du récit de ne pouvoir la satisfaire et remet à un autre jour une narration qu’il ne semble pas avoir faite.

Quand il ne s’agit plus de Venise, sur toute autre question d’histoire ou de politique, il sortira plus volontiers de sa réserve. À propos du marquis Albergati, il explique assez spirituellement à Voltaire comment les quarante de Bologne sont en réalité cinquante, et un peu plus tard il lui tient tête sans le moindre ménagement à propos de la superstition. Sur ce sujet, il n’a pas de peine à mettre Voltaire hors de lui, en lui soutenant que la superstition est un mal nécessaire : « Si vous parvenez à la détruire, demande-t-il avec une feinte candeur, par quoi la remplacerez-vous ? » Et l’autre de s’échauffer, de s’indigner, d’en appeler au genre humain, à la postérité : « Quand je délivre l’humanité d’une bête féroce qui la dévore, peut-on me demander ce que je mettrai à la place ?… Horrible blasphème dont l’avenir fera justice. J’aime le genre humain, je voudrais le voir comme moi libre et heureux, et la superstition ne saurait se combiner avec la liberté. » Mais Casanova insiste avec une obstination qui n’est pas si sotte : un peuple sans superstition serait un peuple de philosophes, et les philosophes ne consentiront jamais à obéir, même à un souverain constitutionnel dont un pacte réciproque limite l’arbitraire ; il faut aimer l’humanité telle qu’elle est et lui laisser la bête qui la dévore, car cette bête lui est chère : « Je n’ai jamais tant ri qu’en voyant Don Quichotte très embarrassé à se défendre des galériens auxquels, par grandeur d’âme, il venait de rendre la liberté16. »

Assurément, nous avons besoin de nous rappeler qu’il a été trop facile à Casanova de se donner le beau rôle dans cette discussion, pour ne pas juger que c’est lui, cette fois, qui est le philosophe, et non Voltaire. Certaines phrases de l’article Superstition dans le Dictionnaire philosophique offrent d’ailleurs avec celle que Casanova s’attribue une analogie très intéressante : « Il est des sages qui prétendent qu’on doit laisser au peuple ses superstitions, comme on lui laisse ses guinguettes17. »« Jusqu’à quel point la politique permet-elle qu’on ruine la superstition ? Cette question est très épineuse ; c’est demander jusqu’à quel point on doit faire la ponction à un hydropique, qui peut mourir dans l’opération. Cela dépend de la prudence du médecin. Peut-il exister un peuple libre de tous préjugés superstitieux ? C’est demander : peut-il exister un peuple de philosophes 18 ? » Doit-on croire que Voltaire s’est souvenu ici de sa conversation avec Casanova ? ou n’est-il pas plus naturel de supposer que Casanova, écrivant ses Mémoires plus de vingt ans après la publication du Dictionnaire philosophique, a pris plaisir à retrouver dans ce livre qu’il a certainement lu des idées qu’il avait osé soutenir contre son illustre interlocuteur ?

Histoire.
Guglielmo Ferrero : Grandeur et Décadence de Rome. Tome V : La République d’Auguste. Plon-Nourrit

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 496-500.

Dans ses leçons du Collège de France, il y a un an, M. Guglielmo Ferrero avait tracé le programme des nouveaux travaux dont il nous livre aujourd’hui, avec ce premier tome sur Auguste, une importante partie. Ce portrait d’Auguste est bien tel que le faisait prévoir l’esquisse tracée devant le public du Collège de France. Les controverses qu’ont suscitées les précédentes parties de l’œuvre vont sans doute reprendre ici sur nouveaux frais. Car c’est fini de la légende de l’ambitieux hypocrite et secret, du tyran rusé qui, autant que César, a la passion du pouvoir absolu, et qui, bien plus que lui, a la science insidieuse des moyens à longue portée. Ce portrait de despote cauteleux, maniant avec une adresse consommée le dangereux glaive à deux tranchants de la puissance césarienne, un tel portrait, celui de la tradition, était généralement adopté. Et malgré ce qu’il avait de fuyant, malgré cette pose de trois-quarts où se dérobait et s’atténuait le terrible masque césarien, il n’était pas sans grandeur, sans éclat. On pouvait lui associer les idées d’empire, de souveraineté, de domination monarchique dont il est difficile de se déprendre à ce moment de l’histoire de Rome. Eh bien ! l’originalité paradoxale du nouveau portrait d’Auguste, du portrait signé Ferrero, c’est… sa modestie même, voulue ; il y a comme un parti-pris de touches ternes, de traits étroits. Ce n’est pas un pauvre homme, il s’en faut, que l’historien nous présente là ; mais c’est un homme positif, désenchanté, jusqu’à la platitude ; revenu de toute idée de grandeur et de puissance, à la fois en ce qui concerne Rome et lui-même ; ayant tous les côtés prosaïques de la sagesse politique sans rien de l’ampleur de vues que cette sagesse peut se permettre à Rome ; poussant le sentiment des difficultés de la vie jusqu’au doute quant à la puissance romaine et jusqu’à l’égoïsme bourgeois quant à lui-même ; non pas épouvanté, mais dénigrant, à force de sens rassis, devant la proportion impériale où tendent les choses, à Rome et dans sa destinée ; et menant les affaires mondiales et sa propre existence souveraine d’un train mesquin de gagne-petit.

Parti-pris du portraitiste, qui ne verrait dans Auguste que le restaurateur têtu et besogneux d’une république sage ? ou discernement de ce que l’histoire contiendrait ici de plus certain ? C’est la question qu’on se posera, c’est sur ce point que portera la discussion. Mais ce que pouvait ou voulait faire Auguste dépendait bien plus de l’état de Rome que de sa propre volonté. Voilà le point de vue bien simple qui s’indique d’abord quand il faut apprécier la manière dont l’historien a compris le caractère d’Auguste. Or, le monde romain était-il mûr, ou non, pour une conception monarchique de l’autorité ? Quelle est là-dessus l’opinion de M. Ferrero ?

De conception monarchique du pouvoir, il n’y en avait proprement alors, dans le monde antique, qu’en Orient, en Égypte notamment et dans les royaumes d’Asie-Mineure. À plusieurs reprises, au cours de ce volume, l’historien nous conduit en Orient, par exemple quand il s’agit d’examiner le rôle de Gallus, le préfet d’Égypte, ou l’étudier (en de fort belles pages) l’hellénisme en Asie-Mineure. Dans ces régions de l’Empire, l’on se représente à l’orientale le pouvoir d’Auguste : c’est la vieille idée du monarchisme pharaonique ou asiatique (précédemment continuée par les successeurs d’Alexandre) appliquée simplement au gouvernement qui siège à Rome. L’alexandrin Appien et le grec Dion Cassius ont exprimé cette manière de voir ; et pour en apprécier le degré d’exactitude, il faut ne pas oublier, — peut-être l’a-t-on trop oublié ? — qu’elle est celle d’Orientaux. Aussi versés qu’ils fussent l’un et l’autre dans le droit politique romain, ils ne purent point ne pas se ressentir des influences de leur milieu d’origine.

Précisément, cette idée orientale et monarchique du pouvoir d’Auguste, telle qu’elle avait cours en Égypte et en Asie-Mineure, nous servira, par rapprochement, à mieux concevoir ce que l’idée de ce gouvernement put être à Rome même. « Un certain nombre d’inscriptions, remarque M. Louis Bréhier dans un article sur “la conception du pouvoir impérial en Orient pendant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne19”, révèlent la conservation en Orient d’un usage essentiellement monarchique et contraire au droit public des Romains, celui du serment de fidélité exigé des populations à l’avènement d’un nouvel empereur. Le serment de Gangres (Vézir-Kupreu, Paphlagonie), prêté sur les autels d’Auguste par tous les habitants de la province, a été étudié par M. Cumont, qui a montré sa ressemblance avec les formules de serments en usage sous les successeurs d’Alexandre. Ces formules ont été imposées aux populations par le gouvernement impérial et elles indiquent vis-à-vis de l’empereur une allégeance beaucoup plus étroite que celle des citoyens romains. » Or, le sens de cette différence est considérable. Si cette « allégeance » était beaucoup moins étroite pour les citoyens romains, c’est qu’elle les attachait, non pas à un monarque, comme en Orient, au monarque véritable que devenait là, par l’effet (favorisé) des mœurs politiques de l’Orient, le chef de l’état romain, — mais à un simple « princeps senatus », à un simple chef constitutionnel de gouvernement, à ce que M. Ferrero appelle, par une innovation hardie, le « Président de la République latine ». Il y avait donc, à l’époque d’Auguste, deux conceptions relatives au gouvernement de celui-ci, la conception latine, encore républicaine, et la conception orientale, toute monarchique. Si cette dernière conception se développa de plus en plus dans la suite pour devenir dominante au iiie  siècle, elle était loin de contrebalancer, sous Auguste, la conception latine. L’Orient pouvait bien se croire dépendant d’un monarque (et, en fait, il en dépendait), mais l’Occident latin ne s’était pas encore dépris du type du magistrat romain dont la tradition républicaine avait combiné les traits.

Dans son étude du milieu romain, M. Ferrero a discerné maintes raisons qui militaient en faveur du maintien de ce type dans le personnage politique d’Auguste. De ce point de vue, que distinguons-nous dans la Rome d’Auguste ? Un renouveau de toutes les idées sur l’État considéré « comme un organe de domination » (conception latine et républicaine) et non « comme un organe de culture raffinée » (conception orientale et monarchique). C’est trop, peut-être, de dire un renouveau de ces idées ; mettons, en tous cas, un désir, un besoin de ce qu’elles exprimaient, un besoin d’autant plus grand que les influences orientales se développaient d’une manière menaçante :

L’admiration pour les vieux âges de Rome, dit M. Ferrero, n’était pas alors, comme l’ont cru beaucoup d’historiens, un anachronisme sentimental, mais une nécessité. Qu’était l’ancien État Romain, sinon un ensemble de traditions, d’idées, de sentiments, d’institutions, de lois qui tous avaient pour unique objet de vaincre l’égoïsme de l’individu à chaque fois qu’il se trouvait en opposition avec l’intérêt public… L’Italie comprenait qu’elle avait encore besoin de ce puissant instrument de domination, pour conserver et gouverner un empire que les armes lui avaient donné ; elle comprenait qu’elle avait besoin d’hommes d’État prudents, de diplomates avisés, d’admirateurs éclairés, de soldats vaillants, de citoyens zélés, et qu’elle ne pourrait le savoir qu’en conservant les traditions et les institutions de l’État.

Ce sont ces tendances conservatrices (donc aristocratiques et, au sens romain, républicaines), qui, dès après Actium, s’accusèrent, sans qu’on puisse dire qu’elles aient dominé : mais elles s’accusèrent en proportion même de ce qui leur faisait obstacle. Comment admettre, dès lors, qu’Auguste, qui leur obéissait, et qui leur obéissait d’autant plus qu’elles correspondaient à ses propres idées, eût voulu reprendre, fût-ce avec toutes les précautions et toutes les adresses possibles, le plan de César, ce plan démagogique dans ses moyens, monarchique dans son but ? Et, de fait, toute l’œuvre d’Auguste, à Rome, relève d’un point de vue purement conservateur. À chaque instant, son historien, textes en mains, nous le montre travaillant à raviver la force politique de l’ancienne aristocratie, ceci au détriment du parti démocratique, représenté, en des circonstances typiques, par Egnatius Rufus. Il considérait que l’aristocratie de vieille souche avait encore, et plus que jamais, en face de l’orientalisme envahissant, des devoirs politiques à remplir. Son œuvre législative porte, entre tous ses actes publics, la marque de cette préoccupation :

Ceux qui s’imaginent Auguste travaillant par des moyens prudents et rusés à fonder la monarchie n’ont pas compris l’esprit de ces lois, qui furent une des bases de toute son œuvre. Par la lex sumptuaria, la lex de maritandis ordinibus et la lex de adulteriis, Auguste… voulait surtout réorganiser économiquement et moralement la famille aristocratique, l’ancienne pépinière de la république qui avait fini par devenir stérile, l’ancienne école, maintenant tombée, des généraux et des diplomates qui avaient conquis l’empire. Si Auguste avait voulu fonder une monarchie, il aurait dû, au lieu de chercher à les refréner, encourager dans l’aristocratie le luxe, la dissolution, le célibat ; car la monarchie ne pouvait s’élever que sur les ruines d’une aristocratie qui, comme cela s’est vu à l’époque de Louis XIV, abaissée par le besoin d’argent et par les plaisirs, ne serait plus devenue qu’une troupe servile de courtisans. Mais Auguste, qui ne pouvait choisir ses collaborateurs que dans les familles aristocratiques, avait besoin d’une aristocratie vigoureuse…

Cette aristocratie, il ne put l’obtenir, et là surtout se trouve la raison de l’accroissement du pouvoir d’Auguste. Qu’on remarque bien une chose, c’est que l’institution de l’an 27, la réunion entre les mains d’Auguste du Consulat et du Proconsulat, c’est-à-dire de la double puissance, à Rome et dans les Provinces, n’aurait pas suffi à créer un pouvoir d’essence monarchique, absolue. Le « princeps » avait toujours à compter avec le Sénat, comme au temps de Pompée, par exemple, où justement le Sénat réunit aussi, un moment, la double puissance entre les mains de Pompée, et ceci pour sa propre sauvegarde, par une politique qu’on ne saurait qualifier d’anti-sénatoriale (il est vrai qu’il s’agissait de combattre César). Mais le Sénat manqua de vigueur politique, et, par là, les pouvoirs d’Auguste eurent tendance à prendre un caractère absolu que, constitutionnellement, ils n’avaient pas. M. Ferrero nous montre Auguste cherchant sans cesse à conjurer cette tendance : par d’opportunes absences, par une observation stricte de la lettre des lois, par sa neutralité dans les conflits des partis. Mais ceci n’était pas facile dans la Rome d’alors, avec une aristocratie sans zèle civique (comme l’aristocratie française après la Révolution, ou l’aristocratie anglaise après la révolution économique du milieu du siècle dernier) et un Sénat trop oublieux de sa souveraineté. C’est ainsi que celui-ci renvoyait les ambassadeurs des Parthes à Auguste, « en chargeant le princeps de conclure un accord avec eux ». Cette sorte d’abdication du Sénat en fait de politique extérieure, dans une circonstance de première importance, marque, pour M. Ferrero, le véritable commencement de la monarchie à Rome. Elle mettra deux siècles à se développer.

Avec ce premier tome sur Auguste, M. Ferrero achève l’examen des tentatives de restauration aristocratique, archaïque, au lendemain des guerres civiles. On voulait que l’État reprît son antique force, sa précision des beaux temps de la République : pour cela, l’on avait recours à Auguste, à une dictature. Voilà le principe de l’accroissement involontaire des pouvoirs d’Auguste. Il reste à M. Ferrero, dans les parties suivantes, à montrer l’échec de cette tentative de principat républicain et la transformation inéluctable de ce principat en pouvoir monarchique. Dès maintenant, l’on ne peut refuser à l’historien le mérite d’avoir marqué en traits vigoureux, fût-ce au prix de certaines exagérations, les caractéristiques du principat d’Auguste, une des formes les plus subtiles du pouvoir politique à Rome, sorte de transaction entre la conception latine de l’État et l’orientalisme dont le flux grandissant était gros de formes monarchiques et absolues. Supposons aussi que l’effort d’Auguste, bien que finalement malheureux, ne fut point sans portée. Quelle fut cette portée dans l’histoire de Rome ? jusqu’où va-t-elle ? C’est ce qui ressortira sans doute, entre autres conclusions, des travaux prochains de l’éminent historien.

Art moderne.
Le Décor du Quattrocento, par M. Pierre Fons (Sansot, éditeur)

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 546-550 [548-549].

Le décor du Quattrocento, de M. Pierre Fons, est une œuvre, et j’en loue l’auteur, de critique moins que de poète. Cela est écrit avec passion, et par conséquent très bien écrit. Les injustices où la passion peut induire sont presque toujours fécondes. « Non plus que l’artiste n’a droit à déformer la nature, comme y tendait Michel-Ange, ou bien à la décaractériser, selon l’erreur de Raphaël, il n’a le devoir de la copier mesquinement en toute occasion. » On pourrait infiniment objecter. Il y a d’autres principes de déformation que celui de Michel-Ange, et Raphaël ne s’est pas plus trompé que Phidias. Ou peut-être, et plus dangereusement, « l’intemporel » et inhumain Vinci n’est-il lui-même qu’une splendide erreur ? « C’est dans l’absolu divin que doit sourire la trinité de sa Joconde, de son Christ et de son Bacchus. » Soit ; c’est sans doute pourquoi nous sentons cette divine trinité si étrangère à notre humaine vérité. Mais de ce petit livre où les idées générales abondent je retiendrai surtout celle-ci, où j’ai plaisir à me sentir tout à fait d’accord avec l’écrivain : « L’art (quadrivium) annexait la science, et n’était-ce pas là conception plus valable et efficacement féconde que la conception présente où la science non seulement se sépare de l’art, mais prétend aussi se le subordonner ? »

Échos.
Publications du « Mercure de France » : Textes choisis de Léonard de Vinci

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 573-576 [575].

Textes choisis de Léonard de Vinci. Pensées, Théories, Préceptes, Fables et Facéties, traduits dans leur ensemble pour la première fois d’après les manuscrits originaux et mis en ordre méthodique, avec une introduction par Péladan. Portrait de Léonard de Vinci et XXXI facsimilés de dessins et croquis. Vol. in-18, 3 fr. 50.