(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907 »
/ 52
(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907 »

Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907

Épilogues.
Nouvelles d’Italie

Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907, p. 303-306 [304-306].

L’Italie est en proie à un renouveau spiritualiste, à une crise occultiste, à la maladie du bouddhisme. C’est beaucoup de maux à la fois, dont le moindre n’est pas celui qu’on pense. L’occultisme lasse vite par sa niaiserie. Le bouddhisme apparaît bientôt tel qu’un amas d’absurdités qui ne le cède en rien au catholicisme, la mentalité d’un lama étant toute voisine de celle d’un capucin. Le danger, c’est le spiritualisme. Il y a là une grande corruption de l’intelligence. Les spiritualistes voient le monde animé séparé en deux castes : les animaux, l’homme. Ils en sont à l’astronomie d’avant Copernic : ils croient que l’homme est le but de la nature, comme on croyait que la terre était le centre de l’univers. Le spiritualisme n’est peut-être pas une maladie sans remède, mais elle est tenace, et la science en viendra à bout d’autant plus difficilement que la plupart des savants, gens tout aussi médiocres que les autres, en sont eux-mêmes atteints très gravement. Quelques-uns cumulent, et, non contents de parler de l’immortalité de l’âme, en cherchent la preuve dans la danse des tables et dans les jongleries d’Eusapia Paladino. C’est peut-être logique. Le spiritualiste, s’il affecte de mépriser la religion régulière de son pays, est amené par la force des choses à s’enrôler dans quelque petite église dissidente. Les clients de la somnambule sont des libres-penseurs décidés : ceux d’Eusapia, pareillement. Il va de soi qu’on vitupère les ratichons en triturant le marc de café et en recoupant le grand jeu. Les hommes n’abandonnent une absurdité qui a fait ses preuves que pour une absurdité nouvelle et dont l’absurde a quelque chose de frais, de cordial qui enchante les appétits. C’est le cas de l’occultisme. Pour nous, à vrai dire, c’est une vieillerie. Pour les Italiens, c’est une nouveauté dans sa fleur. Ils sont en retard de quinze ou vingt ans, voilà tout. Je viens de parcourir plusieurs revues de là-bas, de celles qui tiennent la tête du mouvement nouveau. L’une se répand en apologies religieuses universelles : c’est le Coenobium ; une autre défend le bouddhisme contre M. Papini, qui l’attaqua dans la Stampa : c’est Prose ; une autre nous expose galamment le point de vue de l’occultisme : c’est Leonardo, la propre revue de M. Papini. Mais l’auteur du Crepuscolo dei filosofi ne perd point le nord. Il soigne l’opinion en même temps que son pragmatisme, qui est une philosophie de la volonté, et il nous explique pourquoi il donne l’hospitalité aux occultistes. Le principal motif, c’est que M. Papini n’est pas lui-même très loin de l’occultisme. Il confesse que : « Esso ha il merito di essersi occupato dei modi coi quali si possono cambiar le cose… » Nous revoilà dans le pragmatisme et revenus aux derniers chapitres du Crepuscolo où l’occultisme fait une inquiétante apparition. Hélas ! tout cela vient peut-être de Nietzsche et de son surhomme ! Si la surhumanité est le but, tous les moyens seront bons pour y atteindre. Joignez-y la théorie du bovarysme de M. de Gaultier, qui est un exposé critique et qui a été reçu comme un conseil, et vous avez les racines du pragmatisme. Il était bien dangereux de dire : « L’homme a la faculté de se concevoir autre qu’il n’est. » On a lu : « L’homme a la faculté de se rendre autre qu’il n’est. » Le surhomme de Nietzsche est un grandiose bovaryque, mais un bovaryque. Il faut ajouter à cela que si les théories de Nietzsche, des occultistes, des pragmatistes et des « miraclistes » sont en contradiction avec la constance démontrée de l’animal humain, de sa physiologie et de ses facultés, le bovarysme, qui est une vue de dilettantisme philosophique, échappe nécessairement à ce reproche.

Mais revenons à l’occultisme, sans plus le considérer comme un des échelons du pragmatisme, au bon occultisme, celui de Blavatsky, d’Éliphas Levi, de Saint-Martin, de Giordano Bruno, de Platon, et, immanquablement, du Baghavad-Gîta et du Raja Yoga. Il manque Papus à cette liste, mais Papus monte-t-il encore à sa tour ?

Je me souviens que, vers 1890, étant allé voir M. Ribot, à la Philosophique, il me dit : « En redescendant, regardez donc l’étalage de la maison. » Je regardai et je lus sur les livres exposés : Éliphas Lévi, Dogme et rituel de la haute magie, la Clef des grands mystères, la Science des Esprits ; Du Potet, la Magie dévoilée, ou principe de science occulte ; Cahagnet, Sanctuaire du spiritualisme ; et ces mots alléchants : Bibliothèque diabolique. Ces livres, il est oiseux de le dire, ont disparu depuis longtemps de la vitrine de M. Alcan, et je ne pense pas qu’ils reviennent de sitôt. Dans vingt ans, M. G. Papini sera bien étonné d’avoir admis, même l’espace d’un moment, « le point de vue de l’occultisme ». Du moins, je le désire, ayant de l’estime pour lui. Mais comment, à l’heure présente, un Italien garderait-il sa pleine santé intellectuelle ? Le milieu entier est contaminé. Des biologistes eux-mêmes, Morrelli, Foa, en arrivent, tel notre extraordinaire Richet, à admettre les matérialisations ! Ce délire occultiste est naturellement lié à une puissante réaction catholique : dans ce domaine, tout semble se contredire, et tout est confirmation mutuelle.

Musées et collections.
Au Musée national de Rome

Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907, p. 344-351 [350].

Notons, enfin, une précieuse acquisition du Musée National de Rome. Le gouvernement italien vient de se rendre acquéreur, pour la somme de 450 000 fr., d’une très belle statue antique appartenant à la famille Aldobrandini, qui la conservait jalousement dans sa villa de Porto d’Anzio. Découverte en 1878, elle est presque ignorée du public, mais les savants ont beaucoup disserté déjà à son sujet, sans pouvoir se mettre d’accord ni sur ses origines ni sur ce qu’elle représente. C’est une figure de jeune femme enveloppée d’un ample chiton qui tombe de son épaule droite et d’une draperie plus mince qui laisse transparaître les formes d’un corps admirable ; le bras droit manque, la main gauche tient un large disque brisé sur lequel on voit les restes d’une couronne d’olivier et d’un écrin qui devait être supporté par de petites griffes. Ces accessoires assez vagues ne permettent pas de décider si cette statue est celle d’une prêtresse ou la personnification d’un être mythique. La même incertitude plane sur l’époque et sur le style de la statue : tandis que M. Klein la rattache à l’atelier de Praxitèle, M. Altmann à un atelier d’Asie-Mineure, d’autres archéologues en font honneur à un artiste romain des premiers temps de l’Empire, et d’autres l’ont comparée à la Victoire de Samothrace.