(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907 »

Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907

Les trois traités doctrinaux de Dante (Suite) [II]

Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907, p. 212-228.

Passons au second livre.

I. — Les ouvrages peuvent avoir quatre sens : littéral ; allégorique, comme dans Ovide, où Orphée apprivoise les fauves et attire les pierres. Cela veut dire qu’il touchait les cœurs les plus durs et forçait les plus inertes à lui obéir. Les théologiens entendent l’allégorie autrement que les poètes, mais je suis ces derniers. Le troisième sens est moral : le lecteur doit le chercher et se l’appliquer. Quand Jésus monte au Thabor il emmène trois disciples seulement ; donc, pour les choses les plus secrètes on doit être peu nombreux.

L’anagogie (au-dessus du matériel) explique au spirituel les choses supérieures. Ainsi « À la sortie d’Égypte, Israël devint sainte et libre, c’est-à-dire à la sortie du péché, l’âme devient sainte et libre. »

La nature veut que nous allions du mieux connu au moins connu : si le littéral n’est pas entendu, l’allégorique restera obscur, le moral incertain et l’analogique insaisissable.

II. —  Vous dont l’intelligence meut le troisième ciel , voilà ce qu’il va expliquer.

III. — Quel est le troisième ciel ? La vérité complète sur ces problèmes ne peut s’apprendre, mais les faibles lumières acquises par la raison humaine renferment cependant plus de délectations que l’abondance et la certitude des choses dont on juge par les sens.

Dante traite de balourdise l’idée qu’il y avait huit ciels, car Béatrice est un neuf et il lui faut un neuvième ciel.

IV. — Voici la succession des cieux : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne, étoiles et le cristallin.

Les catholiques placent le ciel empyrée par-delà tous ces cercles. Il y a donc dix cieux.

V. — Le troisième ciel est mû par des intelligences que le vulgaire appelle anges (!). Sur ces créatures, comme sur les chœurs, les sentiments ont été divers, quoique la vérité soit manifeste.

La raison seule suffit à enseigner que ces intelligences sont en plus grand nombre que les effets concevables aux hommes. Elles possèdent toute béatitude ; ce qui comprend une félicité de vie active et une autre vie contemplative. Si nous inférons que Dieu a pu créer un nombre presque infini de créatures spirituelles, il en a créé, en réalité, un nombre plus grand encore.

VI. — Les anciens n’ont pas vu la réalité des créatures spirituelles : nous en avons été instruits par le Christ.

Trois principautés chacune de trois ordres, d’après la suprême puissance du Père, la sagesse du Fils et l’amour du Saint-Esprit.

Aussitôt leur création, la dixième partie de ces ordres se perdit et la nature humaine fut créée, pour les remplacer. Il paraît rationnel de croire que les moteurs du ciel de la lune sont les Anges, que ceux de Mercure sont les Archanges, et ceux de Vénus, les Trônes. Ceux-ci font une opération homogène à l’amour de l’Esprit-Saint, qui consiste en la mise en mouvement de leur ciel amoureux.

VII. — Les rayons de chaque ciel sont la voie par laquelle descendent leurs vertus sur les choses d’ici-bas.

VIII. — La pensée est l’acte propre de la raison : les bêtes ne pensent point, je parle aussi de celles qui ont figure humaine et souffle de bétail !… « Ma vie intime n’est autre chose qu’un penser. »

IX. — Entre toutes les bestialités, la plus stupide, la plus vile, la plus damnable, c’est de croire qu’après la vie présente il n’y en a point d’autre. Si notre espérance était vaine, notre imperfection serait pire que celle de nul animal, car beaucoup sacrifient la vie terrestre à la vie future.

XI. — Dante a lu Boëce dans la tristesse ; Boëce, captif et banni du monde, s’était consolé lui-même : « Je découvris un remède à mes larmes, je découvris que la philosophie était la grande chose des livres et des sciences, et je me l’imaginai sous les traits d’une dame noble. »

XII. — Par ciel j’entends science, selon la similitude. Aux sept premiers ciels correspondent le Trivium et le Quadrivium. À la huitième sphère la science naturelle ou physique et la métaphysique ; à la neuvième la morale, à la dixième la théologie.

XIII. — Le ciel de la lune ressemble à la grammaire pour l’ombre qu’il renferme et la variation de sa lumière.

Mercure, dialecticien par sa petitesse, est voilé des rayons solaires ; la dialectique est étroite et spécieuse d’argument.

Vénus et la rhétorique sont suaves, et se manifestent par l’étoile soir et matin, comme la science par la parole et par l’écrit.

Le soleil et l’arithmétique servent à tous et l’œil ne peut les embrasser. Mars et la musique sont beaux et ardents, et attirent les vapeurs de l’éther et celles de l’âme humaine.

Jupiter le géomètre se meut entre Mars et Saturne, et son éclat est argentin.

Saturne, la plus lente et la plus élevée, correspond à l’astrologie.

XIV. — Le ciel étoilé appartient à la fois à la physique et à la métaphysique.

Le ciel empyrée, par sa paix, est l’emblème de la divine science. Salomon appelle toutes les sciences reines, concubines, esclaves, la science de Dieu étant sa colombe et sa belle.

La comparaison des cieux avec les sciences explique comment j’entends par le troisième ciel, la rhétorique.

XV. — Boëce et Tullius, par la douceur de leur langage, m’ont acheminé à l’amour, c’est-à-dire à l’étude de la très noble dame Philosophie ; ils m’y ont acheminé par les rayons de leur étoile, c’est-à-dire par leurs écrits sur la matière. Dans toute cette allégorie, Amour désigne l’étude ou l’application de l’esprit.

Je dis et j’affirme que la dame dont je m’épris est celle Pythagore nommée Philosophie.

Le troisième traité est consacré au second amour.

« Mon second amour prit naissance dans la miséricordieuse figure d’une dame ; je ne souhaitais pas seulement sa vue, mais celle de toutes les personnes amies ou parentes. »

II. — Amour, à le considérer en son vrai sens, n’est autre que l’union spirituelle de l’âme et de l’objet aimé.

III. — Cet amour opère dans mon esprit, amour de la vérité et de la vertu et non celui qui a pour essence la volupté sensible.

IV. — Mon insuffisance à dévoiler mon sujet vient de ce que les perceptions mentales défient notre idiome terrestre.

V. — Dissertation symbolique sur la révolution du Soleil : « Ô ineffable sagesse, régulatrice universelle, que notre intelligence est pauvre pour te comprendre ! Et vous, pour le plaisir et l’utilité desquels je disserte, dans quel aveuglement vivez-vous, si, au lieu de lever vos regards vers ces sublimes spectacles, vous les tenez fixés sur la fange de votre sottise. »

VI. — Comme cette dame possède véritablement la perfection, Dieu, qui l’a comblée de grâces, la chérit comme son œuvre la meilleure.

VII. — Entre la nature angélique d’ordre intellectuel et l’âme humaine il n’existe aucun degré !

VIII. — Dans ses yeux et dans son doux sourire, l’âme, comme sur deux balcons, se montre, bien que voilée. Six passions sont propres à l’âme humaine : grâce, zèle, miséricorde, envie, amour et pudeur ; chaque fois que l’âme en éprouve une, le reflet se montre dans le miroir des yeux.

IX et X. — La personne dont je décris les beautés n’est autre que la dame de l’intelligence.

Pythagore ne se disait pas sage, mais ami de la sagesse. On ne doit pas appeler vrai philosophe celui qui n’est ami de la sagesse que par intérêt, comme sont les légistes, les médecins et presque tous les religieux, car ils n’étudient que pour acquérir argent et dignités.

XI. — Allégoriquement donc, par amour qui me parle de ma dame dans mon esprit, j’entends l’étude. O très noble et très excellent le cœur qui s’unit à l’épouse de l’empereur du ciel, épouse qui est aussi sa sœur et sa fille bien-aimée.

XII. — Cet amour se manifeste dans l’usage de la sagesse et le mépris des choses dont les autres sont esclaves.

XIII. — Sa contemplation nous fut ordonnée, non seulement pour admirer sa face dévoilée, mais pour désirer et acquérir les choses qu’elle tient occultes.

XIV. — Oh ! votre état est pire que la mort, à vous qui fuyez l’amitié de cette Sagesse ! Avant votre naissance elle vous a aimés, préparant et ordonnant votre entrée dans la vie. Ensuite, elle est venue à vous pour vous diriger ; si vous ne pouvez tous parvenir jusqu’à elle, honorez-la du moins dans la personne de ses amis.

Le quatrième et dernier traité contient, parmi des audaces imprévues, les immortels principes de 1789.

I. — Je veux ramener les égarés dans le droit chemin touchant la connaissance de la vraie noblesse. Ici je n’ai plus besoin d’aucune figure.

IL — Frédéric de Souabe, empereur des Romains, interrogé sur la nature de la noblesse, répondit : « C’est une antique richesse et une belle coutume. »

III. — Le fondement de la majesté impériale, c’est la nécessité de la vie civile. L’état a besoin d’un pilote, comme un vaisseau.

IV et V. — Retour aux thèses du De Monarchia.

VI. — Récapitulation d’Aristote et de Platon : « Aristote est donc celui qui a dirigé les regards et les pas du genre humain vers le but auquel il doit tendre. »

Ô malheur à vous, les gouvernants actuels ! Oh ! surtout malheur à vous les gouvernés ! Aucune autorité philosophique, ni par étude propre, ni par un conseil, ne se marie à vos procédés de gouvernement.

Le titre de noble s’accorde à quiconque est fils ou neveu de quelque homme puissant, fût-il lui-même un personnage de rien.

Moi je déclare vil un homme méchant qui descend d’un juste.

En supprimant un côté du pentagone on en fait une quadrature ; en supprimant la raison, il ne reste plus rien de l’homme.

VIII. — Le plus noble rameau de la raison est le discernement.

Il y a une différence entre l’irrévérence et la non-révérence.

IX. — L’autorité impériale a été créée pour la perfection de la vie humaine, comme guide et régulatrice de nos actes : mais chaque fonction a ses bornes. On pourrait dire de l’empereur, si l’on voulait figurer son office par une image, qu’il est le chevaucheur de la volonté humaine ; la définition de la noblesse n’appartient point à la fonction impériale.

X. — Les richesses arrivent toujours d’une manière injuste et ne peuvent être une cause de noblesse.

XI. — Leur accroissement n’est pas moins vil que leur naissance.

XII. — Parallèle de la science et des Richesses.

XIII. — Si Adam fut noble, nous le sommes tous ; s’il fut vilain, nous aussi. Aristote rirait s’il voyait faire deux espèces du genre humain comme des chevaux et des ânes ; en effet (qu’Aristote me le pardonne) on peut traiter d’ânes ceux qui pensent ainsi.

XIV. — Certains fous prétendent que noble vient de noscere, connaître. En ce cas, les choses les plus connues seraient les plus nobles, l’aiguille de Saint-Pierre, la reine des pierres, et Asdente, le savetier de Parme le plus illustre des parmesans. Noble vient de non vil.

XV. — Aristote ayant ouvert la bouche sur les vertus morales, suivons uniquement sa divine opinion : fortitude, tempérance, libéralité, magnificence, gloire, mansuétude, affabilité, franchise, l’eutrapélie et la justice. Chacune de ces vertus a deux ennemis collatéraux, deux vices, l’un d’excès, l’autre d’insuffisance. Les onze vertus émanent de la noblesse.

Deux choses en accord doivent se réduire en une troisième ou bien l’une à l’autre, comme l’effet à sa cause.

La noblesse, comprenant toute vertu, doit être considérée comme le type auquel il faut ramener la vertu.

XVI. — Il compare la noblesse au ciel infini et la vertu aux étoiles.

La noblesse humaine, si l’on considère la multitude de ses fruits, surpasse celle des anges, quoique dans son unité la noblesse angélique soit plus divine.

Comme la couleur pers vient de la noire, la vertu descend de la noblesse. Le pers, mélange de pourpre et de noir, ressemble à la vertu, mélange de noblesse et de passion.

Nul ne peut se prétendre noble, quelle que soit sa race, s’il ne possède les fruits de la vraie noblesse morale. Celui qui les possède est semblable aux dieux. Car de même qu’il y a des hommes bestiaux, il y en a d’autres nobles et divins.

Que les descendants des Uberti de Florence ou des Visconti de Milan ne disent plus : « Parce que je suis de telle extraction, je suis noble. » L’auguste semence ne tombe dans aucune race, mais dans quelques individus. Ce n’est pas la souche qui ennoblit les individus, mais bien eux qui ennoblissent la souche.

XVII. — Quand la semence tombe dans la matrice, elle porte avec soi la vertu de l’âme génératrice et la vertu du ciel. L’âme sitôt produite reçoit l’intelligence dont elle est susceptible. Cette intelligence renferme virtuellement les formes universelles.

La bonté de l’âme dépend de la nature du germe, de la disposition du semeur et de celle des cieux.

XVIII. — Notre instinct naturel aime surtout son moi, puis dans le moi diverses parties, et surtout l’âme.

L’âme obéit ensuite à ses attractions.

La voie spéculative est la plus riche en béatitude.

Les trois Marie trouvèrent au sépulcre un jeune homme vêtu de blanc. C’était un ange qui figure la noblesse et qui dit aux Marie, c’est-à-dire aux Épicuriens, aux Stoïciens et aux Péripatéticiens : « Quiconque va cherchant sa béatitude suprême dans la vie active ne l’y trouvera pas ; même dans le cercle des vertus morales et intellectuelles, nous ne trouverons pas la béatitude parfaite. »

XIX. — La noblesse opère diversement, selon les âges ou saisons humaines.

XX. — Dans l’adolescence, qui dure jusqu’à vingt-cinq ans, la partie rationnelle ne jouit pas de la plénitude de discernement ; la jeunesse s’achève à quarante-cinq ans et à soixante et dix la décrépitude commence.

XXI. — Quatre choses sont nécessaires à l’adolescent : obéissance, douceur, pudeur et élégance corporelle.

XXII. — La jeunesse doit être tempérée, forte, aimante, courtoise et loyale. Placé dans un cercle méridional, l’homme jeune doit regarder en arrière le passé et en avant l’avenir ; aimer ses amis, ses ancêtres dont il a reçu l’existence, la nourriture et la doctrine ; aimer ses cadets, pour leur épancher avec amour ses bienfaits, afin de se voir honoré et soutenu dans la période de décadence.

XXIII. — Une âme noble dans sa vieillesse doit être prudente, généreuse et affable.

La prudence se forme d’une bonne mémoire des choses vues, d’une bonne connaissance des présentes, d’une bonne prévoyance des futures.

XXIV. — Dans la décrépitude, deux offices importent :le retour de l’âme vers Dieu et l’action de grâce pour l’existence accomplie. Pareil au fruit mûr qui se détache de la branche sans effort, notre âme se sépare sans douleur du corps qu’elle habitait.

« Oh ! malheureux et vils, vous tous qui, voiles dressées, cinglez vers le port et qui vous perdez vous-mêmes, après un si long voyage. Le chevalier Lancelot et notre chevalier latin Guido de Montefeltro, nobles cœurs, renonçant à toutes voluptés, carguèrent les voiles des actions mondaines et leur longue carrière fut consacrée aux œuvres pieuses. Nul ne peut alléguer les liens du mariage (orthodoxie), pour ne pas retourner à la religion (secrète) dans un âge avancé. On peut même dans le mariage (orthodoxie) se convertir à la bonne vie religieuse (secrète), car Dieu n’exige en nous que le cœur (non les gages extérieurs).

Martia requit Caton de la reprendre dans la saison finale ; elle avait donné des fils à Caton, allégoriquement des vertus, car Martia figure l’âme noble. Plus tard, Martia épousa Hortensius et d’autres fils en vertus naquirent. Hortensius mourut et Martia retourna à Caton.

Et quel homme terrestre fut jamais plus digne que Caton de représenter Dieu ? Aucun, certes. Oh ! malheureux et ingratement-nés, vous qui préférez sortir de la vie sous le nom d’Hortensius plutôt que sous celui de Caton. »

XXV. — J’ai montré quels signes apparaissent à chaque âge dans une noble nature, signes sans lesquels il n’y a pas de noblesse.

Ser Manfred da Vico, maintenant préteur et préfet, pourrait dire : « Quel que je sois, je représente mes ancêtres, on me doit honneur et respect. »

Juvénal lui répond dans sa hautaine satire. D’autres pourraient dire : « Si la noblesse est individuelle, il n’y a pas de race noble et cependant l’opinion tient nos familles pour les plus nobles de la cité. »

Si dans une race noble (l’orthodoxie) les bons s’en allaient un par un et que de mauvais (les contemporains) naquissent à leur place, elle ne s’appellerait plus noble, mais vile.

Je parle contre ceux qui errent, imitant le bon frère Thomas d’Aquin, lequel écrivit pour la confession de tous les hérétiques un livre intitulé : Contre les Gentils.

Cette façon de donner en sommaire une citation de chaque chapitre m’a paru, malgré son aridité, plus propre qu’un discours coordonné à faire sentir la singularité de l’ouvrage,

Je connais mal les huit in-8 de Rossetti, mais son titre seul indique qu’il a deviné en partie l’énigme dantesque. Le Convito ne révèle rien en lui-même ; il ôte aux Canzone leur ornementation érotique ; il dit et redit que Béatrice est la philosophie : et ce n’est pas vrai. Béatrice est une religion chrétienne qui a sombré tout entière dans le mouvement luthérien et dont il ne reste que des romans et des chansons, sans qu’il soit possible de reconstituer sûrement sa théologie.

Dante n’est pas l’auteur d’un système personnel, un penseur indépendant, qui secoue le joug romain. Croyant d’une religion qui n’a pas de nom dans l’histoire, puisqu’elle n’a jamais pu élever un temple au grand soleil, mystique d’une essence spéciale, puisqu’il invoque sans cesse la raison contre Rome tout en escaladant les sommets de l’illuminisme à la suite de S. Denis, il offre une œuvre indéchiffrable comme son masque.

Ce n’est qu’en cherchant les mots de gueules, suivant l’expression de Rabelais, avec qui il a plus de rapport qu’on ne pense, qu’on conduira sûrement l’investigation.

Évoquer le pain des anges à propos d’un repas symbolique et déclarer misérables ceux qui partagent la pâture des troupeaux, en 1300 et quelque, cela signifie l’hérésie. Le pain ou explication ne suffit pas pour nous : mais en son temps, on lisait plus attentivement qu’aujourd’hui et la matière était plus passionnante. Quel poète redouterait l’infamie pour avoir chanté une dame ? La seule infamie, pour un conspirateur, religieux ou autre, réside à trahir ou à renier ses serments. Il se défend comme sectateur accusé de désertion, il se défend d’être revenu au giron catholique et il écrit le Convito en vulgaire, parce que le vulgaire se prête à des équivoques, che a piacamento artificiato si transmuta .

« Si on m’ordonnait de porter due guarnache (casaques) et que je n’en porte qu’une sans ordre, mon obéissance serait en partie commandée, en partie spontanée. » Le latin est la langue de l’Église, la langue ennemie ; il aime le vulgaire parce que c’est sa langue de croyant autant que sa langue de poète. Si Dante était un philosophe, il ne dirait pas que son commentaire sera un nouveau soleil destiné à remplacer l’ancien, le catholicisme romain.

Un auteur qui prétend que tout poème a quatre sens est un farceur, un fou ou Dante. D’ordinaire les plus abscons se contentent de deux sens, l’exotérique et l’ésotérique, Celui qui appliquerait l’anagogie, ne découvrirait que sa propre imagination. La grille qu’il faut appliquer au texte, c’est le littéral ; il faut lire en soulignant et, par les italiques seules, la clarté jaillit. Le poète avertit lui-même de bien penser à l’extérieur. Un autre moyen de le pénétrer consiste à connaître les auteurs qu’il cite, Cicéron (le Songe de Scipion) et la Consolation de Boëce, qui l’amenèrent à l’amour, c’est-à-dire à l’étude.

Quand il parle aux intelligences du troisième ciel, s’adresse-t-il à des coreligionnaires du troisième degré ? Autant il éclate que Dante professait une religion autre que la romaine, autant j’hésite à expliquer une croyance du treizième siècle avec des expressions postérieures. Pour les étourdis, quiconque a été anti-papal se classe comme précurseur de Luther, tout affilié à une société secrète s’appelle franc-maçon. Ce sont là des procédés trop courts et superficiels. J’ignore si l’impérialisme de Dante n’est pas simplement la haine du Vatican ; j’ignore aussi si sa diatribe contre la noblesse, quoique très vraie en soi, ne vise pas exclusivement l’Église romaine, fille dégénérée et vile des nobles apôtres, si la dissertation sur les vertus propres à chaque âge n’équivaut pas à une conclusion sur la décrépitude de Rome qui se prétend éternelle, qui ne se sent pas vieillir et qui toute caduque s’obstine à dominer sans avoir aucune des vertus qui rendent la vieillesse respectable. « Presque tous les religieux réétudient que pour argent ou dignités. » Cela s’adresse aux théologiens, casuistes et prédicateurs et surtout aux princes de l’Église et à l’empereur spirituel, détenteur de beaucoup d’argent et des plus rares dignités.

La religion de Dante, qui invoque Aristote plus que saint Thomas, a été la Muse des races latines depuis qu’il y a des langues latines ; elle a inspiré le chef-d’œuvre du dix-neuvième siècle, Parsifal.

Pour la reconstituer, il faudrait réviser le procès des Albigeois et celui des Templiers.

Le suprême hiérophante de la Divine Comédie est saint Bernard, le père spirituel des Templiers, puisqu’il en composa la règle ; il porte la bianca stola et se réclame de Béatrice pour se rendre la vierge favorable. Wagner, par le privilège du génie, a suivi l’esprit d’une fable qu’il ignorait ou du moins qu’il niait : et faute d’espace pour étaler la minutieuse mosaïque des preuves, j’indiquerai le sens de l’œuvre dantesque en évoquant le sauveur du Graal.

Amfortas, le roi-pécheur, le pontife coupable, incarne l’Église romaine, qui s’est servi de la sainte lance pour disputer à Klingsor les biens terrestres et vils.

Il faut qu’un pur, un parfait, un ingénu vienne le guérir et le remplacer dans sa fonction.

Le Parsifal de Dante s’appelle l’empereur des Romains, qui aurait fait monter avec lui sur le trône le même christianisme que l’Église avait cru exterminer, par le fer et par le feu, en Occitanie.

Le cardinal du Puget voulut exhumer le cadavre de Dante pour le brûler ; Archambaud, archevêque de Milan, inscrit le gibelin parmi les hérétiques.

La première édition de la Comédie est celle de Foligno 1472. Le prieur de 1302 n’était pas aux yeux italiens l’altissimo poeta qu’il devint vers 1516, époque où la Comédie porte le nom de divina ; et on se demande par quelle protection il échappa au bûcher.

Rien n’est drôlatique comme les notices des traducteurs qui s’écrient à l’envi : « Le chantre du catholicisme », si ce n’est Boccace commentant la Comédie en pleine église.

La Réforme a profité du travail dantesque sans le comprendre ni en rien retenir.

La parole enflammée du Paraclet a préparé l’avènement de la négation. Dante n’avait pas prévu la parabole de son audace : il voulut purifier la foi, elle s’est éteinte. Des hommes pratiques se sont emparés du pouvoir spirituel.

Aujourd’hui l’indifférence générale conflue à l’inertie des égrégores : toutefois, par un miracle plus étonnant que ceux des pèlerinages, l’hérésie se manifeste par d’incomparables chefs-d’œuvre.

L’idéal de Dante plane encore sur nous, ravivé par le génie de Wagner. Quelle destinée pour une doctrine que d’échapper à la codification, aux commentateurs et d’exploser, d’époque en époque, comme un tonnerre de beauté ! N’est-ce pas, au sens du vieux gibelin, une marque du Saint-Esprit qui se manifeste, selon un bon plaisir transcendantal, en dehors de nos prévisions et du cours ordinaire ?