(1918) Articles du Mercure de France, année 1918
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(1918) Articles du Mercure de France, année 1918

Tome CXXV, numéro 469, 1er janvier 1918

Les Argots militaires de la Guerre à l’Étranger [extrait]

Tome CXXV, numéro 469, 1er janvier 1918, p. 56-69 [68-69].

[…]

En Italie, l’argot militaire de la guerre n’a encore été l’objet d’aucune étude. Est-ce à cause de sa complexité et de sa variété ? On sait que l’Italie est la terre classique des argots, qui, à l’opposé de l’Angleterre, sont restés essentiellement régionaux. Le langage de la caserne ne pouvait échapper à cette loi, et il est bon de rappeler que les diverses unités ont conservé pendant la guerre un recrutement régional.

Des renseignements intéressants sur l’argot des corps piémontais m’ont été fournis par le jeune sous-lieutenant d’alpins Carlo Couvert, de Suse, blessé au Monte Nero et actuellement en traitement à Turin. Ce langage comprend des mots italiens et des mots piémontais.

Un grand nombre étaient en usage avant la guerre, comme les expressions italiennes suola, viande (proprement : semelle), torchiare, punir (proprement : pressurer), pastino (caporal ou sous-offìcier), pappino, infirmier, cappellone, conscrit (proprement : gros chapeau),— ou les termes piémontais fil-fer, eau-de-vie (d’après l’argot français), rat (soldat des magasins militaires ou scribe), ciaparat (proprement : attrape-rat), sens analogue, plus spécialement « embusqué », maroc, pain1, taié la corda (proprement : couper la corde), fuir.

Plusieurs de ces derniers mots accusent l’origine ou l’influence française, qui a fourni également à l’Italie depuis la guerre, le fronte (« front » au sens militaire, masculin), l’imboscato (embusqué), la marmitta (gros obus) et probablement la siringa (fusil), proprement « seringue », usité depuis longtemps en Provence dans le même sens.

Quelques jolies métaphores nouvelles sont à signaler : la « chèvre » (capra) désigne la mitrailleuse, le « colis postal2 », pacco postale, le gros obus ; le fusil autrichien est appelé Cecchino (sobriquet italien de François Joseph, diminutif de Francesco), le soldat autrichien beduino (bédouin) ou gobbo (bossu)3, la balle Luis (Louis). Ces créations nouvelles sont plus nombreuses parmi les corps méridionaux, à l’imagination particulièrement vive : espérons que leur langage sera recueilli comme il le mérite.

Les Revues.
Memento [extrait]

Tome CXXV, numéro 469, 1er janvier 1918, p. 128-136 [135].

[…]

Revue des Nations Latines (1er novembre) : M. Fraccaroli : « L’idée de patrie ». — « Vers la fédération », réponses de MM. J. Luchaire, Louis Bertrand, G. dal Vecchio. — « L’épouvantail international », par M. Julien Luchaire. — « L’impérialisme italien », par M. Pietro Silva.

[…]

Musées et collections [extraits]

Tome CXXV, numéro 469, 1er janvier 1918, p. 139-146 [143-145].
Vente à Londres de la collection Pembroke et Montgomery et de la collection Hope [extraits]

Deux des plus importantes collections d’Angleterre ont été dispersées à Londres, en juillet dernier, au feu des enchères : la collection du comte de Pembroke et Montgomery conservée à Wilson House (comté de Salisbury), et la collection Pelham-Clinton Hope, de Deepdene.

La première était surtout célèbre par sa magnifique série de gravures et dessins italiens et allemands, dont l’énumération ne remplit pas moins de 95 pages sur 102 du catalogue de la vente ; mais à cette belle et importante réunion s’ajoutaient aussi quatre pièces hors de pair : […] deux armures historiques complètes, celles du connétable de France Anne de Montmorency et de Louis de Bourbon, duc de Montpensier, qu’ils portaient le 10 août 1557 à la bataille de Saint-Quentin où ils furent faits prisonniers, et deux peintures d’un Mantegna (Judith tenant la tête d’Holopherne) et un Rembrandt (Vieille femme lisant). De ces quatre œuvres, seul le Mantegna fut vendu, à l’amiable, pour la somme, dit-on, d’un million de francs à M. Duveen, le grand marchand de tableaux de Londres, et est parti pour New-York ; […]. Parmi les estampes, les enchères les plus élevées allèrent à une gravure du monogrammiste italien B. M., Le Jugement de Salomon, vendue 2050 francs […]. Les pièces capitales, parmi les dessins, étaient une feuille de carnet de Dürer offrant huit études de paysage ou d’animaux, qui fut vendue 25.000 francs ; un Christ mort entre des anges de Filippo Lippi (16.000 fr.), une étude de trois figures d’A. Pollaiuolo pour la gravure Hercule combattant les géants (23.000 fr.), un Enfant Jésus dans la crèche du Corrège (18.750 fr.), Venise couronnée par la Renommée de Paul Véronèse (41.250 fr.), et une feuille du Primatice offrant deux dessins-études pour une composition de la galerie d’Henri II à Fontainebleau (10.500 fr.). — Le produit total de la vente fut de 1 million 320.485 francs.

Celui de la vente Hope atteignit le chiffre de 3 millions 380.000 francs. Cette collection, d’abord composée surtout d’œuvres d’art antiques, avait été commencée à Naples à la fin du xviiie  siècle par le jeune banquier Hope avec les conseils de l’ambassadeur du Royaume-Uni dans cette ville, William Hamilton, le mari de la trop fameuse Lady Hamilton dont la beauté fut immortalisée sous tant d’aspects divers par le pinceau de Romney. Elle s’était accrue par l’acquisition d’une partie de la collection de statues et de vases peints antiques que le diplomate avait lui-même formée au cours de son séjour dans la péninsule. Très renommée en son temps, où l’érudition n’avait pas encore fait de tels progrès qu’on sût distinguer entre les originaux de l’art grec et les copies des premiers siècles de l’ère chrétienne, cette réunion d’œuvres, provenant principalement d’Herculanum, de Pompéi ou de l’Italie méridionale, valait surtout par la quantité. Une première partie en avait été vendue par les héritiers directs du collectionneur peu après la mort de celui-ci, survenue en 1846 ; puis, en 1898, un lot de 83 tableaux hollandais et flamands, les meilleurs de la galerie qui s’était adjointe à la collection des antiques, fut vendue en bloc à un consortium de marchands, et la plus belle de ces peintures, un Cavalier avec une dame buvant, passa en 1901 au musée de Berlin ; un peu plus tard, la collection s’amoindrit encore de vingt tableaux et du fameux diamant bleu, vendu 3 millions de francs. Ce qui vient d’être dispersé comprenait le reste des tableaux, parmi lesquels les portraits de famille, puis des faïences, des meubles, des livres, des bronzes, et enfin les antiques, où figuraient plusieurs pièces importantes, notamment une célèbre statue en marbre de Pallas Athéné, découverte à Ostie en 1797, et attribuée jadis à Phidias4, d’autres marbres archaïsants, des copies gréco-romaines de l’art grec du ve ou ive  siècle, des vases peints de Campanie et d’Apulie. La Pallas a atteint le chiffre de 178.500 francs ; un Antinoüs, trouvé à Tivoli, a été vendu 154.500 francs, une statue d’Hygie 110.000 francs, un vase antique à figures rouges, 28.350 francs, une amphore à figures noires, 26.260 francs. Enfin, un superbe spécimen de notre fabrique de faïences Saint-Porchaire, dont on sait la beauté et la rareté des productions, fut payé 95.000 francs. Parmi les tableaux, un portrait du graveur Marc-Antoine attribuée à Raphaël, fut vendu 112.875 francs, et deux portraits de Mrs Hope et de Mrs Charles Hope, par Lawrence, 93.750 et 120.950 francs.

La protection des monuments et des collections d’art en Italie

Voici, à leur tour, les trésors d’art d’Italie, du fait de l’invasion austro-allemande, menacés de subir les atteintes de la brutalité et de la rapacité teutonnes. Entrée après nous dans la tourmente et instruite par notre douloureuse expérience des sauvages procédés de guerre germaniques, le gouvernement italien, il est vrai, avait pris, dès la première heure, dans les villes les plus proches de la frontière, les précautions nécessaires pour protéger dans la mesure du possible les œuvres les plus précieuses. Un des plus distingués historiens d’art d’Italie, M. Ugo Ojetti, membre de la commission supérieure des Beaux-Arts, lieutenant du génie depuis la guerre et attaché au bureau des fortifications de Venise comme directeur des travaux de protection des monuments de cette ville, a exposé dans un article illustré de curieuses photographies, publié récemment par la Gazette des Beaux-Arts 5, les mesures prises pour sauvegarder les œuvres d’art de la ville des Doges : protection, au moyen de sacs de sable et de baraquements blindés, de Saint-Marc, du palais ducal, de la Loggetta, de la statue du Colleone (qu’on a d’ailleurs jugé plus prudent, ces jours derniers, de transporter à l’intérieur du pays avec les Chevaux de Saint-Marc et les plus beaux tableaux des galeries publiques) ; enlèvement des peintures des plafonds au palais des Doges et à la Scuola de San Rocco, etc. À Vérone et à Bologne, on protégeait de même les tombeaux des Scaliger et la célèbre fontaine de Jean Bologne ; à Padoue la statue de Gattamelata et le maître-autel de Donatello à la basilique Saint-Antoine, la Pinacothèque de Bergame et la galerie Brera à Milan ont été déménagées. Depuis, de semblables précautions ont été prises à Florence : les statues de la Loggia dei Lanzi ont disparu sous les sacs de sable ou dans des guérites de bois, et la Judith de Donatello a été enlevée ; les statues de Donatella et de Verrocchio à Or San Michele et les célèbres portes du Baptistère sont devenues également invisibles ; enfin les œuvres les plus précieuses des galeries publiques ont été enlevées et mises en lieu sûr. Malheureusement on ne saurait arriver à protéger aussi efficacement les édifices avec leurs décorations picturales, et la cathédrale d’Ancône, Saint-Apollinaire-le Neuf de Ravenne, la basilique d’Aquilée, les églises Santa-Maria Formosa, SS. Giovanni e Paolo et des Scalzi à Venise avec le beau plafond de Tiepolo qui décorait cette dernière et qui a été complètement détruit, en savent quelque chose. Aujourd’hui Venise est menacée encore plus directement, et pour épargner de nouveaux dommages à la ville merveilleuse, on a décidé qu’elle ne serait pas défendue. Nos ennemis ont là une belle occasion de montrer si le cri d’angoisse qui s’élève de tout le monde civilisé les laisse indifférents et s’ils entendent se parer plus que jamais du titre de Barbares.

Échos.
À propos du jubilé de Dante

Tome CXXV, numéro 469, 1er janvier 1918, p. 184-192 [184-185].
Monsieur le Directeur,

Permettez-moi de faire les plus expresses réserves sur certaines remarques présentées par le Commandant Z., Mercure du 16 novembre 1917, à propos de l’orthodoxie de Dante.

Certes, je ne veux pas critiquer l’érudition de votre correspondant, ni la patience qu’il a montrée à traduire en alexandrins les rudes hendécasyllabes de l’Alighieri. Il y a même des détails savoureux. Le distique :

Celle qui se souillait d’un amour adultère
Et livrait sa pudeur aux princes de la terre,

pour traduire le :

Quando colei, che siede sopra l’acque,
Puttaneggiar coi regi a lui fu vista ;

vaut seul un long poème.

Mais laissons de côté l’esthétique pour les idées.

Que le commandant Z. se rassure : ni ce passage ni aucun autre de la Divina commedia n’a jamais été condamné par la congrégation de l’Index, qualifiée à bon droit de fameuse. Jamais cette congrégation n’a condamné de fragments d’ouvrage, mais les ouvrages entiers, en s’abstenant de désigner les passages incriminés. Or je ne sache pas qu’elle ait jamais songé à condamner en bloc tout le poème dantesque.

Non, reconnaissons-le : Dante est rigoureusement catholique. Il le reste parce qu’il a voulu l’être, parce qu’à dessein il a fait œuvre de théologien orthodoxe, qu’il est l’héritier de l’école spiritualiste de Bologne et le disciple de saint Thomas. Si quelques critiques trop méticuleux ont fait des réserves sur la doctrine dantesque, elles portent sur des points tout à fait spéciaux, et peu nombreux, qu’il serait long d’exposer ici. En tout cas, mettre en doute cette orthodoxie à propos d’un passage où le poète flagelle la simonie avec tant de vigueur peut sembler paradoxal. A-t-on jamais songé à taxer d’athéisme les vieux maîtres, tel le Beato Angelico, parce que dans leurs enfers ils ont représenté des moines, des prélats et des papes ?

Dante a crié plus que vivement leurs vérités à des pontifes ? La belle affaire ! A-t-il été plus loin qu’un certain Iacopone, franciscain originaire de Todi, ou que la dominicaine Caterina Benincara ? Non certes ! Et cependant Iacopone da Todi et Catherine de Sienne ont été l’un et l’autre canonisés.

C’est d’ailleurs ainsi que l’ont entendu les contemporains du Dante. Le magnifique culte que l’on continue de rendre à Dante en Italie a eu une origine ecclésiastique. C’est dans une église de Florence qu’en chaire Jean Boccace a fait le premier commentaire public de la Divine Comédie, continué aujourd’hui par les lectures que l’on fait dans toutes les grandes villes.

En dehors de ces arguments historiques, il est affligeant de constater une fois de plus notre manque d’objectivisme qui nous fait nous lancer les grands hommes à la tête pour des considérations philosophiques trop actuelles. L’autre jour, P. Souday, dans le Temps, s’évertuait à démontrer que Bossuet avait des idées boches. Aujourd’hui, on veut faire passer Dante pour un hérétique ! Il serait plus sain de démontrer que tous les deux ont eu dans leur plénitude les idées de leur temps. C’est pour cela qu’ils sont grands. Les tirailler dans nos querelles de partis, ce n’est pas les amoindrir, mais se méprendre sur leur œuvre.

L’attaque à Bossuet a déjà été relevée en France. L’assertion un peu spéciale que vous avez publiée sur Dante surprendrait peu favorablement les littérateurs italiens, familiarisés avec son œuvre.

Je vous prie d’agréer…
PAUL GUITON.

Tome CXXV, numéro 470, 16 janvier 1918

L’Italie à l’épreuve

Tome CXXV, numéro 470, 16 janvier 1918, p. 193-206.

Pendant ces semaines angoissantes que nous passâmes en Italie, au lendemain de l’étrange et soudaine retraite, de l’accident de Caporetto, il nous arriva plusieurs fois de rencontrer des hommes éminents qui comptent parmi les plus fougueux « interventistes » de la première heure et qui nous demandèrent à brûle-pourpoint : « Vous a-t-on dit comment nous avons été trahis ? Publiez-le, répétez-le partout en France. » L’un d’eux saisit une feuille de papier et d’un crayon rageur fit un rapide schéma. Il entendait me montrer comment Berlin tenait l’Italie par la haute finance, par trois ou quatre grands établissements de crédit où l’Allemagne a conservé des hommes de paille.

D’autres ramifications partaient de la cellule centrale vers le Vatican, le parti socialiste officiel, les neutralistes à faux nez et, même, vers le gouvernement et le haut commandement militaire. L’exagération, la fantaisie de tels propos était manifeste. Je les mis sur le compte de la vive douleur, de la noble humiliation éprouvées par tous les patriotes italiens à la nouvelle du revers, qui, fin octobre, anéantit en quelques heures le fruit d’un magnifique effort militaire de deux ans et demi et livra la Vénétie à l’envahisseur austro-allemand. Il fallait compter encore avec cette inclination naturelle de nos amis italiens à voir, en de telles heures, des traîtres partout, des traîtres plus qu’il n’en est réellement. Le premier portier d’hôtel venu à Rome, une femme du peuple à Milan, une gentille « ragazza » de Gênes ou de Venise vous racontent bien vite, pour peu que vous les poussiez, qu’on a pu voir promener dans les rues de leur ville des généraux enchaînés, que nombre d’officiers ont été fusillés pour désertion devant l’ennemi, etc., etc. Et même, on a la preuve que pendant la première quinzaine de novembre, des agents, aujourd’hui activement recherchés, profitèrent du désarroi moral naturel qui régna dans le pays avant l’arrêt définitif de l’envahisseur, pour lancer de fausses proclamations, de faux bulletins et communiqués. Ils inventèrent notamment de toute pièce un ordre du jour dans lequel le général Cadorna mettait certaines défaillances sporadiques, dues à des raisons que nous indiquerons tout à l’heure, sur le compte d’un manque de patriotisme ou de courage chez certaines troupes de l’Italie centrale ou méridionale. Grossière tentative de rallumer les antagonismes régionaux qui depuis belle lurette se sont atténués dans ce pays au point de n’avoir plus rien d’inquiétant pour l’unité nationale.

Quoi qu’il en soit, il nous paraît utile, après une enquête au front, à Rome, à Milan et à Gênes, de faire la somme des causes de la retraite italienne. Elles sont multiples, mais d’ordre exclusivement moral et politique.

Ce qui s’est passé fin octobre sur l’Isonzo restera comme une des pages les plus curieuses, les plus émouvantes et les plus douloureuses de l’histoire de cette guerre et constitue avec la liquéfaction russe une dure leçon pour nous.

D’aucuns sont allés partout répétant que cette guerre était une guerre de matériel, où la victoire reviendrait à celui des deux partis qui aurait le plus de canons. D’autres ont dit que la victoire serait dévolue à celui des deux adversaires qui aurait le moral, les nerfs les plus solides et qui tiendrait un quart d’heure de plus que l’autre. Les événements de Russie et d’Italie donnent plutôt raison à ces derniers. L’outillage le plus puissant, les positions naturelles les plus formidables ne valent rien, s’ils ne sont point utilisés par une armée ayant un moral intact. Il a suffi, sur l’Isonzo, de l’infection partielle d’une armée qui avait donné pendant deux ans et demi les preuves du plus magnifique héroïsme, d’une défaillance chez quelques centaines de soldats soviétisés de la IIe armée pour faire tomber aux mains de l’ennemi des positions réputées imprenables, pour ouvrir une brèche par où s’engouffrèrent les six divisions toutes prêtes de von Below, pour forcer au recul cette Ire et cette IIIe armées dont la vaillance ne s’était jamais démentie un seul instant sur les âpres rochers rouges du Carso ou parmi les glaciers du Cadore.

Dans la crise défaitiste qui provoqua la défaillance de Caporetto, on a vite fait d’attribuer la plus grande part de responsabilité aux socialistes officiels. Loin de nous la pensée de vouloir atténuer leurs fautes qui sont grandes, mais on verra qu’il n’y a pas lieu de faire du parti de MM. Treves et Lazzari le bouc émissaire de cette aventure.

Hostiles dès le principe à l’intervention, à ce qu’ils considéraient comme une guerre d’agression et d’impérialisme, ils n’ont jamais désarmé. Ils se sont refusés systématiquement à voir, en dehors du mobile nationaliste, du « sacro egoismo », les raisons supérieures, générales, qui pouvaient justifier l’intervention de l’Italie dans la guerre aux côtés des Alliés, dans la grande croisade contre la monstrueuse puissance allemande, contre la nation de proie, violatrice des traités au bas desquels elle a mis sa signature. Quand on évoquait devant le souple Treves l’horreur des déportations opérées en Belgique, il s’écriait : « En nous apitoyant sur le sort de la Belgique, vous abusez de notre pitié. Vous faites appel à nos sentiments contre nos convictions ! »

Quelle parodie du socialisme que la sécheresse doctrinale qui inspire de telles paroles, et substitue quelques dogmes pétrifiés à la foi vivante et agissante, au généreux esprit de révolte, à la haine de toute barbarie, de toute oppression sans quoi le socialisme n’est plus qu’un méprisable cléricalisme rouge. Mais voilà ! Les socialistes officiels d’Italie, qui comptent parmi les initiateurs de Zimmerwald, représentent admirablement, avec certains Hollandais, certains Danois, les Russes que nous voyons à l’œuvre depuis quelques mois et des sozial-demokrates allemands qui trouvent dans le matérialisme historique une justification des pires extravagances impérialistes, cette orthodoxie marxiste qui eût fait bondir l’auteur du Capital lui-même.

Dans un numéro récent de la Critica Sociale, la revue de MM. Turati et Treves, j’ai lu un article intitulé : « À bas l’éloquence ! » dirigé contre le credo par quoi les Alliés justifient leur cause. Il se peut que ceux-ci aient un peu abusé des amplifications sur le Droit, la Justice et autres belles entités. Mon éminent ami, M. Jules de Gaultier, est même bien près de voir dans cette attitude une justification de sa théorie du bovarysme :

Le bovarysme, m’écrivait-il récemment, m’est apparu depuis la guerre comme une notion dont les exigences sont inexorables. Le mensonge, l’erreur, la sottise sont vraiment seuls des éléments vitaux. Toute analyse un peu poussée, toute critique un peu pénétrante font apparaître les choses sous un aspect à l’égard duquel les hommes sont aveugles. Pour agir sur eux, il faut leur présenter des mirages, de fausses perspectives comme au cinéma, des niaiseries, des énormités logiques. Le bovarysme des mobiles est un sujet d’émerveillement inépuisable. Ce sont les mêmes illuminés qui se croisaient naguère contre les infidèles ou exterminèrent juifs ou hérétiques au nom de la divinité du Christ ou du mystère eucharistique et qui, aujourd’hui, peuvent lutter et s’immoler pour le Droit et pour la Justice et pour le règne de la Paix. Et ces mobiles sont si clairs… qu’ils inspirent les attitudes les plus contraires, incitant les uns à faire le jeu de l’ennemi et les autres à le combattre ! Je pense qu’il y a des motifs plus proches, d’une saine psychologie, des motifs plus humains de haïr l’Allemagne et de la vouloir détruire que ne sont le culte du Droit et de la Justice ; mais je ne pense pas qu’ils auraient la même valeur de persuasion.

Je ne fais pas miennes toutes les idées qu’exprime là l’auteur du Génie de Flaubert, mais je pense avec lui qu’au lieu de tant parler aux poilus du Droit et de la Justice, personnes un peu lointaines, pour les aider à supporter leur long martyre, on ferait mieux de leur rappeler les massacres de Senlis, d’Andenne, de Dinant, de Louvain et d’Aerschot, toutes les ignominies par quoi l’Allemagne s’est déshonorée dans cette guerre. Voilà de vivantes réalités ! Les marxistes italiens, en mal de réalisme, n’en sont pas moins très mal venus de vouloir, selon la parole de Verlaine, tordre le cou à l’éloquence. Verbiage pour verbiage, je préfère encore les phrases sonores de certains de nos journalistes ou de nos orateurs de guerre à la torpide logomachie marxiste des rédacteurs de l’Avanti ou de leurs frères spirituels de Berlin.

Tous les arguments, tous les clichés de la presse allemande ont trouvé asile dans le moniteur du socialisme officiel italien. Mais combien je fus navré d’entendre un homme de la valeur de Turati me dire à Milan, même après l’article où il engageait les soldats italiens à faire front contre l’envahisseur : « Que voulez-vous ? même si les Alliés triomphent, l’Italie n’en sera pas moins dans un état de vassalité. Elle sera la vassale de la France et de l’Angleterre. » Comment un Italien peut-il envisager ce danger hypothétique au moment où l’Allemand et l’Autrichien sont aux portes de Trévise et de Bassano ? Et pourtant, Turati n’est plus que de nom le chef du parti socialiste officiel. Comme Kerensky fut débordé par les maximalistes, Turati se voit donner sur les ongles par les Lazzari et les Seratti. L’Avanti, lui donnant un avertissement à peine déguisé, lui reproche l’article de la Critica Sociale où, devant l’invasion, il formula, pour les prolétaires, le devoir de défense nationale. Cet article, Treves l’a signé avec lui. Treves ferait-il amende honorable ? Nous l’attendons à l’œuvre pour juger de la sincérité de sa conversion. Un discours qu’il prononça, voici trois mois, à Montecitorio contenait une phrase qui exerça sur l’esprit des masses ouvrières de Turin et de certains soldats une influence des plus néfastes. « Nous ne voulons pas que les soldats passent un hiver de plus dans les tranchées », s’écria-t-il alors. M. Treves a beau expliquer aujourd’hui que sa phrase avait une portée générale, universelle, et ne s’appliquait pas spécialement aux soldats italiens. Ceux-ci l’ont prise pour eux, pour un appel direct à la grève militaire, qui, bien entendu, fut unilatérale, et que nous attendrons longtemps encore chez les soldats du kaiser ou de l’empereur Charles.

Répétons-le : ce n’est ni un Turati, ni un Treves qui font la loi dans le parti. Ils sont dominés par un Lazzari, secrétaire du comité central, qui, sans être inquiété autrement par le gouvernement et la police, prêcha aux organisations locales et aux municipalités socialistes le « sabotage » de la guerre, par un De Giovanni, député de Turin, qui, couvert par l’immunité parlementaire, faisait de la propagande défaitiste dans les trains de soldats, vantant l’exemple de la Russie révolutionnaire qui, bien entendu, s’incarne pour lui dans Lénine et Trotsky.

Ces défaitistes cyniques promenèrent en triomphe à travers toute l’Italie les fameux délégués du Soviet qui, de retour à Stockholm, déclarèrent qu’ils avaient si bien travaillé, que l’Italie se soulèverait à bref délai. Ils ne s’étaient trompés qu’aux trois quarts. Les délégués du Soviet se sont faits à Rome un ennemi mortel : c’est le garçon d’un restaurant où l’on organisa en leur honneur un dîner de vingt couverts, à la fin duquel on laissa au cameriere une lire soixante-quinze de pourboire…

L’honneur du socialisme italien aura été sauvé en Italie par des hommes comme Filippo Corridoni, glorieux mort de Sagrado, comme Bissolati et Mussolini, blessés au front, comme ces fondateurs du nouveau parti qui, je l’espère, adhérera avec de nombreux socialistes belges, français et anglais à la Ligue fondée par M. Charles Andler pour libérer le socialisme de la tyrannie doctrinale du marxisme.

Les socialistes officiels ne sont pas les seuls responsables de la crise défaitiste qui a livré l’Italie à l’envahisseur. Il faut ajouter à leur action celle de certains neutralistes mal repentis, de certains giolittiens, qui n’étaient ralliés qu’en apparence, comme ce Grosso-Campana, contre lequel on va sévir, le bénéfice de l’immunité parlementaire lui ayant été retiré.

Mais l’influence sur les masses des socialistes officiels ou des neutralistes mal repentis ne fut rien en comparaison de celle qu’exercèrent le Vatican et le bas clergé. C’est du moins ce qui m’a été assuré dans certains milieux peu suspects de tendresse à l’égard des gens de l’Avanti ou des amis de M. Giolitti.

Certes, il est des curés de campagne, des religieux qui, au front ou parmi leurs ouailles, firent preuve du plus sincère patriotisme. On en cite même qui se firent houspiller par certaines populations qu’avaient travaillées les ferments défaitistes. Mais combien plus nombreux, hélas ! les prêtres francophobes qui s’en allèrent distiller goutte è goutte dans l’âme des femmes demeurées au foyer le poison du découragement et du doute. Ils leur disaient : « Eh bien ! votre fils, votre mari, toujours au front ? Quel malheur ! Et cette maudite guerre qui ne finit pas ! Et pourquoi, mon Dieu ? À cause de l’entêtement de la France anticléricale et de l’Angleterre protestante ! »

À Udine, à côté du Commando Supremo, s’éditait un journal, Il Corriere del Friuli (Le Courrier du Frioul), rédigé par deux prêtres qui, quand parut la note du Pape parlant de l’inutile strage, du massacre inutile, publia un article de commentaires se terminant par cet appel dénué d’artifice : « Et maintenant, la parole est aux tranchées ! »

Les autorités militaires arrêtèrent la distribution du pieux journal insurrectionnel quand il était trop tard, alors que des milliers d’exemplaires couraient déjà les cantonnements.

Dans certaines provinces, on n’osait pas envoyer les soldats en permission, de crainte de voir leur esprit contaminé par le découragement, le doute et la révolta qu’entretenait la triple propagande socialiste, cléricale et neutraliste. Arme à deux tranchants. Imagine-t-on le moral de soldats condamnés à une guerre aussi dure que cette guerre d’Italie et qui jamais n’ont la joie d’un congé ? Si l’on ajoute à cela que le soldat italien est moins bien nourri que le Français ou l’Anglais, qu’on ne lui donne qu’une paie infime et qu’il ne touche du vin que deux fois par mois, on comprend que, même sans propagande défaitiste, son moral n’ait pas toujours été des plus brillants. Sur le tard, on s’avise en Italie qu’à la guerre comme en toutes choses, le ventre, selon la parole de Rabelais, est le grand maître ès arts et des mesures de toute sorte sont prises pour améliorer les conditions matérielles de la vie du soldat. Dans le Popolo d’Italia, Mussolini a entrepris une ardente campagne dans le sens de celle qu’a faite en France M. Charles Maurras « pour la part du combattant ». Un député « interventiste », M. Ettore Ciccotti, a signé avec quelques amis un projet de loi prévoyant l’octroi des terres aux soldats paysans à leur retour de la guerre, ou à leur famille, des dégrèvements d’impôt à leur profit, etc. Enfin, M. Nittis, ministre du trésor dans le cabinet de M. Orlando, économiste réputé, grand spécialiste en matière d’assurances, vient de soumettre au Parlement un très remarquable projet de loi assurant d’un coup tous les combattants.

Voilà d’excellentes mesures. Prises il y a un an, elles auraient probablement empêché ou atténué la crise du moral qui aboutit aux événements de fin octobre.

Les tentatives de fraternisation faites par les Autrichiens ne datent pas d’hier. Elles commencèrent au lendemain de la Révolution russe. Mais on peut dire qu’elles n’aboutirent, dans une infime partie de la IIe armée italienne, qu’après l’arrivée au front de certains éléments de Turin, la seule ville avec Pise et Florence qui n’ait jamais donné une adhésion totale et unanime à la guerre de libération. Ce n’est plus un secret pour personne que des incidents graves se produisirent dans la capitale du Piémont en août dernier à la suite d’insuffisances dans le ravitaillement. Ce fut sans doute une erreur que d’envoyer alors au front, en manière de châtiment, quelques centaines d’hommes employés jusqu’alors dans les usines de guerre. Que pouvait être leur moral, sinon celui de révoltés ? On les plaça dans un secteur « tranquille », sur des positions considérées comme imprenables. Oui, imprenables, dès l’instant que les troupes qui les occupaient ne les laissaient pas prendre…

Mais c’est toujours à la mentalité un peu simpliste des soldats paysans, très superstitieux, qu’il faut en revenir pour discerner l’une des causes principales de la défection malheureuse d’une fraction de la IIe armée. Ces soldats avaient été tellement impressionnés par la note du Pape qu’ils croyaient dur comme fer à une cessation des hostilités avant l’hiver. On fit l’offensive de la Bainsizza. Mais certains soldats avaient cette conviction que c’était le dernier effort qu’on réclamait d’eux et que, le plateau étant pris, la guerre serait finie.

L’ennemi était admirablement renseigné sur cet état d’esprit, sur les effets de la double propagande socialiste et catholique dans une partie de l’armée italienne. Cet état d’esprit, il l’entretenait, il l’alimentait perfidement en lançant dans la tranchée italienne des brochures, des proclamations de toute sorte et même de faux numéros du Giornale d’Italia ou de la Stampa. Ceci n’est pas fait pour nous étonner outre mesure. Au début de la guerre, les Allemands, qu’on s’en souvienne, ont fabriqué semblablement de faux numéros du Petit Parisien pour tâcher de jeter le trouble et l’affolement dans l’opinion française. Le pseudo Giornale d’Italia ressemblait en tous points à un numéro du grand journal romain qui passe pour être l’organe de M. Sonnino, si ce n’est qu’en troisième page on y trouvait imprimée, en caractères microscopiques, l’annonce de troubles inventés de toutes pièces, soi-disant survenus à Florence ou en Sicile et où des Anglais et des Sénégalais auraient fait feu sur la foule ! On a dit que le gouvernement et le commandement suprême auraient dû connaître le mauvais moral d’une partie de la IIe armée. On leur reproche aussi d’avoir accumulé trop près du front des approvisionnements énormes en vivres, munitions, chaussures, qui furent une proie facile pour l’envahisseur.

Il ne nous appartient pas de dire si ces jugements sont faux ou justes. Nous voulons plutôt raconter — ce qui n’a pas été fait encore, que nous sachions — comment la retraite commença. Quelques jours avant l’accident, on saisit sur un prisonnier autrichien un ordre d’opérations dont la précision extrême parut à nos amis d’Italie le signe d’une folie, d’une mégalomanie avancée. Cet ordre annonçait que tel jour, à telle heure, les Autrichiens s’empareraient d’une position considérée comme imprenable, que deux heures plus tard exactement, ils entreraient dans Cividale, etc. Les officiers italiens s’amusèrent beaucoup de cette tartarinade austro-hongroise, au bas de laquelle ils cherchèrent la signature du baron de Münchhausen. Hélas ! c’étaient eux qui se trompaient. Le plan de l’ennemi s’exécuta avec la précision et la régularité d’un mouvement d’horlogerie. Qu’est-ce que cela prouve, sinon que les Autrichiens et les Allemands, leurs maîtres et inspirateurs, étaient parfaitement au courant de l’état moral des troupes qui gardaient le secteur de Caporetto et pouvaient compter sur leur défection ?

Et voici ce qu’on vit : des soldats italiens et autrichiens ayant jeté leurs armes s’en allaient bras-dessus bras-dessous, dans les lignes autrichiennes, criant : « Vive la Paix ! Vive le Pape ! Vive l’Internationale ! » Par la brèche ainsi ouverte, se précipitèrent bientôt les 6 divisions toutes prêtes de von Below. Les admirateurs du Pape et de l’Internationale ne manifestèrent pas longtemps. On eut vite fait, sur la route de Laybach, de leur imposer silence par les moyens forts, dès que leur manifestation fut devenue inutile. Entre temps, s’étaient glissés très en avant dans les lignes italiennes des officiers bulgares et autrichiens, en tenue de bersaglieri ou d’alpins, parlant l’italien à la perfection et dont la mission était de semer la panique. Ils apportèrent de faux ordres de repli. Ils allèrent crier : Sauve qui peut ! dans les cantonnements. Quelques-unes de ces basses ruses de guerre ont pu être démasquées.

Les armées de l’Isonzo et du Cadore n’avaient que peu de routes pour battre en retraite à travers les montagnes. Pour comble de malheur, une pluie diluvienne tomba pendant deux jours, grossissant les eaux du Tagliamento, au point que les amarres d’un pont jeté sur ce fleuve se rompirent au moment où des centaines de soldats et de profughi, de malheureux civils, le franchissaient. Dans la suite, au contraire, les Tedeschi qui ont tout organisé, jusqu’à la météorologie, devaient bénéficier d’une sécheresse prolongée, alors qu’on les contenait sur le plateau des Sept Communes, dans les montagnes entre Brenta et Piave et le long de cette dernière rivière. Sur une cime où nous sommes montés au début de décembre et d’où nous assistâmes à la capture de Meletta Davanti par l’envahisseur, il y avait 13 degrés de froid, mais pas un centimètre de neige, alors qu’il y en avait 3 mètres en 1916 à pareille époque. Des officiers, des journalistes italiens m’ont décrit les scènes impressionnantes dont ils furent témoins au moment où s’arrêta le mouvement de retraite. Sur une route, entre le Piave et Trévise, avançaient lentement, de chaque côté de la file des camions et véhicules de toute sorte, deux théories de sbandati, de soldats sans armes, sans équipement. Ils s’en allaient sous la pluie, mornes, silencieux, ^ sans manifester en aucune manière. Et quand on leur demandait : « Où vas-tu ? » Ils répondaient tranquillement : « Alla casa. À la maison ; la guerre est finie, n’est-ce pas ? »

Cependant, à mesure qu’ils avançaient, les pauvres apprenaient de quel monstrueux stratagème, de quelle basse ruse de guerre ils avaient été victimes, comment Allemands et Autrichiens les avaient dupés, profanant une fois : de plus cette image de la Paix sereine, de la Paix rédemptrice qui hallucine des millions d’êtres souffrants. Peu à peu, le remords, avec la honte et la colère s’insinuaient en eux. Le peuple italien est, comme le français, un peuple dans lequel vit intensément, chez les plus frustes paysans comme chez les bourgeois cultivés, le sentiment de l’honneur. Le général Graziani, soldat énergique, qui fut chargé de réformer, de ressaisir ces fractions débandées de la IIe armée, n’eut guère de peine à reprendre bien en main ces malheureux soldats. Aux portes de Trévise, de chaque côté de la route, il fit dresser dans les champs de grandes pancartes sur lesquelles on lisait : « IIe Armée. Lieu de concentration de l’infanterie, de l’artillerie, du génie, etc. »

J’ai revu à quelque temps de là ce général, à son poste de commandement, dans un secteur qui fut au cours de ces dernières semaines le théâtre de furieuses offensives autrichiennes. Un petit homme aux joues roses, à la barbe fourchue, aux manières affables, avec des yeux pétillants de malice mais où luit tout à coup, par éclairs, une dure énergie. Il ramena, comme des moutons, nombre de sbandati. Il en est pourtant qui furent jusqu’à Rome et même plus loin. Des proclamations du général Diaz affichées dans toute l’Italie menacèrent de mort ceux qui ne rejoindraient pas leur corps dans les cinq jours.

La menace était même inutile, car, sous le coup, sous l’affront de l’invasion, le moral de l’arrière s’était complètement transformé et des paysannes, mères ou femmes de soldats, firent honte aux sbandati, les renvoyèrent immédiatement au front. Certains interventionnistes de la première heure, des amis sûrs de l’Entente, vont jusqu’à prétendre que ce revers de fin octobre, qui, nous croyons l’avoir montré, n’est point dû à une défaite militaire, était nécessaire pour tremper le moral du peuple italien, lui faire sentir l’immensité du conflit et l’immédiate réalité du péril tudesque. Homéopathie coûteuse ! Aujourd’hui, l’Italie doit se défendre à Trévise et Bassano, au lieu de se défendre sur l’Isonzo. Mais qu’il y ait quelque chose de changé en Italie, on le voit dans les scènes de la rue, dans l’attitude des foules ou des politiciens qui les suivent. Le langage de M. Orlando et ses actes ne sont plus ceux d’hier. M. Giolitti lui-même, dans la séance solennelle et très « union sacrée » du 14 novembre, n’a pu parler que dans le sens de la résistance énergique. Et c’est l’un des chefs du socialisme officiel qui, constatant que depuis un mois et demi les soldats italiens se battaient comme des lions sur le plateau des Sept Communes ou au col de la Beretta, m’avouait : « Que voulez-vous ? La défense du sol national, la résistance à l’envahisseur, c’est un réflexe naturel et nous ne pouvons que l’approuver. »

À Rome, j’ai assisté au départ des bersaglieri de la classe 1918. Cela se fit de jour, au milieu d’un enthousiasme délirant, alors qu’avant la retraite, les autorités militaires, redoutant on ne sait quelles manifestations fâcheuses, n’avaient jamais fait partir que la nuit les trains de renforts ou de recrues.

Ainsi se vérifia une fois de plus, durant ce novembre tragique, cette vertu des promptes et fortes réactions qui appartient aux Italiens plus qu’à n’importe quel autre peuple latin.

§

Il n’est rien qui entache l’honneur de ce peuple dans la cruelle, l’horrible leçon que la perfidie tudesque infligea aux pauvres soldats trop confiants, hypnotisés par le prestige de la tiare ou quelques ritournelles internationalistes. Il y eut même, au cours de cette dure retraite, des épisodes glorieux, des prodiges de valeur et d’adresse qui forcèrent jusqu’à l’admiration de l’ennemi. Nous songeons non seulement à l’esprit de sacrifice que déploya la cavalerie génoise en couvrant le repli sur la Livenza et le Piave, mais encore au sauvetage de la Ire armée accrochée aux rochers du Carso, de la IIIe armée perdue parmi les glaciers, parmi les neiges éternelles du Cadore.

Ces deux armées, les stratèges allemands, grands ordonnateurs de cette nouvelle straf-expédition, comptaient les prendre à coup sûr, une fois la brèche ouverte, d’un ou plutôt de deux coups de filet. Eh bien, non seulement elles échappèrent à ce désastre mais elles réussirent encore à sauver un matériel énorme, allant jusqu’à démonter des téléfériques, des chemins de fer aériens, cependant que sur leur flanc se déroulaient des combats violents qui devaient décider de leur sort. C’est la Gazette de Francfort, je crois, qui a reconnu que le sauvetage de la IIIe armée italienne restera comme une des plus belles choses de cette guerre.

Et voici un trait peu connu de l’héroïque folie garibaldienne qui trouve à se dépenser, qui affirme sa pérennité jusqu’en des heures sombres comme celles-là, où souffla un vent de désastre. La brigade commandée par le colonel Peppino Garibaldi occupait un secteur dont le point culminant était à 3345 mètres d’altitude. Elle reçut un jour de fin octobre l’ordre de s’emparer d’une hauteur voisine. Toutes les dispositions étaient prises en vue de l’attaque. Garibaldi allait donner dans quelques heures le signal de l’assaut. Quand, tout à coup, arriva l’affreuse nouvelle de la catastrophe de Caporetto et l’ordre de repli stratégique. Mais quand même, malgré tout, à seule fin de faire sentir leur force une fois de plus aux Autrichiens si souvent battus, les soldats de Garibaldi exécutèrent l’ordre d’opérations primitif, culbutèrent l’ennemi dans les ravins, s’emparèrent de l’objectif assigné et après, après seulement, battirent en retraite suivant les ordres du commandement suprême, dans la direction de Bellune.

Des alpins, originaires de Feltre ou du Cordevole, faisant partie d’unités levées par le recrutement régional et combattant vraiment pro aris et focis, s’arrêtèrent un instant, en battant en retraite, dans leur petite maison montagnarde, embrassèrent leur femme et leurs enfants, puis allèrent mettre le feu aux dépôts de vivres voisins.

Des détachements considérés comme perdus arrivèrent à l’entrée des ponts que le génie italien avait fait sauter. Ils se frayèrent un chemin en tirailleurs à travers les lignes ennemies jusqu’à tel autre pont qui subsistait encore.

J’ai vu, à Fagare-di-Piave, cette île caillouteuse, qu’on n’appelle plus aujourd’hui que l’Isola dei morti, plus tragique que l’île des morts que nous devons à l’imagination romantique d’un Bœcklin. C’est là, comme à Vidor, comme à Saint-Donat, comme dans l’anse de Zenson qu’on finit par contenir les troupes de Boroevic. Une nuit, à la faveur du brouillard, les Autrichiens réussirent à jeter une passerelle sur l’un des bras de la rivière et pénétrèrent dans l’île d’où, aux premières lueurs de l’aube, ils se lancèrent à l’assaut vers la rive occidentale du Piave, à travers l’autre bras, étroit et guéable. La première ligne italienne fut enfoncée et l’ennemi arriva même jusqu’aux canons. Déjà de nombreux prisonniers avaient été amenés dans l’île, quand par deux fois les Italiens contre-attaquèrent avec des réserves rassemblées hâtivement. De l’île, les prisonniers les encourageaient en lançant le cri de Savoia ! renouvelant ainsi l’héroïque exploit de la Tour d’Auvergne.

Deux fois, la contre-attaque fut repoussée. Finalement, les jeunes bersagliers de 18 ans, qui pour la première fois allaient au feu, se lancèrent dans l’île avec une impétuosité qui arracha des larmes aux plus rudes combattants du Carso. Ils firent un terrible carnage d’Autrichiens, officiers et soldats. Les seuls de ceux-ci qui survécurent se rendirent aux prisonniers qui n’avaient pas expié d’un coup de baïonnette ou de revolver leur héroïque témérité.

Qui pourrait douter de la valeur et du courage d’une armée capable de tels exploits ? Après dix batailles qui toutes furent victorieuses, le revers qu’elle a subi sur l’Isonzo est dû à des causes d’ordre purement moral, à un sciopero, une grève militaire partielle, œuvre de quelques malheureux gagnés par la folie maximaliste, dupés par le pharisaïsme vaticanesque.

Il est de ces malheureux qui, sur la route de Laybach, ont expié, dit-on, ce moment d’aberration. Les Autrichiens en auraient fusillé qui s’obstinaient à crier : Vive le Pape ou l’Internationale. Pendant ce temps, le Pape préparait sans doute une nouvelle homélie, le citoyen Lazzari voyait comment il pouvait concilier l’apologie de Lénine avec l’obligation de tenir compte de l’invasion.

Il est des jusqu’au-boutistes civils qui manquent de décence, mais je connais des embusqués de la Révolution et du Baiser-Lamourette qui sont bien plus odieux.

Échos [extraits]

Tome CXXV, numéro 470, 16 janvier 1918, p. 376-384 [381-382, 382-383].
Pasquale Villari

L’apologue du « Chameau absolu » rapporté ici même a, paraît-il, pour auteur Pasquale Villari qui, au dire de son bibliographe Baldasseroni, écrivit quatre cents ouvrages en soixante ans.

Et ce ne fut pas un précoce, car s’il publie son premier écrit après la trentaine, c’est de 1859 à 1861 qu’il publia son chef-d’œuvre : Savonarole. Il appartenait à l’école des « puristes ».

Plus tard, quand il fut illustre, il fut prévenu un jour que le roi lui donnerait audience. Il s’y rendit, se demandant ce que le monarque lui voulait.

Le roi le reçut familièrement dans son cabinet de travail et tout en causant lui remit une boîte de cuir que Villari mit dans sa poche. Ils devisèrent encore quelque temps puis, l’audience terminée, Villari s’en fut chez lui et en route un ami qu’il rencontra lui demanda quel était cet étui qui dépassait la poche.

« Un cadeau du roi, répondit Villari, sans doute un livre précieux. » Et tirant l’étui, il l’ouvrit et vit briller le collier d’or de l’Annonciade, l’ordre des souverains.

Fortunio Liceti

Fortunio Liceti fut le premier enfant élevé en couveuse. C’est, du moins, ce qui ressort d’un récit publié dans Le Jugement des savants sur les principaux ouvrages des auteurs par Adrien Baillet, revu, corrigé et augmenté par La Monnaye (Paris, 1722). Fortunio Liceti, « l’un des plus célèbres philosophes de notre siècle et l’un des plus laborieux écrivains de la République des lettres », était né avant terme pendant un voyage de ses parents sur la côte de Gênes, le 31 octobre 1577. Son père, médecin, le fit transporter à Rapallo et « entreprit d’achever l’ouvrage de la nature et de travailler à la formation de l’enfant avec le même artifice que celui dont on se sert pour faire éclore les poulets en Égypte » ; il fit mettre son fils dans un four et réussit dans son entreprise à tel point que l’enfant vécut soixante-dix-neuf ans. D’autres auteurs prétendent que Liceti fut élevé dans une caisse garnie de coton. Il faut ajouter que l’extraordinaire étendue des connaissances de Liceti témoigne avec sa longévité de l’excellence du traitement que son père avait imaginé pour l’élever.

Tome CXXV, numéro 471, 1er février 1918

Ouvrages sur la guerre actuelle [extraits]

Tome CXXV, numéro 471, 1er février 1918, p. 526-542 [537-539, 539-540].
Capitaine C. Marabini : Les Garibaldiens de l’Argonne, Payot, 3.50

Avec les Garibaldiens de l’Argonne. M. C. Marabini, qui fut des combattants de la légion, a retracé l’historique de son organisation et de ses quelques jours de campagne, la première année de la guerre. — Déjà en 1870-1871, les Garibaldiens étaient venus se ranger à nos côtés et les survivants parlent encore des combats de Dijon. — C’est qu’il est dans leur tradition de donner la main aux peuples qui ont à lutter pour leur liberté ou leur indépendance. Quelques-uns même, — une poignée, — allèrent en Serbie aux premières heures du conflit actuel, et plusieurs y furent tués. Ayant offert leurs services à la France au début de la campagne, les petits-fils de Garibaldi réunirent bientôt 12.000 hommes qui furent convoqués dès le 31 juillet. Le capitaine Marabini raconte le départ des engagés qui quittèrent la capitale le 3 septembre. Il a noté le délaissement des campagnes aux alentours, les bêtes à l’abandon dans les vignes, dans les prés ou les potagers « avec une joie de liberté quasi humaine ». Le train allait lentement et mit vingt-deux heures pour arriver à Lyon. Au bout de quelques jours on apprit la victoire de la Marne et la joie succéda aux angoisses du début. Le régiment fut envoyé cependant à Montélimar pour s’organiser ; des recrues lui vinrent de Nice, de Lyon, d’Orléans, d’Avignon, de Marseille. Mais il semble qu’avec le séjour de Montélimar, tous ces Italiens, dont on connaît le caractère plutôt entreprenant, avaient fait de véritables ravages dans le cœur des dames, — tant que le bataillon du capitaine Marabini fut envoyé cantonner à Monbouché, à 5 kil., puis à Nîmes, au camp de Garrigues. Certains d’ailleurs firent des fugues fréquentes à la ville, qui avait pour les attirer autre chose que ses antiquités romaines : Arènes, Maison Carrée, Tour Magne, etc… Le 10 novembre enfin, eut lieu me départ pour le camp de Mailly, où les troupes eurent quelques jours de repos et d’exercice avant d’être dirigées sur le front (17 nov.). Elles passèrent enfin à Maisons-en-Champagne et sur les champs de bataille de la Marne ; à Vavray-le-Petit, qui présentait le navrant spectacle des ruines de la guerre, avec ses maisons partout incendiées, écroulées ; ensuite à Dommartin-sur-Yèvre, Sainte-Menehould, Grange-le-Bois. Elles avaient fini par arriver en Argonne où elles trouvèrent de la neige, et pour Noël furent envoyées dans la zone de feu. Elles eurent bientôt l’ordre d’attaquer au bois de Bolante les tranchées allemandes qui s’avançaient en coin dans nos lignes, et d’ailleurs l’affaire se trouva dure, avec des résultats médiocres. Mais les Garibaldiens avaient fait connaissance avec l’ennemi et c’est là que Bruno Garibaldi, un de leurs chefs, fut tué. À la suite de cette attaque, repoussée en somme, les Allemands chansonnèrent les Italiens assez bruyamment, — avec « tintamarre de gamelles, d’ustensiles en fer blanc ». Mais nos futurs alliés devaient avoir leur revanche. Ils se trouvèrent au Four de Paris (5 janv.), — avec de l’eau jusqu’aux genoux, — à Claon, au combat des Courtes-Chausses, où l’attaque fut préparée par des explosions de mines, des rafales d’artillerie et leur fut un véritable succès. Deux mortiers, trois mitrailleuses, 200 prisonniers leur restèrent entre les mains. Mais un autre Garibaldi, Constant, qui servait comme adjudant à la 10e compagnie, se trouva blessé à mort. Il y eut enfin le combat des Meurissons (8 janvier) où les pertes furent sérieuses. Les Garibaldiens ensuite furent envoyés au repos, à Grange-le-Comte, puis à Bar sur-Aube, à Avignon. Avec les morts, les blessés, les malades, ils étaient réduits à 1500 hommes. — Le récit indique cependant les honneurs rendus à la dépouille de Bruno Garibaldi quand elle fut ramenée à Rome. L’Italie bientôt entrait en guerre à nos côtés ; les Garibaldiens revinrent et, après avoir tenté de faire accepter une diversion en Albanie avec un corps de 3.000 volontaires, prirent simplement leur poste de combat dans les Alpes, contre l’armée autrichienne.

La relation de M. G. Marabini, sans être une histoire suivie, est curieuse à lire, car elle reste vivante, animée, — même avec la précision excessive de nommer chacun dans ses actes, de noter les traits de caractère, de donner la biographie comme les paroles. On a l’impression des faits, des combats par le détail qu’il accumule. Il est d’ailleurs exubérant, comme le paraîtra toujours le caractère italien à côté du nôtre. Lorsqu’ils s’avancent pour se battre, les hommes crient, gesticulent, prennent la pose héroïque ; les officiers se découvrent pour entraîner les leurs, croiraient se rabaisser en prenant des précautions, — travers qui a été, de même, reproché maintes fois aux nôtres et nous a coûté si cher aux premiers mois du conflit. C’est que la guerre devait s’apprendre ; qu’il fallait chercher non à se faire tuer mais à battre l’ennemi. Nous avons su gré, toutefois, à nos amis italiens de leur effort personnel aux premiers mois de la guerre, comme ensuite de l’intervention du pays, qui a pu détourner en partie l’effort de nos adversaires. Le secours qui leur a été apporté récemment, — outre l’intérêt que nous pouvons avoir dans les événements d’Italie, — est aussi bien le règlement d’une vieille dette.

H.-G. Wells : La Guerre et l’Avenir, Albin Michel, 3.50 [extrait]

Ce qu’ont essayé d’imposer les Allemands avec la presse d’outre-Rhin, nous dit d’autre part H.-G. Wells, dans son livre sur la Guerre et l’Avenir, c’est l’idée que les neutres doivent se faire des événements actuels. Il appelle cet arrangement : le trafic de l’effigie, et l’oppose à la réalité. Il va donc voir ce qu’est réellement la guerre, sur invitation, et d’abord sur le front italien. Mais il me paraît excessif qu’il puisse dire n’avoir rencontré que gens dont le regard demandait : Pourquoi le conflit, pourquoi de telles horreurs ? Le fait, pour nous, est malheureusement déjà élucidé, et non moins nous pouvons croire que le désastre au point de vue de la civilisation sera plutôt général.— Wells constate du reste, et sans appuyer, que les circonstances n’ont produit aucun grand homme, — Hindenburg excepté, où l’on enfonce des clous, — et que nous sommes en présence d’une œuvre anonyme, collective, — l’œuvre de la masse, — ce qui ne l’empêche pas de parler avec affection et même une certaine ferveur de nos généraux : Joffre, Pellé, Castelnau, qui incarnent les plus belles de nos qualités. Il donne même un croquis curieux du maréchal auquel il a pu rendre visite. Pour lui et les deux généraux cités, dit-il, « l’Allemagne est une chose inadmissible ». Presque en parallèle il indique plus loin l’impression que lui et le roi d’Italie dont il raconte la conversation, intéressante sans doute, mais qui n’était qu’à côté de la guerre. — Nous arrivons à ses tableaux du « front de l’Isonzo » avec des scènes typiques comme la procession du matériel, des munitions, des troupes et des prisonniers. Les Autrichiens, à ce moment, avaient été repoussés au-delà du Carso. Sur le front, il nota l’abondance des charrettes siciliennes portant sur les panneaux des peintures de sujets divers. Il se trouva dépasser Palmanova, ancienne ville forte ; Aquilée dont la cathédrale a été construite sur les ruines d’une primitive basilique, et qui n’est qu’un village de maisons éparses ; puis ce furent Ganzia, Sagrado, des bourgs détruits de la région : Lucinico, San Martino, Doberdo. Au-delà, dans les montagnes, se jouait la guérilla ; Trieste, on l’apercevait à dix kilomètres, mais les Italiens ne la menaçaient pas autrement. — Il raconte aussi la lutte dans les Dolomites ; la première offensive autrichienne, — qui avait l’avantage d’un terrain d’attaque plus élevé, puis parle des villes italiennes qui ont eu à souffrir déjà de la guerre, comme Vérone et Venise. […]

À l’étranger. À travers la presse.
La presse alliée

Tome CXXV, numéro 471, 1er février 1918, p. 559-564 [559-561].

La Revue des Nations latines préconise, depuis sa fondation, une sorte de fédération des nations française et italienne. M. Charles Gide apporte à l’enquête établie par la revue le tribut de sa perspicacité, en économiste ayant horreur des mots glorieux faciles et vides.

Il ne faut pas se dissimuler que la guerre actuelle, quelle que soit son issue, réservera des surprises, disons même des déceptions à tous (ou presque tous) les pays belligérants. Or il n’est pas besoin d’être fin psychologue pour prévoir que chacun d’eux sera enclin à faire peser la responsabilité de ses déceptions plutôt sur ses amis que sur ses ennemis. Il ne faut pas oublier que, du côté de l’Entente surtout, les parties en cause sont nombreuses, neuf, à ne compter même que les pays d’Europe, et avant qu’on ait pu donner satisfaction, je ne parle même que des satisfactions légitimes, à tous, la bonne Entente sera mise à une rude épreuve.

En ce qui concerne l’Italie précisément, les difficultés seront plus grandes que pour tout autre des pays belligérants. Non seulement ses intérêts se trouveront nécessairement en opposition avec ceux de deux autres des pays belligérants, le premier et le dernier entrés dans le conflit mondial, mais de plus je ne vois pas très bien un Congrès de la Paix, présidé peut-être par le président Wilson, qui a proclamé le principe du « Libre accès de chaque pays à la mer », fermant à l’Autriche et à l’Europe Centrale tout accès à l’Adriatique et à la Méditerranée.

Mais passons, nous n’avons à nous occuper ici que des rapports entre la France et l’Italie.

Il semble que la tâche ici sera plus aisée, puisqu’il n’existe pas entre les deux pays de compétitions territoriales, pas en Europe tout au moins — et qu’entre les deux existe, sinon cette parenté de sang, dont on parle si souvent dans les discours officiels, tout au moins des liens puissants noués par une communauté d’histoire et de civilisation. Mais ce n’est pas une raison suffisante, car il est peut-être plus difficile d’établir l’union entre des pays qui ont des caractères communs, soit naturels soit acquis, qu’entre ceux qui ont des caractères très différents. La loi physique qui veut que les électricités de même nom soient celles qui se repoussent et les électricités de nom contraire celles qui s’attirent, est également vraie dans l’ordre politique et économique.

Il est bien évident, par exemple, que le fait pour les deux pays d’avoir tous les deux pour principale production industrielle les soieries et pour principale production agricole le vin, constitue non une facilité, mais un obstacle à l’unisson, et que cet obstacle ne pourra être tourné qu’en tant que l’on réussira à établir entre les deux pays soit une certaine division de travail dans ces deux branches de la production, soit, par une méthode inverse, un contrat binational.

Il y a, il est vrai, quelques domaines dans lesquelles économies des deux pays peuvent être considérées comme complémentaires plutôt que concurrentes, notamment, comme on l’a souvent fait remarquer, pour l’exportation de main d’œuvre d’Italie en France (quant à l’exportation inverse, celle dont on a souvent parlé aussi, celle de capitaux de France en Italie, je ne pense pas qu’il y ait lieu d’y compter de longtemps : la France aura assez à faire de reconstituer d’abord son propre capital). Mais, même ici, il y aura des conflits d’intérêts qu’il importe de prévoir afin d’essayer de les résoudre préventivement. Ce ne sera pas la question de l’égalité des droits et des salaires entre ouvriers italiens et français qui fera difficulté, car cette égalité sera appuyée, réclamée même, par les syndicats français, mais, ce qui pourrait en faire, ce serait la question de la naturalisation des immigrés italiens, au cas où le gouvernement italien prendrait pour politique de l’empêcher. Si ces colonies devaient rester réfractaires à toute assimilation dans les pays étrangers, elles risqueraient alors d’être aussi mal supportées que des balles dans la chair. Mais l’Italie a une natalité assez forte pour ne pas se montrer avare d’hommes, d’autant plus que ses économistes peuvent lui démontrer que l’émigration n’a que rarement empêché l’accroissement de la population et parfois l’a stimulé.

À ce propos, il faut noter qu’on verra après la guerre un démographique, sur lequel il ne semble pas que l’attention du public ni même des économistes ait été attirée et dont pourtant la portée sera énorme : c’est que la population de l’Italie se trouvera probablement supérieure à celle de la France. En effet, au cours de la guerre, la population italienne a dû s’accroître, non seulement par l’accroissement automatique qui était environ de 600.000 âmes par an, mais en plus par la cessation de l’émigration d’outre-mer et inversement par le retour d’un grand nombre d’émigrés, de sorte que cette population qui était de 35 millions à la veille de la guerre, sera au moins de 37 millions après la guerre, les pertes d’hommes au feu ayant été (relativement aux autres pays belligérants) peu importantes. Au contraire, la population de la France aura subi des pertes considérables pour quatre causes : 1° par les pertes sur le front ; 2° par celles dans les camps de prisonniers en Allemagne ; 3° par la mortalité civile, toujours accrue dans les temps de guerre, mais qui aura été particulièrement élevée dans les légions envahies ; 4° par la diminution de la natalité qui paraît être de près d’un tiers du nombre normal. Je ne veux pas préciser par des chiffres, mais on ne peut mettre en doute que toutes ces causes agissant cumulativement n’aient pour effet de faire descendre la population de la France, qui était de 39.600.000 habitants avant la guerre, au-dessous de 37 millions. Et même en admettant que la restitution de l’Alsace-Lorraine lui apportât quelque 1.200.000 habitants de plus (je ne compte pas les 400.000 immigrés allemands), il me paraît très douteux que sa population pût égaler celle de l’Italie. Ainsi l’Italie se trouverait, du moins comme importance numérique, la première des notions latines. Le jour où on s’en apercevra, elle ne pourra manquer d’en ressentir quelque orgueil, comme la France quelque amertume. Et il faudra beaucoup de bonne grâce à l’une comme à l’autre pour qu’il n’en résulte pas de froissements.

Échos.
À propos du jubilé de Dante

Tome CXXV, numéro 471, 1er février 1918, p. 566-576 [568-569, 574].
Monsieur le Directeur,

Sans vouloir entrer en discussion sur le fond même du sujet qui me vaut la réponse d’un de vos honorables correspondants (Échos du dernier numéro du Mercure de France), qu’il me soit permis de réfuter l’affirmation suivante de M. Paul Guiton :

Jamais la Congrégation de l’Index n’a condamné de fragments d’ouvrages, mais les ouvrages entiers, en s’abstenant de désigner les passages incriminés.

Précisément, à propos de l’ouvrage De Monarchia du célèbre poète Aventin dont il s’agit, je rappellerai que seul le troisième livre est classé dans la liste des livres proscrits, indiqués au catalogue connu sous le nom d’Index du concile de Trente (Index tridentinus), publié en exécution de la bulle de Pie IV, datée du 24 mars 1564. J’ajouterai que le Traité de la Monarchie avait été publiquement brûlé à Bologne, après la mort de son auteur, par l’ordre du légat du pape. En effet, dans cet ouvrage, Dante limitait à l’autorité spirituelle le pouvoir du Saint-Siège, rejetant « toutes les interprétations forcées que les papes faisaient de quelques passages de la Bible, et plus encore de prétendues donations de Constantin et de Charlemagne, mettant l’Église dans l’Empire et non l’Empire dans l’Église ». L’idéal des gouvernements — la monarchie, d’après Dante — ayant été réalisé par l’Empire romain, il fallait remettre cet idéal entre les mains d’un empereur. La thèse de Dante, gibelin modéré, n’excluait point les papes de Rome ; il ne les envoyait point en captivité à Babylone, c’est-à-dire à Avignon ; il tenait pour légitime leur pouvoir temporel de Rome seulement. Dante, lui aussi, était, on le voit, un partisan de l’unité italienne, moins la capitale actuelle de notre chère alliée d’au-delà les Alpes. Henri VII, duc de Luxembourg, empereur d’Allemagne, ne sut pas même réaliser l’idéal restreint que lui indiquait l’auteur du De Monarchiâ : il ne sut point soumettre l’Italie au pouvoir impérial et, après avoir ravagé la Toscane, comme le ferait, s’il le pouvait, le kaiser boche Guillaume II, il lâcha la proie pour l’ombre, se fit couronner à Saint-Jean de Latran et mourut, misérablement empoisonné, sans avoir su seulement comprendre la tâche héroïque à laquelle un homme de génie l’avait convié.

Si M. Paul Guiton reconnaît que « Dante est rigoureusement catholique », il n’en est pas de même de tous les fidèles dont le pape de Rome est le chef spirituel : M. E. Aroux, catholique ultramontain, dans son ouvrage, publié en 1853, Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste, demande à Pie IX la condamnation du chantre de la Divine Comédie !

Échos.
Rome et les Allemands

Tome CXXV, numéro 471, 1er février 1918, p. 566-576 [574].

La colline sacrée sur laquelle se dressait le temple de Jupiter Capitolin est en grande partie propriété allemande.

Le palais Caffarelli est allemand : sa salle du trône est plus grande que celle du Quirinal. Guillaume II y a un trône avec des lions et l’aigle.

L’Institut archéologique est allemand. C’est là que siégeaient les savants qui rêvaient du rétablissement du Saint Empire Romain Germanique avec Guillaume II prenant la couronne de Charlemagne.

La villa Malta est allemande. Elle fut un temps la propriété de Louis de Bavière. Elle a été depuis achetée par Bernard von Bülow qui a utilisé ainsi les deniers laissés par un riche parent de Hambourg. Elle est connue maintenant sous le nom de « Villa des Roses ».

Allemande aussi la vénérable Archi-Confrérie du Saint-Nom-de-Marie au forum de Trajan. Elle est plus exactement autrichienne, puisque l’empereur d’Autriche la protège toujours. Les conservateurs des monuments italiens ayant été ces temps derniers frapper à l’huis, on ne l’entrouvrit que pour leur déclarer que Sa Majesté l’Empereur d’Autriche était le protecteur séculaire de la Congrégation, que par conséquent ils devraient s’adresser avant tout à l’Ambassade d’Espagne chargée des biens autrichiens en Italie.

Tome CXXV, numéro 472, 16 février 1918

Questions militaires et maritimes.
Sur le front du Trentin (12 novembre-15 janvier)

Tome CXXV, numéro 472, 16 février 1918, p. 681-687.

Revenons au front italien6. Depuis plus de deux mois, un drame d’un intérêt poignant a pour théâtre les deux massifs montagneux du Grappa et de la Meletta, qui jouent le rôle de bastions de flanquement à la gauche des armées italiennes, alignées derrière la Piave. Le Grappa barre l’accès de la plaine entre la Piave et la Brenta, dont les lignes d’eau dessinent les branches d’un étau, en ne laissant entre elles qu’une bande de terrain d’une quinzaine de kilomètres. De nombreux rameaux se détachent du chaînon principal et forment un enchevêtrement de vallées, dominées par des sommets dont l’altitude moyenne atteint 1.500 mètres, propre à faciliter une résistance désespérée, mais également favorable aux surprises et aux combinaisons tactiques de l’assaillant. À l’ouest, sur le plateau des Sept-Communes, entre la faille profonde creusée par l’Astico et la vallée de la Brenta, le bastion de la Meletta, avec ses nombreux saillants, sert de flanquement au massif du Grappa. C’est sur l’ensemble de ce ressaut du terrain, aux lignes tourmentées et aux déchirures profondes, que la lutte a pris un caractère tragique par la violence et l’obstination de l’attaque, par la stoïque résistance des défenseurs, par la grandeur des conséquences en jeu.

Il s’agit de savoir si l’ennemi réussira à descendre dans la plaine, à frapper aux sources de sa prospérité un pays riche et heureux, qu’il brûle du désir de piller et de mettre hors de cause, en prenant ses armées principales à revers et en coupant ses lignes de communication avec ses alliés. Pour ceux-ci, le pire danger est actuellement dans le nœud de montagnes dont nous venons d’indiquer la topographie générale. Nous sommes heureux de nous trouver complètement d’accord à ce sujet avec un critique militaire anglais : « Pour le moment, écrit M. Lovat Fraser, le vrai et unique point dangereux est le front italien ; le sort de tous les alliés y est en jeu. Dans l’intense lutte qu’on livre aujourd’hui entre la Brenta et la Piave, le Mont Asolone est plus important pour nous qu’une douzaine de Passchendaele. La bataille de la Brenta est aussi vitale que les batailles de la Marne et d’Ypres. Il n’y a rien eu dans cette guerre de plus dramatique et en même temps de plus gros de conséquences que la merveilleuse résistance de l’Italie dans sa dernière ligne de collines. »

L’ennemi réussira-t-il à franchir ce barrage de positions formidables, qu’il doit obligatoirement dépasser avant d’arriver à ses fins, car toute voie d’invasion plus à l’ouest l’exposerait à trop d’aléas ? Telle est la question angoissante qui se pose encore actuellement. Mais elle s’est surtout posée au cours des deux mois de résistance désespérée, que nous allons étudier dans cette chronique. Aujourd’hui l’entrée en ligne des troupes franco-anglaises, si tardive qu’elle soit, permet d’espérer que le péril est en grande partie conjuré. En tous cas, le débouché de l’ennemi dans la plaine aurait lieu dans des conditions nouvelles.

L’avance ennemie, pendant les deux mois de lutte dont nous allons parler, a été très sensible. Elle s’est produite sous une forme méthodique, qui frappe l’esprit. Il serait d’un grand intérêt de l’étudier en détail ; en l’absence des précisions nécessaires, cette étude ne pourra être tentée que plus tard. Il suffira, pour le moment, de mettre en lumière le caractère constant de la manœuvre de l’ennemi, qui tend toujours à l’enveloppement, manœuvre facilitée, dans le cas présent, par l’orientation et la sinuosité des vallées, sur un terrain où les vues sont si fréquemment masquées par les rideaux de montagnes. Le recul que ces opérations ont pris aujourd’hui dans le temps est assez grand pour en distinguer les phases principales, en noter les faits essentiels, caractéristiques. Nous allons essayer d’en donner une représentation aussi claire que possible. Il n’est pas toujours aisé, à travers les réticences des communiqués, de se faire sur le moment une idée précise des événements qu’ils prétendent révéler. Peut-être le lecteur nous saura-t-il gré d’apporter quelque clarté à ce sujet ?

§

Le 9 novembre, l’offensive autrichienne se déclenchait à son tour sur le front du Trentin, dix-huit jours après l’attaque brusquée des lignes de l’Isonzo. Elle marquait le second temps de la manœuvre, mais le retard considérable avec lequel elle se produit prouve que tout ne marche pas à souhait non plus chez les états-majors de nos ennemis. Les 2e et 3e armées italiennes atteignaient à ce moment la rive droite de la Piave, après avoir échappé à la pression des corps des G. Von Below et Boroevic. L’armée du M. Conrad, qui allait faire irruption sur le front du Trentin, dans un secteur étroitement limité au terrain compris entre la Piave et l’Astico (environ 4° kil.), avait devant elle quatre voies principales pour l’amener devant les positions italiennes, considérées comme ses objectifs : 1° Le Cordevole, qui amènerait son aile gauche devant Feltre, au coude de la Piave et à la lisière orientale du massif de Grappa ; 2° la route qui, partant de Fiera-di-Primiera, aboutit à Fonzaso sur la médiane du Grappa ; 3° le Val Sugana, par une route qui, suivant la Brenta, conduit au barrage de Primolano, à la lisière nord-ouest ; 4° la route qui traverse le plateau des Sept-Communes, à l’ouest du massif de la Meletta et passe à Asiago avant de gagner la plaine.

Au lendemain de l’offensive sur l’Isonzo, la Ire armée italienne, qui défendait le front du Cadore, s’était repliée assez précipitamment devant la menace de l’armée du G. Von Krobatine, descendue par les cols Carniques dans la vallée supérieure du Tagliamento et en marche vers l’ouest après être passée dans le haut bassin de la Piave. Si la situation stratégique était pleine d’angoisses, elle apparaissait avec une parfaite clarté. Les troupes de la Ire armée italienne, sous les ordres du G. de Robilant, avaient rallié en toute hâte les hauteurs du Grappa, pour barrer le passage. Une défense était improvisée sur les saillants nord du massif, le Roncone et le Tomatico ; elle s’organisait plus sérieusement sur les croupes de la partie centrale, du Solarolo au Grappa, ainsi que sur les rameaux, tels que le Tomba et le Monfenera, à l’est, le Caprile et le Beretta, à l’ouest, qui constituent les flancs du réduit de la défense.

Sur le plateau des Sept-Communes, d’autres fractions de la Ire armée italienne garnissaient les saillants du massif de la Meletta : Monte di Gallio, Meletta Davanti, Fiormonte7, Castelgomberto, Tondarecar, Badenecche. Trois hauteurs, détachées de ce massif, devaient jouer un rôle passager dans la défense : le mont Sisemol au sud, le Longara au nord-ouest, et le Lisser au nord-est, ce dernier défendu par un ouvrage permanent, dont la mission était d’interdire à l’adversaire de prendre à revers les hauteurs de la Meletta. Le Longara et le Lisser devaient tomber de suite au pouvoir de l’ennemi. Ils ne constituaient que des postes avancés. Il est regrettable cependant que le Lisser, dont nous venons d’indiquer le rôle particulier, n’ait pas été occupé plus fortement.

La ville d’Asiago se trouvait tout à fait en dehors du système défensif adopté par l’État-major italien. Aussi était-elle occupée dès les premières heures de l’offensive par les troupes autrichiennes, après une simple fusillade d’avant-postes. L’État-major autrichien en fit un bulletin de victoire dans le but d’exalter les troupes. Le drame se noue à la date du 13 novembre. Ce jour-là l’armée du G. Von Krobatine avait atteint Feltre, après avoir fait sa liaison avec l’aile gauche de l’armée du M. Conrad. Les corps du centre, sous les ordres du G. Comte Scheuchenstuel, occupaient Fonzaso et Primolano. Les troupes ennemies étaient à pied d’œuvre pour entamer l’assaut de l’isthme montagneux compris entre la Piave et la Brenta. Il s’agissait de cheminer à travers un dédale de montagnes, dont la profondeur à vol d’oiseau atteint 20 kil., avant de déboucher dans la plaine. L’attaque allait également se porter sur le plateau des Sept-Communes dans le but d’enlever le massif de la Meletta, qui flanquait à l’ouest le réduit principal de la défense, constitué par la triple chaîne du Grappa. On verra à deux reprises l’effort principal de l’attaque tenter de supprimer ce flanquement et y réussir après une succession de violents assauts. L’État-major austro-allemand s’illusionnait sur l’état de désorganisation dans lequel il supposait l’armée italienne. Sans doute il lui fut permis d’abord d’espérer la réduire à bon compte et vite. La Ire armée, à qui incombait la mission de rester coûte que coûte accrochée à ses positions, allait avoir à porter tout le poids d’assauts répétés, conduits par des troupes fraîches, exaltées par la victoire. Elle avait, elle-même, en exécutant son repli des Dolomites au Val Sugana perdu un certain nombre de ses unités, qui s’étaient trouvées cernées. Elle était donc très affaiblie. Les réserves, appelées des dépôts, commençaient à peine à affluer. Les armées italiennes, privées d’une grande partie de leur matériel, de leurs munitions, de leurs approvisionnements de toute sorte ont traversé incontestablement à ce moment une période de crise, qui pouvait suggérer à l’ennemi les espoirs les plus larges. Nous sommes heureux de constater qu’en dépit de cette perte énorme de matériel, l’armée italienne a tenu et admirablement tenu. Le haut commandement a fait preuve, au milieu des angoisses qu’inspirait la situation, d’une dose de clairvoyance, d’énergie, de sang-froid et de sens de l’opportunité tout à fait remarquables. À une situation nouvelle, il fallait un homme nouveau. Le gouvernement italien a eu la sagesse et le courage de l’imposer, en faisant le choix du G. Diaz.

Le 14, l’assaut des troupes austro-allemandes commençait. Le saillant de Castelgomberto, qui s’avance au nord-ouest du massif de la Meletta, tombait au pouvoir de l’ennemi. Attaque frontale, accompagnée d’une manœuvre d’enveloppement partant du mont Lisser pour tourner le massif par le Val Gardena, qui en borde la face orientale. Cette colonne était arrêtée. Entre la Piave et la Brenta, les éperons septentrionaux du Grappa, le Roncone et le Tomatico étaient violemment attaqués.

Le Tomatico était évacué par les Italiens. Des troupes allemandes se glissaient, entre-temps, le long de la Piave dans la direction de Quero, pour s’établir sur le flanc des positions italiennes. Tel est le premier temps de la manœuvre, qui comporte une attaque générale sur tout le front, pour tâter la résistance de l’adversaire.

Le 15, le Roncone était évacué à son tour. L’ennemi entrait à Cismon, sur la Brenta. Son avance obligeait les troupes italiennes, qui barraient le Val Gardena et se trouvaient ainsi prises en tête et en queue par l’ennemi, à se retirer. Le massif de la Meletta était donc tourné par l’est. Une seconde colonne, partie de Fonzaso, remontait la vallée du Seren, qui s’insinue au centre du massif, arrivait au pied du Prassolan, croupe la plus septentrionale du Grappa. Ce jour-là, l’ennemi avait réalisé une avance de 6 à 8 kilom. en pays montagneux, sur sa direction générale de marche, du nord au sud.

Le 16, il emportait d’assaut le Prassolan et le Colle dei Prai. Le massif du Grappa était entamé.

Le 18, deux divisions austro-allemandes (G. A. Krauss), opèrent sur la lisière orientale du massif ; elles enlèvent le mont Cornelia et occupent Quero sur la Piave, 1.000 prisonniers restent entre leurs mains.

Ces deux divisions continuent le lendemain leur manœuvre d’enveloppement, en suivant la Piave plus au sud. Le 20 elles réussissent à prendre pied sur le Tomba et le Monfenera, les deux rameaux montagneux qui, partis du Grappa, viennent finir au fleuve. La position principale du Grappa se trouve ainsi menacée sur son flanc droit. Le 22, l’effort se continue vers la partie centrale du massif : le Mt. Pertica, qui se soude aux pentes Nord-Ouest du Grappa, est l’objet de premières tentatives. Le 23, attaque générale de toute la lisière nord du massif, du Col Caprile, à l’ouest, où les Autrichiens échouent, au Mt. Tomba et au Monfenera, à l’Est, où les Austro-Allemands du G. A. Krauss sont également tenus a échec ! Mais, au, centre, le Pertica est enlevé de haute lutte, après trois assauts infructueux.

La situation s’aggrave. Les troupes de la Ire armée sont surmenées. Des fractions de la 4e armée sont envoyées à ce moment en soutien sur la ligne de feu.

Le 25, après une journée de répit, l’ennemi attaque la chaîne de hauteurs qui, partant du Grappa, court au Nord-Est, vers la Piave. Les objectifs sont le Col de l’Orso et le Solarola. Attaques convergentes, qui partent, au nord du Mt. Cornelia, à l’ouest, du Val Seren, à l’est, de Quero. Les attaques sont brisées. Le 23, une division d’élite, la division Edelweiss, venant de S. Marino, attaque le Mt. Beretta, à l’ouest du massif. Elle échoue. Tel est le premier acte du drame, qui comprend quatorze journées d’assauts, presque ininterrompus.

Le calme succède à cette période de crise. L’État-major italien estime à ce moment que l’ennemi est épuisé. Six divisions seraient largement entamées ; deux d’entre elles auraient été ramenées vers l’arrière. Les reconnaissances aériennes signalent des mouvements de troupes en arrière des lignes. Le moment serait favorable pour une vigoureuse contre-offensive, en limitant ses objectifs ; mais, sans doute, les troupes italiennes sont elles-mêmes dans un état d’épuisement considérable. Des réserves leur font encore défaut. L’épuisement de part et d’autre est tel que l’accalmie se prolonge jusqu’au 11 décembre sur cette partie du théâtre de la lutte, Mais le 4, d’autres troupes autrichiennes prennent l’offensive sur le plateau des Sept-Communes. Un double assaut est lancé contre le massif de la Meletta avec des effectifs considérables, l’un contre les rampes ouest, l’autre au nord-est, entre le Tonderecar et le Bedenecche. La lutte se continue les 5 et 6 décembre et se termine par la prise de tout le massif de la Meletta et du M. Sisemol, au sud de ce dernier. Les Italiens, cernés depuis plusieurs jours, laissent aux mains de l’assaillant 16.000 prisonniers, 93 canons et 233 mitrailleuses. La perte de la Meletta, qui constituait une position de flanquement redoutable de la défense du Grappa, était d’une extrême gravité. Les journaux de la péninsule, en commentant ce succès de l’ennemi, déclarent qu’au point de vue tactique, la perte des Monts Meletta est irréparable.

§

C’est alors que le premier contingent de troupes franco-anglaises est envoyé sur la ligne de feu. L’ordre du jour du G. Diaz, qui annonce leur entrée en ligne aux armées italiennes, est du 5 décembre. La bataille s’est éteinte sur le plateau des Sept-Communes. Mais elle va reprendre entre la Piave et la Brenta, dans le massif du Grappa, le 11 décembre, après quinze jours d’interruption. L’attaque violente se déclenche sur toute la largeur du massif, avec des assauts multipliés de front et à revers. Ses objectifs à atteindre sont Col Caprile, le Mont Beretta, le Solarolo, et à l’extrémité orientale du massif, le Mont Spinuccia. Le 13, ce dernier est emporté de haute lutte ; le 14, le Col Caprile est évacué, 3.000 prisonniers restent aux mains de l’ennemi. Dans les journées des 16 et 17, lu bataille reprend. Le 18, les Autrichiens enlèvent d’assaut le Mont Asolone, qui flanque à l’ouest le Mont Grappa. Presque toute la partie occidentale du massif est au pouvoir de l’ennemi. Celui-ci touche presque à la plaine par le Val S. Felicita qui commence au pied de l’Asolone. Mais, en réalité, il n’est pas encore au terme de ses efforts. Toute la partie orientale du massif reste au pouvoir de la défense. Or, s’est cette partie du massif dont il importe pour lui de s’assurer la maîtrise, s’il veut rester eu liaison avec les forces qui sont sur la rive gauche de la Piave. Pour la seconde fois, il semble épuisé ; et une longue accalmie succède à ces journées de lutte acharnée.

C’est alors le tour de l’aile droite autrichienne de reprendre la lutte. Le 22, la bataille se rallume sur le plateau des Sept-Communes.

Le 22, les Autrichiens enlèvent la ligne de hauteurs qui court de l’ouest à l’est, au sud de la Meletta : col de Rosso et monte di val Bella. Ils annoncent 9.000 prisonniers. Le 25, les Italiens contre-attaquent sans réussir à conserver les positions qu’ils ont reconquises pendant quelques instants. Une nouvelle période de calme succède à l’activité des jours précédents. Au moment de terminer cette chronique, on ne se bat plus ni sur le plateau d’Asiago, ni dans les vallées du Grappa. Il y eut, cependant, une surprise pour tous, qui mit une lueur de victoire au terme d’une année traversée de tant d’épreuves : le 30 décembre, une division française emportait les barrages ennemis entre le Tomba et le Monfenera, à l’est du massif, puis couronnait la crête du Tomba, après l’avoir purgée d’ennemis ; 1.400 prisonniers restaient en son pouvoir.

Ce succès révélait remplacement de nos troupes que l’on savait entrées en ligne à l’extrême droite du barrage, au point de charnière de la Piave. Il était extrêmement important que ce point restât entre nos mains, pour empêcher de déborder le Grappa par la vallée du fleuve.

Les Anglais, on le sut plus tard, occupent, au sud-est du dispositif, la longue croupe du Montello, qui longe la Piave à partir de Valdobbiadene et domine la large plaine qui s’étend de Bassano à Trévise.

Il semble donc qu’on ait actuellement paré au pire danger. La menace subsiste de voir l’adversaire déboucher dans la plaine ; mais cette menace se réaliserait-elle qu’il pourrait lui arriver maintenant de payer chèrement, et sans lendemain possible, un succès d’amour-propre, emporté à coup de sanglants assauts. Sans doute, les troupes italiennes ont souffert de leur côté ; mais l’Italie a appelé 800.000 hommes sous ses drapeaux. Chaque jour gagné améliore sa situation au point de vue des effectifs. D’autre part, nous faisons pleine confiance, aujourd’hui, au haut commandement italien ; il vient de faire ses preuves d’une manière éclatante. Mais il ne faut pas nous laisser distraire un seul instant de la pensée que le danger le plus grave subsiste sur le front d’Italie ; l’ennemi peut y amener encore de nouveaux effectifs ; il sait combien il peut compter, même en cas d’un succès limité, sur l’impressionnabilité de la race, sur les remous de l’opinion, sur certaines complicités qui s’obstinent. On ne doit pas oublier enfin que le front italien constitue l’aile droite de notre front occidental et que tout succès de l’ennemi sur cette aile compromet d’autant notre situation. Estimer que chacun doit se défendre chez soi et suffire à sa tâche ne répondrait qu’à des calculs égoïstes, qui pourraient conduire à de graves déboires.

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Paul Adam : La Terre qui tonne, Chapelot, 3 fr. 50 [extrait]

Tome CXXV, numéro 472, 16 février 1918, p. 711-727 [720-722].

Sur les choses de la guerre actuelle, Paul Adam a publié un volume d’impressions, — abondant et même prolixe, selon sa manière, — mais qui a l’intérêt des choses vues, et où se succèdent de larges tableaux aussi bien que des scènes familières. C’est la Terre qui tonne (Artois, Italie), et qui restera peut-être un de ses meilleurs livres. […]

D’Italie, il a rapporté encore des impressions curieuses et qui constituent la partie la plus remarquable de ce volume, s’il parle également de choses diverses et dont abuse peut-être un peu sa loquacité habituelle. Il indique ainsi le pittoresque d’Udine, ancienne ville vénitienne comme Palma dont il est question plus loin — et qui vit les généraux de la Révolution ainsi que les négociateurs Autrichiens de Campo-Formio. On approche de la zone de bataille en passant l’Isonzo sur un pont de bois, et ce sont les paysages du front à Ronchi, Monfalcone, la route de Trieste, qu’on découvre à l’horizon, — et la bataille qui fait rage comme sur le front français. Après Palma Nova, que Napoléon fit fortifier en 1809 ; Romani où l’auteur raconte qu’il monta dans le clocher, Gradisca, elle aussi avec des murailles vénitiennes, qui vit les vieilles invasions comme le triomphe de Bonaparte, il vient reconnaître en amont de Goritza, qui n’avait pas encore été prise, la route de Cividale vers les montagnes ; et ce sont les hauteurs dont les noms ont été si souvent donnés par les communiqués : le mont Kuck, le Sabetino, le mont Santo, le San Michele ; puis des localités comme Piava qui s’élevait sur un cap et n’est plus qu’une ruine ; ailleurs Cividale, tours, palais, églises, vieilles fortifications ; les positions devant Tolmino et nombre de lieux dont les noms rappellent les gestes autrefois des troupes de la République « une et indivisible » ; enfin les Sept-Communes, la vallée de l’Astico, les monts Sunio et Summano, des bourgs et villages, ainsi que le pittoresque souverain des montagnes, le mont Zoverto, où l’on s’est âprement battu ; Schio, cité de filatures ; la route de Rovereto à Trente par Rivoli et le pèlerinage de la Madona de Corona ; Bassano, le Val Sugana et le cours de la Brenta ; les jolis coins de Gemona ; Venzone avec ses tours, sa forteresse, son église pleine de choses précieuses ; Lorenzo et la vallée de la Piave, Cortina d’Ampezzo sur les confins du Tyrol, et les batteries lourdes qui ont été juchées à 2.400 mètres, les gorges incomparables de Felicsan, etc…

On peut suivre avec intérêt cet itinéraire, mais le récit de Paul Adam abonde aussi en descriptions et constatations curieuses comme en souvenirs historiques. Il a du coloris, de l’abondance, — parfois excessive, on peut le répéter, — et même de l’enthousiasme. Il donne aussi des portraits curieux, des silhouettes heureusement tracées, la physionomie générale des troupes. Le malheur sans doute, c’est que le volume soit venu lorsque déjà s’était produite la débâcle, le recul des Italiens, — dont nous n’avons pas à rechercher ici les causes, mais qui a modifié tout ce front de combat. C’est une des surprises pénibles dont nous avons été parfois gratifiés au cours de cette longue période de guerre, et si elle n’enlève rien à l’ouvrage, ne modifie guère sa valeur, il est toutefois certain qu’elle lui retire beaucoup de son caractère d’actualité.

Échos [extraits]

Tome CXXV, numéro 472, 16 février 1918, p. 755-768 [759-760, 762].
Gasparo Barbera

On a célébré à Florence le centenaire de la naissance de feu l’éditeur Barbera.

Il arriva de Turin, sa ville natale, à Florence, le 14 novembre 1840, avec moins de six francs en poche.

Il entra comme commis chez l’éditeur Le Monnier, un Français, arrivé à Florence dix ans auparavant avec une centaine de francs et qui y avait jeté les bases de sa fortune.

Barbera restera chez lui quatorze ans avec un salaire de 100 lires toscanes par mois, ce qui équivalait à 84 lires italiennes. Mais en ce temps-là, la vie était à bon marché en Toscane, on y dînait fort bien pour 1 « paul », c’est-à-dire 56 centimes, et le vin était si abondant qu’après la vendange, les curés annonçaient en chaire aux fidèles les débits où l’on distribuait le vin gratuitement pour rendre les récipients disponibles.

Au bout de quatorze ans, Barbera s’établit à son compte et sa maison d’éditeur acquit vite une importance égale à celle de son ancien patron. Les deux maisons rivalisèrent, et cette lutte était favorisée par la grande liberté dont on jouit dans le grand-duché de Toscane de 1848 à 1859.

Il était interdit d’y imprimer quoi que ce fût qui traitât de politique ou de religion, mais ce que l’on avait réussi à introduire sur le territoire du grand-duché pouvait y être mis en vente.

C’est ainsi que Le Monnier put faire imprimer l’Arnaldo di Brescia de Niccolini, à Marseille, puis réussit à l’introduire à Florence après en avoir offert le premier exemplaire au grand-duc.

Plus tard, Barbera osa publier une nouvelle édition de l’Histoire du concile de Trente de Paolo Sarpi et, en mars 1859, un mois avant que le grand-duc fût détrôné, il fit paraître le célèbre opuscule de Celestino Bianchi : Toscane et Autriche qui fit un bruit formidable et provoqua l’interdiction contre tous les ouvrages politiques. Mais cette interdiction ne put avoir d’effet rétroactif et l’opuscule de Bianchi put circuler librement, préparant le terrain à la révolution imminente.

Il manque un César Borgia

Dernièrement un de nos grands, très grands, hommes de guerre disait à un de ses pairs : « Il nous manque un César Borgia, vous savez : c’est “le Prince” de Machiavel. »

Son collègue répondit : « Voyons, il est impossible de réhabiliter César, il y a du monstre en lui ; à côté des Sforza, des Malatesta, des Médicis, il offre quelque chose de plus décidé dans le crime, il y apporte une résolution plus froide et une impassibilité supérieure, c’est un artiste en machinations infernales, personne ne sait mieux ourdir un crime et en perpétrer l’exécution. »

« C’est vrai, repartit le premier, mais de même qu’il soulève dans l’arène les cris d’enthousiasme du populaire lorsqu’il abat d’un seul coup le taureau, il arrache aussi à Machiavel un cri d’admiration pour la façon supérieure et la facile désinvolture avec laquelle, à Sinigaglia, il exécute ce guet-apens des “condottieri” qui, grâce à Machiavel, prend place dans l’histoire sous ce nom Il bellissimo Inganno. On pense, on voudrait parfois penser aujourd’hui à ces perles noires qui renferment la Cantarella, ce poison mystérieux qui tue sans laisser de traces. »

Et les deux hommes de guerre, autrefois on disait « foudres », continuèrent à deviser sur ce ton érudit et machiavélique.

Tome CXXVI, numéro 473, 1er mars 1918

À l’étranger. Italie

Tome CXXVI, numéro 473, 1er mars 1918, p. 160-169 [160-165, 165-167, 167-169].
[Article de Jean Alazard]

Depuis « l’affaire de Caporetto » (c’est ainsi qu’on désigne le fait initial qui a provoqué la retraite d’octobre), la politique italienne a été dominée par une idée : consolider la position du « ministère de guerre » et lui donner un peu de l’énergie qui lui avait tant manqué avant le mois d’octobre. Du même cabinet font partie des hommes de tendances très variées : M. Nitti, ex-giolittien, M. Meda, catholique, M. Bissolati, socialiste interventiste, M. Colosimo, qu’on dit encore giolittien. Car la valeur de ce mot : « giolittien » reste entière. Les séances parlementaires de novembre et de décembre ont montré que l’ancien Président du Conseil était toujours puissant. En novembre, il donna son adhésion au pacte d’Union sacrée que signaient tous les partis sauf le « socialiste officiel », devant l’invasion austro-allemande.

Mais en décembre, les intrigues furent nombreuses : au Comité Secret, les discussions recommencèrent, très vives, entre anciens interventistes et anciens neutralistes. Peu après la séance du 14 novembre, où M. Giolitti avait donné carte blanche au gouvernement, on avait d’ailleurs vu renaître la propagande qui réclamait pour les Parlementaires l’exercice intégral du droit de contrôle. Il s’agissait de créer à la Chambre des commissions analogues à celles qui fonctionnent au Palais-Bourbon. L’idée en elle-même pouvait être excellente : mais le fait qu’elle était appuyée avant tout par le groupe de « l’Union Parlementaire », assez nettement giolittien, la rendait suspecte. « Le gouvernement, disait le Resto del Carlino, nous a mis en présence du fait accompli ; si c’est un moyen de se renforcer, lorsque ce fait représente l’heureuse conclusion d’une initiative précise, c’est certainement un moyen de s’affaiblir politiquement et financièrement, lorsque la conséquence de l’œuvre gouvernementale est un échec militaire, diplomatique et financier. » (20 novembre.) C’était avouer que les commissions parlementaires étaient une arme contre le ministère de M. Orlando. Aussi le Corriere della Sera se prononça-t-il avec vigueur contre la manœuvre :

Pendant que le peuple italien se sentait profondément solidaire de l’armée combattante, s’efforçant de rassembler toutes ses forces pour dresser contre l’ennemi une barrière infranchissable, pendant que le gouvernement vivait de cœur et d’esprit plus au front qu’à Rome, il y a eu des députés qui ont imaginé de collaborer à la défense de la nation en organisant — dans le dos du gouvernement, qui nécessairement regardait ailleurs — le mouvement en faveur des Commissions. Il était difficile que M. Giolitti fût moins bien inspiré (9 décembre).

Ces avertissements du grand organe milanais eurent une influence assez profonde sur les anciens interventistes. Ces derniers, pendant de longs mois, s’étaient montrés capables de s’organiser, avaient laissé les autres reprendre le dessus ; la tentative par laquelle M. Ettore Ciccotti avait essayé d’en faire un groupe compact était restée sans succès. Après Caporetto, ils comprirent la nécessité de s’unir fortement : ceux qui en mai 1915 s’étaient prononcés contre la guerre menaçaient de les évincer de nouveau dans les votes parlementaires. C’est pourquoi, en face du groupe d’Union parlementaire, se créa le « groupe de Défense nationale » (fascio di Difesa nazionale), beaucoup plus résolu et beaucoup plus combatif que l’ancienne ligue de M. Ciccotti. Deux cents députés se déclaraient décidés à soutenir la même politique : continuer énergiquement la guerre, et empêcher que le revers d’octobre ne fût exploité contre le gouvernement qui jouissait de la confiance des Alliés.

À peine les séances de la session de décembre étaient-elles commencées qu’on voyait se dessiner un très fort courant antiministériel. Le Corriere della Sera, dont l’importance politique a encore grandi au cours des derniers mois, fut prompt à exposer les dangers des intrigues qui se tramaient alors. Son article du 14 décembre, intitulé : « Au carrefour », contenait des menaces qui produisirent une vive impression sur l’opinion publique. L’auteur se demandait si tous les sacrifices de deux ans et demi de guerre avaient été faits en vain, et si l’on devait retourner aux pires errements du temps de paix. Il accusait non seulement les « léninistes » du socialisme officiel, mais surtout ceux qui espéraient profiter de la « bonne occasion » pour rattraper le temps perdu. Cette espérance, c’était le Comité secret, au cours duquel les ennemis du Ministère comptaient livrer une bataille décisive. Mais, continuait le Corriere, il y a encore un gouvernement qui peut montrer de l’énergie, et dans la Chambre des députés une « partie saine » dont l’action doit être bienfaisante. Tous deux n’ont qu’à s’unir pour conjurer le danger.

Nous sommes au dernier carrefour de notre lamentable politique intérieure. Ou nous le dépassons, en suivant tous la même route — celle que nous montre la patrie affrontant les difficultés suprêmes ; — ou alors au carrefour se livre un combat décisif. On a proclamé la concorde nationale dans des moments trop graves pour que nous puissions nous contenter d’une apparence.

D’où : nécessité de combattre le « défaitisme » sous toutes ses formes, et d’imiter l’exemple de la France, « qui porte le fer dans la plaie ; car elle comprend qu’il faut ou ruiner les calculs infâmes de l’ennemi ou périr ».

Le gouvernement sur lequel comptaient le Corriere et avec lui l’opinion publique ne déçut pas l’attente : car le discours de M. Orlando fut aussi net que possible. De plus le « groupe de Défense nationale » sut imposer sa volonté aux séances publiques : la discipline dont il fit preuve étonna ses adversaires qui, après avoir violemment attaqué M. Sonnino au Comité secret, n’osèrent pas voter publiquement contre le Ministère. Il était évident que le « fascio » récemment créé était sûr de la majorité de la Chambre, et qu’il valait mieux remettre à plus tard le projet de renverser le Cabinet Orlando-Sonnino. « L’Union parlementaire » ne laissa cependant échapper, au cours des séances, aucune occasion de montrer à qui allaient ses sympathies. Lorsque, le 20 décembre, le député républicain de Ravenne, M. Pirolini, dans un discours où il définit longuement le caractère des menées défaitistes en Italie, esquissa une comparaison entre la politique de Caillaux et celle de M. Giolitti, il y eut de violentes protestations. Ce fut l’occasion, pour l’ancien Président du Conseil, de prononcer quelques brèves paroles. M. Giolitti parle toujours très peu ; et lorsqu’il s’y décide, ses explications ont en général une forme ambiguë sur laquelle les journaux peuvent épiloguer à l’infini. Interrogé sur son attitude durant la guerre, il se contenta de répondre qu’il n’était pas « favorable à une paix séparée, ou à un acte quelconque qui fût un acte de déloyauté à l’égard des Alliés ». Les amis de M. Giolitti exaltèrent dès lors la pureté de ses intentions ; et ses ennemis déclarèrent : « Oui, mais qui nous prouve que M. Giolitti ne désire pas voir l’Italie prendre l’initiative de celle paix générale qu’en ce moment l’Allemagne voudrait obtenir à tout prix ? »

Après le vote de confiance (22 décembre), on continua à discuter sur les intentions de M. Giolitti ; on alla jusqu’à essayer de deviner la valeur de ses poignées de main ; il n’avait pas serré la main de M. Orlando après son discours ; mais il avait serré celle de M. Nitti ; au fond, cela revenait au même ; et c’était peut-être la preuve qu’il ne désapprouvait pas la politique du gouvernement…

Une fois que le Ministère Orlando eut pu consolider sa situation devant la Chambre des députés, il eut à apprécier la valeur des divers courants de l’opinion publique en matière de politique extérieure. Ces courants se manifestèrent nettement après les discours de M. Lloyd George (5 janvier) et Wilson (8 janvier). Les deux hommes d’État avaient fait allusion aux désirs de l’Italie. « Nous considérons comme essentiel, avait dit M. Lloyd George, de donner satisfaction aux revendications des Italiens qui veulent être unis à ceux qui leur sont frères par la race et par la langue. »« Les frontières de l’Italie, avait dit M. Wilson, devront être réajustées selon des lignes de nationalités clairement reconnaissables. » En outre le ministre anglais et le Président des États-Unis avaient déclaré que le démembrement de l’Autriche ne faisait pas partie des « buts de guerre » des Alliés. La presse italienne essaya aussitôt de donner un sens précis aux formules vagues et ambiguës que contenaient les deux discours. Quelques journaux eurent l’impression que les Alliés n’étaient plus tout à fait aussi affirmatifs que par le passé quand ils parlaient du programme italien, exposé nettement par M. Sonnino à Montecitorio, et approuvé, semblait-il, par toute l’Entente. Visiblement on voulait « ménager » l’Autriche. Est-ce que le souci de ne pas lui être trop désagréable ne comportait pas une diminution de la place accordée à l’Italie ? La plupart des quotidiens italiens répondirent en affirmant que pareille pensée était bien loin de l’esprit de MM. Lloyd George et Wilson ; mais leurs explications embarrassées prouvaient que malgré tout ils étaient inquiets. Pour éclairer le problème, il fallait donc : ou bien qu’un des Ministres italiens, M. Orlando par exemple, fît un nouvel exposé des justes aspirations de l’Italie ; ou bien que l’Entente se décidât à rédiger le « document unique et définitif » où serait condensé son programme minimum ; il ne pourrait plus y avoir de discussions possibles, ni chez les ennemis, ni chez les Alliés ; et on n’aurait plus à déplorer de malaises de l’opinion publique semblables à celui qui s’était manifesté en Italie vers le milieu de janvier. Dans la rédaction de ce document unique, L’Italie jouerait facilement un grand rôle.

Si elle sait et si elle veut, disait le Resto del Carlino (12 janvier), elle a encore le moyen de se donner force et prestige, et d’intervenir comme l’acteur essentiel dans l’établissement d’un juste équilibre européen et méditerranéen, destructeur des ambitions impérialistes de la monarchie des Habsbourg.

Encore fallait-il que tout le monde fût d’accord sur les divers articles du programme italien. Dans la Tribuna du 13 janvier, M. Malagodi affirmait le devoir de « reconnaître la légitimité des revendications de l’élément slave dans la mer Adriatique et dans les terres qu’elle baigne ». Et ainsi devaient renaître les polémiques sur la question des rapports italo-slaves. Le problème dalmate était analysé à nouveau, les uns exprimant l’idée qu’il était nécessaire pour l’Italie de revendiquer Zara (et parmi eux le socialiste interventiste Mussolini, directeur du Popolo d’Italia) ; les autres pensant qu’il valait mieux ne plus parler d’une Dalmatie italienne, et faire ainsi disparaître ce qui était le principal motif de désaccord entre Italiens et Yougoslaves. Le Secolo et l’Unità de M. Salvemini avaient été, il y a 5 ou 6 mois, les plus ardents à soutenir cette thèse, aussi souvent que le leur permettait la censure, qui était impitoyable dès qu’il s’agissait de la question yougoslave. Or, au cours du mois de janvier, on a vu le Corriere della Sera accepter leur point de vue ; et on conçoit l’influence qu’a eue sa campagne. C’était sans doute la preuve que les milieux dirigeants avaient procédé à une espèce de révision du programme de revendications, et que cette révision avait été approuvée par M. Sonnino, accusé autrefois d’avoir des sympathies pour les impérialistes.

Le Corriere se reporte donc au vieux programme de Mazzini, le jugeant meilleur et plus sensé que celui de bien des hommes politiques passés maîtres dans l’art des combinaisons diplomatiques. Il faut avant tout inspirer confiance aux Slaves de l’Autriche. « Sans un accord complet, sincère et durable entre l’Italie et l’autre nation adriatique, la formation d’un bloc des nationalités d’Autriche-Hongrie sera impossible. Les malentendus entre Italiens et Yougoslaves ont empêché jusqu’à présent cette union. » Ceux qui en ont profité ont été les gouvernements d’Autriche et d’Allemagne. Il faut en finir avec cette politique, et « avoir une intelligence claire et une volonté résolue ». Que l’on pense aux avantages énormes qu’aurait un accord entre Italiens et Slaves ; ils seraient si grands « que, si l’on n’est pas un esprit mesquin et obstiné, on doit considérer comme tolérables les sacrifices éventuels auxquels serait contrainte l’une et l’autre des parties contractantes ». Supposons en effet que puisse se constituer une espèce de « ligue des nations orientales ». « Si les Tchèques, les Roumains, les Polonais, les Ukrainiens, les Italiens et les Yougoslaves sont d’accord pour dire au monde quelles doivent être les futures assises de l’Europe orientale, quelles doivent être leurs frontières réciproques, et comment ils régleront leurs rapports, il n’y a aucune force ennemie qui soit capable de s’opposer à la réalisation de leurs volontés. » Un nouvel avenir s’ouvrirait devant l’Italie, si elle assumait le patrocinio des peuples orientaux et balkaniques ; « il en résulterait pour elle une supériorité spirituelle et une expression économique dans les pays d’Orient, telles qu’elle ne devrait pas regretter l’abandon de quelques kilomètres carrés de territoire ».

On voit quelles sont les deux thèses en présence : les uns n’ont pas confiance dans les Yougoslaves et maintiennent leurs revendications sur la Dalmatie ; les autres, pour favoriser une entente avec les Slaves du sud de l’Autriche, sont disposés à abandonner ces revendications. D’ailleurs, l’adhésion du Corriere della Sera donne à ces derniers une force que jusqu’à présent ils n’avaient pas ; entre les deux programmes, c’est évidemment le leur qui semble aujourd’hui le plus favorablement accueilli par l’opinion publique.

JEAN ALAZARD.
[Lettre de Jacques Mesnil]

Nous avons reçu la lettre suivante :

Monsieur le Directeur,

C’est avec une profonde surprise, que j’ai retrouvé dans un article de M. Louis Piérard, intitulé « l’Italie à l’épreuve » et, publié en tête du numéro du 16 janvier du Mercure de France, des affirmations gratuites concernant les responsabilités des revers militaires de l’Italie, affirmations qui ont traîné dans toute cette presse dont la recherche de la vérité est le moindre des soucis, mais qu’il est pénible de voir reproduire dans une grande revue s’adressant à un public instruit, sans qu’elles aient été soumises à un examen critique sévère.

M’étant efforcé depuis vingt ans, ici et ailleurs, de faire apprécier les qualités de ce peuple italien, si mal connu et souvent si injustement décrié au Nord des Alpes, je tiens, comme ancien collaborateur du Mercure et comme ami de l’Italie qui a été pour moi une terre d’élection, à rétablir une fois de plus la vérité.

M. Piérard se fait l’écho d’une de ces légendes qui ne satisfont que les esprits doués de plus d’imagination que de réflexion et servent à couvrir les responsabilités multiples des gens, toujours si nombreux, dont la conscience et les capacités ne sont pas à la hauteur des tâches qui leur ont été dévolues.

J’attends encore qu’on m’apporte un seul témoignage sérieux de cette fabuleuse histoire « des soldats italiens et autrichiens jetant leurs armes et s’en allant bras dessus, bras dessous dans les lignes autrichiennes en criant “Vive la Paix ! Vive le Pape, Vive l’Internationale !” » Par la brèche ainsi ouverte (sic) se seraient précipitées les 6 divisions « toutes prêtes » de von Below.

Or le correspondant de Hongrie du Nieuwe Rotterdamsche Courant, qui télégraphiait à son journal du front de l’Isonzo le 28 octobre, immédiatement après la rupture du front italien, ne dit pas un mot de cette désertion des soldats italiens, mais donne des indications précises sur la manœuvre stratégique qui a consisté à retenir par une attaque les forces italiennes massées en grand nombre sur le plateau de Bainsizza, tandis qu’on portait le coup décisif plus au Nord, en un endroit où les Austro-Allemands savaient qu’il n’y avait que deux brigades pour leur résister (voir la traduction de cet article dans le Journal du Peuple du 15 décembre).

Près de deux mois plus tard, à la session de décembre du parlement italien, la légende rapportée par M. Piérard apparaissait si dénuée de tout fondement sérieux, que les pires ennemis des socialistes n’osèrent pas s’en servir et durent se contenter d’accusations toutes génériques comme celle de dépression du moral des troupes par suite de l’attitude d’opposition irréductible à la guerre, prise par le parti socialiste.

En revanche, il a été établi de manière irréfutable dans la même session que, contrairement à ce que prétend M. Piérard, les revers de la fin d’octobre ont eu avant tout des causes militaires. Après le comité secret, Turati a pu énumérer en séance publique les principales de ces causes. Pour le public français, ce n’était là qu’une confirmation de ce qu’il savait déjà, grâce au journal de M. Clemenceau : en tête des numéros des 20 et 23 novembre 1917 de l’Homme Libre ont paru deux articles intitulés « le Désastre italien » et qui exposent les faits avec cette précision et cette netteté que donnent la connaissance de la question et la compétence dans la matière : on n’y trouve pas un mot de la légende dont M. Piérard s’est fait l’écho, mais en revanche l’auteur insiste sur ce qu’il y a d’erroné à rechercher dans la trahison les raisons d’un insuccès et il énumère les fautes principales du commandement italien : mauvais alignement des armées, absence de réserves, confiance aveugle dans la solidité des conquêtes opérées et par suite manque complet de retranchements de repli, amoncellement des approvisionnements à une très courte distance du front, pas un seul pont de retraite sur le Tagliamento. Enfin si le commandement supérieur n’avait pas varié, immédiatement au-dessous, « l’inconstance, la mobilité, l’incertitude du lendemain pour chaque commandant d’unité était la loi ». On comptait par centaines les généraux mis à pied ; des chefs, même de premier ordre, après avoir remporté des succès, étaient les victimes de la regrettable oligarchie qui s’était constituée autour du généralissime. Or « les positions même les mieux fortifiées ne valent qu’autant que valent les hommes et ceux-ci ne valent qu’autant que valent leurs chefs ».

À ces notations précises, à ces remarques d’un homme compétent que confirment entièrement les paroles du député Turati, résumant les débats du comité secret, M. Piérard qui, « après une enquête au front, à Rome, à Milan, à Gênes », prétend que les causes de la retraite italienne sont « d’ordre exclusivement moral et politique » n’a à opposer que des racontars provenant évidemment de gens qui font des efforts désespérés pour endosser à autrui la responsabilité de leurs propres fautes.

Pour faire une enquête sérieuse en Italie, il manquait notamment à M. Piérard une condition essentielle : connaître l’italien. Il nous raconte que les soldats demandés à qui on demandait « Où vas-tu ? » répondaient : « Alla casa. À la maison ». Or quiconque possède les premiers éléments de la langue italienne sait que : aller à la maison se dit andare a casa et jamais alla casa.

Et maintenant que le lecteur juge.

En vous remerciant, Monsieur le Directeur, de l’hospitalité que vous voudrez bien accorder à cette lettre rectificatrice, je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments distingués.

JACQUES MESNIL.

[Lettre de Louis Piérard]

Nous avons communiqué cette lettre à M. Piérard, qui nous répond :

Cher Monsieur Vallette,

J’ai pris connaissance de la longue lettre que vient de vous adresser M. Dwelshauwers (Jacques Mesnil) au sujet de l’article : L’Italie à l’épreuve que vous m’avait fait l’honneur de publier dans votre numéro du 16 janvier.

Votre correspondant m’y fait la leçon sur un ton à la Beckmesser qui ne m’émeut aucunement.

Je crois tout de même qu’il abuse à mon endroit du reproche d’incompétence et de légèreté en voulant faire croire que je me suis inspiré, pour apprécier les causes du désastre de Caporetto, de racontars et de légendes propagés, selon lui, par le haut commandement italien désireux de déplacer les responsabilités. J’ai tout au moins sur votre correspondant une supériorité. J’ai passé six semaines en Italie au lendemain de la retraite. J’ai tâché là-bas, par une enquête loyale, de démêler les causes d’un événement malheureux et stupéfiant. Mon enquête a porté surtout au front, à Rome, à Milan, à Gênes, sur les milieux politiques et journalistiques. Je tiens même certains des faits que j’ai cités dans mon article de confrères italiens que M. Dwelshauwers, j’en suis sûr, ne récuserait pas. Votre correspondant se trompe donc grossièrement en croyant et voulant faire croire que je me suis laissé « bourrer le crâne » par des militaires ayant intérêt à donner le change. Quant à lui, il est resté à Paris et les seuls arguments qu’il oppose à ma version des événements, il les emprunte à un journal et à des déclarations de parlementaires.

Voilà qui est assez curieux chez un anarchiste — un anarchiste bourgeois, il est vrai — et chez quelqu’un qui affecte le plus parfait mépris « pour cette presse dont la recherche de la vérité est le moindre des soucis ».

Il est vrai que le journal qu’il cite est neutre. C’est ce bon Nieuwe Rotterdamsche Courant qui refusa de porter un jugement quelconque sur le torpillage du Lusitania et dont plusieurs correspondants, au cours de cette guerre, ont fait preuve d’une germanophilie par trop zélée. Il me souvient notamment de certain correspondant de Sofia qui, de retour en Hollande, fit des conférences ouvertement patronnées par la propagande allemande. On m’oppose un article du correspondant en Hongrie de ce journal, article traduit dans le Journal du Peuple, du 15 décembre 1917. Le traducteur ne serait-il pas M. Jacques Mesnil, collaborateur de la revue Demain ? M. Mesnil me calomnie gratuitement en insinuant comme il le fait que j’ai voulu diminuer le peuple italien. J’ai dit et crois avoir prouvé au contraire que, dans ce qui s’est passé sur l’Isonzo, rien n’entache l’honneur de ce peuple.

Pour tous ceux qui auront lu objectivement mon article, il est bien évident en outre que je n’ai point recherché les responsabilités d’une façon unilatérale. J’ai pris la peine de lire les deux très intéressants articles de l’Homme Libre sur lesquels s’appuie M. Mesnil. Celui-ci les a bien mal lus, et en tout cas mal résumés. Je ne résiste pas au désir de reproduire la fin de l’article du 20 novembre 1917. Elle est une précieuse confirmation de nombreux faits que j’ai pu invoquer :

Les socialistes, les giolittiens neutralistes, les cléricaux, ennemis avérés ou cachés de la guerre, sont devenus, depuis la retraite sans réticences, sans hypocrisie ; ses plus ardents partisans. Un peuple qui était prêt à faire la révolution, à abattre la monarchie (on avait parlé de cela à Montecitorio comme d’une fatalité, le mois dernier) se retrouve aujourd’hui tout entier autour du gouvernement, de son Parlement et de son roi. Il y avait, avant le 25 octobre, là-bas en Sicile, en Sardaigne, dans la campagne romaine, en vingt autres lieux, des villages entiers, peuplés de déserteurs. C’étaient pour la plupart des hommes venus en permission, qui refusaient de retourner au front et que les gendarmes n’osaient pas aborder. Ces nids de futurs bandits ont disparu. Les déserteurs ont suivi les débandés vers les casernes. Il y avait de grandes villes comme Turin, Gênes ou, dans les Romagnes, Ravenne, qui avaient été, à certains jours, le théâtre d’émeutes sanglantes, où l’anglophobie, la francophobie, l’aversion pour les alliés, accusés d’avoir entraîné l’Italie dans la mêlée, semblaient s’enraciner dans le tréfonds de l’âme populaire. Les Français et les Anglais les traversent aujourd’hui parmi les acclamations frénétiques des populations.

Les émissaires allemands, qui se promenaient librement l’autre mois encore à travers la péninsule, ne reconnaîtraient plus aujourd’hui l’Italie.

M. Mesnil ignore-t-il les circulaires adressées par Lazzari aux organisations locales du parti socialiste, aux municipalités socialistes ? Les décisions du Congrès socialiste de Florence ? Sait-il qu’après l’article de Turati dans la Critica Sociale sur la nécessité de la défense nationale, après les discours de Modigliani et Prampolini niant que la propagande socialiste eût été pour quelque chose dans la crise morale qui « soviétisa » une partie de l’armée, un certain nombre de pointus, de jeunes exaltés et d’enfants terribles reprochèrent à Turati et Modigliani leur attitude ?

Et maintenant que M. Dwelshauwers (Mesnil), qui est Belge, me permette de lui poser trois questions fort simples : Oui ou non, approuve-t-il l’Italie d’être entrée dans la guerre au côté de la France, de l’Angleterre, de la Belgique ?

Est-il convaincu qu’elle y est entrée sous la pression d’un mouvement, d’un élan populaire qui n’avait rien d’impérialiste, qui était, bien au contraire, la révolte d’un peuple généreux contre la monstrueuse puissance austro-allemande ? M. Dwelshauwers a-t-il entendu parler de ce qui s’est passé dans son pays, à Dinant, Tamines, Andenne, Louvain, Aerschot et cent autres lieux ?

Hier, M. d’Arsac, ancien rédacteur en chef au Soir de Bruxelles, publiait dans la Victoire, à propos de l’arrestation de Lazzari, secrétaire du parti socialiste officiel d’Italie, un article très documenté qui écrase littéralement la thèse de M. Mesnil. Je sais que d’Arsac connaît au moins aussi bien l’Italie que mon contradicteur. Il y a passé deux ans et demi durant cette guerre. En outre, d’Arsac n’est pas suspect de socialophobie : sa sympathie pour les idées et les partis d’extrême-gauche est connue de tous ceux qui l’ont fréquenté naguère à Bruxelles. Il me reproche, lui, d’avoir parlé avec trop de ménagements de l’action des Lazzari et autres Morgari, qui submergea complètement Turati. En lisant l’article documenté de la Victoire, vos lecteurs diront si j’ai exagéré.

Qu’il nous suffise d’en reproduire les deux passages suivants :

On ne peut encore évaluer ce que Caporetto a valu aux Empires centraux, ce qu’il a coûté à l’Entente. Les responsabilités de Caporetto sont multiples, nous ne l’ignorons pas. Pour les giolittiens, il suffit de se reporter au réquisitoire de Gabriele d’Annunzio.

L’attitude austriacante du Vatican est connue de tous. Les cas de Mgr Baumgartner, l’ami de l’espion Scheikhardt, et de Mgr de Gerlach, — condamné aux travaux à perpétuité pour espionnage et trahison, sont suffisamment probants. Les responsabilités militaires vont être établies par enquête ; les généraux Cadorna, Porro et Capello devront fournir des explications. Reste la responsabilité des socialistes unifiés. Il n’en est pas de plus grande ni de plus certaine.

On peut l’établir par des faits et des documents précis, publics, que chacun peut contrôler, vérifier.

L’Italie n’a pas été battue sur les Alpes Juliennes : elle a été trahie.

Et la part de responsabilité des socialistes dans l’acte honteux et criminel de Caporetto est indéniable.

Caporetto, comme la défection russe, était en germe dans Zimmerwald.

L’attitude des socialistes défaitistes de la péninsule est suffisamment explicite d’ailleurs.

Non seulement les amis de M. Lazzari n’ont pas renié Caporetto, mais ils se sont encore vantés d’en être les auteurs ! Ils ont fait mieux. Ils ont reproché aux socialistes qui les représentent à la Chambre d’avoir enlevé, en désavouant Caporetto, un titre d’orgueil aux vrais socialistes !

On peut consulter à ce sujet les déclarations faites par M. Orlando à la Chambre italienne, le 23 décembre 1917.

Agréez, cher Monsieur Vallette, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

LOUIS PIÉRARD.

Échos [extraits]

Tome CXXVI, numéro 473, 1er mars 1918, p. 185-192 [185-186, 189, 191, 191].
Antonio Baratta

On a évoqué récemment l’étrange figure de l’épigrammatiste Antonio Baratta, né à Gênes, mais qui peut être justement considéré comme un citoyen de Turin.

On l’appelait « cavajer senssa camisa », le chevalier sans chemise, à cause de sa pauvreté, bien qu’il fût chevalier de l’ordre Mauritien et eût mené longtemps une vie brillante.

Ses farces, ses épigrammes sont célèbres. Quand le fameux chanteur de la chapelle Sixtine, Testore, mourut, le peuple dont sa « voix blanche » faisait les délices voulut honorer sa mémoire et l’on demanda à Baratta, qui appartenait au parti clérical, de composer l’épigraphe.

Le poète envoya une épigramme à double entente en quatre vers allusifs et… salés que personne tout d’abord n’entendit et qui parut fort pieuse. Elle fut peinte sur une large bande de toile hissée, selon la coutume, au-dessus de l’entrée de l’église. Mais le peuple comprit les allusions et tout le monde se tordit de rire à ces funérailles du fameux castrat.

Sur sa propre mort, Baratta fit une terrible épigramme. Il fut blessé à la tête au cours d’une promenade par un chêne que l’on abattait au moment où il passait. Et, porté à l’hôpital, il composa avant de mourir quelques vers dont voici la traduction :

Comme prix de ma longue chanson
Je ne désirais qu’un seul rameau de chêne,
Mais la Cité qui pour armoiries a un taureau
Me couronna d’un chêne tout entier.

Une seule personne accompagna le mort au cimetière. Mais elle en valait beaucoup. C’était Cesare Cantù.

Une cousine du Kaiser à Rome

Malgré toutes les mesures prises en Italie à l’égard des sujets ennemis, une cousine de Guillaume II habite encore Rome en toute liberté. Il s’agit d’une religieuse du Sacré-Cœur dont le couvent est sur le Janicule.

On sait que cet ordre foncièrement français doit sa fondation à la vénérable mère Barat, une héroïne de la guerre de 1870. Malgré cela la princesse allemande y a acquis une grande influence et s’occupe de former à leur rôle d’éducatrices les dames du Sacré-Cœur de la Trinité du Mont qui joue un rôle fort important dans l’éducation des jeunes filles de l’aristocratie.

Un éloge à Ugo Ojetti

Le général Diaz, généralissime italien, a adressé au critique d’art M. Ugo Ojetti un éloge solennel avec ce motif :

« Chargé de la sauvegarde dans la zone de guerre de tout ce qui a de l’intérêt pour l’art et pour l’histoire, sous la menace de la dernière offensive ennemie, avec un zèle infatigable et avec promptitude, surmontant des difficultés multiples et affrontant le péril dans les lieux les plus exposés, a réussi à sauver les ouvrages précieux qui s’y trouvaient encore, malgré les sages dispositions prises précédemment, et qu’il était encore possible de transporter. »

Tome CXXVI, numéro 474, 16 mars 1918

Musées et collections [extraits]

Tome CXXVI, numéro 474, 16 mars 1918, p. 325-330 [328-329, 329-330].
Les acquisitions récentes du musée de Berlin [extrait]

Pendant ce temps, le Musée de Berlin, pour le plus grand orgueil de l’Allemagne, continue ses acquisitions sensationnelles. En janvier dernier, il achetait pour près d’un million de marks, à un peintre viennois qui l’avait découverte en 1914 dans un vieux château du Tyrol, un exemplaire de la Vénus au musicien de Titien dont le Musée de Madrid conserve l’original et une première variante, regardée comme une œuvre d’atelier. On connaît le sujet de ce tableau : Vénus est étendue nue, au premier plan, sur un lit de repos, les regards dirigés vers un petit chien qu’elle caresse (dans le second tableau, ce chien est supprimé et c’est à un Amour qui lui parle à l’oreille, que Vénus prête son attention), tandis que sur le côté un jeune seigneur, vu de dos, mais se tournant à demi vers la déesse, la charme des sons d’un orgue dont il joue. Le fond de la composition est formé par une vue de parc qui, dans l’exemplaire de Berlin, est remplacée par un paysage montagneux, et l’auteur de cette variante a également modifié les traits du gentilhomme ainsi que la pose et la race du quadrupède, transformé en un petit chien blanc à longs poils qui jappe furieusement. Les Viennois, paraît-il, ne sont pas contents de s’être laissé enlever une telle œuvre, d’autant plus que l’aristocratique musicien semble être un portrait de Philippe II ; le Neues Wiener Journal 8 se plaint amèrement que ni l’État, ni aucun des nombreux millionnaires de la capitale n’aient rien fait pour retenir cette toile en Autriche. Le professeur et historien d’art Dvorak, qui en avait reconnu l’importance, avait réussi à faire décréter par la Commission centrale des monuments historiques que durant deux années le tableau ne pourrait être vendu au dehors ; mais, passé ce délai, aucune tentative d’acquisition n’ayant été faite par le gouvernement ou des particuliers, on dut laisser partir la Vénus pour Berlin, qui la guettait. Nos bons Autrichiens se résigneront à cette nouvelle mainmise de l’Allemagne comme ils se sont résignés à beaucoup d’autres et pourront peut-être se consoler en se rappelant l’aventure de la Flore du sculpteur anglais Lucas baptisée par M. Bode œuvre de Léonard de Vinci et en se disant, par suite que le Titien qui leur échappe n’est peut-être, de même que la variante du musée de Madrid, qu’une œuvre d’atelier, promue à la dignité d’œuvre originale par la volonté dictatoriale de M. Bode qui prétend, mais sans preuves, y reconnaître une Vénus de Titien ayant d’abord appartenu à l’évêque d’Arras Granvelle, fils du chancelier de Charles-Quint, puis vendue à l’empereur Rodolphe II et disparue depuis le sac de Prague par les Suédois en 16489. Le critique de la Strassburger Post 10 avoue qu’on ne saurait, en tout cas, « la compter parmi les chefs-d’œuvre du maître ».

[…]

La vente de la collection Richard von Kauffmann à Berlin [extrait]

Cette collection Richard von Kauffmann, célèbre par ses nombreuses et importantes œuvres de Primitifs dont plusieurs furent admirées aux Expositions des Primitifs flamands à Bruges en 1902 et des Primitifs français à Paris en 1904, a été dispersée à Berlin en décembre dernier, à la suite de la mort de son propriétaire. La vente des tableaux a produit 8 millions de marks ; celle des sculptures et objets d’art, 4 millions de marks, soit, au total, 16 millions de francs. […] Citons encore : […] un portrait d’homme par le Tintoret, 230.000 ; un autre par Moretto de Brescia, 200.000 ; une Judith de Botticelli, 110.000, et une Madone du même, 78.000. Parmi les sculptures et objets d’arts, […] une Louve en bronze de l’école de Padoue, 80.000 ; un Neptune de Sansovino, 71.500 ; un vase en bronze de Riccio, 68.000 […].

La Vie anecdotique.
Un faux Titien au musée de Berlin

Tome CXXVI, numéro 474, 16 mars 1918, p. 373-376 [373-374].

L’administration allemande vient de faire admettre un faux Titien au musée de Berlin. Les faux ne se compteront bientôt plus dans les musées allemands. La presse des empires centraux mène grand bruit autour de ce « riche joyau », de ce « chef-d’œuvre du Titien » qui fait désormais partie du Kaiser Friedrich Museum. Le tableau, d’après la presse berlinoise, représente une femme nue étendue sur une couche ; à ses pieds est assis un jeune homme qui la regarde en touchant l’orgue ; des tentures tombent à grands plis ; dans le fond un paysage. On ne dit pas d’où vient ce tableau. Mais son identification ne fait aucun doute, c’est en effet la description d’un chef-d’œuvre de Titien : Vénus se récréant avec la musique et le joueur d’orgue.

Ce tableau est depuis plusieurs siècles en Espagne et orne le musée du Prado.

Il fut acheté en Angleterre par Alonso de Cardenas pour le roi Philippe IV à la vente du roi décapité Charles Ier. Il fut payé 165 livres sterling. Il vaudrait aujourd’hui un nombre respectable de millions. À moins que l’Espagne n’ait vendu les tableaux du Prado, le Titien du musée de Berlin est un faux. Il est vrai qu’il y a des copies. L’une d’elles se trouve au Prado même qui présente avec l’original des différences de détail. Au reste, elle lui est infiniment inférieure. L’Angleterre en possède trois copies, il y en a une à la Haye, une à Dresde et plusieurs en Italie.

Mais, l’histoire valait d’être notée. Les critiques d’art colossalement érudits d’Allemagne n’ont pas été corrigés par la mésaventure du fameux von Bode qui prit pour une œuvre de Léonard un buste en cire du xixe  siècle et ne voulut pas avouer son erreur. Les Allemands n’avoueront pas qu’ils ont pris une médiocre copie pour une œuvre authentique du Titien.

Échos.
Les Cafés à Rome

Tome CXXVI, numéro 474, 16 mars 1918, p. 378-384 [383-384].

Le premier Café ouvert à Rome le fut vers la moitié du xviie  siècle. Il était tenu par un juif. Il se trouvait à l’emplacement où était encore voici quelques années le Caffè Metastasio.

Le premier pâtissier, un Suisse, n’y parut qu’un siècle après. Les torréfacteurs de café s’étaient établis aux alentours de la Place Colonna ; ils grillaient la graine odorante dans la rue, car il était défendu de le faire dans les maisons ou dans les cours.

Plus tard, ils durent émigrer du côté de la Porta Angelica, les dames romaines ne supportant aucune odeur sauf celle de la camomille.

Sur le Corso, le premier café véritable fut ouvert en 1725 sous le nom d’Aquafrescaio, c’est-à-dire marchand de rafraîchissements ; en 1745, il prit enfin le nom de Caffè del Veneziano.

Selva, dans sa Società romana, le décrit formé de trois boutiques et de leurs entresols. La maison où il se trouvait était devant le Palazzo Sciurra où se trouve le Giornale d’Italia et au lieu même où est aujourd’hui la Caisse d’Épargne.

Il avait sa devanture sur le Corso. On y lisait les journaux, petits hebdomadaires que l’on déchiffrait à la lueur des veilleuses. Ensuite fut ouvert le Caffè degli Specchi sur la place Colonna, celui des Scacchi sur le Corso et le Caffè del Greco dans la via Condotti.

Tome CXXVI, numéro 475, 1er avril 1918

Littérature.
Memento [extrait]

Tome CXXVI, numéro 475, 1er avril 1918, p. 483-489 [489].

Dans l’Heure de l’Italie (1 vol. in-16, Bossard), M. Jean Ajalbert nous rapporte l’image vivante de l’Italie pendant la guerre, que précisent encore des dessins de Raffaëlli, Vallotton, Villani et van Dongen. […]

À l’étranger. Italie.
[Lettre de Jacques Mesnil]

Tome CXXVI, numéro 475, 1er avril 1918, p. 548-550.

Nous avons reçu la lettre suivante :

Monsieur le Directeur,

Ayant été attaqué personnellement par M. Piérard dans le n° du 1er mars du Mercure de France, p. 167-169, je vous prie, en vertu de mon droit de réponse, d’insérer ce qui suit, conformément aux usages consacrés, dans le prochain numéro de votre revue.

M. Piérard, à court d’arguments, — car il n’a su me répondre sur aucun point et n’a pu ni prouver la véracité du récit absurde montrant les soldats italiens et autrichiens jetant leurs armes et s’en allant bras-dessus bras-dessous en criant (à la fois !) vive le Pape ! vive l’Internationale ! ni démontrer que les causes des revers italiens étaient « d’ordre exclusivement moral et politique » — a recours à des personnalités. Il dit que Mesnil n’est pas le nom de mon père et me traite d’anarchiste et de collaborateur de Demain. Personne ne comprendra ce que cela a de commun avec la déroute de Caporetto, ni en quoi cela preuve que mon opinion sur les causes de cette déroute soit fausse.

Mais ce n’est assurément pas sans motif que M. Piérard a écrit ces choses qui n’avaient rien à voir avec la question. Que veut-il dire par là ? Je l’engage à avoir le courage de le déclarer ouvertement.

Basile avait pour devise : calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. De nos jours on a perfectionné le système : on se contente d’insinuer de façon à pouvoir prétendre après coup qu’on n’a pas dit ce qu’on voulait faire entendre. En ces temps, où le soupçon est répandu partout, l’insinuation suffit à atteindre le but et elle n’expose pas son auteur.

Comme j’avais cité un article du Nieuwe Rotterdamsche Courant mentionnant qu’on en trouverait la traduction dans le Journal du Peuple, du 15 décembre 1917, M. Piérard écrit : « Le traducteur ne serait-il pas M. Mesnil, collaborateur de la revue Demain ? » Admirable exemple de la recette de l’insinuation. M. Piérard vient de jeter le soupçon de germanophilie sur le Nieuwe Rotterdamsche Courant ; Demain passe (sans l’ombre d’une preuve, mais qu’importe !) pour une revue vendue à l’Allemagne. Tous les crânes bourrés, singulièrement réceptifs à certaines suggestions, ont compris : M. Mesnil introduirait subrepticement, en s’en cachant et sous pavillon neutre, de la marchandise allemande et il recevrait l’argent par une voie détournée. Oh ! bien entendu, M. Piérard n’a absolument rien dit de tout cela et on le calomnierait scandaleusement en osant le prétendre.

Cependant malgré sa prudence, ou plutôt par suite de son trop de prudence, en un point il s’est laissé prendre en flagrant délit d’insinuation malveillante. C’est ce malheureux conditionnel qui en est la cause : « Le traducteur ne serait-il pas M. Mesnil ? » Non, M. Piérard, il n’y a rien, absolument rien à insinuer : la traduction de l’extrait du journal hollandais se trouve, dans le n° du Journal du Peuple que j’ai indiqué, dans un article signé en toutes lettres de mon nom. Quant à ma collaboration à Demain, elle s’est bornée à un article sur Benedetto Croce, philosophe et sénateur italien ; cette collaboration a été entièrement gratuite ainsi que celle de tous les collaborateurs que je connais (il faut croire que le gouvernement allemand subsidie bien médiocrement la revue !)

D’autre part, la germanophilie du Nieuwe Rotterdamsche Courant est une pure légende : ce journal laisse toute liberté à ses correspondants qui sont gens instruits et habitent généralement depuis longtemps le pays d’où ils écrivent ; chacun d’eux s’intéresse spécialement au peuple dont il partage la vie et s’efforce de comprendre son point de vue : de là une diversité de ton et d’opinions qui est particulièrement intéressante, parce qu’elle fait apercevoir toutes les questions de politique internationale sous différents angles. — Remarquez d’ailleurs que dans le cas présent la germanophilie du correspondant ne diminuerait en rien la probabilité de véracité de son récit : un journaliste germanophile aurait eu plutôt tendance à représenter les soldats italiens comme désertant en masse et se rendant.

Mais M. Piérard ne montre pas le moindre souci du vrai ou du faux : la seule chose qui lui importe, comme je viens de le montrer, c’est de jeter la suspicion sur ma personne.

Et c’est la même préoccupation qui le porte à me poser « trois questions tort simples » qui n’ont encore une fois absolument rien à voir avec l’objet en discussion : les causes de la déroule de Caporetto.

L’analyse que je viens de faire des procédés de polémique de M. Piérard a suffisamment éclairé les lecteurs, pour qu’ils comprennent que j’ai toutes les raisons de ne pas « permettre » à ce monsieur de me poser des questions. Mais je saisis avec plaisir l’occasion qu’il m’offre involontairement de causer de nouveau quelques instants avec les lecteurs du Mercure de France de ces questions italiennes et belges dont je les ai entretenus souvent pendant l’année 1915, et je vais même suivre l’ordre qu’il indique.

L’entrée en guerre de l’Italie. La violation de la neutralité belge n’a rien à y voir : il n’en est question ni dans le livre vert, ni dans le traité de Londres du 26 avril 1915. Sur ce point mon opinion correspond à celle si éloquemment exprimée par le socialiste Turati dans la séance de la Chambre du 20 mai 1915 :

« Un geste fait d’accord avec les puissances neutres, qui eût mis comme condition au maintien de la neutralité l’évacuation de la Belgique trahie et sacrifiée — menace permanente et précédent formidable contre tout respect des traités, contre toute garantie d’honnêteté dans les négociations internationales, — un tel geste

(Censuré).

en effet, laisser un sillon lumineux dans l’histoire. Mais un interventionnisme capitaliste et bourgeois ne saurait avoir la même portée. »

2° Le traité de Londres du 26 avril 1915 est maintenant connu de tout le monde et certaines fantaisies historiques ont fait leur temps. Ce traité a été conclu à l’insu du parlement. Par l’article 16, le gouvernement italien s’engageait à entrer en guerre dans un mois au plus tard. Après le 4 mai (rupture du traité de la Triple Alliance), l’Autriche, sous la pression de l’Allemagne, fit de nouvelles propositions qui donnaient satisfaction aux irrédentistes vieux jeu. C’était le « parecchio » préconisé par Giolitti. La majorité des députés fit savoir à celui-ci qu’elle était avec lui. Mais le ministère avait déjà engagé le pays vis-à-vis de l’Entente, même au point de vue financier (article 14 du traité) (Censuré).

Telle est la signification des manifestations de mai 1915. (Censuré).

3° Quand M. Piérard me demande si j’ai « entendu parler » de ce qui s’est passé en Belgique, à Dinant, Louvain, etc., il ne fait, quoi qu’il en pense, de tort qu’à lui-même. Je ne me suis pas contenté « d’entendre parler », j’ai vu moi-même Louvain et ai visité les lieux où avait sévi la guerre entre Bruxelles et Anvers. J’ai relaté ce qui se passait en Belgique, dans des articles parus dans l’Humanité à la fin de 1914 et au commencement de 1915, et dans le Resto del Carlino en février-avril 1915. J’y stigmatisais de telle façon les procédés du gouvernement et des militaires allemands en Belgique que le journal italien jugea opportun (vu la neutralité de l’Italie en ce moment), d’excuser la véhémence de mes expressions.

Il y a plus : j’ai fait connaître ici même et j’ai ensuite traduit les deux admirables livres de Luigi Barzini : Scènes de la grande Guerre, qui contiennent les plus belles pages que l’on ait écrites sur la résistance des Belges à l’invasion et à la domination allemande, et je m’étonne qu’un homme qui tient école de patriotisme à l’usage des autres, comme M. Piérard, semble les ignorer totalement.

Mais la connaissance des malheurs de la Belgique ne m’a pas incité à me mettre des œillères : elle m’a engagé au contraire à acquérir une vision plus large et plus précise de l’immense cataclysme.

Quand j’ai parlé de l’Italie, j’ai pensé avant tout aux aspirations de ce peuple italien que j’aime entre tous et au milieu duquel j’ai si longtemps vécu ; je me suis efforcé de le comprendre ; je me serais interdit de chercher à l’influencer. J’estime que les peuples comme les individus ont le droit de prendre par eux-mêmes leurs déterminations. Je ne suis pas de ceux qui envoient les autres se battre pour leur cause et restent eux-mêmes à l’abri, ni de ces héros de l’arrière qui crient : jusqu’au bout ! mais sont en sursis d’appel, ou, s’ils vont au front, c’est dans un autre pays que le leur, pour faire une enquête.

Je défends la cause que je crois juste et je supporte les conséquences de mon attitude : les plus légères sont de m’exposer aux calomnies et aux insinuations des gens dont la guerre a obscurci la conscience.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments distingués.

JACQUES MESNIL.

À l’étranger. À travers la presse.
La presse alliée [extrait]

Tome CXXVI, numéro 475, 1er avril 1918, p. 557-562 [559].

[…]

Le Corriere della Sera publie une information à lui envoyée de Londres, qui montre quelles haines cachées a allumé contre lui, chez certains, le Colonel Repington. Quelque bonne âme, je n’en doute pas, se trouvera bientôt qui le désignera comme suspect.

La récente condamnation infligée au colonel Repington pour les indiscrétions publiées dans le Morning Post appelle l’attention sur une forme de son activité qui est restée jusqu’ici inconnue au grand public et dont s’occupe maintenant la revue New Europa. Parmi les organes occidentaux les plus enragés se faisait remarquer, depuis quelque temps, un obscur journal du dimanche, surgi depuis moins d’une année, le National News, imprimé sur grand format avec un luxe extraordinaire de papier, ce qui a déterminé une certaine curiosité sur la vraie personnalité de ses propriétaires, qui restent inconnus, et sur l’origine de ses fonds, qui est pareillement inconnue. La curiosité était accrue par la mystérieuse figure de son collaborateur principal qui, sous le nom de « Achilleius », publiait dans chaque numéro, à la place d’honneur, un formidable article de trois colonnes, et paraissait disposer des confidences de hauts personnages militaires. Il était un enragé partisan de la théorie du front occidental, depuis l’époque du désastre de Caporetto. Les articles du mystérieux critique avaient une intonation ouvertement anti-italienne ;

(Supprimé par la censure française).

Le 25 novembre, c’est-à-dire lorsque la magnifique résistance sur la Piave durait déjà depuis un demi-mois, il s’obstinait à exprimer des doutes sur le moral de l’armée italienne, et à la mi-décembre, il soutenait encore que les Italiens auraient mieux fait de se retirer de toute menace de la part des montagnes. Mais, à travers cet obstiné pessimisme, une autre préoccupation transperçait, celle d’éviter toute rencontre entre Anglais et Autrichiens ; elle avait été exprimée dès les premiers jours de novembre, lorsque, à son regret, il fut annoncé que des troupes anglaises seraient allées combattre en Italie. Dans le dernier numéro du National News, le collaborateur Achilleius soutenait ouvertement la thèse de la paix séparée avec l’Autriche, en souhaitant que Wilson acceptât l’invitation à lui adressée par Czernin. Il émettait la réserve que la paix avec l’Autriche n’était pas difficile si la monarchie pouvait être persuadée d’une attitude raisonnable relativement aux désirs de l’Italie, mais il s’empressait d’ajouter :

« Nous, Anglais, nous ne voulons pas combattre l’Autriche, qui est notre ancienne alliée, et nous avons regretté que nos troupes aient dû aller en Italie combattre contre elle. Il est vrai que des voies de communication avec Vienne nous restent ouvertes. » L’écrivain qui se cachait jalousement sous te pseudonyme de « Achilleius » et montrait une aussi curieuse conception des égards et de l’honnêteté envers les Alliés était le colonel Repington.

Échos.
Les auteurs du Colleoni de Venise

Tome CXXVI, numéro 475, 1er avril 1918, p. 557-562 [559].

La mise à l’abri de la merveilleuse statue équestre de Venise a suscité en Italie un grand nombre de polémiques autour de l’auteur de cette statue et bien des noms furent mis en avant en même temps que celui de Verrocchio, de Léonard de Vinci, etc.

Un passage des Feriae varsavienses de Sebastiano Ciampi semble éclairer le débat élevé autour de l’effigie de Bartolomeo Colleoni :

« Andréa Verrocchio florentin, écrit Ciampi, un des plus célèbres artistes dans la sculpture et l’orfèvrerie, appelé par les Vénitiens pour faire la statue équestre de Bartolomeo Colleoni, ne put l’achever et dit que la fonte n’avait pas réussi. Il en mourut de douleur, bien que Vasari dise qu’il mourut d’un échauffement pris pendant la fusion. Alexandre Leopardi vénitien, qui était un excellent statuaire, se servant du modèle du Verrocchio en mena la fusion à bien. »

Et voilà comment fut achevé un des plus purs chefs-d’œuvre de la Renaissance.

Tome CXXVI, numéro 476, 16 avril 1918

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Éric Allatini = Savoia, la Guerre des Cimes, l’Édition Française, 30 rue de Provence, 2 fr.

Tome CXXVI, numéro 476, 16 avril 1918, p. 730-741 [737-738].

Du front italien, j’ai à signaler encore le récit qu’a publié M. Éric Allatini : Savoia, la Guerre des Cimes, qui donne des faits et tableaux des trois premières années du conflit. — M. Éric Allatini raconte qu’il s’engagea d’enthousiasme au début de la guerre. Exubérant, loquace, démonstratif, il eut assez de mal à se faire accepter lors de la mobilisation. Rome était égayée de fleurs et de drapeaux ; partout la foule exultait ; c’était « la fête de la guerre » dont nul ne pouvait prévoir la longueur. Notre volontaire fut envoyé à Pérouse et versé dans la brigade garibaldienne qu’on instruisait alors ; mais, au départ pour le front, il se trouva retenu avec le commandant pour éduquer les recrues suivantes, — premier déboire dont il eut un tel chagrin qu’il tomba malade. Après deux mois de convalescence, il demanda à suivre un cours d’officiers qui se trouvait sur le front. Il dut faire une période d’études, d’entraînement, — dure et fastidieuse en somme, au cœur de l’hiver. Une avalanche en un moment engloutit soixante officiers et quatre cents soldats, — et c’est pour le narrateur une occasion de se lamenter, de pousser des exclamations, toutefois qu’il n’y a pas à trouver extraordinaire qu’une avalanche se produise dans la montagne. Il fut ensuite des volontaires qui allèrent occuper, à deux reprises, un sommet, — la Marmolada, — ascension mouvementée avec le froid, les dangers de chute, tant qu’à la seconde expérience il faillit culbuter, roula pendant 200 mètres pour être arrêté par la neige à 5 mètres d’un précipice. De ses compagnons, l’un se tua, l’autre, éclopé, dut être envoyé à l’hôpital, un troisième devint fou. — On finit par organiser la position et l’ascension des cimes. Notre volontaire fut promu officier et envoyé dans les Dolomites, passant des Garibaldiens dans la 82e brigade. Il donna à ce moment des détails sur la situation militaire de ce côté ; mais en allant prendre son poste de combat, il eut un nouvel accident ; il se foula le pied st dut être transporté à l’arrière, à Crocetta Trevignano. Soigné, choyé, gâté même, il avait hâte pourtant de revenir au front. Après de longs travaux de fortification et d’approche, on décida une attaque des Alpins (28 juillet 1916) sans préparation d’artillerie, mais avec un simulacre d’attaque d’un autre côté qui leurra l’ennemi. — Il y a d’autres épisodes, — après un court repos de l’auteur, — à Villegrande, premier village irrédentiste, à Buchenstein, aux avant-postes du Sief ; une nouvelle campagne se termine lorsqu’on fait sauter le sommet de la montagne ; puis l’auteur, éclopé, mais toujours enthousiaste, se trouve rappelé à Rome pour l’instruction de la classe 1918. — Il y a autre chose du reste dans le volume de M. Éric Allatini, — des paysages, des aspects de montagne, la belle lumière de la péninsule, dont il a tiré des tableaux de valeur. Son livre est à lire et il reste que plusieurs de ses chapitres se trouvent un véritable enchantement.

Échos.
Le Théâtre Verdi à Padoue

Tome CXXVI, numéro 476, 16 avril 1918, p. 761-768 [764-765].

Parmi les édifices que les Autrichiens bombardèrent pendant leurs raids d’avions sur Padoue se trouve le théâtre Verdi, qui date du xviiie  siècle et fut construit sur les plans de l’architecte Antonio Cugnio. Il s’appela d’abord Théâtre neuf de la noblesse ou plus simplement il Nuovo et fut inauguré le 11 juin 1751 avec l’Artaxerxès de Métastase dont la musique était de Baldassare Galuppi, dit il Buranello.

Il y avait, annexée au théâtre, une salle de jeu où Casanova perdit tout ce qu’il possédait, quitte à se refaire un autre soir où il gagna en quelques minutes 500 sequins sous les regards étonnés de ceux qui avaient répandu le bruit de son expulsion de Padoue. Son compagnon des Plombs, l’abbé Fenaroli, y tenta aussi la fortune. D’autres aventuriers y furent plumés par le jeu ou par les « virtuoses » du chant ou du ballet qui se succédèrent sur la scène du Nuovo pendant le xviiie  siècle ; la Archieri, la Bastardella, la charmante Caterina Gabriella, dite la Cuochetta, qui attira à Padoue Goldoni, la Bambi, la Todi.

Au xixe  siècle, pendant la période rossinienne, la Granini, la Pasta, la Boccabadati, la Ungher se firent applaudir sur la scène du Nuovo qui bientôt devint il Verdi.

Le dernier spectacle eut lieu au Verdi dans la soirée du 28 octobre 1917 avec La Loreley. La légende rhénane et sa musique très italienne de Catalani se déroulèrent devant des banquettes vides.

Tome CXXVII, numéro 477, 1er mai 1918

À l’étranger. Italie
[Lettre de Louis Piérard]

Tome CXXVII, numéro 477, 1er mai 1918, p. 159-160.

Nous recevons la lettre suivante :

Cher monsieur Vallette,

Vous me voyez navré. C’est à regret, croyez-le bien, que je me vois forcé de répondre pour la seconde et dernière fois à M. Jacques Mesnil. Je tiens pour fastidieuses et vaines des polémiques comme celle que perpétue sa lettre du 5 mars, parue dans votre numéro du 1er avril. Je m’abstiendrais de vous écrire et laisserais M. Mesnil tout à la joie d’un triomphe facile, si votre correspondant n’avait renversé les rôles. À mon retour du front italien, où, au lendemain de Caporetto, j’avais essayé de démêler loyalement les causes de cette retraite stupéfiante, vous m’avez fait l’honneur de publier, dans votre numéro du 16 janvier, un article où j’indiquais, comme cause principale de ce malheureux événement, la défaillance locale de quelques centaines de soldats travaillés par une double propagande cléricale et bolchévisante.

Cette thèse n’avait rien de particulièrement saugrenu, si j’en crois ce que m’écrit, à la date du 8 mars dernier, un écrivain français mobilisé :

Vous êtes si bien dans le vrai, vos renseignements sont si justes et l’opinion de votre contradicteur si évidemment erronée que l’ensemble des faits relatés dans votre Italie à l’épreuve est reproduit à peu près exactement dans une note du G. Q. G. français (du 29 janvier 1918), communiquée aux troupes dernièrement pour les mettre en garde contre des mécomptes semblables, le cas échéant.

Une telle attestation, il est vrai, ne peut paraître que suspecte à M. Jacques Mesnil. Celui-ci, faut-il le dire, n’était pas mis en cause dans mon article du 16 janvier. Il ne vous en a pas moins écrit, à mon sujet, une lettre agressive, pleine de sous-entendus malveillants. Il m’a suffi de lui répondre pour que M. Mesnil ait pris des airs de grand persécuté, criant à la calomnie, se plaignant de ce qu’il appelle mes « insinuations ». Le procédé est vraiment par trop commode ; il permet à M. Mesnil de s’octroyer à bon compte les palmes du martyre. Il fallait s’y attendre : il invoque Basile et prétend que celui-ci avait pour devise : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. » Que cette polémique donne au moins à M. Mesnil l’occasion d’apprendre que Basile n’a jamais prononcé cette phrase.

Un mot pour finir. M. Mesnil écrit : « Je ne suis pas de ceux qui envoient les autres sa battre pour leur cause et restent eux-mêmes à l’abri, ni de ces héros de l’arrière qui crient : jusqu’au bout ! mais sont en sursis d’appel ou, s’ils vont au front, c’est dans un autre pays que le leur, pour faire une enquête. » Qu’est-ce à dire ? Si c’est moi que M. Mesnil vise, il faut bien que je lui réponde : Père de trois enfants, n’ayant été astreint avant la guerre à aucune obligation militaire, j’appartiens à une catégorie de Belges exilés qui n’a pas encore été mobilisée ; 2° Jamais je n’ai dit ni écrit : jusqu’au bout ! Seuls auraient le droit de le faire ceux qui souffrent, qui sont dans la tranchée, qui prennent leur part du grand martyre. Mais on n’a pas le droit non plus, quand on n’est qu’un simple pékin, d’insinuer le trouble et le doute dans la conscience des peuples victimes de la sauvage agression allemande. On n’a pas le droit d’obscurcir perfidement la réalité, la juste cause que défendent les Alliés dans cette guerre qui est au-dessus de tous les nationalismes. Cette cause, avec celle de mon pays martyrisé — qui est aussi le pays de M. Mesnil, — je crois l’avoir servie en socialiste, en francophile, en combattant, trois ans durant, en pays neutre les germanophiles honteux, les « aktivistes » flamingants et les anarchistes bourgeois, qui risquent de compromettre le mouvement ouvrier et socialiste en le tenant prisonnier d’un pacifisme béat, inconsistant et trompeur.

Agréez, je vous prie, etc.

LOUIS PIÉRARD.

La Vie anecdotique.
Petites annonces [extrait]

Tome CXXVII, numéro 477, 1er mai 1918, p. 175-180 [178].

Les journaux italiens qui parviennent maintenant en France ont des blancs à tous les endroits où ils avaient des annonces. C’est que l’espionnage allemand se servait activement de ces annonces pour communiquer avec ses agents situés en Suisse, en France ou ailleurs. Désormais tout journal sortant de l’Italie doit être sans annonces, ce qui laisse dans ces feuilles des blancs considérables.

Supprimées pour l’Étranger, en Italie, les petites annonces sont bien réduites chez nous depuis que les journaux ont moins de pages.

[…]

Échos.
Le Capitole est allemand

Tome CXXVII, numéro 477, 1er mai 1918, p. 182-192 [185].

L’ambassade allemande à Rome, palais Caffarelli, est sur le Capitole, si bien que cette colline si chère à la latinité est non seulement propriété mais encore territoire allemand. Tout le Capitole est allemand, sauf l’Ara Cœli et le monument de Victor-Emmanuel Ier.

La roche tarpeïenne est allemande. Deutsche Rom, écrivait Hermann Noack, et Mgr Wilpert expliquait naguère sur le Forum, aux séminaristes allemands, que seul l’Empereur Allemand était et pouvait être l’héritier des Césars. Au reste le baron de Bielfeld, conseiller aulique, n’a-t-il pas déclaré que l’Allemagne n’avait jamais renoncé à ses droits sur l’Italie et que Victor-Emmanuel pouvait simplement prétendre à la fonction de vicaire perpétuel du Saint-Empire en Italie, pas plus ! En attendant, le Kaiser s’est donné la satisfaction d’avoir sur le Capitole un trône, un petit trône avec des lionceaux sur les côtés, vraiment fait pour un Empereur romain et fils de Charlemagne. N’a-t-il pas fait décorer cette salle du trône, grande au double de celle du Quirinal, avec des fresques orgueilleuses où sont dépeints les mythes épiques de la Germanie ?

Échos.
Une anecdote de la famine de 1329

Tome CXXVII, numéro 477, 1er mai 1918, p. 182-192 [190].

Domenico Lenzi dit le Biadajuolo, qui écrivait au xive  siècle, rapporte une curieuse anecdote que voici.

Triste jour, à Florence, le lundi 18 septembre 1329. Sur le marché il n’y avait eu que peu de blé ; lorsqu’il fut vendu et que la place fut vide, les lamentations commencèrent et le peuple étant mécontent, les choses menaçaient de mal tourner. Les autorités réunirent les marchands de céréales au nombre de 36 et les emprisonnèrent. L’un d’eux nommé Dolce Guiducci fut mis à la torture par Ser Villano da Gubbio, cavalier du Podestat et homme très énergique.

Dolce disait : « Messer, que voulez-vous de moi ? Pourquoi me torturez-vous ? » Mais Ser Villano se gardait de s’arrêter.

Les autres, entendant les cris de celui qu’on torturait, tremblaient comme des feuilles.

Quand Dolce fut suffisamment torturé, on le fit reposer et Ser Villano lui demanda :

« Dis-moi combien chaque marchand de blé a de grain dans sa boutique ou à la maison ? Quels sont ceux qui à Florence ont acheté du blé pour le mettre de côté ou le revendre ? quels sont les grainetiers qui se sont associés pour faire monter le blé ? Je veux tout savoir, sans quoi tu seras de nouveau roué. »

À ces paroles Guiducci répondit : « Que Dieu me soit en aide et je vous dirai la vérité. »

Tous y passèrent et les autorités trouvèrent du blé. Ainsi la famine fut conjurée.

Tome CXXVII, numéro 478, 16 mai 1918

Ouvrages sur la guerre actuelle [extraits]

Tome CXXVII, numéro 478, 16 mai 1918, p. 336-353 [347-348, 348].
André Maurel : La Jeune Italie, Émile-Paul, 3 fr. 50

Le livre de M. André Maurel, la Jeune Italie, pourrait, par analogie, porter en sous-titre L’effort économique et financier de l’Italie pendant la guerre. Quel effort, en un sens, a été plus considérable encore que celui de l’Angleterre, puisque la part qu’il prélève sur la fortune nationale est plus forte, et on comprend qu’en supputant les sacrifices qu’ils font pour la Civilisation moderne, les Italiens s’impatientent à n’entendre louer que leurs grands ancêtres trecentisti et quattrocentisti ; il y a chez eux, de nos jours, autant de vaillance, de constance et d’intelligence que du temps des Sforza, des Cavalcanti et des Médicis. C’est bien donc une jeune Italie qui se révèle à nous et dont les traits d’ailleurs vont en se précisant et en s’éclairant chaque jour. L’Italie de 1916, au moment de son entrée en guerre, était différente de l’Italie de 1918. Certes, elle avait fait preuve d’une décision courageuse pour se soustraire à l’ancienne emprise allemande et affronter la dure lutte contre ce peuple de proie, mais son âme se ressentait encore de sa trop longue alliance avec lui, elle raisonnait un peu à sa façon en pensant à tel ou tel autre peuple ; aujourd’hui tout cet ancien kaisérisme est dissipé ; à la dure épreuve de la guerre, l’Italie s’est purifiée, et désormais elle est tout à fait digne de notre sainte cause ; plus de jalousies mesquines contre les Grecs et les Yougoslaves, plus de machiavélique désir de conserver une Autriche affaiblie contre de jeunes peuples désireux de reconquérir leurs droits, l’Italie sait qu’elle a avant tout à abattre l’ennemi, l’Austro-Allemagne, et l’œuvre de destruction des rois-tyrans ne peut se faire que par l’œuvre de libération des peuples tyrannisés.

Gaetano Salvemini : Delenda Austria. Il faut détruire l’Autriche, Bossard, 1 fr.

Delenda Austria ! C’est justement ce que demande un des hérauts de cette jeune Italie, M. Gaetano Salvemini. La formule fera peut-être faire la grimace à quelques Français, les uns d’extrême droite, les autres d’extrême gauche, qui ne peuvent se résigner à la disparition de cette bonne monarchie des Habsbourg, et à qui la dernière mésaventure du comte Czernin et de son souverain devrait cependant ouvrir les yeux ! L’Autriche est inféodée à l’Allemagne et ne peut qu’être inféodée à l’Allemagne, il faut donc qu’elle tombe avec elle ; or si elle tombe ce sera pour toujours, à la différence de l’Allemagne, car sa chute libérera les nationalités tchèque, polonaise, transylvaine, yougoslave et même magyare qui actuellement sont asservies par elle. Dire comme certains que ces divers peuples ne pourront se soustraire à la prédominance de leur grand voisin tudesque est faire trop bon marché de leur juste haine, de leur patriotisme, de leur sens politique. Les Hongrois eux-mêmes, quand ils seront désintoxiqués de leur virus prussien, reconnaîtront qu’ils ont intérêt à vivre en accord cordial avec leurs voisins slaves et roumains contre leurs anciens bourreaux germaniques. Sans doute, qu’ensuite tous ces peuples s’unissent en une vaste confédération danubienne ayant son centre à Vienne, c’est possible, mais cette confédération n’aurait rien de commun avec la vieille Autriche, avec la monarchie des Habsbourg ; Vienne même, dans cette hypothèse, cesserait d’être une ville autrichienne pour devenir une ville internationale avec un Sénat également composé d’Allemands, de Hongrois, de Tchèques, de Yougoslaves, d’autres nationaux peut-être. Cette confédération serait d’ailleurs une grande république composée de petites républiques et se garderait bien de se donner pour chef un kaiser. Charles de Lorraine n’aurait qu’à s’en prendre à lui-même ; il s’est jeté au cou de Guillaume pour se sauver, qu’il coule à pic avec lui !

À l’étranger. Italie

Tome CXXVII, numéro 478, 16 mai 1918, p. 358-362.

Les principales villes d’Italie ont vu se constituer des « Comités d’assistance morale » dont le devoir est de faire à travers le pays une énergique propagande. Le moral de l’arrière est aussi important que le moral de l’avant : il faut tout faire pour lui donner de la vigueur. Les Comités dépendent d’un haut-commissaire, M. Comendini, qui est chargé de coordonner leurs efforts : et ils ont au Parlement de nombreux représentants groupés en un « fascio », dont on ne pouvait espérer, lorsqu’il fut constitué, qu’il aurait la vie si dure. Opposé à « l’Unione parlementare », le Fascio a eu à la Chambre des Députés de nombreux succès. Sans lui, le Gouvernement pouvait difficilement compter sur une majorité sûre. C’est donc une force organisée qui a pris grande importance dans la vie politique italienne.

Dans le pays, les députés et sénateurs du « fascio » participait à tous les Congrès de résistance nationale. Il n’est pas douteux qu’en des villes un peu « tièdes » comme Florence et Turin, leur action a été utile (Congrès patriotique de Florence, du 26 au 28 février, de Turin, milieu de mars). Jusqu’à ces derniers mois, les partis interventistes avaient vécu au jour le jour, sans direction, négligeant de s’unir contre leurs adversaires. Il a fallu les tristes événements d’octobre pour leur faire comprendre les dangers de l’inaction : désormais la propagande sournoise des socialistes officiels et de certains ex-neutralistes ne s’exerce plus aussi facilement : au Parlement et dans les provinces, il y a eu un renouveau d’activité « interventiste11 », qui a contribué à mieux asseoir l’autorité du gouvernement de M. Orlando.

À la session parlementaire du mois de février, dès les premières séances, le conflit se dessina entre les représentants du « fascio », les socialistes officiels et « l’Unione ». Les socialistes voulurent protester contre l’interdiction de l’Avanti dans plusieurs provinces du royaume, et contre l’arrestation du secrétaire de leur parti, Lazzari12. Presque en même temps, le général Marazzi, inconsolable d’avoir été mis en disponibilité par Cadorna, mérita, par ses attaques contre le haut Commandement, d’être appelé « le général maximaliste ». À Montecitorio, l’action gouvernementale était donc critiquée à la fois par les amis de M. Turati et les membres de l’Unione. Le « cas De Giovanni » montra que ni les ans ni les autres ne voulaient enrayer la propagande « défaitiste ». M. De Giovanni, député socialiste du Piémontais, ayant tenu des propos antimilitaristes, l’autorité judiciaire demandait qu’on pût lui intenter des poursuites, et que la Chambre levât l’immunité parlementaire. Or, le résultat du scrutin fut le suivant : votèrent contre M. De Giovanni tous les députés du « Fascio » ; les socialistes officiels se prononcèrent en sa faveur, et les membres de « l’Unione parlementare » quittèrent la salle des séances pour ne pas avoir à exprimer leur opinion : abstention qui était un aveu et qui fut jugé tel par les organes interventistes : « Les défaitistes socialistes cherchent à échapper aux salles de tribunal, moins commodes que la salle de Montecitorio, mais les défaitistes du neutralisme constitutionnel considèrent que même la salle des séances de Montecitorio est dangereuse ; ils évitent la bataille et vont s’embusquer dans les corridors, qui sont de sûrs refuges. » (Corriere della Sera, 14 février.)

La lutte contre le défaitisme et contre ceux qui sont susceptibles de faire de la contrebande de guerre est en ce moment la principale préoccupation du gouvernement et de divers « fascii ». À ce point de vue, le discours prononcé par M. Pirolini, député républicain de Ravenne, le 21 février, a été riche d’accusations. M. Pirolini s’est attribué en Italie à peu près le même rôle que Léon Daudet en France : il réunit des dossiers, surveille les agissements des « suspects » et les bénéfices des grandes sociétés industrielles. « Je me suis convaincu, affirma-t-il dans son discours, qu’une puissante organisation qui est d’accord avec l’ennemi, une organisation allemande qui a pris un faux nom italien, a fonctionné comme pompe aspirante des cotons de notre pays… » Et il continua, en constatant les énormes bénéfices encaissés par les sociétés de déchets de coton et de déchets de soie, en demandant une enquête, et en accusant publiquement un de ses collègues, M. Bonacossa. C’est peu de temps après ce discours qu’éclata le scandale des « déchets de soie » dans lequel furent impliquées quelques-unes des personnalités les plus connues de la haute finance et de la haute industrie milanaise.

Un autre symptôme de la confiance que le gouvernement a désormais en sa force a été la condamnation de Constantino Lazzari, secrétaire du parti socialiste officiel. Il était accusé d’avoir, par ses circulaires aux maires et aux sections qui adhéraient au parti, entravé l’œuvre de défense nationale. Le procès montra l’existence de deux courants dans le parti socialiste : celui de Lazzari, intransigeant ; et celui, plus conciliant que représentaient Turati avec son article de la Critica Sociale de novembre 1917 et Rigola avec son appel du « Bollettino della Confederazione generale del Lavoro ». De ces deux tendances, quelle sera désormais la plus forte ? Il est certain que les événements de Russie ont eu leur influence sur les dispositions du groupe socialiste officiel italien ; même l’Avanti a été impressionné par l’impitoyable rigueur avec laquelle l’État-major allemand a traité les révolutionnaires russes. Il a reconnu les fautes des bolcheviks et déclaré que pour le moment le danger le plus pressant était celui que créait le militarisme germanique. M. Treves, dans un article paru en mars dans la Critica Sociale, a constaté la faillite de la révolution russe en ces termes : « Toutes les propositions qui se résumaient dans le vote émis le 19 juillet 1917 au Reichstag ont été retirées par l’Allemagne, parce que la fortune aveugle lui opposa une révolution armée de son seul idéal, minée dès l’origine dans son existence militaire. Voilà pourquoi les défenseurs de l’Oise, de la Somme, et de la Scarpe défendent en cette heure une ligne d’équilibre, dont il faut espérer qu’elle abattra l’omnipotence de la force. » M. Claudio Treves souhaite le succès des armes franco-anglaises contre l’offensive allemande. Voilà qui complète la pensée de l’article qu’il écrivit, après Caporetto, en collaboration avec Turati, dans la même Critica Sociale. Cela veut-il dire qu’il faille compter sur le concours entier des socialistes officiels ? L’Epoca, qui, fondée il y a quelques mois à Rome, semble être une espèce d’organe officieux, est disposée à le croire ; elle fait un tableau idyllique de l’union sacrée : « Tous les partis, dit-elle, sont aujourd’hui tout à fait d’accord pour considérer la situation exclusivement au point de vue du plus grand intérêt national. Au début on pouvait avoir des doutes sur la ligne de conduite du parti socialiste officiel vis-à-vis de la guerre, mais maintenant il y a de bonnes raisons pour ne pas avoir de préoccupations de ce côté-là. En présence de la dernière manifestation de l’impérialisme allemand et de l’inaction du parti socialiste allemand, des socialistes italiens ont dû reconnaître, avec la grande majorité du pays, que tout effort conciliant pour résoudre pacifiquement le grand conflit européen serait inutile. »

Mais les disciples de M. Turati n’entendent pas abandonner le terrain de la sainte théorie sur lequel ils seront placés depuis le début de la guerre. Évidemment le prolétariat russe se trouve dans une situation effroyable : et la victoire allemande rendrait irrespirable l’atmosphère européenne. Mais le parti socialiste italien n’y peut rien et, malgré la catastrophe maximaliste, il se présentera à la barre de l’Internationale, la tête haute, sûr d’avoir défendu pendant les quatre années de guerre la politique qu’il fallait défendre. Lorsque le Messaggero essaie de le prendre au mot, et de lui faire avouer que le moment est venu « d’unir toutes les forces pour empêcher la victoire définitive du militarisme et de l’impérialisme austro-allemand », l’Avanti répond avec hauteur qu’il « n’unira jamais ses forces à celles des gens qui n’ont jamais su empêcher l’Allemagne de vaincre, ou qui ont, par leurs erreurs, facilité sa victoire ». Il reste immuable dans sa ligne de conduite ; les principes de ses rédacteurs résistent à l’épreuve des expériences, même les plus désastreuses ; dédaigneux des contingences de la guerre, l’Avanti relègue les « communiqués » à la fin de la quatrième page (c’est à peine si on les distingue des annonces) ; et au moment où le front occidental est le théâtre d’une lutte effroyable, le journal de MM. Lazzari et Serrati continue imperturbablement ses discussions de philosophie sociale13

Il est donc difficile de parler de complète union sacrée dans un pays où tout un grand parti politique observe la plus absolue réserve pour tout ce qui touche la guerre. Un des meilleurs moyens d’organiser dans le pays une solide « résistance morale » est d’ailleurs d’avoir une habile et prévoyante politique économique. Aussi le problème alimentaire est-il celui qui préoccupe le plus le gouvernement italien. Lorsque M. Orlando est allé en février à Paris et à Londres résoudre les questions les plus urgentes pour l’avenir de l’Italie, il s’est fait accompagner de M. Silvio Crespi, commissaire général aux vivres, grand industriel lombard, qui a montré, depuis qu’il est au pouvoir, de réelles qualités d’organisateur.

M. Crespi est une espèce de Dictacteur de l’alimentation. Il a dû réparer au plus vite les erreurs de l’administration de l’avocat génois M. Canepa et il s’y est très heureusement employé : il a établi un régime sévère de restrictions, avec carte individuelle pour presque toutes les denrées : sucre, pâtes, farine, riz et pain. Dans un discours prononcé à Milan, abandonnant momentanément ses principes libre-échangistes, il a affirmé la nécessité d’un contrôle rigoureux de l’État en matière économique : la mainmise du gouvernement sur tous les produits nécessaires à la vie de la nation en guerre devient une nécessité absolue ; dans les questions de subsistance son représentant doit intervenir « à fond, de toute sa force ».

C’est en faveur d’une théorie analogue que s’est prononcé M. Miliani, ministre de l’Agriculture, dans son discours de Bologne : il a jugé qu’il « manquerait à son devoir le plus élémentaire s’il continuait à considérer la production agricole comme une pure affaire d’intérêt privé ». Aussi faut-il organiser la mobilisation agricole comme on a organisé dans les villes la mobilisation civile. Il faut « discipliner le travail de la terre, imposer, chaque fois que les circonstances l’exigent, des modifications dans la culture du sol ; mettre les terres à la portée de quelques populations agricoles qui n’en ont pas, s’occuper de l’achat des moyens de production dont la guerre fait diminuer le nombre ; rendre l’État présent partout où, en matière de politique alimentaire, l’initiative privée se montre au-dessous de sa tâche ».

Comme sur le terrain politique, la propagande se fait donc sur le terrain économique. Pour le dernier Emprunt, elle a été ardente, et a produit d’ailleurs les meilleurs résultats. Les orateurs les plus connus ont discouru un peu partout pour convaincre le peuple de prêter largement à l’État. M. Nitti, ministre des Finances, et remarquable économiste, a pendant quinze jours prononcé harangues sur harangues : et on a noté ce que contenait d’original cette forme de propagande se faisant dans les Chambres de Commerce, dans les centres agricoles et même dans les Bourses de travail. « C’est une nouvelle mentalité politique, écrivit alors l’Idea Nationale ; elle se différencie de l’ancienne, autant que l’habileté byzantine à recueillir les applaudissements de Montecitorio diffère de la sincérité du langage qui entraîne l’approbation des producteurs et des ouvriers. » Cet éloge de la politique de M. Nitti est mérité, car, parmi les hommes d’État de l’Italie contemporaine, il en est peu qui aient une intelligence aussi aiguë des problèmes économiques ; il appartient au groupe de ces anciens neutralistes qui ont nettement pris leur parti des nécessités actuelles : et le peuple italien doit se féliciter qu’il ait apporté au cabinet Orlando sans hésitation un concours que sa compétence et son habileté rendent précieux.

Échos.
« L’Épopée garibaldienne »

Tome CXXVII, numéro 478, 16 mai 1918, p. 373-384 [373-374].

À l’intéressante exposition de l’épopée garibaldienne qui a eu lieu à Rome et à Milan et qui bientôt viendra à Paris, il y a un grand nombre d’œuvres d’art évoquant des épisodes des guerres de l’Indépendance italienne et des figures typiques de combattants. Une partie de ces œuvres d’art provient de la collection des frères Pavia, promoteurs et organisateurs de cette exposition. Le reste a été offert par le Musée national et par la Galerie nationale d’Art moderne de Rome. On y verra de Girolamo Induno un Portrait de Garibaldi et les Derniers moments d’Anita qui évoquent l’épisode célébré par les tercets de Giovanni Marradi, de la course du grand condottiere portant dans ses bras sa fidèle compagne mourante. Un pastel de De Stefani donne l’effigie du Héros des deux Mondes. Une belle estampe de Carelli rappelle le Débarquement de Marsala ; Benetti dans une série de miniatures, médaillons, camées, verres peints, représente Garibaldi dans ses différentes tenues militaires. Les lithographies en noir et en couleur sont très nombreuses ; on y voit notamment celle de Passini montrant Garibaldi sur le point de sabrer un officier bourbonien ; différentes lithographies, xylographies, esquisses à la plume représentent soit Garibaldi, soit ses compagnons de lutte, Bixio, Cosenz, les généraux Médici, Sartori, Türr, Eber, le médecin Ripari, etc.

Parmi les sculptures il y a le beau buste de Garibaldi par Ercole Rosa et une nombreuse collection de médailles et de monnaies.

Tome CXXVII, numéro 479, 1er juin 1918

Art.
Henri Focillon : Giovanni Battista Piranesi ; Laurens

Tome CXXVII, numéro 479, 1er juin 1918, p. 505-513 [509-511].

Le livre de M. Focillon sur Piranesi est un livre utile, car Giovanni Battista Piranesi, que nos romantiques ont appelé le Piranèse, était chez nous célèbre, mais fort mal connu. De quelques phrases de Théophile Gautier, interprétant l’œuvre du maître italien, jaillissait l’idée d’un art profondément imaginatif, vertigineux, un peu fantasmagorique, amalgamant des éléments de vérité architecturale, d’exactitude érudite, d’évocation héroïque, de décoration théâtrale, de songe profond et d’adresse singulière. Bien peu de curieux s’étaient rendu familières ces séries d’eaux-fortes dont Charles Blanc a pu dire « que les monuments antiques de Rome y sont plus imposants dans leur image que dans la réalité ». Charles Blanc fait honneur de cette magie au sentiment esthétique de Piranesi, plus qu’à son habileté technique. M. Henri Focillon nous montre que chez cet artiste puissant, l’intuition, la science, l’habileté, le sens du pittoresque concouraient à la création d’une œuvre exceptionnelle. Il explique les mérites de métier qui placent Piranesi, graveur, dans le voisinage de Rembrandt et il déduit son influence technique qui se lit aux eaux-fortes de Méryon comme à celles de Franck Brangwyn. Comme tous les artistes dont la vie n’est pas universellement connue, Piranesi avait sa légende. Elle est, dans ce livre, réduite de la façon la plus plausible. On admet que Piranesi fut capricieux, irritable, aventureux. Des contemporains ont avancé qu’il était incapable de donner forme aux théories qu’il publia. M. Focillon est d’avis que la rédaction put être le fait d’un secrétaire, mais que les idées appartenaient à l’artiste sans conteste. Les romantiques ont eu raison de réclamer Piranesi, quoique les préoccupations fondamentales de son œuvre soient de fond classique, parce que, précisément comme eux, il a cherché à évoquer de l’histoire vivante. Si ses reproductions des ruines romaines ont pu atteindre à cette valeur d’intensité qu’elles possèdent incontestablement, c’est que Piranesi ne s’est point borné à voir les monuments à l’état d’épures, de squelettes architecturaux, mais qu’il a regardé la ruine en poète, c’est-à-dire précisément telle qu’elle se présentait à ses regards, parmi l’assaut de toute une flore, parmi le paradoxe du végétal, parmi l’effort de la vie renaissante. Ces ruines, il les a ressuscitées dans son imagination ; il les a peuplées : il les a réveillées dans leur image antérieure. Ses arcs de triomphe, ses palais sont d’une réalité frémissante et c’est cette antiquité ranimée qui a enfanté l’art de la période qui allait suivre. L’influence sur Vien, sur David est évidente. Ce n’est point la faute de Piranesi, s’il a été feuilleté comme une bibliothèque et consulté pour les accessoires, au lieu d’être compris dans toute son essence et toute son étendue.

Pour bien retracer la vie et fixer l’importance d’un artiste, il n’est point de meilleur système que de le placer exactement dans son milieu et de faire revivre ce milieu autour de lui. C’est le procédé de M. Focillon. Nous y gagnons des pages intéressantes et justes sur l’Italie du xviiie  siècle, sa vie intellectuelle, son art, ses travaux d’érudition. Il y avait déjà eu quelques coups de pic intelligemment portés à cette légende qui veut que le xviiie  siècle soit pour l’art italien une période de mièvrerie pure et de décadence profonde. On n’a pas pris garde que les critiques qui avaient formulé cette condamnation étaient les mêmes qui avaient mésestimé notre art français du xviiie  siècle, et jeté, par exemple, sur François Boucher comme une buée de défaveur morale et esthétique.

Lorsqu’on a révisé ces opinions prudhommesques sur l’art français, on n’a pas eu le souci d’étendre les conséquences à l’art italien vis-à-vis duquel le cliché, pour assez longtemps, a été tenu pour valable.

Le livre de M. Focillon n’est point une remise en place, en règle, mais il jalonne de détails précis la route vers une justice plus exacte. Il nous présente l’Italie du xviiie très préoccupée d’érudition, attentive aux fouilles de Campanie, éprise du passé romain dont elle cherche à restituer la vie réelle. Il défend des artistes tels que les Ricci ; il démontre que si la faiblesse, à ce moment-là, de l’école romaine de peinture, la plus regardée par les Français en cours de voyage d’Italie, peut donner l’idée d’un fléchissement, il y a compensation du côté de l’activité vénitienne. C’est avec justesse qu’en face de Piranesi, M. Focillon nous dessine la silhouette de Carlo Gozzi, place, en regard des puissantes évocations du graveur, les amusantes inventions et la fantaisie du poète du Théâtre fiabesque et la marge de chimères dont il entourait le thème de ses spectacles On nous montre ici, dans cette Venise du xviiie , de la force, de la joie de vivre, un besoin même de vie violente et aventureuse, des heures méditatives et des heures carnavalesques, un grand appétit de puissance, un vif désir d’art, un souci de faire pénétrer l’art dans les détails de l’existence. En tout cas, il s’était créé une atmosphère favorable à l’art, puisque de beaux artistes y éclosent. C’est, dit M. Focillon, un temps où l’Italie produit surtout des individus ; mais ces périodes, affranchies de disciplines générales, le plus souvent arbitraires, ou fondées sur des principes qui ne comptent l’esthétique qu’au second plan des idées génératrices, ne sont-elles pas-les plus diverses, les plus variées, les plus intéressantes et les plus fécondes parfois ? Les Romantiques l’avaient bien compris, eux qui donnèrent aux Vénitiens du xviiie tant de sympathies.

Pour caractériser l’ensemble de l’œuvre de Piranesi, concilier ces deux aspects de son art, l’un d’érudition, l’autre de rêverie, celui qui magnifie le Colisée ou le Panthéon d’Agrippa, et celui qui enchevêtre les escaliers, les piliers, les retraits des Prisons, M. Focillon a une phrase heureuse.

L’œuvre de Piranesi est pareille à une ville étrange, plus vaste que Rome à laquelle il ne se limite pas et où l’artiste nous introduit par une avenue de fictions ; à l’entrée se dressent des portiques de dimensions colossales… Puis nous lisons sur des stèles des inscriptions effrayantes, qui dans une sorte de cité du mal vouent les scélérats à des châtiments inouïs. Sous des voûtes prodigieuses de hauteur, des tortionnaires apprêtent des billots et des carcans… Derrière ces portiques et ces prisons s’ouvrent des avenues de palais et d’églises, des grandes places à peu près désertes où paraissent les façades de basiliques frappées par un jour violent et singulier… Cette extraordinaire cité n’est pas seulement un décor de façades et de murailles ; elle n’est pas vide. Voici les meubles, les ustensiles domestiques, les vases, les cheminées et tous les éléments qui concourent à l’orner ou à la rendre habitable, malgré sa solitude et son étrangeté. Même si nous nous contentons de la décrire, d’en classer le détail et les aspects, il semble que toute une phénoménologie serait nécessaire pour dire les ciels, les végétations, les pierres et le peuple clairsemé qui la parcourt…

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Jules Destrée : Figures italiennes d’aujourd’hui, G. Van Oest, 3 fr. 50

Tome CXXVII, numéro 479, 1er juin 1918, p. 518-536 [523].

Sous un titre modeste, Figures italiennes d’aujourd’hui, M. Jules Destrée nous donne un livre fort intéressant. Il était mieux qualifié que personne pour nous parler des Italiens : depuis l’invasion de la Belgique, il séjourna souvent chez eux, et, avec M. Georges Lorand, son collègue à la Chambre belge et son ami, il leur dit à quel dur régime les Allemands soumettent le noble pays qu’ils ont odieusement attaqué. Il a parlé dans de nombreuses réunions, il a causé avec des hommes politiques, et son ardeur à agir n’a point été stérile.

Son livre n’est pas seulement, comme on pourrait croire, un recueil de portraits. Certes, M. Jules Destrée peint avec talent MM. Sidney Sonnino et Giovanni Giolitti, Salvatore Barzilaï et Leonida Bissolati, Gabriele d’Annunzio et Guglielmo Ferrero, quelques autres encore. Mais il fait œuvre d’historien. Par lui nous connaissons les origines de la guerre en Italie. Nous voyons comment les Italiens se décidèrent à lutter avec les Français, les Russes et les Anglais. Nous apprenons par quelle adresse juridique M. Sonnino sut rompre l’alliance avec l’Allemagne et l’Autriche : les textes cités sont d’un grand intérêt. M. Jules Destrée nous fait comprendre à merveille le rôle des divers partis, les classes diverses : les hommes qu’il a choisis pour les décrire marquent dans les groupes qui prétendent à diriger la pensée italienne. L’action des républicains, celle des socialistes, celle des conservateurs deviennent claires ; on connaît toute l’ambition des nationalistes. Et l’on sent que, parmi les grands Italiens du passé, il en est un que M. Jules Destrée admire plus que tous les autres, Mazzini. Dès qu’il en a l’occasion, il rappelle ses gestes et ses paroles, et il souhaite que, non seulement ses compatriotes, mais encore tous les combattants de l’Entente profitent de son grave enseignement.

Échos [extraits]

Tome CXXVII, numéro 479, 1er juin 1918, p. 567-576 [569-570, 570-571, 576].
Mort d’Amilcare Cipriani

Il était né à Anzio le 18 octobre 1844 et fut élevé à Rimini. À 15 ans, il s’engagea dans l’Armée piémontaise contre les Autrichiens et se battit à Palestro et à San Martino. En 1860, il déserta pour se faire garibaldien et se battit dans la Sicile ; il fut à Maddaloni. Amnistié par Victor-Emmanuel qui venait d’entrer à Naples, il reprend sa place dans son régiment. En 1860, il déserte de nouveau pour réendosser la chemise rouge et le voilà à Aspromonte, après quoi il se sauve en Grèce, où il participe à la sédition contre Othon de Bavière. Expulsé, il erre à travers l’Afrique du Nord et l’Europe. 1870 le trouve à Londres où il est photographe. Le 4 septembre, il vient se mettre à la disposition de la Commune qui le nomme colonel. Il se bat à Créteil, à Champigny, à Montretout. Après la victoire des Versaillais, il est condamné à mort, puis voit modifier cette sentence et le voilà à la Nouvelle-Calédonie. Quand il en revint, commence cette vie politique triomphale qui en fait le candidat de presque toute l’Italie. Mais poursuivi pour assassinat, il est condamné à 25 ans de réclusion, condamnation politique qui provoqua tant de protestations qu’après six ans on le gracia ; depuis il vécut presque toujours à Paris.

En 1890, retourné en Italie, il participa à une insurrection du 1er mai et fut condamné à trois années de prison qu’il accomplit intégralement.

En 1897, il mit son bras au service de la Grèce et à Domokos eut une jambe cassée par une balle.

Depuis sa guérison, il vécut à Paris, tout seul, de son poste de rédacteur à la Petite République d’abord et, plus récemment, à l’Humanité. Peu avant la guerre, il retrouva sa fille qu’il n’avait plus vue depuis 1870 et qu’il avait oubliée.

Ce révolutionnaire héroïque, paladin du droit du peuple et des peuples, aima la France par-dessus tout ; comme polémiste il n’était pas sans valeur et il avait de l’éloquence. Sa bravoure morale n’était pas inférieure à son courage physique. Les souvenirs de sa vie aventureuse n’étaient pas, comme on pense, dénués d’intérêt. Peut-être les a-t-il rédigés et ce serait un document intéressant. Ce grand vieillard vêtu de noir était une figure « bien parisienne ». Dans une jolie page Henry Bauër, son compagnon à la Nouvelle-Calédonie, donne une haute idée du caractère indomptable de celui qui fut Amilcare Cipriani.

« Eja, Eja, Eja, Alalà ! »

C’est le cri de guerre des aviateurs italiens ; (eja se prononce eïa) c’est d’Annunzio qui l’a créé. Eja était le cri de guerre italien médiéval. Les sentinelles criaient dans la nuit : Eja vigila ! et les échos répétaient : Eja vigila !

Eja, ce fut aussi le cri de guerre des croisés de la péninsule. On le fait venir du cri français « outre », devenu outreia ou ultreja .

L’Archevêque de Milan Anselme rassembla la fleur de la noblesse lombarde l’incitant à prendre la croix et à crier : Ultreja !

Aujourd’hui Gabriele d’Annunzio, au triple Eja, ajoute le cri de chasse Alalà, que déjà Carducci avait évoqué, avec une légère modification, dans sa Berceuse de Charles Quint :

Hallali, hallali, gente d’Asburgo,
Ad una caccia eterna con te surgo

Et dans une note, il prévenait qu’« Hallali » était un cri de chasse français dont on se servait aussi dans les nobles chasses italiennes.

Et des escadrilles des caproni de chasse, s’élance aujourd’hui le cri redouté de l’aigle autrichienne : Eja, eja, eja, alalà !

Un Portrait de l’Arétin

Jusqu’en 1531, année où le pape Clément VII le commit à l’office de plombier des bulles pontificales, fra Sébastiano dit à cause de cela del Piombo, était tout simplement Sébastiano Luciani, peintre vénitien de l’école du Giorgione.

Sorti de cet enseignement, il se prit à imiter Raphaël, si bien que certaines de ses œuvres furent attribuées à ce dernier et le seraient encore si Domenico Morelli n’avait revendiqué pour le Vénitien la paternité de différents travaux que la critique et l’opinion publique mettaient au compte de Raphaël, tels que le portrait de la Foscarina, le Joueur de violon et le Baptiste du Louvre. Sébastien finit par devenir michelangelesque, comme on peut voir dans sa Piété du musée de Viterbe, dans la Flagellation et dans l’Ascension de Rome, dans la Résurrection de Lazare de la National Gallery et dans le portrait d’André Doria.

Portraitiste excellent, il a laissé comme chefs-d’œuvre le portrait de Vittoria Colonna de Naples et celui de Pierre Arétin à l’Hôtel de Ville d’Arezzo, qui, après avoir subi anciennement de désastreuses manipulations, est aujourd’hui entièrement restauré par les soins et l’art d’un grand Italien, le professeur Domenico Fiscali.

Vasari écrit dans la vie de Sébastien del Piombo :

Il tira vers le même temps le portrait de M. Pierre Arétin et le fit si bien qu’outre la ressemblance c’est une peinture la plus charmante qui soit, car on y voit la différence de cinq ou six noirs qu’il a sur ses vêtements, velours, satin, fourrure, damas et drap, et une barbe extrêmement noire qui s’effile si bien sur ces noirs qu’elle ne serait pas mieux au vif et au naturel. Ce portrait a en main un rameau de laurier et une charte où est inscrit le nom de Clément VII et deux masques sont devant lui, un beau pour la vertu et l’autre laid pour le vice ; c’est cette peinture que M. Pierre donna à sa patrie, et ses concitoyens l’ont mise dans la salle publique de leur Conseil, faisant honneur à la mémoire de leur ingénieux concitoyen et n’en recevant pas moins de lui.

Vers 1845, ce portrait fut recouvert d’un vernis à voiturier, une affreuse mixture qui lui ôta toute vie et toute expression, le rendit opaque et ne laissant plus apparaître les « cinq ou six sortes de noirs ». Et c’est à peine si on voyait le visage et les mains.

Aujourd’hui le tableau a repris sa place. Il a de nouveau tout son éclat. Le vernis de carrossier a été enlevé à force de patience et la barbe du Fléau des Princes nuance sa magnifique noirceur sur les cinq ou six noirs du vêtement que sut rendre l’habile pinceau de Sébastien del Piombo.

Tome CXXVII, numéro 480, 16 juin 1918

Science sociale [extraits]

Tome CXXVII, numéro 480, 16 juin 1918, p. 688-694 [692, 692-693].
Vilfredo Pareto : Traité de sociologie générale, tome I, édition française, par Pierre Bovet, Payot, 15 fr.

Il est bien regrettable que le peu de place dont je dispose ne me permette pas d’apprécier comme il le faudrait un ouvrage aussi considérable que Le Traité de Sociologie générale de Vilfredo Pareto, dont le premier volume vient de paraître. C’est un travail énorme et qui intéressera le lettré, l’historien, le philosophe au moins autant que le sociologue. Celui-ci sera peut-être même un peu rebuté par l’appareil sinon pédantesque, du moins scolastique de l’ouvrage. Diviser solennellement les faits sociaux en manifestations des instincts et non manifestations, et sous-diviser les premières en manifestations propres et conséquentes, et celles-ci en logiques et non logiques comme celles-là en verbales et non verbales en précisant que les verbales ne se trouvent pas chez les animaux, tout cela est vraiment d’intérêt faible. Au contraire les développements auxquels se livre l’auteur dans l’intérieur de ce cadre sont tout à fait curieux, comme d’un journaliste plein d’érudition, d’humour et de vivacité d’esprit. M. Pareto, qui a rompu déjà bien des lances hardies contre le mythe vertuiste et ses champions pudiquement cuirassés, reprend ici le cours de ses tournois de Cour d’amour, et l’on est tout surpris d’arriver à la dernière des 784 pages sans s’être ennuyé un instant et même en s’étant souvent amusé à voir tant de pauvres Pères-la-Pudeur si vigoureusement pourfendus, les quatre fers en l’air, par notre champion de la sociologie générale. Celle-ci, étant générale, doit en effet tout comprendre, même l’érotologie voluptueuse et esthétique, qui, l’auteur a raison, a bien son droit de cité dans la science des sociétés humaines.

Illemo Camelli : Du socialisme au sacerdoce (traduction et préface de Maurice Vaussard), Perrin, 3 fr. 50

Encore un document de premier ordre : l’auteur, peintre, longtemps agitateur socialiste redouté du gouvernement italien, raconte comment il en est arrivé à devenir prêtre et professeur d’histoire de l’art au grand séminaire de Crémone (à ce propos, avons-nous des cours d’histoire de l’art dans nos grands séminaires français ?) et ce chemin parcouru est étrange. À l’origine, il y a la Vie de Jésus de Renan. « De quoi Dieu ne se sert-il pas, dit l’auteur, pour attirer une âme ! » Et ceci donne raison à Renan lui-même déclarant que son livre, dont les évêques du temps se scandalisaient si fort, pourrait bien devenir un aliment spirituel pour les âmes pieuses. Ensuite il y a un après-midi passé à l’église de la Madonna del Sasso, à Locarno, où se trouve, on le sait, le fameux Ensevelissement du Christ de Ciseri, et l’art lui fait faire son second pas. Dans un ermitage voisin, il voit une image de la Vierge toute rongée, et, pris d’une émotion subite, il repeint amoureusement la figure de la Madone, ce qui fait crier au miracle par les bons montagnards s’apercevant le lendemain de la chose. Enfin il assiste au mariage religieux d’un de ses amis de Crémone et il est conquis par la paix sereine de la cathédrale. L’agitation de la politique socialiste lui apparaît vulgaire et fausse et il finit par se faire prêtre.

Échos [extraits]

Tome CXXVII, numéro 480, 16 juin 1918, p. 757-768 [766-767, 767-768].
Un poème latin à la gloire des marins d’Italie

Il a été composé par le père Lorenzo Rocci, professeur au collège de Mondragon.

Ce sont deux cent soixante-trois hexamètres qui célèbrent l’expédition de Luigi Rizzo, commandant des sous-marins qui allèrent dans le port de Trieste torpiller le cuirassé autrichien Wien.

Le poème débute par l’évocation des gloires romaines égalées par les héros de cette guerre, entre lesquels domine Luigi Rizzo qui ante alios facinus memorabile tentat .

Après Rome le poète évoque Trieste, urbs dives campis , et revient à Luigi Rizzo, triplici jam palma nobilis ante . En effet, trois décorations ornaient la poitrine du héros avant l’exploit qui devait lui valoir la quatrième.

Après la classique invocation aux Muses, le père Rocci rappelle l’expédition navale des Dardanelles et les braves

            … qui anfractus claustraque Ponti
Vicerunt Helles, ipsaque Proponditos unda
Intentare necem Tunis minitantibus ausi.

Puis le père Rocci en vient au haut fait de Rizzo. Et le poème se termine par le récit du retour des vainqueurs.

Ceux qui entendent et goûtent encore la langue de Virgile et d’Horace liront avec curiosité la façon dont le père Rocci parle, dans une langue antique, des plus récents engins de guerre.

Voici par exemple en quatre vers la description de l’aéroplane et de ses effets dévastateurs :

… prius ignotis volitans nunc machina pennis
Dædalea potior majorque ope, in æra saepe
Sublimi audacia tollit, jactare ruinam
Unde queant par iter miseris terrisque verisque.

Voici encore la description du réflecteur d’un cuirassé :

Machina, quam ab radiis nuper dixere reflexis,
Patribus ignotum portentum ab bellica facta,
Utilis est nigræ tenebras depellere noctis.
Plurima crystallum referens est lamina circum
Mirificis implexa modis radiosque refundens,
Est que suas dynamis jungens electrica vires :
Illa per immensum cuneato lumine terras
Et maria et montes longo distantia tractu
Collustrat, ferme jubas ut sol exserit altus.
Quatrième centenaire de la mort de Léonard de Vinci

L’an prochain il y aura quatre siècles que Léonard de Vinci mourut à Amboise en 1519.

On organisera en Italie et en France de grandes solennités artistiques et scientifiques en l’honneur de cet homme de génie.

En Italie, le ministre de l’Instruction publique, qui est un grand lettré et un admirateur de l’œuvre de Léonard, s’occupe lui-même de l’organisation de ces solennités. Il existe déjà une Commission spéciale de l’œuvre scientifique de Léonard de Vinci.

Le président en est le sénateur Blasenca, professeur à l’université de Rome et actuellement secrétaire d’État au ministère des Pensions.

C’est un des hommes qui connaissent le mieux l’œuvre de Vinci à laquelle il s’est adonné dès sa jeunesse.

M. Mario Carmenati va se mettre en communication directe avec les sociétés littéraires et scientifiques françaises dans le but de donner à la célébration de ce centenaire la plus ample signification latine.

Tome CXXVIII, numéro 481, 1er juillet 1918

Échos [extraits]

Tome CXXVIII, numéro 481, 1er juillet 1918, p. 185-192 [185-186, 188, 191].
Les journaux de tranchée italiens

Chaque armée italienne a son journal ou est sur le point de l’avoir.

Il y a La Ghirba, journal de la 5e armée, auquel collabore Ardengo Soffici, bien connu du public français, et qui donne des caricatures extraordinaires, formées de bandes de papier imprimé. Il y a La Tradotta, Il Razzo. Il y a le Sanmarco, journal du 8e corps d’armée. Il y a La Marina italiana, journal de la marine, et La Voiussa, journal du corps d’occupation d’Albanie.

Il y a encore Il Ragno, organe humoristique de la 7e compagnie de télégraphistes, La Giberna, La Voce del Piave, L’Isonzo, La Trincea, L’Astico, Il Corriere dei cacciatori, organe du 3e chasseurs résidant à Tacra en Libye qui porte sur la manchette cette fière devise latine : Hic Roma quondam, hic nos nunc et semper.

Citons encore La Vittoria, publiée par les volontaires bergamasques, L’Elmetto, La Bomba a mano, La Tascapane, Il Ricordevole, La Buffa, Il Cecco Pepe, Il Monte Crostis, etc.

Ces feuilles ont la gaîté de nos journaux de tranchées. S’il leur manque un peu de sel gaulois, leur moral est excellent. C’est l’essentiel.

Voici, au hasard, quelques pensées exprimées dans ces gazettes pour en montrer l’esprit :

L’ennemi est comme le chien : si tu te sauves, il te poursuit, si tu le poursuis, il se sauve.

Le soldat qui se bat pour la victoire est le seul qui soit digne de vivre.

La peur peut vaincre un homme, mais la voix du devoir fait vaincre la peur.

Ris, on rira avec toi ; pleure, tu pleureras tout seul.

Les Allemands rient aujourd’hui, mais les Alliés riront demain.

Rieka

Dernièrement il est arrivé à un rédacteur du Corriere della Sera de situer à Rieka je ne sais quel événement rapporté par sa chronique. Ce fut un tolle dans toutes les feuilles ou revues qui s’occupent de Yougoslavie. Les questions se mirent à pleuvoir. Pourquoi le journal n’écrit-il par Vrk pour Veglia ? ou Trst pour Trieste ? Et l’on prie le sénateur Albertini de décider si le Corriere doit être rédigé en langue italienne ou en langue croate ? Car qu’est-ce que Rieka ? C’est tout simplement le nom croate de Fiume.

Comment mourut Arrigo Boïto

Le 10 juin, le célèbre musicien et librettiste Arrigo Boïto est mort à Milan dans la clinique de la via Bilanceri. Il devait être opéré le lendemain. Il déjeuna ; l’infirmière l’entendit chantonner gaiement. Le docteur arriva quelques instants après. Arrigo Boïto était mort ; il était midi.

Aussitôt on télégraphia au roi, à la reine mère, au président du Conseil et aux présidents de tous les instituts musicaux du royaume. Ici, quand mourut Debussy c’est tout juste si les agences le télégraphièrent à leurs abonnés ; ni le président de la République, ni les ministres ne se mêlèrent de la chose. Il est vrai qu’une fois pour toutes l’État a inscrit au fronton du Panthéon : Aux grands hommes, la patrie reconnaissante !

Arrigo Boïto, fils de Silvestro Boïto et de la comtesse polonaise Joséphine Radolinski, était né à Padoue. Élève du conservatoire de Milan, il écrivit tout jeune un mystère : Les Sœurs d’Italie. Transporté d’admiration pour Wagner, il voulut être librettiste et musicien, et écrivit Méphistophélès dont la première représentation fut un des plus grands désastres connus au théâtre. Il devait trouver sa revanche plus tard. Ensuite il se consacra à la poésie et fit les livrets d’opéras de Verdi.

Il écrivit encore de la musique et laisse un Néron inédit.

Tome CXXVIII, numéro 482, 16 juillet 1918

Questions militaires et maritimes [extrait]

Tome CXXVIII, numéro 482, 16 juillet 1918, p. 314-319 [319].

[…]

Un magnifique fait d’armes, autour duquel on a fait une rumeur modeste, a eu pour théâtre la mer Adriatique. Une section de petits torpilleurs italiens a réussi à détruire, dans une attaque par surprise, deux dreadnoughts autrichiens, escortés par une dizaine de contre-torpilleurs. Dès que les éclaircissements nécessaires nous seront connus, nous commenterons pour nos lecteurs cet événement, qui fait le plus grand honneur à la marine italienne.

À l’étranger. Autriche-Hongrie.
Quo vadis, Austria ? [extrait]

Tome CXXVIII, numéro 482, 16 juillet 1918, p. 346-350 [346-347].

Le 5 avril dernier, pressentant l’importance du congrès tenu à Rome par les nations opprimées d’Autriche-Hongrie, le Fremdenblatt essayait de jeter la suspicion sur cette assemblée.

Le Congrès de Rome, écrivait l’officieuse feuille viennoise, n’était, à tout prendre, qu’une comédie ; il faut pourtant en politique ne pas déprécier l’importance d’habiles comédies. Nous admettons que ceux qui, à Rome, se donnaient pour les représentants des nationalités opprimées par la domination des Habsbourg— Tchèques, Polonais, Yougoslaves et Roumains, à côté des Italiens irrédimés — n’étaient pour la plupart que des personnages peu considérables. Quand, cependant, d’anciens ministres et secrétaires d’État italiens, des parlementaires compétents, des publicistes éminents, concluent avec ces personnalités de second ordre une alliance italo-slave contre l’Autriche-Hongrie, quand non seulement la presse italienne, mais encore celle de France et d’Angleterre profitent de celle occasion pour imaginer à Prague ou à Agram des révolutions destinées à abattre l’Autriche-Hongrie, cela devient alors une affaire réelle, à laquelle il conviendrait chez nous d’accorder une sérieuse attention.

Le Fremdenblatt a pu, depuis lors, s’apercevoir que ses craintes étaient justifiées et que l’imagination des publicistes alliés, qui prévoyaient une révolution dans la monarchie danubienne, n’était peut-être pas si faible. Il a pu s’apercevoir que si, parmi les hommes que réunissait le Congrès de Rome, tous n’étaient pas, avant la guerre, de hautes autorités chez eux, que si certains même étaient des « personnages peu considérables », ils représentent néanmoins exactement les idées et les aspirations de leurs compatriotes. Le 16 mai, en effet, un congrès réuni à Prague répondait à celui de Rome. L’occasion en fut fournie par le cinquantenaire de la fondation du théâtre national tchèque. Sous le couvert de cette fête intellectuelle, une grandiose manifestation anti-autrichienne fut organisée. Toutes les nations opprimées y étaient représentées par de nombreux délégués. Tchèques, Slovaques, Yougoslaves, Polonais, Roumains, Italiens, tous avaient envoyé leur porte-parole apporter leur tribut d’encouragement aux vaillants Tchèques et sceller le pacte d’alliance conclu à Rome. Le Dr Kramar, que l’amnistie de l’an dernier arracha aux gibets impériaux, donna, dès le début de son discours d’ouverture, le caractère de la solennité. « Nous ne voulons pas, dit-il, rester dans le cadre étroit que Vienne daigne nous offrir. Nous voulons désormais gouverner nous-mêmes toute notre vie nationale. » Cette idée fut reprise, en effet, et développée dans la résolution rédigée le lendemain, 17 mai, par tous les délégués.

[…]

Échos [extraits]

Tome CXXVIII, numéro 482, 16 juillet 1918, p. 372-384 [377-378, 378, 379].
Noms allemands aux villes du Frioul

Les Allemands ont des noms tudesques pour la plupart des villes françaises ou belges ; ils en ont aussi pour les villes du Frioul. Udine s’appelle provisoirement Wedten, Cividale Cibidal, Venzone Deuscheldorf. Ce dernier nom vaut seul un long poème, car quoi de plus italien que l’histoire de cette petite cité. Durant la guerre de la ligue de Cambrai, Venzone, ce fut les Thermopyles de l’Italie et le Léonidas s’appelait Antonio Bidernerchio14. Une chanson du quattrocento, citée par Carducci, célèbre la gloire de l’humble héros :

Su, su, Venzon, Venzone,
Su fideli et bon furlani,
Su legittimi italiani,
Fate, che il mondo risuone
Nel gridar Venzon, Venzone !

Et voilà la traduction des deux strophes les plus caractéristiques de l’héroïque canzone.

Étaient parvenus à la passe étroite
Plus de neuf mille Allemands.
Les chiens avaient pris la montagne ;
Mais ils furent jetés à bas
Par les quarante de Venzone,
Su, su, su, Venzon, Venzone.
Saint-Marc, regardant du haut du ciel,
Vit Antoine et son Venzone.
Il dit : Je vous recommande
L’État et mon lion
Qui las se repose sur vous.
Su, su, su, Venzon, Venzone !

Venzone changé en Deuscheldorf, quelle dérision et quelle sottise !

Altino

Une vieille cité romaine réapparaît après quatorze siècles de sépulture, c’est Altino, située au carrefour des deux voies de communications entre Rome et l’Illyrie : la voie Émilienne et la voie Claudienne.

Altino florissait au temps de l’invasion des Scythes et des Huns. Venise n’existant pas, Altino était le centre commercial, agricole et militaire le plus important que Rome possédât sur le littoral adriatique entre Ravenne et Aquileia. Les légions y cantonnaient en allant en Roumanie ou en Dalmatie. Les Empereurs s’y arrêtaient. Des fouilles intelligemment menées ont mis au jour des vestiges intéressants de l’antique cité.

La fille-soldat

Mademoiselle Yolande Cavazza, d’une vieille famille bolonaise, avait essayé deux fois sans y réussir d’aller au front comme simple soldat. Cette fois, ayant rencontré un soldat qui se dirigeait mélancoliquement vers la gare, elle l’interrogea et, voyant qu’il regrettait de laisser là sa famille, elle lui offrit de le remplacer. Elle l’entraîna chez un marchand d’habits et lui acheta un vêtement civil, prenant pour elle ses papiers militaires et son uniforme. Entrant chez un coiffeur, elle prétexta une maladie du cuir chevelu et se fit couper sa belle chevelure ; puis, disant qu’elle voulait faire une farce à sa famille, elle s’habilla en soldat dans l’arrière-boutique. De ses vêtements féminins elle fit un paquet qu’elle fit porter à sa mère par le garçon de la boutique avec le billet suivant : « Je pars pour le front, vive l’Italie ! » Elle raconte maintenant dans la Gazette de l’Émilie ses premiers embarras pour saluer les officiers, la curiosité que suscitait sa jeunesse imberbe, la camaraderie durant le voyage pour le front avec d’autres soldats qui la firent fumer le cigare et la pipe, sa crainte de parler de peur que sa voix ne révélât son sexe. Enfin elle s’enhardit jusqu’à chanter : « Souvent femme varie », et fut fort applaudie. Elle leur raconta des aventures amoureuses invraisemblables. Comme elle n’avait pas mangé depuis la veille, c’est dans le train qu’elle goûta pour la première fois au rata. Mais arrivée à Pistoie, comme elle descendait du train un carabinier l’arrêta et lui demanda ses papiers. Ils ne correspondaient pas à l’âge qu’elle paraissait avoir et, comme on avait reçu un télégramme annonçant à l’autorité qu’une fille voyageait vêtue en soldat, elle finit par tout avouer. Les autres soldats lui firent une ovation. Le colonel la tança vertement, mais finit par lui promettre qu’il serait pardonné au soldat dont elle avait pris momentanément la place.

Tome CXXVIII, numéro 483, 1er août 1918

Les Revues.
Memento [extrait]

Tome CXXVIII, numéro 483, 1er août 1918, p. 504-512 [512].

[…]

La Forge (mai) : M. B. Croce : « Sur l’attitude des intellectuels pendant la guerre. » […]

À l’étranger. Italie.
L’Italie et les Slaves d’Autriche

Tome CXXVIII, numéro 483, 1er août 1918, p. 554-559.

Le communiqué de l’État-Major italien du 21 juin annonçait que des bataillons tchécoslovaques avaient pour la première fois participé avec les troupes italiennes à la lutte contre l’armée autrichienne. Depuis quelques semaines en effet, les éléments de cette nouvelle armée partaient pour le front, accueillis partout, sur leur passage, à Florence, à Bologne, par les applaudissements de la foule. Le 14 mai, ce qui avait rendu le troisième anniversaire de la déclaration de guerre italienne plus émouvant que les précédents, ç’avait été le solennel serment prêté par les volontaires de la Bohême sur « l’autel de la patrie ».

La politique que Giuseppe Mazzini avait défendue — l’alliance de l’Italie et des populations slaves de l’Autriche — est donc celle qui semble l’avoir emporté. Du reste, l’opinion publique et la presse italiennes ont toujours été pleines de sympathie pour la race tchèque et sa lutte pour l’indépendance. Les difficultés ne sont venues que du problème yougoslave ; et s’il y a encore bien des gens hostiles à l’idée d’une politique slavophile, c’est qu’ils n’ont aucune confiance dans la force du mouvement serbo-croate. Notre rôle n’est pas d’étudier la question, et de dire qui a raison. Nous en avons déjà parlé dans notre livre sur « l’Italie et le conflit européen » ; il nous suffit de signaler les deux volumes où sont soutenues les thèses contraires : celui de M. Gaetano Salvemini : la Questione dell’Adriatico 15, et celui de M. Tamaro : Italiani et Slavi nell’Adriatico 16. Nous ne voulons, dans cette brève chronique, qu’analyser — et expliquer — l’évolution qui s’est produite dans les esprits au cours de ces derniers mois.

Pendant longtemps, presque tous les organes politiques d’Italie avaient été à peu près d’accord sur la solution du problème de l’Adriatique. Outre les territoires triestin et istriote, il y avait un certain nombre de points stratégiques qui devaient en toute justice revenir à l’Italia ; on invoquait aussi des considérations d’ordre militaire pour expliquer la nécessité du « retour » de la Dalmatie à l’Italie. L’Idea Nazionale ou le Giornale d’Italia défendaient vigoureusement cette thèse ; et d’autres quotidiens, comme le Corriere della Sera, sans être aussi âpres dans l’invective, étaient aussi catégoriques dans leurs affirmations. Après le pacte de Corfou cependant, il commença à y avoir divergence d’idées, l’Idea Nazionale persistant dans son attitude intransigeante et disant que « le Comité yougoslave durait depuis trop longtemps, et qu’il était temps d’en finir », tandis que le Corriere della Sera faisait presque des avances aux Yougoslaves (n° du 4 août 1917). Évidemment il déclarait que les « droits des Yougoslaves ne pouvaient commencer que là où finissaient les droits des Italiens, droits reconnus par les puissances de l’Entente ». Mais on notait en même temps un souci de réaliser le programme du « delenda Austria » par un accord avec les Slaves du sud de l’Autriche. Le Corriere della Sera, après le Secolo et l’Unità de M. Salvemini, reconnaissait à la Yougoslavie le droit d’exister (et c’était déjà beaucoup), mais à une condition : qu’elle fût modérée dans ses prétentions.

Pendant quelques semaines, les parties ne modifièrent guère leur manière de voir : les nationalistes continuant à douter de la sincérité des chefs yougoslaves, attaquant M. Trumbitch, et niant la possibilité d’une entente entre les Serbes et les Croates ; le petit groupe de l’Unità et le Secolo défendant une politique d’accord avec les Yougoslaves — même au prix de sacrifices territoriaux de la part de l’Italie (la nécessité de détruire l’Autriche habsbourgienne primant toutes les autres) ; et enfin les grands quotidiens libéraux comme le Corriere della Sera, laissant encore dans le vague les conditions d’un accord qu’ils commençaient cependant à désirer vivement.

Or, la révolution russe et ses tristes conséquences obligèrent les Slaves de la monarchie austro-hongroise à chercher leurs défenseurs et protecteurs ailleurs qu’en Russie. Ils durent demander aide aux puissances occidentales. D’un autre côté, l’offensive d’octobre et de novembre 1917 avait permis à l’armée autrichienne d’entrer en territoire vénitien ; la fortune des armes étant momentanément contraire à l’Italie, celle-ci devait songer à affaiblir la puissance de l’Autriche-Hongrie par d’autres moyens que les moyens militaires, en attendant l’heure de la revanche. Il fallait encourager les Tchèques et même les Yougoslaves à faire bloc contre le gouvernement absolutiste de Vienne. Et si les Polonais s’y joignaient, ce n’en était que mieux. La question de l’Adriatique étant celle qui divisait le plus profondément Italiens et Yougoslaves, il tombait sous le sens qu’on n’arriverait à rien tant qu’on ne l’aurait pas résolue par des concessions réciproques. Ce qui dominait tout le problème, c’était ce « Delenda Austria ». « Le nœud de la guerre européenne tout entière est là, avait dit le Corriere della Sera du 15 juillet 1917 ; si l’Autriche est abattue, quoi qu’il arrive, c’est l’Allemagne qui a perdu la partie ; si l’Autriche reste forte, quoi qu’il arrive, c’est l’Entente qui perdra. Or, pour rendre possible le démembrement de l’Autriche, il faut que l’Italie ait un programme adriatico-balkanique de nature à lui valoir le consentement des peuples de l’Entente, et en même temps à rallier autour de l’Italie toutes les alliances qui jusqu’ici, dans la crainte d’une compensation insuffisante, restent timides et dispersées. »

Le tout était de savoir si on voulait faire des concessions assez importantes. Plusieurs hommes politiques comprenaient que, pour faire disparaître les hésitations de certains groupes slaves d’Autriche, il ne fallait pas lésiner. Le duel Clemenceau-Czernin avait révélé la solidité de l’accord germano-autrichien et la duplicité de la diplomatie de Charles Ier. Il devenait difficile de soutenir la thèse, chère au comte de Fels, et à beaucoup d’autres, d’une Autriche forte faisant contrepoids, après la guerre, à une Allemagne forte. Ce qui était désormais évident pour tout le monde, c’était la mainmise germanique sur le Mitteleuropa. Le seul moyen d’empêcher la constitution du formidable bloc économique germano-magyar, était d’élever le « querriegel » qui le couperait en deux. Rome, Paris, Londres et Washington n’avaient qu’à s’entendre pour travailler à l’émancipation des peuples qui seraient capables de former cette solide barrière.

Au début de 1918, le Corriere della Sera accentuait encore son évolution, et revenait souvent sur les mêmes formules, beaucoup plus précises et nettes que celle d’août 1917. « Il est nécessaire, disait-il17, que le changement s’accentue et devienne radical et absolu. Il est nécessaire que les peuples qui luttent ; dans les plus, difficiles conditions, contre la tyrannie des Allemands et des Magyars ne se sentent pas trahis au sein de l’Entente, et ne puissent soupçonner en aucune façon dans l’Entente une intention de les abandonner, pour des raisons d’intérêt personnel, à la merci de leurs oppresseurs. »

Il devait y avoir rapprochement. Déjà, au mois de septembre, les socialistes réformistes italiens avaient profité de leur séjour à Londres pour s’informer avec précision des idées du Docteur Trumbitch, président du Comité yougoslave. Plus tard, d’autres initiatives privées favorisèrent les négociations de caractère officiel. Trumbitch et le général Mola, attaché militaire à l’ambassade italienne de Londres, s’entendirent avant que le président du Conseil des ministres d’Italie, M. Orlando, vint-lui-même approuver ces conversations par la visite qu’il fit au chef des Yougoslaves, en février, à Londres. C’était « le premier acte officiel qui marquât une nouvelle phase de relations entre le gouvernement italien et les sept millions de Serbes, de Croates et de Slovènes opprimés par l’Autriche-Hongrie ». Le gouvernement italien se montrait décidé à favoriser tout mouvement qui contribuerait à la réalisation du programme : « Delenda Austria ». L’accord avec les Yougoslaves rentrant dans ce programme, il en acceptait le principe, laissant toute liberté d’action aux comités qui se créaient, surtout au « Comitato per l’intesa tra le nazionalità soggette all’Austria-Ungheria », qui réunissait, sous la présidence du sénateur Ruffini, des hommes aussi divers que MM. Torre, Barzilai, Arcà, Maraviglia et Amendola.

On en arriva à penser que le mieux était de convoquer une assemblée des représentants de l’Italie et de la Yougoslavie. Ce Congrès devait avoir lieu à Rome ; et M. Torre se chargea, au nom des organisateurs italiens, d’inviter les principaux chefs des Slaves d’Autriche, Tchèques, Slovènes, Polonais, Croates, Bosniaques.

Aux séances qui se tinrent à Rome les 8, 9 et 10 avril, assistèrent des délégués de tous les partis italiens, depuis le socialiste réformiste jusqu’au nationaliste : d’ailleurs l’Idea Nazionale elle-même insistait sur la portée de ces réunions. Défendant la politique qu’elle avait suivie depuis trois ans, elle parlait de la « position centrale que l’Italie devait prendre vis-à-vis des nationalités soumises à l’Autriche-Hongrie » (n° du 11 avril). D’autres journaux regrettaient qu’on eût pris si tard cette décision de s’entendre avec les Yougoslaves : « Si la politique de l’Italie avait été guidée par la logique, le Congrès de Rome eût dû avoir lieu il y a deux ans. Il aurait été logique en effet, après avoir déclaré la guerre à l’Autriche, de chercher de suite nos alliés non seulement parmi les ennemis extérieurs, mais encore parmi les ennemis intérieurs de la monarchie. » (Secolo du 11 avril.)

À côté de représentants de la France, de l’Amérique et de l’Angleterre, on vit donc Italiens et Yougoslaves discuter cordialement. La présence des Tchèques, des Polonais et des Roumains n’était pas inutile ; il ne s’agissait plus seulement du problème adriatique, mais du problème autrichien, devenu problème mondial. Les travaux du Congrès furent consacrés aussi peu que possible aux questions territoriales. « Le règlement des problèmes trop particuliers n’étant pas dans les attributions du Congrès », l’essentiel était de résoudre la question du droit des peuples. M. Trumbitch déclara « inutile toute contestation de territoire », puisqu’il fallait avant tout « vaincre et seulement vaincre pendant la guerre, et se préparer aussi éventuellement à une nouvelle et définitive victoire sur l’Autriche après la guerre ». De son côté, M. Raffini, au nom des Italiens, disait que le pacte de Londres et celui de Corfou n’étaient pas inconciliables, et que la sécurité de l’Italie dans l’Adriatique était compatible avec la création d’un État yougoslave englobant les Croates, les Bosniaques, les Slovènes.

« Rarement l’initiative de cette diplomatie libre qui, dans les pays les plus civilisés, vit à côté de la diplomatie officielle et est constituée par les éléments politiquement les plus sensibles de chaque pays, a été couronnée d’un aussi plein succès. » C’est ainsi que l’Idea Nazionale du 12 avril a apprécié les résultats du congrès de Rome. D’autres journaux ont fait des réserves, et ont trouvé trop vagues les articles du nouveau pacte qu’on a appelé « le pacte de Rome ». Après la période de froideur, il était cependant difficile de résoudre tous les problèmes à la première prise de contact. C’est déjà beaucoup que des représentants autorisés des deux pays aient pu discuter avec cordialité, et s’entendre sur les principes. C’est beaucoup que le gouvernement ait approuvé ces discussions et que M. Orlando ait fait aux délégués des nationalités opprimées des déclarations officielles.

Il y a analysé devant eux les raisons qui. ont favorisé un rapprochement jugé impossible par beaucoup d’Italiens et de Yougoslaves : « Il y a une raison de nature spirituelle, a-t-il dit, c’est que cette guerre nous a fait vivre une vie si intense que les mois ont la valeur historique de dizaines d’années, et les années de siècles, et que les transformations dans les esprits et les sentiments des peuples s’opèrent avec la même foudroyante rapidité, dans la direction que leur indiquait leur propre nature originelle. De même que tous nos ennemis ont progressé dans le raffinement d’une barbarie qui, chez eux, était innée, de même nous, Nations de l’Entente, peuples de liberté et de démocratie, avec nos propres défauts, nous nous sommes rapprochés davantage de notre idéal et nous nous sommes élevés toujours davantage au-dessus des intérêts particularistes et des instincts égoïstes… Car je pense qu’il ne convient pas de se cristalliser dans les questions préjudicielles au sujet de la façon d’être, alors qu’est en jeu l’être ou ne pas être… L’histoire d’Italie qui s’est accomplie n’est autre que votre histoire qui attend de vous son achèvement. »

Quelques semaines plus tard, les premiers éléments des légions tchéco-slovaques se dirigeaient vers le front italien. On parle aussi de la création de légions yougoslaves. Les nationalités opprimées d’Autriche-Hongrie se sentent donc désormais énergiquement soutenues par l’Italie et les autres puissances de l’Entente. C’est pourquoi les journaux italiens ont eu raison de voir dans la belle victoire du Piave autre chose qu’une victoire militaire ; c’est également une victoire politique, qui complète heureusement le travail des premiers mois de 1918, et encourage l’activité de tous ceux qui, en Autriche-Hongrie, luttent contre la tradition du gouvernement absolutiste et centralisé.

Échos [extraits]

Tome CXXVIII, numéro 483, 1er août 1918, p. 565-576 [570, 575].
La Patrie au XVe siècle

Il est bien curieux que les internationalistes, s’il y en a encore, n’aient pas eu l’idée de remettre en lumière les œuvres de Lorenzo Valla, qui, au xve  siècle, discuta l’idée de patrie de la façon la plus singulière. En effet, dans son De voluptate, au chapitre An moriendum sit pro aliis, on trouve que la patrie n’est qu’un ensemble d’individus dont aucun ne doit vous être plus cher que vous-même et dont aucun n’a droit à votre mort.

Je n’ai pas l’obligation de mourir pour un citoyen, écrit Valla, ni pour deux, ni pour trois, ainsi à l’infini. Comment pourrais-je être obligé de mourir pour la patrie, qui est la somme de tous ceux-ci ? Le fait d’en ajouter un de plus change-t-il la qualité du devoir ?

Ne croirait-on pas à un paradoxe tel qu’en soutenaient il y a une vingtaine d’années de brillants écrivains, dont quelques-uns sont aujourd’hui d’une académie et rougiraient si on mettait sous leurs yeux leurs anciennes opinions sur la patrie.

La guerre nous a enseigné la réalité de ce vocable sublime et les patries se multiplient au point qu’au témoignage de M. de Monzie, on en connaît aujourd’hui d’internationales. Mais que dire de la liberté qui, au xve  siècle, régnait à Rome ! Lorenzo Valla, qui niait la patrie, se moquait du mariage, insultait le pape, ravalait Aristote, raillait les ordres, vivait à Rome, vanté, acclamé, professeur, chanoine et curial.

Un nouveau Mantegna en Amérique

Charles W. Hamilton a acheté la Judith de Mantegna qui faisait partie jusqu’ici de la collection Pembroke.

Dans les trois autres variations sur le même thème dues au génie de Mantegna, l’héroïne triomphante ne perd pas de vue la tête sanglante d’Holopherne jusqu’à ce qu’elle l’ait mise dans le sac.

Dans le Mantegna d’Amérique, au contraire, elle se détourne pour ne pas voir et elle a un air de lassitude et de désespoir.

Cette Judith est une expression complète du génie païen de Mantegna.

Tome CXXIX, numéro 485, 1er septembre 1918

Les Revues.
Memento [extrait]

Tome CXXIX, numéro 485, 1er septembre 1918, p. 124-131 [130].

La Revue (1-15 juillet) : […] — Comte Fulcieri Paulucci di Calboli : « Deux marins. » […]

Échos [extraits]

Tome CXXIX, numéro 485, 1er septembre 1918, p. 179-192 [182, 188-189, 189-190, 191-192].
Les Italiens colonisateurs

D’après des observations faites par une commission médicale de Rio-de-Janeiro il est résulté que les Italiens s’adaptent mieux que toute autre race à la vie dans les climats tropicaux. En effet, dans une région très insalubre située au centre du Brésil, durant la construction d’une voie ferrée, le nombre des décès parmi les ouvriers italiens ne fut que 6,30 pour cent, tandis qu’il montait jusqu’à 14 pour les gens des autres nationalités.

Les Français sont restés en dehors de ce calcul, car il n’y en avait pas parmi les ouvriers qui travaillaient à la construction du chemin de fer en question. Mais, d’après ce qu’on sait, leurs facultés d’adaptation aux colonies sont également très grandes.

La louve du Capitole

On sait que la municipalité romaine conserve toujours dans une cage sur le Capitole une louve qui rappelle l’origine de la ville.

Morte au commencement de la guerre, la bête symbolique n’avait pas encore été remplacée.

Jusqu’à présent, c’est de Brescia que venait généralement la louve du Capitole.

Mais celle-ci a été offerte à la commune de Rome par la ville de Tarente.

Ainsi à Tarente, il y a des loups ! Qui l’eût cru ?

On savait qu’on y dansait la tarentelle, qu’il y avait la mer et d’excellents poissons préparés de façon à faire faire le voyage aux gourmets, mais la louve est inattendue.

Il est vrai, que depuis la guerre, la belle Tarente est devenue une ville industrielle, un port important de l’arrière, et la louve s’est trouvée là tout naturellement, poussée par son instinct sanguinaire, de même que ce petit juif de Hongrie qui fut à la guerre et, pris d’un grand enthousiasme, marcha de l’avant et au bout de quelques jours se retrouva tout naturellement aux environs de Budapest où, avec un courage effrayant, il raconta la bataille jusqu’au moment où les gendarmes le cueillirent.

Du reste, « la jeune Tarentine » ne fut pas sotte d’aller faire un tour dans les Giardini del Peripato, elle a trouvé à s’embusquer à Rome même, sur le Capitole ! Mais qu’elle n’oublie pas que la roche Tarpéienne est auprès, même, surtout pour les imboscati.

Giovanni Pier Luigi da Palestrina

Le révérendissime chanoine Raphaël Casimiri, maître de chapelle de l’archibasilique de Saint-Jean-de-Latran, vient de publier de nouveaux documents biographiques sur le princeps musices qui naquit entre 1525 et 1526.

En 1537, on le trouve parmi les enfants de chœur de Sainte-Marie-Majeure, où, selon la tradition, et maintenant selon un texte : Ioannem da Palestrina est enregistré parmi les sex pueros cantantes in eadem ecclesia.

En 1544, il signe un contrat avec le chapitre de la cathédrale de Palestrina pour le service choral, l’enseignement des enfants de chœur et la tenue de l’orgue à Sant’Agapito.

En 1550, il devint maître de chapelle à Saint-Pierre de Rome et, en 1555, chanteur de la chapelle papale, office qu’il dut abandonner quelques mois plus tard à la suite du motu proprio de Paul IV qui excluait de la chapelle les hommes mariés.

Il passa à Saint-Jean-de-Latran, où il resta jusqu’en février 1561, et, le 1er mars, il devenait maître de chapelle à Sainte-Marie-Majeure.

Après la mort de sa femme, il revint à la direction de la chapelle de Saint-Pierre au Vatican en 1571.

Les recherches de Casimiri détruisent les légendes qui montraient Palestrina aux prises avec la faim et vivant uniquement d’eau fraîche et de musique.

Qui vit plus de quatre-vingt-dix ans ?

Le recensement de 1911 a montré qu’il vivait cette année-là en Italie 12 926 personnes de plus de 90 ans.

En voici le tableau instructif :

Professions Hommes Femmes
Agriculteurs et pasteurs 1 887 621
Hôteliers 7 3
Avocats 13
Fermiers 850 600
Cordonniers 50
Propriétaires 418 4 417
Boutiquiers 70 15
Prisonniers 4 1
Chaudronniers 30
Rétameurs 64
Pharmaciens 6
Boulangers 14 2
Commis-voyageurs 8 2
Oisifs 1 072 1 094
Marins 43
Médecins 18
Mendiants 12
Maçons 87 104
Notaires 153
Coiffeurs 8
Retraités 5 2
Assistés 271 179
Prêtres 229 307
Tailleurs 117 5
Couteliers 22
Religieuses 14
Tisseurs 14 79
5 461 7 465

On voit par ce tableau que la profession où les deux sexes atteignent la plus longue vie est celle d’oisifs. On s’en doutait un peu. La profession de propriétaire convient beaucoup mieux aux femmes qu’aux hommes ; par contre les laboureurs et les bergers vivent plus longtemps que les cultivatrices et les bergères.

D’autre part, le métier de prisonnier ne convient à aucun des deux sexes ; les macrobites y sont très rares.

Tome CXXIX, numéro 486, 16 septembre 1918

À l’étranger. Italie.
L’Entente intellectuelle

Tome CXXIX, numéro 486, 16 septembre 1918, p. 347-350.

Dans la nouvelle Revue qu’il vient de fonder, L’Idea Latina (n° 1, juillet 1918), M. Giacomo di Belsito publie un article réconfortant sur L’Entente Intellectuelle.

La vérité, dit-il, commence à se faire jour contre les menées intéressées, la mauvaise foi et l’ignorance. L’opinion publique, non plus celle d’une élite choisie des deux nations sœurs, s’oriente vers le concept de la nécessité d’une complète et féconde entente intellectuelle, qui devra faire suite à l’entente militaire entre l’Italie et la France.

Rien de plus simple, ajoute-t-il, et de plus naturel. L’éloignement était factice. Le soin que l’on mettait à couper les communications spirituelles des deux peuples était la seule cause d’un dissentiment non substantiel, ni, à plus forte raison, incurable, basé qu’il était sur une déplorable équivoque qu’alimentaient les embûches des ennemis intérieurs et du dehors, la morgue (boria) de certains professeurs et l’ignorance crasse de quelques classes dirigeantes.

C’étaient là les forces, conscientes ou non, dont disposait, chez nos voisins, la Kultur à lunettes, vigilante et avide, manœuvrant, avec une perfidie aussi sournoise que zélée, les mouvements de son armée occulte pour une offensive préparée dans l’ombre et dont la lutte présente, qu’il serait superflu de caractériser, était destinée à n’être que le simple épilogue.

Simple ? Point autant qu’on serait tenté de se l’imaginer. Comme l’écrit fort bien M. di Belsito, « les facteurs qui ont contribué à jeter des ombres et à alimenter les malentendus entre l’Italie et la France, étaient nombreux et complexes ». Nous ne les énumérons pas ici, après que d’autres l’ont fait déjà, car, en France, les « italianisants » sont nombreux, depuis le simple amateur jusqu’à l’érudit professionnel.

Pourquoi donc leur action était-elle restée, en apparence du moins, stérile ? C’est que cette action, plutôt littéraire, se voyait contrecarrée par un puissant courant d’idées germanophiles à base de « Realpolitik », que fortifiait, nous le croyons fort, certaine tendance de l’enseignement supérieur. Il a fallu que l’Allemagne apparût ce qu’elle était vraiment : une barbarie organisée, pour que l’Italie revînt à résipiscence. Telle est toute l’explication du phénomène.

La « Realpolitik » en question, nous en trouvons le programme in nuce dans la fameuse lettre de Bismarck à Mazzini, qui est de 1868. Elle exprime le leit-motiv si amplement développé depuis par Crispi et ses comparses et dont les variations les plus notoires furent : l’imbroglio tunisien, la combinaison triplicienne, l’infortuné pèlerinage royal à Berlin, sans parler de menus airs, tout aussi ridicules, ou tragiques. Mais il ne sera pas superflu de citer ici l’épître du chancelier au démocrate génois en ses passages caractéristiques :

L’affinité de langue et de race, l’analogie des conceptions morales et des mœurs comptent peu en matières d’alliances. Celles-ci s’appuient uniquement sur l’intérêt et sont déterminées exclusivement par les avantages qu’elles impliquent.

Quand deux États occupent des situations géographiques leur permettant de développer leur activité spécifique et d’augmenter à l’infini leur propre pouvoir par l’industrie, le commerce et la guerre sans que la puissance de l’un s’oppose le moins du monde à celle de l’autre, alors ces deux États sont et doivent être des Alliés naturels. — Quand, au contraire, leur situation géographique est telle que l’un ne peut accroître sa sphère d’action sans porter dommage à l’autre ; quand le commerce du premier ne fleurit qu’au détriment de celui du second ; quand, en un mot, ils ont les mêmes objectifs et que l’obtention de l’un de ces objectifs par l’un des rivaux met l’autre dans l’impossibilité d’arriver à ses fins, alors non seulement une alliance naturelle est impossible, mais encore il existe entre les deux États une rivalité fatale qui, d’un moment à l’autre, peut les transformer en ennemis.

Or, il est facile, en partant de ces principes absolument raisonnables, de déduire quelle est l’alliée naturelle de l’Italie et quelle est sa rivale naturelle.

L’alliée naturelle de l’Italie, c’est l’Allemagne. Sa rivale naturelle, c’est la France…

……………………………………………………………

Pour ce qui regarde l’Italie et la France, elles seront toujours rivales et souvent ennemies, parce que la face du monde ne se peut plus changer. Le monde a jeté entre elles une pomme de discorde et elles ne cesseront jamais d’être en lutte. Cette pomme, c’est la Méditerranée, merveilleux port entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; canal entre l’Atlantique et le Pacifique ; bassin fermé entre les régions les plus privilégiées du ciel. Ne serait-ce donc pas sottise de croire que la France puisse voir sans jalousie l’Italie s’avancer si profondément dans la Méditerranée, où elle possède un développement de côtes qui est le plus beau, le plus peuplé et le plus riche de toute cette mer et forme la voie la plus directe entre l’Europe, l’Orient et les deux Indes ?… L’Italie et la France ne peuvent pas s’allier pour exploiter en commun la Méditerranée. Cette mer n’est pas un héritage à partager. La domination de la Méditerranée appartient incontestablement à l’Italie, qui y possède une étendue de côtes douze fois supérieure à la France. Marseille et Toulon ne peuvent aucunement être comparés à Gênes, Livourne, Naples, Palerme, Ancône, Venise et Trieste (sic). Maîtrise de la Méditerranée : telle doit être la préoccupation constante de l’Italie, le but de ses ministres, le fondement de sa politique…

Ces sophismes ont conditionné l’histoire politique de l’Italie depuis près d’un demi-siècle et quand Crispi déclarera, dans cette correspondance à un journal allemand qui lui est attribuée, qu’« un rapprochement entre la France et l’Italie est impossible, parce que l’Italie n’aurait rien à y gagner mais tout à y perdre », sera-t-il autre chose qu’un pâle épigone de Bismarck ? Pendant ce temps, les Mommsen pratiquaient, ardemment suivis par une légion de dii minores, le brigandage érudit dans la péninsule, loués, révérés et encensés par des écrivains académiques italiens qui s’étaient passionnément mis à leur école. Vainement Carducci, poète de l’Idée Latine, dévoilait-il le péril :

L’Italie ressuscitée, écrivait-il, a voulu se renouveler et elle s’est dénaturée. Oublieuse de Galilée, oublieuse du Vinci, elle a substitué à la science la micrologie. Négligeant de rechercher tout ce que Wagner doit à Spontini et à Palestrina, elle a troublé la divine onde de ses mélodies. Elle a germanisé sa culture, contre toutes les traditions de ses humanistes. Et, au milieu de ce bouleversement, les voix de professeurs italiens d’anthropologie s’élevèrent, qui récitaient la nécrologie de la race…

Dirons-nous que le mal, enfin constaté — mais à quel prix ! — soit totalement extirpé ? Il faudrait, pour ce faire, forcer volontairement l’optimisme. L’autre jour, dans un des grands journaux de Gênes — le Corriere Mercantile du 8 août, — M. Mario Mascardi évoquait le sac de la villa de D’Annunzio et son exil en France et opposait à ces épisodes douloureux la germanophilie de Giovanni Segantini, telle qu’elle s’exprime, et de façon si crue, dans ses écrits, publiés par sa fille Bianca, particulièrement dans une lettre du 10 décembre 1898 à Pietro Fragiacomo. Mais cette germanophilie — contrebalancée, d’ailleurs, par une anglophilie de même nature — était d’essence purement commerciale, étant due à ce que le grand peintre voyait sa production systématiquement dédaignée en Italie, cependant qu’on se la disputait dans les Empires Centraux. D’autres indices— et, ce qui est plus grave, contemporains — ne laissent pas d’inquiéter nos amis clairvoyants d’Italie sur la permanence, chez quelques écrivains, d’un état d’esprit manifestement en contradiction avec les idées qui présidèrent à la formation du bloc allié contre l’Allemagne et qui inspireront demain la nouvelle assiette politique et économique de l’Europe.

C’est ainsi — pour ne citer qu’un exemple — que l’illustre économiste et sociologue Vilfredo Pareto a publié dans le fascicule du 31 juillet dernier de la très sérieuse Rivista d’Italia — avec, il est vrai, les réserves de la Rédaction — un article sur le « soi-disant principe des nationalités » où beaucoup de finesse est gâchée à démontrer qu’il est impossible de fournir une rigoureuse définition dudit principe et à en conclure — ici nous voguons en plein sophisme — que son corollaire, le principe de la liberté des peuples, n’a aucune force pour résoudre les grands conflits actuels. En quelques lignes bien senties du Secolo milanais (n° du 12 août), M. Luigi Perona a réduit à sa juste valeur l’argumentation de M. Pareto, qui parle non seulement du point de vue logique, mais aussi, et gravement, du point de vue historique, et mis en lumière combien était offensante pour l’Amérique la thèse du savant collaborateur de la Rivista d’Italia.

Je me demande, dit-il, s’il est licite — pendant que tous les hommes cultivés s’efforcent d’éclairer l’opinion publique pour éliminer, conformément à la vérité, les défiances interalliées, faisant ainsi œuvre de sain patriotisme, — que l’une des plus hautes intelligences d’Italie tente de dédaigner de la sorte un puissant allié qu’il y a un mois nous fêtions solennellement et auquel, chaque jour, nous demandons des secours en hommes et en moyens…

Sans doute, le paradoxe — et son proche parent, le sophisme — sont l’un des éléments de la pensée humaine. Nul ne songera, d’ailleurs, à l’établissement, après-guerre, d’une sorte d’orthodoxie intellectuelle interalliée. Sous ces réserves, nous estimons qu’il sera intéressant de suivre, dans la pensée d’Italie, les derniers sursauts, les spasmes d’agonie du germanisme moribond…

À l’étranger. À travers la presse.
La presse alliée

Tome CXXIX, numéro 486, 16 septembre 1918, p. 359-365 [359-363].

Jusqu’ici, l’Angleterre n’a cessé de passer en Europe pour la nation individualiste par excellence. Qu’adviendra-t-il, après la guerre, de cet individualisme ? C’est à quoi répond une étude de M. E. Rota, dans la Revue des Nations latines. En voici quelques extraits.

Deux forces morales, l’individualisme et le collectivisme, qui semblent antagonistes parce que leur concordance harmonique présuppose une société d’individus parfaits, ont réglé le développement de la vie anglaise au cours du xixe  siècle : l’une reflète les caractères de la race et forme le fil conducteur de toute son histoire ; l’autre, qui est l’âme de la démocratie, exprime les tendances idéales de la vie moderne ; l’une seconde l’indépendance des personnes et développe leur sens de la responsabilité ; l’autre tend à limiter les pouvoirs de l’individu en faveur de l’État pour qu’il exerce son action sur les classes peu fortunées.

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L’individualisme anglais n’a pas toujours été égal à lui-même ; il s’est modifié selon les époques, et s’est enrichi d’humanisme, s’est conformé à la loi des besoins universels, sans renoncer pour cela aux droits suprêmes de l’esprit. Il est comme un père affectueux, mais intelligent, qui subvient aux besoins de son fils, sans rien abdiquer des droits de la paternité. Sa docilité, unie à sa fermeté, permettent de croire que le peuple anglais pourra, le drame fini ; reprendre sa marche par les chemins du monde, dégagé de la tutelle de l’État, douloureuse nécessité du moment actuel, sans que le caractéristique « self-help » puisse être un danger pour la collectivité.

L’histoire de l’Angleterre s’est faite par les seules forces du pays qui n’a puisé qu’en lui-même et dans la mer qui l’encercle ses éléments de vie. L’Angleterre s’est laissée influencer par les courants étrangers seulement dans les limites que lui traçait son instinct conservateur, comme elle ne s’est pas laissé dominer, durant les périodes de crise, plus qu’il n’était Nécessaire pour pouvoir ensuite les surmonter. Elle n’a pas perdu son temps à de longs arrêts stériles, comme elle n’a pas cherché à extraire des faits un résultat artificiel et contraire à la nature des choses. Elle n’a pas eu l’illusion de pouvoir aller de l’avant suivant un plan rigoureusement établi, et s’est bornée à pourvoir de la façon la plus pratique aux exigences de chaque époque qui surgissait. L’Angleterre ne s’est pas trouvée dans la douloureuse nécessité de détruire ce qu’elle avait édifié ; elle a construit jour après jour, selon les données de l’expérience, et avec une répugnance méthodique pour les systèmes a priori. Tout s’est établi naturellement, sans hâte ni découragement subit, et aux différentes phases de son évolution historique on constate, semble-t-il, le même miracle de génération spontanée, qui frappe le mineur quand son pic s’abat à travers les richesses illimitées du sein de la terre. L’harmonie de l’ensemble est le produit d’une identité de caractères plutôt que d’un accord préétabli ; comme les plus grandes cités d’Angleterre se sont formées peu à peu, maison par maison, et non selon un plan déterminé ou une vision d’art convenue, mais pour économiser le terrain ou par la loi d’une orientation commune.

Le sens de l’équilibre est l’âme secrète de l’histoire anglaise. Il ressort à la surface aux moments décisifs et révèle alors sa fonction directive.

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L’occupation de l’île a été l’effet d’une conquête ; des rapports de parenté avec les dynasties du continent ont valu à l’Angleterre des crises d’une extrême violence, des luttes politiques et des guerres séculaires. Malgré cela, il ne s’y est formé aucune caste militaire, parasite des autres classes de la société. La féodalité même qui a suivi la conquête ne s’est jamais spécialisée dans le métier des armes, mais a pris part à la vie du pays, collaborant à la formation de l’idéal moderne, à l’éducation de l’individu, à l’accroissement de la puissance nationale.

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Il y a quelques années seulement, l’instruction, supérieure et élémentaire, était une affaire privée. La stupeur de Pasquale Villari allant en Angleterre pour y étudier le fonctionnement scolaire, et n’arrivant pas à y trouver un ministre de l’Instruction Publique, est à ce sujet caractéristique. Les écoles, et en général les œuvres philanthropiques, les asiles de mendicité, les maisons de correction, les refuges pour la vieillesse, etc., ont été créés par souscriptions privées, par les soins des différentes églises protestantes ou de bienfaiteurs volontaires. Magnifique exemple de l’attachement des particuliers au bien public, preuve suprême des traditions aristocratiques et de la solidarité humaine en Angleterre, et d’autant plus significative si l’on songe qu’en ce pays existe dès les temps les plus reculés la taxe pour les pauvres, atténuation au principe de la charité légale. L’État n’entrave pas l’action de l’individu, comme celle-ci n’entrave pas l’action de l’État. Chacun accomplit une œuvre socialement bienfaisante, sans hostilité réciproque, avec le même but d’utilité pour la chose publique.

Mettre en valeur l’individu, élément permanent du progrès futur, extraire de tout homme son maximum de capacité créatrice afin que chacun puisse se suffire et que l’action individuelle aboutisse au bien-être universel, en évitant ainsi que la société soit partagée en mendiants et en bienfaiteurs, tels ont été, les principes directeurs que les théoriciens anglais de la morale et de l’économie ont rationnellement développés.

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L’idée de la solidarité sociale se développa en Angleterre en même temps que le sentiment de la solidarité de la race à travers tout l’empire.

Il a été reproché au peuple anglais de ne pas avoir favorisé à temps la dignité nationale des colonies. C’est une faute qui n’est pas imputable à la volonté des hommes, mais à la pensée, qui n’a pas compris de prime abord les avantages d’une liberté réciproque. Le Moyen-Âge, si pénétré de l’idée d’unité politique, n’avait jamais entrevu l’autre idée, si essentielle, de l’unité économique, et en matière d’économie l’Europe presque entière en est restée à l’ancien régime. Au moyen-âge les villes luttaient entre elles pour la possession d’un fleuve, d’un port, d’un marché, comme à l’époque moderne on a vu des guerres de concurrence entre la patrie et les colonies ; et aujourd’hui on se bat entre nations pour le même objectif. L’Angleterre s’est peu à peu débarrassée de ses préjugés marchands, et elle est passée, de la politique de protectionnisme au régime de la porte ouverte, comme de l’idée d’empire à celle de la libre communauté. Plus d’impérialisme expansionniste, mais union ; plus de maîtres ni de sujets, mais une seule famille, de race et d’idéal identiques, dont les membres, libres et animés de l’esprit individualiste, vivent chacun leur propre vie, suivent leurs intérêts particuliers, disposés, à l’heure du péril commun, à se retrouver unis et à mourir sur un même champ de bataille, citoyens d’une seule patrie.

Deux faits distincts démontrent cette transformation : c’est qu’on puisse voir le général Botha, le champion de l’indépendance boër, être aujourd’hui le chef de la Fédération de l’Afrique du Sud et gouverner des Anglais et des Boërs selon les traditions de la liberté britannique ; et Lloyd George, chef du Cabinet et âme de la Guerre, alors qu’il y a quelques années, il n’était qu’un obscur avocat gallois et dut s’enfuir de Manchester, sous un déguisement, à cause de son opposition acharnée à la guerre dans l’Afrique du Sud,

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L’histoire du peuple anglais à toutes les époques nous interdit de croire qu’une brève période de guerre, si complexe soit-elle, puisse produire une évolution sociale nouvelle et décisive pour l’avenir de l’Angleterre, et qui paisse effacer les caractéristiques traditionnelles et les vertus de l’âme anglaise.

Si on veut enchaîner l’avenir politique d’un peuple, qui a fait lui-même son histoire, aux résidus politiques d’une guerre qui fait partie de cette histoire même, et qu’il a dû subir contré sa volonté, interrompant ainsi son évolution naturelle, c’est perdre de vue la réalité pour suivre le mirage d’une doctrine dont la vérité est encore à démontrer.

Mais cette doctrine qui sacrifie l’individu à l’État centralisateur, qui subordonne l’économie à la politique, — source de dissensions ; qui multiplie l’ingérence des contrôles, — cause de lenteurs, et âme de la funeste bureaucratie ; qui accumule les lois protectrices du travail, — c’est-à-dire l’interdiction de travailler ; qui, en somme, substitue le caporalisme à la liberté) cette doctrine n’est au fond qu’une tentative de germanisation du monde.

Si le collectivisme est la forme économique de l’avenir, de sûrs indices font présumer qu’il s’établira en Angleterre avant tous les autres pays, sans produire d’altérations morales et sans imposer la renonciation aux aptitudes d’autonomie nationale…

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En Angleterre, le problème économique a toujours été un problème de mentalité et de caractère, comme tous les problèmes. Pour elle, penser c’est agir ; et quand une vérité a été comprise et est arrivée à l’âme de la nation, tous les partis, sans hésitation, la traduisent en acte.

C’est ainsi qu’est née spontanément l’association des forces nationales et de celles des colonies, à la voix puissante de la guerre. La Nation, toujours unie pour la réalisation d’un idéal bienfaisant, l’est de même pour réagir contre les aberrations solitaires de quelques cerveaux échauffés et les prétentions impérialistes insensées. Toutes les classes productrices refusèrent de s’associer aux agitations protectionnistes de Chamberlain.

Pourquoi donc souhaiter que l’Angleterre soit la proie de l’État-minotaure, puisque l’individualisme anglais contient des trésors d’énergie sociale et de sympathie humaine ? On ne peut expliquer l’histoire anglaise par la simple théorie des profits et pertes, et c’est le peuple anglais qui de tous contient le plus de substance sentimentale. On retrouve cet esprit de pur idéal dans l’exode au-delà des mers des puritains vers la liberté ; dans les voyages d’exploration au pôle, ou il n’y a ni terres à cultiver, ni habitants à assujettir, où il n’y a en perspective que la mort, dans des solitudes désolées.

C’est de l’histoire, et c’est aussi la vie de tous les jours, en dépit de toute® les contradictions que la métaphysique du peuple allemand ou la logique des peuples latins observent sans cesse dans la vie anglaise, et qui ne sont que produits subjectifs d’une mentalité différente. L’Angleterre craignait de perdre, avec le tunnel sous la Manche, ses privilèges insulaires, et tout à coup, résolument, elle a franchi le Rubicon pour jeter son destin dans la fournaise occidentale. Elle faisait profession de pacifisme et d’antimilitarisme, et cependant elle a pu donner à son armée, en quelques heures, une phalange de volontaires, en nombre tel, qu’il a été nécessaire d’organiser un service d’ordre devant les bureaux de recrutement. On croyait, sur des apparences, à la défection des colonies, et celles-ci sont accourues, fraternellement et à l’unanimité. Est-il une preuve plus convaincante de la supériorité pratique et morale d’un régime basé sur la liberté individuelle, en comparaison de tous les systèmes de syndicat gouvernemental ?

L’avenir de l’Angleterre est encore dans ses caractéristiques traditionnelles et dans son individualisme : l’habitude de chacun de compter sur soi, de se gouverner lui-même, de fortifier sa volonté, de cultiver le sentiment de l’honneur et le loyalisme, de vibrer avec les forces de la nature, de chercher dans les mystères de la personnalité les énergies qui y sommeillent dans l’indolence, de cultiver la conscience et le sentiment du devoir, d’exciter le self-control et le sens de la responsabilité. Tel doit être le programme de rééducation sociale de l’Europe future, plutôt que l’étatisme d’outre-Rhin.

Échos [extraits]

Tome CXXIX, numéro 486, 16 septembre 1918, p. 376-384 [377, 381, 382, 383-384].
Où est la bannière d’Oberdan ?

En 1882, quand parvint en Italie la nouvelle que Guillaume Oberdan avait été tué par les Autrichiens pour son patriotisme, l’âme italienne se souleva, unie et dédaigneuse. À Bologne se forma un comité national, présidé par Carducci, dans le but d’honorer par un marbre le nom d’Oberdan.

Une souscription fournit l’argent nécessaire à ériger un buste du martyr dans la salle de la Société ouvrière bolonaise.

Il restait une petite somme qui, sur le désir de Carducci, fut déposée dans un établissement de crédit et destinée à l’achat d’un drapeau pour un corps de volontaires italiens qui, avec l’armée, vengerait l’assassinat d’Oberdan et revendiquerait les provinces assujetties à l’Autrichien. Quand l’Italie se mit en guerre, il parut aux survivants du comité constitué en 1882 que le moment était venu de déférer au vœu de Carducci. On fit broder sur un beau drapeau de soie tricolore, en caractères d’or, le nom de Guglielmo Oberdan. Depuis il n’en a plus été parlé…

Le Père Angelo Secchi

L’Italie a célébré cette année le centenaire du père Angelo Secchi, l’astronome illustre qui mérita le titre d’historien du ciel. Il ne manquait pas d’intuition pour les choses de la terre et, lors de son premier voyage à Londres, il se demandait comment, ne sachant pas l’anglais, il arriverait à se guider dans la grande ville.

« Nous chercherons un Italien », dit le père Secchi à l’enfant de quinze ans qui l’accompagnait et qui raconta la chose par la suite.

Comme le temps pressait, ils allèrent à la Bibliothèque du British Museum où le père Secchi dévisagea rapidement les lecteurs ; il s’arrêta devant l’un deux et lui dit :

« Bongiorno ! Lei e italiano. » Et de fait c’était un Italien qui devint son hôte et son guide durant son séjour à Londres.

Un enfant recherché par la reine d’Italie

Les journaux italiens ont publié l’avis suivant :

Sa Majesté la Reine sera très reconnaissante à qui pourra lui procurer des renseignements touchant le jeune Tonuzzo Hector, âgé de trois ans et demi, qui, le 28 octobre 1917, à 8 h. 30, à un kilomètre d’Udine, fut confié par sa mère, Mme Angiolina Moro in Tonuzzo, à une dame inconnue, en voiture, qui devait l’amener à Sacile, où la mère, qui suivait à pied avec ses autres enfants, devait le reprendre. Arrivée à Sacile, la mère ne retrouva pas le petit Hector et, malgré toutes les recherches faites, n’en a plus eu de nouvelles.

Tout commentaire affaiblirait la portée de cette annonce qui rappelle un événement comme en ont seuls décrits Goethe, dans Hermann et Dorothée, et Manzoni, dans les Fiancés.

Les Bersaglieri

On connaît le corps des Bersagliers, ces soldats italiens dont le chapeau orné de plumes de coq est célèbre.

C’est le 18 juin 1836 que le général Alexandre La Marmora fonda le corps glorieux.

Et la vieille chanson qui les célèbre et que les enfants des écoles chantaient autrefois est toujours d’actualité : Le Bersaglier est fort et courageux, il marche pour la Patrie avec un cœur valeureux. Et quand on le croit mort, il fait encore quatre bonds et le voilà ressuscité.

Fa ancora quatro salti
Ed ecco è già risorto !

Tome CXXIX, numéro 487, 1er octobre 1918

Les Yougoslaves et l’Entente [extraits]

Tome CXXIX, numéro 487, 1er octobre 1918, p. 442-453 [442-446, 451-453].

Le Corriere della Sera soulevait récemment une polémique à laquelle prirent part tous les journaux italiens. Il s’agissait de la politique du gouvernement italien à l’égard des nationalités opprimées de l’Autriche-Hongrie. Le grand organe de Milan reprochait au baron Sonnino, ministre des Affaires Étrangères, de n’être pas d’accord avec M. Orlando, président du Conseil. Cette polémique est, paraît-il, définitivement close à l’heure où nous écrivons, et c’est heureux. « Cette longue discussion, assure le 10 septembre le Giornale d’Italia, a affirmé la concorde et la pleine solidarité du ministère dans la politique étrangère, intérieure et militaire. »

Nul plus que nous qui, en France, avons suivi cette campagne de la presse italienne, ne se réjouira de la voir aboutir à une politique nette et claire dont profitera toute l’Entente et avec elle sans doute tout le bloc des malheureuses nations opprimées par les Germano-Magyars d’Autriche-Hongrie.

Maintenant donc que l’apaisement s’est fait en Italie et que l’ardente polémique de ces dernières semaines est déjà un souvenir du passé, nous pouvons l’examiner avec plus de sérénité. Elle nous apparaît comme ayant été éminemment utile non seulement à nos voisins et alliés dont elle a ainsi affirmé la concorde et la solidarité, mais à nous-mêmes. Elle éclaire certains points obscurs dans la politique de guerre des Alliés, et le proverbe a bien raison : de la discussion naît la lumière. Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi, dans les déclarations de l’Entente, les diverses nationalités de la Monarchie dualiste ont joui de traitements fort différents ; pourquoi, alors que la, reconstitution de la Pologne devenait par la déclaration de Versailles un de nos buts de guerre, les Tchécoslovaques et les Yougoslaves ne recueillaient que de vagues sympathies. La volonté de maintenir dans toute son intégrité le traité signé à Londres en 1915 et qui promettait à l’Italie des frontières stratégiques et presque toutes les côtes et les îles de l’Adriatique, était sans doute la cause de cet état de choses. C’est aussi et surtout cette volonté qui, alors que la France, l’Angleterre et l’Amérique ont reconnu le bien fondé des aspirations tchécoslovaques, faisait négliger les Yougoslaves.

Nous savions, dès les premiers jours du conflit, le Giornale d’Italia l’avait affirmé, le Ministre des affaires étrangères d’Italie parfaitement d’accord avec le président du Conseil « pour considérer avec une extrême sympathie les efforts faits par les nationalités opprimées par l’Autriche-Hongrie pour conquérir leur liberté et leur indépendance » ; nous savions aussi que « les paroles si éloquentes prononcées en tant d’occasions par M. Orlando sont parties de son cœur et de son cerveau aussi bien que du cœur et du cerveau de M. Sonnino ». Nous connaissions d’ailleurs les actes du gouvernement italien à l’égard des Tchécoslovaques et nous savions que si ces actes ne portent pas la signature de M. Sonnino, celui-ci ne les répudiait pas. Il restait les Yougoslaves. La polémique permit d’éclairer l’opinion publique sur leur rôle. Le 19 août, le Giornale d’Italia attacha le grelot en laissant entendre aux Yougoslaves un bon conseil.

Il appartient aux nationalités opprimées, écrivait-il, de coopérer aussi vaillamment, aussi héroïquement que l’a fait la Bohême à l’œuvre de libération pour laquelle l’Italie a prodigué le sang de sa jeunesse, et lorsque l’heure de la victoire aura sonné, l’Italie ne sera ni intransigeante, ni avare, ni immodérée, ni oppressive ; elle saura concilier ses propres intérêts vitaux avec les intérêts des autres peuples de l’Adriatique.

Les Serbes, Croates et Slovènes d’Autriche-Hongrie ont donné des preuves nombreuses de leur désir d’émancipation. Ils ont, chez eux comme chez nous, aidé la cause de l’Entente dans toute la mesure de leurs moyens. La main dans la main avec les Tchécoslovaques, ils ont en toute occasion, et même par les armes, combattu l’Autriche-Hongrie. Les déclarations de leurs députés à la Chambre autrichienne ne sont pas moins radicales que celles des députés tchèques. Nous voudrions donc, à notre tour, car la chose n’a pas encore été faite systématiquement, exposer rapidement le rôle joué par les Yougoslaves dans la lutte contre la Monarchie des Habsbourg.

§

Nous ne reviendrons pas sur les persécutions que, même avant la guerre, le gouvernement austro-hongrois fit subir aux Yougoslaves. On nous permettra cependant de rappeler ce que disait au Reichsrat, le 19 octobre 1917, le député dalmate Tresitch-Pavitchitch, lui-même victime du régime contre lequel il s’élevait ;

Tous les hommes aux sentiments nationaux, conscients et honnêtes furent arrêtés, relégués, jetés dans les prisons, ruinés, condamnés, exécutés ; tous ceux qui étaient trop jeunes ou trop vieux furent destinés à mourir de faim ; le reste fut intimidé, démoralisé et déshonoré.

Un autre député yougoslave, M. Vukotitch, qui représente à la Chambre autrichienne les Bouches de Cattaro, ajoutait le 6 février 1918 :

La façon d’agir des autorités militaires visait non seulement la liberté, mais la vie des citoyens. Le peuple innocent et pris au dépourvu se trouva placé tout à coup sous le régime de la terreur. Seules, les horreurs de l’inquisition espagnole et de la Saint-Barthélemy pourraient être comparées à celles que nous avons subies.

Lorsque le 30 mai 1917, le jeune empereur Charles daigna rouvrir les portes de ce Reichsrat suspendu le 25 juillet 1914, il ne s’attendait certainement pas à y trouver l’opposition que rencontra le régime austro-hongrois. Une foule de députés, aussi bien yougoslaves que tchèques, avaient été arrêtés, emprisonnés ou condamnés à mort. Le gouvernement comptait bien, par l’intimidation, avoir raison des autres. Cependant dès le début de la première séance, avant même toute discussion, le député Korochets vint lire au nom du Club parlementaire yougoslave une déclaration semblable à celle des Tchèques. Il y demandait l’union de tous les Serbes, Croates et Slovènes en un État libre et indépendant. La prudence néanmoins avait exigé que Yougoslaves et Tchèques tempérassent leurs revendications en tenant compte du « sceptre des Habsbourg ». Les adversaires des Yougoslaves leur ont reproché cette précaution oratoire, qu’ils pardonnent aux Tchèques, sans songer que les députés italiens d’Autriche-Hongrie n’ont même jamais osé faire aucune déclaration ni aller, comme les Yougoslaves, jusqu’à refuser en corps de voter le budget et les crédits de guerre. Plus tard d’ailleurs, le Club parlementaire yougoslave, notamment dans le mémoire qu’il a adressé aux délégués de Brest-Litovsk, a précisé ses desiderata ouvertement et sans tenir compte de l’Autriche-Hongrie et de la dynastie des Habsbourg.

Quand on parle de l’opposition irréductible des Yougoslaves, il est difficile de les séparer des Tchèques. Dans toutes leurs déclarations, dans tous leurs actes, ces deux « peuples frères », comme ils s’appellent, sont indissolublement solidaires. Leurs moyens de lutte sont identiques. Ils ont tous les deux formé le premier groupe des ennemis intérieurs de l’Autriche-Hongrie. À ce groupe sont venus, au congrès tenu à Prague le 16 mai 1918, se joindre les Polonais, les Roumains et les Italiens. Ainsi a été conclue une alliance des nationalités opprimées par l’Autriche-Hongrie, alliance que vient de sceller le congrès tenu à Ljubljana (Laybach) les 16, 17 et 18 août 1918.

C’est là l’aboutissement logique du traitement que l’Autriche-Hongrie a fait subir aux nationalités qu’elle prétend gouverner. Les opprimés se sont ligués contre leurs oppresseurs ; et les Yougoslaves, étroitement unis, qu’ils soient Serbes, Croates ou Slovènes, catholiques ou orthodoxes, cléricaux ou socialistes, ne sont pas les moins ardents dans la lutte. Pour montrer leur désir de libération, ils ne se sont pas contentés de simples déclarations de plus en plus radicales. Ils ont, dans toutes les régions du sud de l’Autriche et de la Hongrie, organisé un plébiscite qui, malgré les entraves de l’administration et de la police, confirme avec évidence l’unanimité de toute la nation. Les signatures affluent par centaines de milliers, et telle ou telle région fait, par le nombre des adhésions recueillies, mentir les statistiques officielles.

M. Hussarek, le nouveau président du Conseil autrichien, sentant l’impossibilité de conserver l’Autriche-Hongrie à l’Allemagne, émettait récemment l’idée de transformer la monarchie dualiste en un semblant de fédération. Il s’attira une énergique réponse non seulement des Tchèques, mais aussi des Yougoslaves, qui considèrent leurs questions nationales non pas comme des questions d’ordre intérieur que le gouvernement peut régler à son gré, mais comme des problèmes d’ordre international que devra résoudre la conférence de la paix. C’est dire que les Yougoslaves ne veulent à aucun prix d’une politique austrophile. Ils l’ont d’ailleurs montré en chassant de leurs rangs les très rares hommes politiques, comme M. Susterchitch, qui rêvaient de réaliser le fameux trialisme, jadis cher à François-Ferdinand.

[…]

§

Si les Serbes, Croates et Slovènes d’Autriche-Hongrie ont ainsi prêté leur appui à l’Entente en Macédoine et en Russie, en fournissant au moins 80.000 hommes à ses armées18, ils n’ont pas fait moins sur le front austro-italien. Le 28 juillet encore, un communiqué de l’état-major austro-hongrois attribuait à la défection des Yougoslaves et des Tchécoslovaques la cruelle défaite subie sur le Piave. « En Italie, écrivait l’Unità, les prisonniers yougoslaves ont présenté jusqu’à ce jour 3.900 demandes en vue d’être enrôlés dans l’armée serbe. Deux cents officiers yougoslaves, concentrés à Nocera-Umberto, ont adressé une requête dans le même but. » Le nombre des prisonniers serbes, croates et slovènes que renferment les camps d’Italie est si considérable même que le Comité yougoslave, qui fait dans les pays de l’Entente la même œuvre anti-autrichienne que le Conseil National tchécoslovaque, n’attend que l’autorisation du gouvernement italien pour en constituer une armée qui combattra aux côtés de nos frères latins.

Après les efforts qu’ils ont faits, aussi bien dans leur patrie qu’à l’étranger, pour servir notre cause, nous croyons donc qu’il est superflu aujourd’hui de demander aux Yougoslaves de nouvelles preuves de leurs sentiments anti-autrichiens. Ils méritent, autant que les Tchécoslovaques, la libération qu’ils réclament de nous. Leur programme devrait donc sans tergiversation être adopté par tous les hommes d’État de l’Entente.

Si même les Yougoslaves d’Autriche-Hongrie n’avaient pas aidé l’Entente — et l’on voit que ce n’est pas le cas, — il faudrait les libérer, puisqu’ils le demandent et que tel est leur droit, si nous en croyons tous les principes proclamés aussi bien en Europe qu’en Amérique. Cette libération ne doit pas être une récompense, mais un acte de justice. C’est ce qu’a fort bien compris un Italien de Trieste qui, dans le journal slovène Edinost du 18 août 1918, écrivait en italien :

Nous autres, Italiens, devons nous persuader que si nous voulons aussi notre liberté, nous devons veiller à ce que la même chose soit accordée à nos voisins. Nous devons donc, dans notre propre intérêt, nous lier étroitement aux Yougoslaves, nous souvenant que les Yougoslaves sont avec nous et forment un peuple assez mûr pour se gouverner lui-même.

Ces sages paroles seront entendues à Rome. Elles l’ont déjà été en Autriche même où, il n’y a pas longtemps, M. Conci, député italien du Trentin, exprimait, dans une lettre rendue publique, « l’espoir que des personnalités compétentes réussiront à choisir la direction, facile à trouver, par laquelle il sera possible d’obtenir entre les deux nations un accord durable, sincère et basé sur la justice et l’égalité ». Les partis socialistes, de leur côté, ont émis la même idée. Social-démocrates yougoslaves et italiens, réunis le 22 août 1916 à Trieste, ont en effet voté un ordre du jour dont un des principaux passages est ainsi conçu :

Vu la particulière situation ethnographique de nos régions, y compris Trieste, l’assemblée invite les deux comités exécutifs régionaux de la section italienne et de la section yougoslave du parti social-démocrate à discuter et à préciser sans hésitation, dans des conférences tenues en commun, les points principaux de la solution de la question nationale dans les régions de l’Adriatique, afin que ces solutions puissent être mises en discussion dans un congrès qui sera réuni le plus tôt possible.

Les Italiens d’Autriche, on le voit, ont fort bien saisi que les différends suscités par la politique des Machiavels de Vienne ne peuvent servir que leurs oppresseurs. Ils savent aussi qu’on ne peut libérer, une nation sans libérer les autres, c’est-à-dire en conservant une Autriche-Hongrie. Vaincue et obligée de céder à l’Italie certaines régions, cette Autriche, toujours soutenue par l’Allemagne, ne rêverait qu’à prendre sa revanche. Que feraient alors, nous le demandons, les Yougoslaves maintenus sous une domination qu’ils abhorrent ? Les Polonais et les Tchécoslovaques ont vu leurs droits reconnus par l’Entente. Conserver l’Autriche-Hongrie en ne libérant pas également les Yougoslaves et les Roumains serait assurer l’hégémonie germano-magyare sur ces deux nations et faire d’elles, et malgré elles, des ennemies de l’Entente. La justice s’accorde par conséquent avec les intérêts des Alliés, surtout avec ceux de l’Italie, voisine immédiate de l’Empire des Habsbourg. Nous croyons savoir qu’on le reconnaîtra et qu’une déclaration plus nette et plus complète que celle de Versailles assurera, après notre victoire, aux Yougoslaves et aux Roumains le droit de disposer d’eux-mêmes et de s’unir à leurs congénères.

Les Revues

Tome CXXIX, numéro 487, 1er octobre 1918, p. 511-518 [512-514, 518].
Revue des Deux Mondes : Arrigo Boïto, correspondance sur Verdi et sur les temps présents

M. Camille Bellaigue entretient les lecteurs de la Revue des Deux Mondes (1er août) d’Arrigo Boïto qui vient de mourir. La presse universelle a rendu un hommage unanime au caractère élevé du noble musicien qui tint à honneur de servir la gloire de son maître Verdi. La correspondance de Boïto met en relief les qualités de cœur et d’intelligence de ce bel artiste. À propos de son maître et de Shakespeare, voici ce qu’il écrivait à M. Bellaigue :

Être son fidèle serviteur et celui de l’Autre, qui naquit sur les bords de l’Avon, je ne souhaite rien de plus. Le grand vieillard bénit tes paroles ; elles sont paroles de vérité, comme ses notes, que tu as bénies…

Je sens le besoin de te dire merci d’avoir bien voulu trouver une place pour mon nom à côté du sien dans un coin bien intime de ta pensée. Rien ne me touche plus profondément que de m’entendre nommer quand on parle de Lui…

Celui qui admire a la meilleure part. L’autre, pendant qu’il crée, souffre, gémit (j’aime à le croire…). Exception faite pour les compositeurs qui étaient avec orgueil leur fécondité d’insectes et vivent dans la plus souriante autolâtrie. Mais à celui qui admire, tout est jouissance, jouissance sans écart et sans limite.

Deux mois après la mort de Verdi, Arrigo Boïto adressait à M. Bellaigue « cette magnifique oraison funèbre » :

Mon cher ami,

C’est aujourd’hui le jour du pardon : il faut donc me pardonner. Je passais tous les ans cette journée à Gênes, avec lui. J’arrivais le Vendredi saint. [Il gardait dans son cœur le culte des grandes fêtes du christianisme : Noël et Pâques.] Je restais jusqu’au lundi. Le charme tranquille de cette visite annuelle me revient à l’esprit, avec les entretiens du maître, la table patriarcale, strictement rituelle avec les mets d’usage, la douceur pénétrante de l’air, et ce grand palais Doria, dont il était le Doge.

C’est la première fois que j’ose parler de lui dans une lettre. Vous voyez bien qu’il me faut pardonner. J’étais victime d’une espèce d’aboulie partielle. Ma pensée allait vers vous presque tous les jours, sous la forme d’un véritable remords. Vous m’écriviez de si bonnes lettres… si douces et si noblement émouvantes. Ma volonté était impuissante à vous répondre, car il fallait vous dire quelque chose de cette grande mort, et je ne le pouvais pas ; j’en souffrais, j’étais malade.

Je me suis jeté dans mon travail comme à la nage, pour me sauver, pour entrer dans un autre élément, pour gagner je ne sais quel rivage, ou pour être englouti avec mon fardeau dans un effort (plaignez-moi, mon cher ami !) supérieur à ma courte vaillance.

Verdi est mort. Il a emporté avec lui une dose énorme-de lumière et de chaleur vitale. Nous étions tous ensoleillés par cette vieillesse olympienne. Il est mort avec magnificence, comme un lutteur formidable et muet. Le silence de la mort était tombé sur lui une semaine avant de mourir.

Connaissez-vous l’admirable buste du maître exécuté par Gemito ?… Ce buste, sculpté il y a quarante ans, est l’image exacte du maître tel qu’il était le quatrième jour avant la fin. La tête inclinée sur la poitrine et les sourcils sévères, il regardait en dessous et paraissait toiser du regard un adversaire inconnu et redoutable et calculer mentalement les forces qu’il fallait lui opposer.

Aussi lui a-t-il opposé une résistance héroïque. Le souffle de sa large poitrine l’a soutenu victorieusement pendant quatre jours et trois nuits. La quatrième nuit encore, ce souffle emplissait la chambre. Mais la fatigue !… Pauvre maître ! Comme il a été brave et beau jusqu’au dernier moment ! N’importe, la vieille faucheuse a dû remporter son arme bien ébréchée !

Mon cher ami, j’ai perdu dans ma vie des personnes idolâtrées. La douleur a survécu à la résignation. Mais je ne me suis jamais surpris dans un sentiment de haine contre la mort et de mépris pour cette puissance mystérieuse, aveugle, stupide, triomphante et lâche. Il fallait la mort de ce nonagénaire pour éveiller en moi cette impression.

Il la haïssait, lui aussi, car il était la plus puissante expression de vie que l’on pouvait imaginer. Il la haïssait comme la paresse, l’énigme et le doute.

Maintenant, tout est fini. Il dort, comme un roi d’Espagne en son Escurial, sous une dalle de bronze qui le couvre tout entier.

Avant l’entrée de son pays dans la guerre, Arrigo Boïto mandait à son ami :

À toute heure du jour, et la nuit, quand l’insomnie me tourmente, je pense à la tragédie qui inonde la terre. Je pense à la France, tienne et mienne aussi. Je maudis l’infâme assassin de millions d’hommes, qui, l’ayant préparée depuis trente ans, a déchaîné cette guerre. Avec Caïn et Judas, il est le grand criminel de l’humanité et, pour comble d’ironie ou de stupide inconscience, il se croit envoyé de Dieu. France, Belgique, Angleterre, Russie, en avant !… Je t’écris peu : la plume ne trouve pas les mots. Les yeux et les lèvres seuls pourraient parler. Il ne me vient que ce cri : Vive la France, bonne, forte, sainte, héroïque ! Elle sortira du vaste sépulcre de tranchées, rayonnante de gloire et transfigurée. Cela est certain plus que certain.

Quand l’Italie est entrée dans l’affreuse mêlée des peuples, Boïto se fait honneur d’avoir épousé le parti du Droit :

Pour toi, qui m’es aujourd’hui plus que jamais cher, un noble embrassement.

Gloire aux nations sœurs qui combattent ensemble… Le 20, j’ai eu la joie de donner ma voix au Sénat pour la belle guerre. Quel spectacle sublime ! Notre Rome exultante, enivrée de la passion de l’héroïsme de la justice, de la gloire !

Trois semaines avant sa mort, le 14 mai 1918, le grand Boïto adressait à son ami ce billet émouvant :

Mon très cher.

Merci pour tes demandes anxieuses, mais, avant toute chose, je m’agenouille devant la France.

Memento [extrait]

[…]

Le Correspondant (10 août) : — M. Denys Cochin : « Marne et Piave ». […]

Échos.
Les Archives des Médicis

Tome CXXIX, numéro 487, 1er octobre 1918, p. 562-576 [568].

C’est à Londres que le roi d’Italie et le gouvernement intentent un procès au marquis Cosimo de Medici Tornaquinci, au marquis Avenardo de Medici Tornaquinci et à Christie, Manson and Woods, pour leur interdire de trafiquer des manuscrits, lettres, souvenirs, livres et autres documents connus sous la dénomination d’Archives des Médicis.

Ce sont des livres et des papiers du xie jusqu’au xviiie  siècle, réunis par des membres de la famille des Médicis.

Il y en a huit cents lots, dont quatre cents sont des papiers d’État concernant l’État florentin. Il y a un grand nombre de lettres écrites par Laurent le Magnifique.

Tome CXXIX, numéro 488, 16 octobre 1918

Variétés.
Un nouvel opéra de Mascagni : « Lodoletta »

Tome CXXIX, numéro 488, 16 octobre 1918, p. 751-753.

Le mercredi 14 août a eu lieu, au Politeama Genovese, la première du nouvel opéra de Mascagni : Lodoletta. Nous avons pensé qu’il serait peut-être de quelque utilité de résumer ici nos impressions d’une œuvre à laquelle un hasard bienveillant a voulu que nous assistions en qualité de spectateur et auditeur désintéressé.

Et d’abord la fable. Le sujet en a été partiellement inspiré au poète Forzano par le roman bien connu de Ouida : Zoccoletti (Les petits sabots). L’action se passe donc en 1853 : aux deux premiers actes, dans un village hollandais ; au troisième, à Paris. Au premier acte, Lodoletta, orpheline, fille adoptive d’Antonio, célèbre sa fête. Tous préparent pour elle des cadeaux et ses compagnes ornent de fleurs une antique image de la madone qui lui est chère. Seul, Antonio est triste, car il ne peut lui offrir les petits sabots rouges, les Zoccoletti rossi qu’elle voudrait. Mais voici venir une bande d’étrangers, parmi lesquels le peintre Flammen. Exilé de France pour raison politique, cet artiste au nom bien français vient travailler en Hollande et, à la vue de cette belle peinture antique, demande à l’acheter. Antonio, pour pouvoir offrir les petits sabots, y consent, mais seulement à condition que Flammen ne prenne possession de la toile que plus tard, lorsque sera finie la fête. Et c’est ainsi que Lodoletta, parmi tous les dons qui lui sont présentés, a la joie de compter les chers « zoccoletti » de son désir.

Malheureusement, un accident vient troubler cette joie : Antonio, qui était monté sur un pêcher pour y cueillir des fleurs, tombe de l’arbre et meurt dans sa chute. Lodoletta, en proie à la douleur et seule chez elle, reçoit l’inopinée visite de Flammen, qui vient chercher son tableau. En présence de la désolation de la jeune fille, il renonce à son acquisition et, se bornant à prendre copie de la Madone, décide de rester à cet effet dans le pays. D’où, au second acte, le fatal imbroglio d’amour entre ces deux êtres. Et le village s’émeut. Pour les âmes timorées du lieu, Lodoletta est une pierre d’achoppement. Mais la chance, heureusement, est du côté des deux amants ; quand la copie est terminée et qu’aussi le portrait de Lodoletta est achevé, Flammen reçoit l’annonce inopinée de sa grâce. Que va-t-il faire : retourner à Paris, où l’attendent ses amis, ou continuer la délicieuse idylle de Hollande ? Mais Lodoletta elle-même lui conseille de partir et il obéit.

Au troisième acte, nous sommes donc à Paris, dans la villa de Flammen, où l’on danse, où l’on banquette et où l’amphitryon, pour ne pouvoir oublier sa Lodoletta, se voit l’objet des plaisanteries de ses commensaux. Or, voici que soudain et quand tout le monde est parti, Lodoletta fait son apparition dans le jardin de la villa. Elle s’imagine, la pauvre enfant, que son ami l’attend et quand la triste réalité s’offre à elle, au lieu du rêve caressé de nouvelles félicités, l’épuisement de tout son être pitoyable la fait s’abîmer dans la neige, où elle ne tarde point à mourir. Et ce seront les petits sabots rouges qui révéleront à Flammen la fin lamentable de la fidèle amante, dont le jeune corps, gracile et frêle, devenu cadavre glacé, déchaîne ses sanglots et, hélas ! ses tardifs remords.

Tel est le libretto, dont nous ne dirons rien, la musique suffisant à épuiser nos commentaires. Et d’abord ; il est difficile, dans les circonstances actuelles, de ne pas noter — pour ce qui est de l’Italie — que, si, sur le domaine de l’art dramatique, on constate un louable effort pour se hausser à la grandeur des temps (et en font foi ici les œuvres, entre autres, de Sem Benelli, de Tumiati, de Bracco, de Niccodemi), il ne semble malheureusement pas qu’il en soit de même sur celui de l’art lyrique. Sera-t-il besoin de rappeler qu’à des époques dont le caractère était loin d’égaler en splendeur tragique la nôtre, les scènes lyriques italiennes retentissaient des puissantes inspirations de Rossini, que l’on y chantait les chœurs de la Norma, des Horaces et Curiaces de Mercadante, les duos des Puritains et de Marin Faliero, ce doge de Venise décapité en 1355, sans parler du cycle entier de Verdi, de Nabucco à Attila, à Macbeth, à la Bataille de Legnano ?

Or quelles sont les nouveautés que l’on nous offre aujourd’hui ? Des Hirondelles, des Mouettes, c’est-à-dire des scénarios stéréotypés et des mélodies mielleuses. Les œuvres des Grands sommeillent et l’on sert et ressert à un public insouciant la nourriture légère qui lui convient…

Il n’est que trop certain que la petite et gracieuse Arcadie de l’auteur de la Cavalleria ne saurait présenter matière à des développements musicaux bien simples. Mais, simple idylle, n’y avait-il pas lieu de la traiter, dans la composition, comme telle ?

Cependant le Maestro s’est borné à souligner, au moyen d’un simple artifice, d’ailleurs souvent élégant et soigné, d’orchestration, la déclamation des divers personnages. Mais ceux-ci se réduisent à deux : « Elle » et « Lui ». Vainement chercherait-on ici la belle et séduisante mélodie de la Cavalleria et d’une autre œuvre qui mériterait d’être plus connue : L’ami Fritz ! Un thème comme celui de Lodoletta, pour mériter sa simplicité initiale, eût dû être traité à la façon d’un écrin de gemmes mélodiques et non point comme une longue série de déclamations souvent emphatiques et rarement sereines.

Toutefois cette composition ne serait pas de qui elle est, si elle ne présentait l’essence même de l’art mascagnien, qui réside en la parfaite maîtrise de tous les trucs du métier. Eu égard au peu d’ampleur d’une telle œuvre, on peut dire qu’il y a poussé à l’extrême sa connaissance des effets de théâtre, toujours sûrs d’agir sur des auditoires aussi mêlés que ceux des salles de spectacles italiennes. Du petit chœur des enfants, pompeusement baptisé Sérénade des Fées, à la mort d’Antonio et au transfert de Lodoletta dans le lit virginal, par quoi se clôt le premier acte, cette technique triomphe. Il en est de même au troisième, dans toute la scène de la venue soudaine et de la mort de l’héroïne. Le second acte est décidément le plus faible et l’on n’y trouve même pas l’un de ces hors-d’œuvre généralement destinés, en l’absence d’inspiration véritable, à distraire l’attention du gros public et l’illusionner sur l’indigence passagère de l’art de l’auteur.

L’interprétation n’intéresse guère le lecteur français. Elle a mérité les éloges de critiques assez délicats. Si l’on joue bientôt chez nous Lodoletta, nous pensons que le jugement qui en a été porté ci-dessus sera ratifié. En tout état de cause, il serait difficile de ne pas s’éjouir, — mais qui peut encore s’abandonner pleinement, dans notre grande et héroïque France meurtrie, à cette sorte de jouissances ? — à maints détails orchestraux, comme, par exemple, ceux qui accompagnent le cortège funèbre d’Antonio, la valse qui suit la trop bruyante bacchanale du troisième acte et, enfin, l’entrée inopinée de Lodoletta, ainsi que la scène mortuaire, si doucement soulignée par le quartetto orchestral.

Tome CXXX, numéro 489, 1er novembre 1918

Lettres italiennes

Tome CXXX, numéro 489, 1er novembre 1918, p. 131-136.
[I] La mort d’Arrigo Boito

La mort d’Arrigo Boito (1842-1918) n’est pas seulement une perte pour la musique à laquelle il avait donné un chef-d’œuvre : Mefistofele. Il était aussi un poète, un poète romantique, le dernier de nos romantiques : il y a quelqu’un qui le tenait pour le premier et le seul des romantiques italiens. Il n’avait montré son goût de l’étrange et du bizarre, son adresse remarquable de versificateur que dans les libretti qu’il a composés pour Verdi et autres maëstri. Il avait aussi publié dans sa jeunesse deux petits livres de vers (Libro dei versi ; Re Orso, 1865) où il y a de la fantaisie et de l’humour. C’est du Victor Hugo et du Heine mêlés, mais il a aussi quelque chose de bien personnel. Dans ses veines il y avait du sang slave (sa mère était polonaise) et le penchant aux rêveries bizarres du Nord était en lui presque spontané. Il avait publié en 1901 le poème dramatique Nerone, dont il a laissé — dit-on — la musique, que tous les Italiens attendent depuis longtemps avec impatience.

[II]
D’Annunzio, La Beffa di Buccari, Milan, Treves. — D’Annunzio, La Riscossa, Milan, Bestetti et Tuminelli

L’aîné de nos écrivains, Gabriele d’Annunzio, est tout adonné à la guerre. Il a publié seulement, ces derniers temps, deux brochures : La Beffa di Buccari, récit d’un hardi exploit de nos marins sur la côte de l’Istrie, et La Riscossa, recueil des discours de propagande qu’il a faits aux soldats depuis les douloureuses journées de Caporetto.

A. Soffici, Kobilek ; La Giostra dei Sensi, Florence, La Voce

Parmi les livres de guerre — qui sévissent chez nous comme partout — le Kobilek d’Ardengo Soffici tient, jusqu’ici, la première place. C’est la narration très simple de quelques journées de bataille sur le Carso en août 1917 : c’est de l’histoire sans pathos, mais sans rhétorique. On respire. Il n’y a pas assez d’émotion, il y a des longueurs et quelques naïvetés, mais l’ensemble est vivant et tracé de main d’artiste. M. Soffici est un des meilleurs prosateurs de nos jours ; son dernier livre, La Giostra dei Sensi, qui réunit ses notes et ses esquisses des dernières années, est un savoureux chef-d’œuvre de poésie et d’esprit, qu’on voudra relire souvent.

M. Puccini, Dal Carso al Piave, Florence, Bemporad. — G. Ferrero, La vecchia Europa e la nuova, Milan, Treves

Dans le fatras de la littérature guerresque on peut relever aussi le livre de Mario Puccini, Dal Carso al Piave, qui raconte dans une prose colorée, mais très poignante la retraite d’octobre 1917, et les essais de Guglielmo Ferrero, La Vecchia Europa e la Nuova, qui résument les opinions du célèbre historien de Rome sur les causes et les caractères de la guerre.

A. Vivanti, Zingaresca, Milan, Quintieri

Mme Annie Vivanti, qui écrit en anglais et en italien, a tâché d’exploiter la guerre avec des drames (L’Invasore ; Vae Victis ; Bocche Inutili), qui se supportent assez mal au théâtre et pas du tout à la lecture. Mais elle nous a donné dans le même temps un volume de souvenirs grotesques et humoresques, Zingaresca, où l’on rencontre des pages alertes et piquantes et qui est peut-être le meilleur qui soit sorti de la plume de l’ancienne amie de Carducci.

§
G. Pascoli, Carmina, Bologne, Zanichelli. — G. Pascoli, Poesie, Bologne, Zanichelli. — A. Galletti, L’Arte e la poesia di G. Pascoli, Rome, Formiggini

Giovanni Pascoli, six ans après sa mort, est déjà en train de devenir un de nos classiques. On vient de publier une édition de grand luxe de ses Carmina, c’est-à-dire de ces poèmes latins qui lui ont valu plusieurs fois le prix d’Amsterdam. On a fait aussi un choix de ses Poesie avec un commentaire de M. Pietrobono, et le professeur A. Galletti, qui lui a succédé dans la chaire de littérature italienne à l’université de Bologne, a consacré un essai très savant et très étendu à l’Arte e la Poesia di G. Pascoli, où il s’efforce de démêler les éléments de son art, dont il fait ressortir les rapports avec la poésie européenne moderne. Il y a dans ce livre beaucoup d’érudition et de bonne volonté, mais on y cherche vainement une synthèse définitive et concluante de l’œuvre de celui qui a été sans contredit, après Carducci, le plus intimement poète de sa génération.

O. Govoni, Poesie Scelte, Ferrare, Taddei

Corrado Govoni, dont les livres étaient devenus presque introuvables, nous présente ses Poesie Scelte. J’ai parlé ici même de ce jeune poète qui compte parmi les meilleurs. Avec ce livre, il nous offre le moyen de le connaître dans son ensemble. Le choix n’est pas tout à fait de mon goût : il aurait dû écourter certaines pièces et n’en donner que des fragments de quelques vers. Car il n’y a presque jamais dans ces poèmes une véritable unité d’inspiration qui soit donnée par le sentiment de la pensée. Il transforme le réel avec des images souvent étonnantes qui sont d’un enfant très doué ou d’un sauvage très profond. Mais il est le poète du détail ; ses poésies tombent quelquefois dans la simple énumération des objets extérieurs et il faut aller chercher les paillettes d’or dans les rebuts et les déchets.

G. Lipparini, Stati d’Animo, Bologne, Zanichelli

Giuseppe Lipparini, qui avait été jusqu’ici un excellent parnassien, veut se rajeunir. Il s’est rallié aux poètes d’avant-garde avec ses Stati d’Animo, mais il a plutôt renouvelé sa forme que sa sensibilité.

F.-T. Marinetti, Scelta di poesie, Milan, Inst. Edit. Ital.

F. T. Marinetti, qui se tait depuis quelque temps, nous donne aussi, comme Govoni, les plus belles pages de son œuvre lyrique et une nouvelle collection des anciens manifestes futuristes.

N. Moscardelli, Gioielleria notturna, Milan, Studio Edit. Lombardo

Dans Gioielleria Notturna, de N. Moscardelli, il y a des images nouvelles et des pensées très délicates, mais la guerre, où il a été blessé, n’a pas assez remué le fond de son âme qui se complaît toujours dans un sentimentalisme mélancolique qui n’arrive pas à réaliser la forte originalité de la passion.

F. Tozzi, Bestie, Milan, Treves

M. Federico Tozzi a beaucoup progressé depuis son poème sur Sienne qui s’appelait La città della Vergine. Il nous donne aujourd’hui des petits poèmes en prose, Bestie, où l’on peut admirer souvent le goût sûr de la parole simple et toscane et, par-ci par-là, même des lueurs de poésie.

G. Ravegnani, Sinfoniale, Ferrare, Taddei. — M. Venditti, Il Burattinaio, Ferrare, Taddei

M. Giuseppe Ravegnani a quitté le vers, mais on n’a pas beaucoup gagné au change. Dans son touffu et fatigant Sinfoniale, on voit des efforts louables, mais désespérés pour s’évader de l’imitation du lyrisme courant, qui est devenu désormais une « manière » fort ennuyeuse. Il y a plus d’esprit dans les proses de Mario Venditti, Il Burattinaio e la sua pialla, où l’on voit poindre parfois un commencement de personnalité.

[III]
G. Deledda, L’Incendio nell’oliveto, Milan, Treves. — A. Panzini, Novelle d’ambo i sessi, Milan, Treves. — A. Panzini, Dizionario Moderno, Milan, Hæpli

Mme Grazia Deledda nous raconte encore une histoire de son île dans l’Incendio nell’oliveto, qui n’ajoute rien à sa renommée. On peut dire la même chose des Novelle d’ambo i sessi, de M. Alfredo Panzini, qui a publié aussi une nouvelle édition de son Dizionario Moderno, supplément très original à tous les dictionnaires italiens, car on y trouve tous les mots et les expressions étrangères et dialectales qui sont entrés dans l’usage, mais que les puristes n’accueillent pas dans leurs vénérables lexiques.

G. Gozzano, L’Altare del Passato, Milan, Treves

Ceux qui aiment le poète disparu des Colloqui, Guido Gozzano, liront avec plaisir ces mélanges posthumes (contes et souvenirs) qu’on vient de publier sous le titre L’Altare del Passato.

L. E. Morselli, Storie da ridere e da piangere

Luigi Ercole Morselli, qui avait eu un début retentissant au théâtre avec une étrange pièce mythologique (Orione), réapparaît maintenant comme conteur avec ses charmantes Storie da ridere e da piangere.

B. Cicognani, Gente di Conoscenza, Florence, La Voce

Gente di Conoscenza est le titre du nouveau livre de Bruno Cicognani, dont nous avons signalé ici, l’année dernière, les Storielle di novo conio, qu’on vient de rééditer. Ce nouveau recueil de portraits et de contes florentins est peut-être meilleur que l’autre, mais la substance est la même. M. Cicognani est un véritable écrivain et un humoriste de premier ordre. Ses récits, ses souvenirs sont vifs, primesautiers et, bien que la matière en soit presque toujours humble et provinciale, ils se haussent souvent jusqu’à la poésie. Il y a dans Cicognani un observateur qui sourit pour cacher un moraliste qui voudrait éclater et un poète qui aurait presque envie de pleurer.

Rosso, La Fuga ; La Morsa, Milan, Treves

On pourrait dire presque le contraire de M. Rosso di San Secondo, dont le talent n’égale malheureusement pas la fécondité. Ses derniers romans, La Fuga, La Morsa, voudraient être des romans psychologiques, philosophiques, profonds, et sa première pièce, Marionette che passione ! un drame métaphysique et peut-être symbolique. Mais son écriture débraillée et prétentieuse ne révèle ni un poète, ni un penseur, mais plutôt un esprit sec et ambitieux qui tourne à vide toujours dans la même poussière d’idées mal comprises et d’images surannées.

M. Moretti, Guenda, Milan, Treves

Avec son nouveau roman, Guenda, Marino Moretti n’a pas égalé Il Sole del Sabato. C’est une délicate histoire d’amour au milieu de la vie d’une petite ville de province et la ville est presque plus vivante que les protagonistes. On y retrouve le charme des rues solitaires et des pauvres jardins de la Romagne, mais il faut avouer que M. Moretti est plus heureux quand ses personnages vivent dans le cadre plus étroit de la nouvelle.

B. Corra, Io ti amo, Milan, Studio Edit. Lombardo

M. Bruno Corra avait fait beaucoup espérer avec son premier roman fantaisiste, Sam Dunn è morto. Mais son nouveau livre, Io ti amo, qu’il appelle le roman de l’amour moderne, est une histoire assez banale où il y a, comme partout, un écrivain pauvre, une coquette, un vieux libertin, un courtier corrompu, un théâtre de cinéma et quelques théories pas assez nouvelles sur l’amour avant et après le mariage. Le style est très peu soigné : il faut donc attendre une œuvre nouvelle pour montrer notre sympathie à ce jeune romancier qui ne manque pas de talent.

[IV]
B. Croce, Conversazioni Critiche, Bari, Laterza

Benedetto Croce, le philosophe, réunit les notes de sa revue La Critica dans deux volumes de Conversazioni Critiche, où il y a parfois plus de vie et de vérité que dans son système.

E. Romagnoli, Teatro Greco, Milan, Treves

Un helléniste révolutionnaire qui nous a donné une excellente traduction d’Aristophane et un très amusant pamphlet contre la philologie allemande (Minerva e lo Scimmione) vient de publier un clair résumé sur le Teatro Greco, puisé directement aux textes anciens. La grande collection des Scrittori d’Italia (Bari, Laterza) ne chôme pas : elle vient de s’enrichir des Memorie de l’aventurier Jacopo da Ponte, contemporain et ami de Casanova, et du Commento della Divina commedia de Giovanni Boccaccio.

Écrits sur Mazzini et sur Marx

Mazzini est à la mode : les livres de MM. Salvemini, Momigliano, Della Seta et Alessandro Levi, qu’on a publiés ces derniers mois, sont très sérieux et témoignent de l’influence toujours vivante du grand apôtre génois. Le centenaire de K. Marx nous a laissé une bonne monographie de M. Olgiati sur la vie et le système de l’auteur du Capital (Milan, Vita e Pensiero), assez objective, bien que l’auteur soit catholique, et une nouvelle édition des essais bien connus même en France de M. Benedetto Croce sur le Materialismo Storico e l’Economia Marxistica.

E. Masi, Storia del Risorgimento, Florence, Sansoni

Il ne faut pas oublier les leçons sur la Storia del Risorgimento du regretté historien E. Masi, qui s’ouvrent avec un excellent exposé des idées françaises du xviiie  siècle et de leur rayonnement en Italie.

G. Papini, Testimonianze, Milan, Studio Edit. Lombardo. — G. Papini, L’Uomo Carducci, Bologne, Zanichelli

Qu’il me soit permis, enfin, d’annoncer un nouveau recueil de vingt-quatre essais non critiques de Giovanni Papini, Testimonianze (dont un consacré à Maeterlinck et un autre à Paul Fort), et un livre sur l’Uomo Carducci, où il a tâché de faire revivre, en dehors des cadres usés de la critique et de la biographie, la vaillante figure du grand écrivain.

[V] Memento. Les Revues

Il faut signaler deux nouvelles revues bibliographiques : L’Italia che scrive (Roma, Formiggini) et I Libri del Giorno (Milan, Treves), assez bien faites, surtout la première, et qui rendront beaucoup de services. Parmi les revues nouvelles : La Rivista di Milano (Milan) ; la Rassegna Italiana (Rome), dans le genre de la Nuova Antologia ; la Raccolta (Bologne) ; Ars Nova (Rome) ; Lo Specchio dell’ Ora (Rome) qui sont maintenant les seules jeunes revues qui paraissent en Italie.

On a fondé deux revues consacrées entièrement aux études anglaises : La Vita Britannica (Florence) et la Rassegna Italo-Britannica (Milan).

L’Idea Latina (Milan) est consacrée aux relations entre la France et l’Italie, à l’égal de son aînée, La Revue des Nations Latines (Florence). L’entente intellectuelle entre les Alliés a aussi son organe dans l’Intesa Intellectuale (Bologne), où l’on remarque, dans le 2e n°, un article de Mgr Duchesne sur la transformation des universités françaises.

Échos.
Un portrait de saint François

Tome CXXX, numéro 489, 1er novembre 1918, p. 181-192 [188-189].

La découverte de fresques importantes à Spolète mérite d’être connue. Elle intéresse tous ceux qui s’occupent des études franciscaines et qui apprendront avec joie que l’on a ainsi retrouvé un nouveau portrait de saint François.

Ces peintures étaient cachées sous une couche de chaux dans la petite église des Saints Jean et Paul, déjà connue pour une belle peinture dans la crypte souterraine, oratoire primitif en l’honneur des deux frères, martyrs romains.

La petite église actuelle, construite sur l’oratoire du xie  siècle, fut consacrée en 1179. L’importance des fresques découvertes est telle que la petite église devient un vrai pèlerinage pour ceux qui aiment les arts ; c’est un monument capital de l’art pictural du xiie au xve  siècle.

Les plus précieuses sont les fresques du xiie  siècle. Dans la crypte on voit le martyre des saints Jean et Paul et leur gloire. Sur les parois de l’église sont peintes de nombreuses figures de saints. On a pu déchiffrer les noms de saint Michel, sainte Marguerite, saint Thaddée ; une troisième fresque représente le martyre de saint Thomas de Cantorbéry peint peu après le martyre du saint. Le chevalier Renaud en armure frappe le saint qui pontifie ; le prêtre Elouard veut défendre le prélat. Sous les trois personnages on lit : Reinaldus — Saint Thomas M. — Adurdus.

Outre ces fresques du xiie  siècle, on en a du xive  : c’est le portrait de saint François qui se dresse en haut sur la paroi gauche de l’église près d’une madone cimabuesque.

Le saint est reproduit au naturel et presque de profil tourné à gauche. La tête sort un peu du capuchon qui lui descend jusqu’à l’épaule droite ; les mains ont les stigmates ; une tunique simple, de couleur jaunâtre, lui ceint les flancs et descend jusqu’aux pieds. La tête est tonsurée et une couronne de cheveux surmonte son petit front. La barbe est courte, le visage maigre, le menton subtil, le regard vif et tranquille.

Dans ce portrait, qui diffère de ceux qui sont déjà connus, il faut voir sans doute le plus beau portrait du Saint. Il répond à la description de saint François laissée par Thomas de Celano, mais possède tant de nouveauté, de mouvement et de profondeur dans l’expression qu’on ne peut lui comparer ni le portrait de Subiaco, ni ceux de Cimabue, de Margaritone, de Giulio Pisano ou du Berlinghieri, parmi les fresques du « Trecento » ; mais plus tard on a d’autres figures de Saints, une crucifixion et quelques scènes de la Nativité, parmi lesquelles une crèche qui est certainement une des plus anciennes représentations de cette scène.

Il y a aussi des fresques du xve et du xvie  siècles.

Tome CXXX, numéro 491, 1er décembre 1918

À l’étranger. Italie.
L’Entente intellectuelle

Tome CXXX, numéro 491, 1er décembre 1918, p. 545-550.

Complétant, dans un second article, les quelques notes réunies sous ce titre dans le Mercure du 16 septembre dernier, nous voudrions, à l’aide uniquement de documents italiens, montrer que le délicat problème d’une entente intellectuelle est en partie conditionné par celui de renseignement, à tous ses degrés, et que, malheureusement, la nature actuelle de cet enseignement, dans la péninsule, permet d’entretenir des craintes sérieuses pour l’avenir de la dite entente.

Dans un fort judicieux article dans la Revue des Nations Latines du 16 octobre dernier19, M. Armando Tartarini s’est demandé d’où venait que les peuples latins, et plus spécialement les Italiens, eussent perdu « toute communication avec les régions spirituelles de nos vieux ancêtres, qui nous transmirent en héritage les formes essentielles de notre esprit et de notre langue ». Sa réponse est la suivante : « Ce processus d’amnésie historique qui peu à peu s’est manifesté parmi nous, est certainement un effet partiel des méthodes germaniques introduites dans nos études et nos écoles, et qui ont entraîné la haine pour les grecs et les latins, en desséchant les jardins de notre latinité humaniste… » Selon ce garant informé, il n’est besoin, pour reprendre les contacts interrompus, que « de rétablir les communications coupées par le pédantesque “scientisme” philologique allemand » ; de se réconcilier, en un mot, avec les grands classiques de l’antiquité, étudiés, non plus à la façon purement formelle et « critique de textes » des éditeurs de Teubner et de leurs épigones, mais aussi et surtout du point de vue de la « substantifique moelle », à peu près complètement négligé par l’école des glossateurs de l’école philologique teutonne. Ici encore, il convient de citer notre autorité :

Les philologues — écrit M. Armando Tartarini — de chez nous, par la mesquine phobie de paraître rhéteurs et de déplaire aux « maîtres » tudesques, se sont réduits à la fonction de simples ouvriers manuels, qui réparent çà et là quelques briques de l’édifice, mais auraient honte, et se gardent bien, de risquer un seul mot sur la valeur et le sens de la construction. Verboten !… Cela n’est pas de bon ton parmi les philologues comme il faut…

L’on concevrait, à la rigueur, que la discipline philologique des Universités, jusqu’alors conduites à l’allemande, n’abdiquât pas soudain et continuât un certain temps encore de professer les rites ésotériques où s’égarait le prétendu pragmatisme de plus d’un illustre maître, élevé à l’école de la Germania Filologica, telle que la codifiait, dans son volume de 1909, si âprement censuré par le grand-prêtre Arturo Farinelli, M. Guido Monacorda, de l’Université de Catane, puis de Naples. Mais infuser dans l’âme des jeunesses primaires le venin pernicieux des doctrines notoirement et ouvertement germanophiles, et ce à la 5e année de la Guerre Libératrice, la « nostra guerra » ? Cependant, à la fin d’août 1918, le ministériel Giornale d’Italia publiait le texte de l’interrogation suivante, émanant du député Medici et dirigée au ministre de l’Instruction Publique :

On voudrait savoir si, avant la réouverture des classes, le Ministre à l’intention de prendre des mesures pour que soient éliminés les livres qui répugnent au sentiment national et que soient précisées les responsabilités afférentes. On demande une réponse écrite.

À cette question faisait suite un article, où on lisait ceci :

Le mal que peuvent causer les impressions des premières années, n’a, en fait, pas besoin d’être commenté. Or, à l’ombre de l’approbation supérieure, circulent dans les écoles des ouvrages qui opposent la barbarie italienne à la civilisation tudesque, en semant la haine et la zizanie entre Italiens du Nord et Italiens du Midi. Un Testo Atlante di Geografia, par Assuoto Mori, écrit à la lettre que, entre les divers groupements européens, « le plus civilisé est celui des peuples germaniques » (il più civile è quello dei popoli germanici), qui dominent en matière politique et commerciale, ainsi que par leur « activité progressive » (attivà progressiva). « Le groupe gréco-latin est resté en arrière, et certaines peuplades d’Italie et d’Espagne peuvent être considérées comme semi-barbares. Moins civilisées en moyenne sont encore les peuplades slaves. Dans la Péninsule Balkanique et en Russie vivent des gens que l’on peut considérer comme barbares. » (Vol. I, p. 100.)

De cet intéressant exposé, un adolescent ne peut tirer d’autre conclusion que celle-ci : « Les seuls peuples rigoureusement civilisés et progressifs d’Europe sont les peuples germaniques et tous les autres, qui, avec l’Italie, se sont élevés contre eux au nom de la civilisation, sont au contraire ou des barbares, ou des demi-barbares ; tout au plus, des arriérés. »

Tout cela s’enseigne à la jeunesse italienne en l’an de grâce 1918. Mais il y a pire. Quelques auteurs de Manuels, comme Giovanni Graziani, dans Terra e Nazioni, vol. II, p. 193, développent les mêmes idées, en les ornant de variations à eux, parlant, par exemple, de contrastes entre le Nord et le Sud, de décadence latine, dans des phrases dans le genre de celle-ci : « Qu’importe, si, en Italie, le Nord progresse et devient chaque jour plus prospère, puisque le Sud est toujours parmi les pays les moins civilisés d’Europe et offre encore le phénomène d’un vif contraste entre les classes sociales, nourrissant une plèbe rurale concentrée dans un petit nombre de bourgades d’où la vertu campagnarde est absente ? »

De façon générale, donc, les Italiens seraient arriérés, tandis que ceux du Midi resteraient demi-barbares dans toute la force du terme et corrompus, s’opposant aux progrès du Septentrion ! Telles sont les maximes qu’au nom de la science l’école italienne inocule aux enfants.

Il y a pire encore. Certains journaux ayant signalé cette énormité, ses divulgateurs se sont dressés pour nous apprendre que des affirmations aussi délétères constituent le dernier mot de la science et de la nouvelle pédagogie. « Vainement »  s’écrie sur un ton de triomphateur le professeur Mori, — « vainement vous exaltez la civilisation latine, car, en réalité, notre Société est barbare, ou semi-barbare. C’est des Allemands que nous devons apprendre la civilisation ! »

Et, ce disant, il nous a ressassé de belles statistiques, pour nous apprendre combien chaque teuton gagne au commerce, de combien de kilomètres il est maître, combien de tonnes il transporte. Il a essayé de nous faire croire qu’aujourd’hui les Anglais sont dans le même sac que les Germains et, pour confondre la prétendre civilisation italienne, il nous a bravement rappelé les faits de Verbicaro et d’Orgosolo.

Il est déjà surprenant d’entendre un pareil langage sur les lèvres d’un éducateur de la jeunesse et au nom de la science et que l’on ose faire passer toute cette contrebande sous l’étiquette éducative. Mais où l’on ne peut ne point se déclarer stupéfait, c’est lorsque l’on constate que tant d’inspecteurs et de fonctionnaires sont payés pour surveiller la marche des écoles et… tolèrent, quand ils n’approuvent pas une telle drogue. Exalter la civilisation de la triste engeance contre laquelle s’est insurgée l’Europe ! Lui opposer la « barbarie » des régions qui nous ont donné les brigades Sassari et Catanzaro ! Exploiter grossièrement les douloureux incidents d’un pauvre monde et oublier le brigandage raffiné du Lusitania et des bateaux-hôpitaux ! Confondre le bandit boche avec le type supérieur de l’Anglo-saxon !

Mais nous ne nous en tiendrons qu’à ce qui est écrit dans ces livres : que ce soit science, ignorance ou pédagogie. Une chose est sûre : quand on écrit de cette façon, que l’on juge sur de tels critères, l’on est incapable manifestement de produire des œuvres d’éducation, dignes d’être proposées pour l’enseignement de notre jeunesse. Et comme il importe de se prémunir de suite contre les bacilles infectieux, des mesures doivent être prises avant la réouverture des classes. Il n’est pas, en l’espèce, d’entraves (pastoie) bureaucratiques qui tiennent, pas de règlements prohibitifs à opposer, à moins que l’on ne veuille rendre l’école complice d’un vrai délit. Il n’est pas d’injustice plus patente que celle qui consiste à reprocher à nos soldats leur semi-barbarie pour exalter la Kultur boche ; pas de système plus délétère et plus funeste à l’éducation nationale que celui qui se fonde sur un principe de dépression et de dénigrement de notre civilisation, en semant la zizanie et le soupçon entre les différentes provinces. Et nous ne toucherons pas le côté éducatif, car ne serait-ce pas grotesque de supposer que des livres écrits par des gens qui jugent de la valeur de civilisation d’un peuple par le nombre de kilogrammes et de tonnes qu’il a à son actif puissent avoir autre chose qu’un effet funeste sur l’âme juvénile, alors qu’on y fait argument des accès de colère de paysans illettrés et que l’on y passe sous silence la sauvagerie raffinée des héros de Hindenburg, des mutilateurs des enfants belges ?

Il ne s’agit point, ici, de quelques simples phrases. Il s’agit de l’indice de la pire des anarchies, du désaveu le plus solennel de notre guerre (della nostra guerra), plus encore : de la négation absolue de toute notre histoire, en même temps que de la civilisation mondiale.

Divers grands journaux italiens adoptèrent aussitôt, en en reproduisant l’article, la thèse du Giornale d’Italia. C’est ainsi que le plus sérieux organe de Gênes : Il Sècolo XIX, dans son n° 287, 20 août 1918, disait :

Le Sècolo XIX s’associe à ces justes considérations. Devant la question de l’honorable Medici, les responsables ne peuvent plus, désormais, compter sur le mutisme. Mais devons-nous continuer de payer des inspecteurs qui tolèrent un tel état de choses ? Jusqu’à présent aucun, parmi les nombreux personnages, qui ont adopté ces ouvrages, n’a osé les défendre…

Peu à près cette note, un professeur génois adressait au journal une lettre, que celui-ci publia dans son n° 244, 4 septembre 1918 et qui, trop longue pour être traduite ici intégralement, contenait les passages suivants :

… L’école a besoin de réformes minutieuses. Il faut qu’elle soit soustraite à une bureaucratie ignorante, qui ignore tout de l’éducation, qui se soulage en multipliant les contrôles et les correspondances et qui considère excellente l’école où les règles s’enseignent au détriment de la pratique. Quant à l’inspection scolaire, ç’a été une institution malheureuse. Que fait-elle ? Quelle action exerce-t-elle sur l’école ? Aucune. Elle fait ce dont elle est incapable. Elle examine, elle modifie, elle impose des horaires à des écoles qu’elle ignore, dans des villes dont elle ne connaît pas les coutumes ni les habitudes… et des occupations aussi urgentes ne permettent pas aux Inspecteurs d’examiner les livres antipatriotiques en usage dans ces écoles. Mais, en définitive, ces Messieurs ne sont pas les seuls coupables. Ils sont victimes d’une fausse organisation bureaucratique qui les contraint à ne pas s’occuper de l’école pour ne pas empiéter sur un domaine que la haute bureaucratie entend dominer et gouverner à elle seule. Et avec quels résultats ? Aucun des fonctionnaires ministériels, comme bien vous le pensez, n’a jamais mis les pieds dans une école depuis qu’il en est sorti, à la fin de ses études. Ils en ignorent les besoins, les défauts, la façon d’y remédier. Les Directeurs, chefs de bureaux et de divisions sont des avocats, les comptables, des ingénieurs. Le petit nombre de ceux d’entre eux qui sont passés par l’enseignement sont entrés au Ministère afin d’échapper à l’école, pour laquelle ils ne se sentaient ni vocation ni amour et ce sont ces gens-là qui dirigent l’éducation nationale !

Un autre membre de l’enseignement génois écrivait, dans le même n° du Sècolo XIX :

Les textes de géographie de Mori et de Graziani, qui exaltent si fort la civilisation allemande par comparaison avec la semi-barbarie italienne ont, semble-t-il, une grande diffusion à Gênes. Il est certain, en tout cas, qu’ils sont adoptés aux Écoles normales et complémentaires Lambruschini, aux Écoles techniques Vivaldi et dans les lycées. Il me semble qu’il serait temps de demander au recteur et aux directeurs en vertu de quels secrets mérites une telle denrée doit d’être mise en circulation dans nos écoles. C’est la une belle nourriture intellectuelle pour les jeunes filles des Écoles normales, qui, plus tard, enseigneront aux petits gars campagnards la « civilisation » et les « progrès » des Allemands, mais la « semi-barbarie », ou la « barbarie » pure et simple des Italiens et des autres peuples de l’Entente ! Ne vous semble-t-il pas que l’heure des responsabilités a sonné et que ceux qui ont imposé à la jeunesse ces denrées-là doivent en fournir la justification ? D’après ce qu’on a lu dans les journaux en ces temps de guerre, exalter les choses allemandes et déprimer les qualités des Alliés, cela équivaudrait à un pangermanisme authentique. Nos écoles doivent donc être ouvertes au pangermanisme ?

Nous sommes contraint de nous borner et d’arrêter nos citations. Nous ne clorons pas, cependant, cette seconde note sans rapporter un fait dont nous sommes redevable au Commendatore Professeur Edoardo Begey. Le Convitto Nazionale milanais employait une édition de la Divine Comédie dont la Dédicace, imprimée en gros caractères, disait :

al professore — carlo witte — che per gli studi spedi o promossi — fece dante cittadino di germania — e se stesso d’italia — eugenio camerini — intitola questo volume — come ad auspice illustre ed acclamato maestro.

Ce Dante « citoyen de l’Allemagne » par la vertu de Karl Witte nous rappelle que, dans l’une des anciennes éditions de la Storia della Letteratura italiana de la « professoressa » Emma Boghen Conegliani, éditée par la Société R. Bemporad et Fils à Florence et extrêmement répandue dans les Écoles Normales, on peut lire, au t. I, p. 80, que la famille des Alighieri — « dont le patronymique (casato) est d’origine germanique et dérive probablement d’un Aldiger ou Aliger20 », — était ancienne ! Et ce texte, toujours selon M. Begey, était encore en usage, en 1918, dans une Scuola Regia Normale Femminile de Gênes, comme on pourra le lire dans le Sècolo XIX du 6 septembre, avec une rectification — qui ne change rien à la question — de l’éditeur Enrico Bemporad au n° du 13 septembre 1918…

Échos.
À Florence

Tome CXXX, numéro 491, 1er décembre 1918, p. 563-576 [567.

Un grand événement est survenu au musée national de Florence, où se trouve la plus belle collection de sculptures italiennes du monde. Mais jusqu’à maintenant on n’y avait admis aucune œuvre du xixe  siècle. La barrière vient de tomber et le Pêcheur de Vincenzo Gemito qui le sculpta en 1872 vient d’entrer au musée de Florence. Cette sculpture fut admirée à Paris en 1873. Sans médire de l’œuvre de Vincenzo Gemito, on peut s’étonner que les Italiens n’aient pas ouvert le musée de Florence à la plus grande gloire de la sculpture contemporaine, à l’Italien Medardo Rosso, qui vit à Paris depuis vingt-sept ou vingt-huit ans et se tient à l’écart de tout et de tous. Medardo Rosso a aujourd’hui plus de soixante ans. Il a cette verdeur qui paraît l’apanage des hommes de sa génération. Il y a de ses œuvres au Luxembourg. Elles eussent également honoré le musée de Florence.