(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVIII, numéro 241, 1er juillet 1907 »
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(1907) Articles du Mercure de France, année 1907 « Tome LXVIII, numéro 241, 1er juillet 1907 »

Tome LXVIII, numéro 241, 1er juillet 1907

La question religieuse. Enquête internationale [VI]

Tome LXVIII, numéro 241, 1er juillet 1907, p. 34-61 [34-35, 43-44, 47-48].

M. Scipio Sighele. Sociologue (Italie)

Je pense que nous assistons, non pas à une dissolution, mais à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux. La dissolution c’est la mort ; et le sentiment religieux, dans le sens vaste et indéfini à l’ignorance des causes dernières de l’univers, ne peut pas mourir. Athées ou croyants, nous devons tous reconnaître qu’il y a un mystère au-delà des limites de notre intelligence. D’où venons-nous ? où allons-nous ? On peut essayer des hypothèses, on ne peut pas donner de certitudes.

Et c’est justement la persistance (que je crois éternelle) de ce mystère, qui ne permet pas aujourd’hui, et ne permettra jamais, la dissolution ou la disparition du sentiment religieux.

Mais si le sentiment religieux, dans le sens que je viens d’indiquer, ne peut pas mourir, — peuvent mourir ou se transformer les religions, c’est-à-dire les rites sous lesquels ce sentiment se manifeste.

Mon opinion personnelle est que, dans l’avenir — par œuvre de l’internationalisation matérielle, intellectuelle et morale qui, aujourd’hui, est à peine commencée, — les religions deviendront toujours moins nombreuses, visant à l’idéal d’une religion unique, comme d’une morale unique, dans le monde. Et je crois que cette religion unique de l’avenir ne sera rien autre chose qu’une philosophie, c’est-à-dire une branche de la science qui — en confessant son impuissance à expliquer le mystère qui nous enveloppe — permettra aux hommes d’appeler du nom de Dieu ce que Spencer nommait l’inconnaissable.

Les luttes qu’à présent nous voyons engagées partout contre telles doctrines religieuses, contre une religion ou au nom d’une religion, ne sont — selon moi — que les phases nécessaires de révolution à laquelle je viens de faire allusion. C’est la réaction de l’intelligence humaine de plus en plus libre, contre des formules et des formes encore arriérées ; c’est le désir de conserver l’essence du sentiment religieux sans l’amoindrir et l’avilir dans des rites auxquels, désormais, notre culture répugne.

Et dans cette œuvre que je juge féconde, les ouvriers plus utiles ne sont pas — comme on pourrait le croire — les esprits laïques ou anticléricaux : ce sont, au contraire, les cléricaux, les croyants. Nous en avons une preuve en France et en Italie, où les croyants, les prêtres mêmes — comme, par exemple, Loisy, — en soumettant les textes à une critique scientifique, sapent (sans le vouloir) les bases de la religion catholique, pour sauver l’essence et la pureté du sentiment religieux.

M. Giuseppe Rensi. Rédacteur en chef du Cœnobium (Lugano)

À une évolution de l’esprit religieux et à une dissolution de la religion.

Je crois qu’il faut distinguer entre esprit religieux et religion. Le premier consiste essentiellement dans le sentiment d’unité et de subordination du Moi au Tout. La seconde consiste dans l’ensemble des représentattons et figurations intellectuelles (croyances) par lesquelles, aux différentes époques, ce sentiment s’efforce de s’exprimer.

L’esprit religieux crée ainsi chaque construction religieuse positive. Mais, une fois créée, celle-ci se solidifie, prend des contours rigides, s’immobilise et se ferme, pendant que l’esprit religieux voudrait poursuivre sa marche vers les hauteurs et conquérir une réalisation de soi-même toujours plus claire et plus élevée.

Alors il arrive que l’esprit religieux, se trouvant lié et emprisonné par la religion qu’il a lui-même créée, se heurte contre elle (hérésies) et finit par la faire éclater. Ce qui ruine les croyances établies, bien plus que la pensée négatrice, c’est la théologie, par son effort de purifier et élever ces croyances, de les mettres à même de réaliser l’insaisissable idéal, de fournir à l’esprit religieux une vie pleine et adéquate au moyen de représentations intellectuelles. Par exemple, l’effort pour élever l’idée de Dieu au-dessus des représentations fétichistes et antropomorphiques a conduit (et doit toujours conduire) à ôter à Dieu tous les attributs déterminés (Scot Érigène), c’est-à-dire à le pousser hors de ce qui constitue pour nous la catégorie de l’existence. Et de même, l’effort pour libérer la morale religieuse de toute trace d’eudémonisme a conduit, et ne peut pas ne pas conduire, aux conclusions des quiétistes qu’il faut vouloir sa propre damnation, et, à cet effet, haïr Dieu et faire le mal.

Aujourd’hui, nous sommes à un de ces tournants de l’histoire religieuse où l’esprit religieux ne peut plus se renfermer dans la forme religieuse existante et tend à la rompre. Nous sommes donc en présence d’une évolution de l’esprit religieux qui, comme toujours, se traduit en une dissolution de la religion. Et la vive résistance que le Vatican oppose aux idées des abbés Murri, Loisy, Houtin, Tyrrell, etc., dit assez clairement que, aujourd’hui encore, la religion aperçoit comme sa propre dissolution l’évolution de l’esprit religieux.

L’esprit religieux détruira encore une fois la religion, et peut-être en constituera une autre. Mais le conflit se renouvellera et il continuera jusqu’à ce que l’esprit religieux ait appris à vivre sans avoir besoin de la religion, c’est-à-dire jusqu’à ce que le sentiment d’unité et de subordination du Moi au Tout (esprit religieux) puisse se maintenir, s’affirmer et se réaliser sans avoir besoin de représentations et de figurations intellectuelles (croyances religieuses), mais uniquement au moyen de concepts philosophiques jusqu’à ce que, en un mot, toute construction religieuse soit transformée, sans laisser de résidus, en connaissance métaphysique.

M. Baldassare Labanca. Professeur d’histoire religieuse à l’Université de Rome

La question posée dans votre lettre s’impose à nous au milieu des luttes nombreuses qui se livrent entre la science et la religion, la philosophie et la théologie, le dogme et la critique, les cléricaux et les libéraux, l’Église et l’État. Voici la question que vous posez : « Assistons-nous à une dissolution ou à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux ? » Je réponds qu’ici n’est pas de mise l’aut, aut de la logique. Dans les questions historiques et pratiques, aut s’applique souvent à l’excès. Aujourd’hui, en fait, on assiste, sous divers aspects et en même temps, à une dissolution et à une évolution de la religion.

D’un côté, on voit se dissoudre en grande partie dans la religion le passé théologique, dogmatique, liturgique, ecclésiastique ; parce que la science, la critique, la philosophie, la recherche historique et la politique combattent la théologie, le dogme, le culte et l’Église. Mais celui qui observe bien et qui n’a pas la vue courte s’aperçoit que la théologie, le dogme, les rites et l’Église ne sont pas la religion. Ils en sont plutôt les successives explications, déterminations et organisations, acceptées ou non, soutenues ou attaquées au cours des siècles.

La véritable religion, qui persiste au milieu des conflits théoriques, dogmatiques, liturgiques et ecclésiastiques, est celle de la charité, de la bienfaisance, de la justice et de la sainteté, fondée par Jésus de Nazareth. Ainsi comprise, la religion fait renaître le passé disparu de la religion chrétienne, — qui est le passé et le présent de la religion, — à travers les guerres contre le théologisme, le dogmatisme, le liturgisme et l’ecclésiaticisme. Ce sera encore l’avenir de la religion chrétienne, pendant des siècles dont il n’est pas facile de prévoir le nombre.

Difficile à croire, mais pourtant vrai ! Le siècle présent, qui a étudié et critiqué d’une façon extraordinaire la religion en général, et la religion chrétienne en particulier, a été le plus sceptique pour la dogmatique chrétienne dans ses diverses confessions, le plus attentif à travailler pour la charité, la bonté, la justice, la pitié, selon les commandements enseignés et pratiqués par Jésus. Cela veut dire qu’à côté des parties qui se dissolvent existe dans la religion — surtout dans la religion chrétienne — un courant d’idéalisme moral et social qui en constitue l’admirable fonds intrinsèque et l’évolution.

Ce que je vous expose ainsi rapidement, je l’ai montré, avec des arguments et des documents, dans le Christianisme primitif (1886), dans Jésus-Christ dans la littérature contemporaine étrangère et italienne (1903), dans la Papauté, son origine, ses luttes et ses vicissitudes, son avenir (1905), et dans un petit volume allemand : Die Zukunft des Papsttums (l’Avenir de la Papauté) (Tubingen, 1906).