(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. Choix du lieu de la Scene. » pp. 76-93
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. Choix du lieu de la Scene. » pp. 76-93

CHAPITRE III.
Choix du lieu de la Scene.

Toutes les parties d’une comédie doivent être enchaînées l’une à l’autre ; chacune tient à celle qui la précede, & en dépend. Quand un Auteur s’est une fois déterminé pour un sujet, qu’il a fait choix de ses personnages, il doit faire passer la scene dans un lieu où ces mêmes personnages puissent agir sans blesser leur état, leur rang, leur fortune. Un bourgeois pourra faire dans les rues d’une capitale ce qui seroit ridicule dans un homme distingué. Notre Théâtre fourmille de scenes qui manquent de vraisemblance, parceque l’Auteur n’a pas fait cette réflexion.

Tous les personnages de l’Ecole des maris sont des bourgeois : Sganarelle, Ariste, Isabelle, Léonor, Valere, peuvent fort bien s’entretenir dans les rues de Paris, & y avoir de légers démêlés, sans blesser leur rang & la vraisemblance ; mais il est très peu naturel qu’Amphitrion, un Général d’armée, ait, dans une rue, avec sa femme une explication aussi vive, aussi sérieuse, aussi délicate & aussi longue que celle qui suit. J’aurai soin d’en retrancher quelques couplets, quand je pourrai le faire sans gâter totalement la scene.

ACTE II. Scene II.

ALCMENE, AMPHITRION, CLÉANTHIS, SOSIE.

Amphitrion.

 Fasse le Ciel qu’Amphitrion vainqueur
 Avec plaisir soit revu de sa femme,
 Et que ce jour, favorable à ma flamme,
Vous redonne à mes yeux avec le même cœur,
  Que j’y retrouve autant d’ardeur
  Que vous en rapporte mon ame !

Alcmene.

Quoi ! de retour si-tôt ?

Amphitrion.

Certes, c’est, en ce jour,
Me donner de vos feux un mauvais témoignage ;
  Et ce, quoi ! si-tôt de retour ?
En ces occasions, n’est guere le langage
  D’un cœur bien enflammé d’amour.
  J’osois me flatter, en moi-même,
 Que, loin de vous, j’aurois trop demeuré.
L’attente d’un retour ardemment desiré
Donne à tous les instants une longueur extrême ;
  Et l’absence de ce qu’on aime,
Quelque peu qu’elle dure, a toujours trop duré.
. . . . . . . .

Alcmene.

  J’ai peine à comprendre sur quoi
Vous fondez les discours que je vous entends faire ;
  Et si vous vous plaignez de moi,
  Je ne sais pas, de bonne foi,
  Ce qu’il faut pour vous satisfaire.
Hier au soir, ce me semble, à votre heureux retour.
On me vit témoigner une joie assez tendre,
  Et rendre aux soins de votre amour
Tout ce que de mon cœur vous aviez lieu d’attendre.

Amphitrion.

Comment ?

Alcmene.

Ne fis-je pas éclater à vos yeux
Les soudains mouvements d’une entiere alégresse ?
Et le transport d’un cœur peut-il s’expliquer mieux,
Au retour d’un époux qu’on aime avec tendresse ?

Amphitrion.

Que me dites-vous là ?

Alcmene.

Que même votre amour
Montra de mon accueil une joie incroyable ;
Et que, m’ayant quittée à la pointe du jour,
 Je ne vois pas qu’à ce soudain retour,
  Ma surprise soit si coupable.
. . . . . . . .

Amphitrion.

 Quoi ! vous osez me soutenir en face,
Que, plutôt qu’à cette heure, on m’ait ici pu voir ?

Alcmene.

 Quoi ! vous voulez nier avec audace,
Que dès hier en ces lieux vous vintes sur le soir ?

Amphitrion.

Moi, je vins hier ?

Alcmene.

Sans doute, &, dès avant l’aurore,
  Vous vous en êtes retourné.

Amphitrion, à part.

Ciel ! un pareil débat s’est-il pu voir encore ?
Et qui de tout ceci ne seroit étonné ?
 A ce retour, daignez, s’il est possible,
  Me conter ce qui s’est passé.
. . . . . . . .

Alcmene.

L’histoire n’est pas longue. A vous je m’avançai,
  Pleine d’une aimable surprise,
  Tendrement je vous embrassai,
Et témoignai ma joie à plus d’une reprise.

Amphitrion, à part.

Ah ! d’un si doux accueil je me serois passé.

Alcmene.

Vous me fîtes d’abord ce présent d’importance,
Que du butin conquis vous m’aviez destiné.
  Votre cœur, avec véhémence,
M’étala de ses feux toute la violence,
Et les soins importuns qui l’avoient enchaîné,
L’aise de me revoir, les tourments de l’absence,
 Tout le souci que son impatience
  Pour le retour s’étoit donné ;
Et jamais votre amour, en pareille occurrence,
Ne me parut si tendre & si passionné.

Amphitrion, à part.

Peut-on plus vivement se voir assassiné ?

Alcmene.

 Tous ces transports, toute cette tendresse,
Comme vous croyez bien, ne me déplaisoient pas ;
  Et, s’il faut que je le confesse,
Mon cœur, Amphitrion, y trouvoit mille appas.

Amphitrion.

Ensuite, s’il vous plaît ?

Alcmene.

Nous nous entrecoupâmes
De mille questions qui pouvoient nous toucher.
On servit : tête à tête, ensemble nous soupâmes ;
Et, le soupé fini, nous nous fûmes coucher.

Amphitrion.

Ensemble ?

Alcmene.

Assurément. Quelle est cette demande ?

Amphitrion, à part.

Ah ! c’est ici le coup le plus cruel de tous,
Et dont à s’assurer trembloit mon feu jaloux.

Alcmene.

D’où vous vient, à ce mot, une rougeur si grande ?
Ai-je fait quelque mal de coucher avec vous ?

Amphitrion.

Non, ce n’étoit pas moi, pour ma douleur sensible ;
Et qui dit qu’hier ici mes pas se sont portés,
 Dit, de toutes les faussetés,
 La fausseté la plus horrible.

Alcmene.

Amphitrion !

Amphitrion.

Perfide !

Alcmene.

Ah ! quel emportement ?

Amphitrion.

Non, non, plus de douceur, & plus de déférence.
Ce revers vient à bout de toute ma constance ;
Et mon cœur ne respire, en ce fatal moment,
  Et que fureur & que vengeance.

Alcmene.

De qui donc vous venger ? & quel manque de foi
 Vous fait ici me traiter de coupable ?

Amphitrion.

 Je ne sais pas ; mais ce n’étoit pas moi,
Et c’est un désespoir qui de tout rend capable.

Alcmene.

Allez, indigne époux, le fait parle de soi ;
  Et l’imposture est incroyable.
  C’est trop me pousser là-dessus,
Et d’infidélité me trop voir condamnée.
 Si vous cherchez, dans ces transports confus,
Un prétexte à briser les nœuds d’un hyménée
  Qui me tient à vous enchaînée,
  Tous ces détours sont superflus ;
  Et me voilà déterminée
A souffrir qu’en ce jour nos liens soient rompus.

Amphitrion.

Après l’indigne affront que l’on me fait connoître,
C’est bien à quoi, sans doute, il faut vous préparer.
C’est le moins qu’on doit voir ; & les choses peut-être
  Pourront n’en pas là demeurer.
Le déshonneur est sûr, mon malheur est visible,
Et mon amour en vain voudroit me l’obscurcir ;
Mais le détail encor ne m’en est pas sensible,
Et mon juste courroux prétend s’en éclaircir.
Votre frere déja peut hautement répondre
Que jusqu’à ce matin je ne l’ai point quitté.
Je m’en vais le chercher, afin de vous confondre
Sur ce retour qui m’est faussement imputé.
Après, nous percerons jusqu’au fond d’un mystere
  Jusques à présent inoui ;
Et, dans les mouvements d’une juste colere,
  Malheur à qui m’aura trahi !

L’Auteur n’avoit aucune raison pour laisser Amphitrion à la porte, puisque Mercure ne la gardoit point dans ce moment : il avoit suivi Jupiter.

Il est encore plus ridicule que le Souverain des Dieux choisisse une rue pour s’y jetter aux genoux d’Alcmene, comme il fait dans la sixieme scene de l’acte II. C’est bien mal-adroit à lui ; le lieu n’étoit pas propre à pousser la réconciliation bien loin.

Les Auteurs qui mettent dans une rue, des scenes qui ne conviennent aux personnages d’aucun état & d’aucun rang, ont encore plus de tort. Telle est la scene des Plaideurs de Racine, dans laquelle on juge un chien qui a volé un chapon. Dandin est fou ; il peut fort bien braver le qu’en dira-t-on, & vouloir juger au milieu de la rue : mais est-il raisonnable que Léandre, son fils, consente à rendre publique la folie de son pere, qu’il l’expose au mépris de la plus vile populace, & qu’il se couvre lui-même du plus grand ridicule ? Non, sans doute ; & Léandre mériteroit les petites maisons, préférablement à Dandin.

Ceux qui n’ont pas l’adresse de fixer la scene dans un lieu propre aux personnages qui doivent y paroître, & aux choses qui doivent s’y passer, sont d’autant plus blâmables, que rien n’est plus aisé, quand on connoît le Théâtre, & qu’on sait s’approprier les ressources qu’ont mis en usage nos meilleurs Dramatiques, pour arranger la scene de façon que leurs acteurs puissent y venir, y parler & y agir décemment, & sans contrainte. Revenons un peu sur nos pas ; je vais prouver ce que j’avance.

Nous trouvons fort indécent, & très peu vraisemblable, que de grands personnages, comme Jupiter, Alcmene, Amphitrion, fassent, au milieu d’une rue, des scenes de dépit, des scenes tendres, des scenes emportées ; d’un autre côté, nous disons que si Amphitrion & Sosie pouvoient entrer dans la maison, nous n’aurions plus de situations comiques, ni de piece ; & d’après cette réflexion, nous concluons que Moliere a été forcé de placer la scene devant le palais d’Amphitrion. Voilà donc qui est décidé ; Moliere ne pouvoit pas faire autrement. Oh çà, je dis moi, en style comique, qu’il pouvoit faire autrement ; & la Sémiramis du Chantre immortel de Jeanne d’Arc me le prouve.

Que Moliere, au lieu de placer la scene à Thebes devant le Palais d’Amphitrion, l’eût mise à Thebes dans le péristile du Palais d’Amphitrion, tout étoit réparé ; la décence & la vraisemblance étoient conservées, sans rien diminuer du comique, puisque le plaisant ne consiste pas à voir refuser à Amphitrion & à Sosie une premiere porte, qui, chez les Grands, n’est jamais exactement gardée ; mais à voir interdire à l’un l’appartement de sa femme, tandis qu’il la sait en bonne compagnie ; & à l’autre la cuisine ou l’office, dans un temps où il meurt de faim. Pour faire voir que ce léger changement ne nuira pas aux scenes, je cite la plus courte.

Scene VII.

MERCURE, SOSIE.

Mercure.

Arrête. Quoi ! tu viens ici mettre ton nez,
 Impudent flaireur de cuisine ?

Sosie.

Ah ! de grace, tout doux !

Mercure.

Ah ! vous y retournez ?
 Je vous ajusterai l’échine.

Sosie.

 Hélas ! brave & généreux moi,
 Modere-toi, je t’en supplie :
 Sosie, épargne un peu Sosie,
Et ne te plais point tant à frapper dessus toi.

Mercure.

 Qui, de t’appeller de ce nom,
 A pu te donner la licence ?
Ne t’en ai-je pas fait une expresse défense,
Sous peine d’essuyer mille coups de bâton ?

Sosie.

C’est un nom que tous deux nous pouvons, à la fois,
 Posséder sous un même maître.
Pour Sosie, en tous lieux, on sait me reconnoître.
 Je souffre bien que tu le sois,
 Souffre aussi que je le puisse être.
 Laissons aux deux Amphitrions
 Faire éclater des jalousies ;
 Et, parmi leurs contentions,
Faisons, en bonne paix, vivre les deux Sosies.

Mercure.

Non, c’est assez d’un seul ; & je suis obstiné
 A ne point souffrir de partage.

Sosie.

Du pas devant, sur moi, tu prendras l’avantage ;
Je serai le cadet, & tu seras l’aîné.

Mercure.

Non, un frere incommode, & n’est pas de mon goût,
 Et je veux être fils unique.

Sosie.

 O cœur barbare & tyrannique !
Souffre qu’au moins je sois ton ombre.

Mercure.

Point du tout.

Sosie.

Que d’un peu de pitié ton ame s’humanise :
En cette qualité souffre-moi près de toi.
Je te serai par-tout une ombre si soumise
 Que tu seras content de moi.

Mercure.

 Point de quartier ; immuable est la loi.
Si d’entrer là-dedans tu prends encore l’audace,
 Mille coups en seront le fruit.

Sosie.

 Las ! à quelle étrange disgrace,
 Pauvre Sosie, es-tu réduit !

Mercure.

 Quoi ! ta bouche se licencie
A te donner encore un nom que je défends ?

Sosie.

 Non, ce n’est pas moi que j’entends ;
 Et je parle d’un vieux Sosie,
 Qui fut jadis de mes parents,
 Qu’avec très grande barbarie,
A l’heure du dîné l’on chassa de céans.

Mercure.

Prends garde de tomber dans cette frénésie,
Si tu veux demeurer au nombre des vivants.

Sosie, à part.

Que je te rosserois, si j’avois du courage,
Double fils de putain, de trop orgueil enflé !

Mercure.

Que dis-tu ?

Sosie.

Rien.

Mercure.

Tu tiens, je crois, quelque langage ?

Sosie.

 Demandez, je n’ai point soufflé.

Mercure.

 Certain mot de fils de putain
 A pourtant frappé mon oreille,
 Il n’est rien de plus certain.

Sosie.

C’est donc un perroquet que le beau temps réveille.

Mercure.

Adieu. Lorsque le dos pourra te démanger,
 Voilà l’endroit où je demeure.

Sosie, seul.

 O ciel ! que l’heure de manger,
Pour être mis dehors, est une maudite heure !

Cette scene n’est-elle pas aussi plaisante que si elle se passoit exactement dans la rue ? Il en est ainsi de toutes les autres. Je crois même qu’en transportant l’action & les spectateurs dans le péristile, on ne sera plus surpris de voir Amphitrion arriver à pied de l’armée. On supposera qu’il est descendu de son char dans la premiere cour de son palais.

C’est ainsi qu’un Auteur qui se donne des soins, trouve tout ce qu’il veut. Avez-vous besoin d’assembler plusieurs personnes de différentes familles dans une même maison ? sans vous donner la peine de chercher des raisons valables pour les introduire, Regnard vous apprendra à les loger dans un hôtel garni, ou dans une maison commune, comme il a fait dans le Joueur & dans le Distrait.

Voulez-vous faire passer devant la porte d’une maison des scenes qui ne seroient pas vraisemblables dans les rues d’une ville, transportez l’action à la campagne. On trouveroit ridicule à Paris qu’un pere ordonnât d’apporter des chaises devant sa porte pour consulter au frais un Docteur sur la maladie de sa fille, & pour faire prendre l’air à la malade ; cela se fait journellement à la campagne : & on le voit, avec plaisir, dans le Médecin malgré lui de Moliere.

Est-il besoin, pour remplir votre sujet, que plusieurs personnes paroissent & disparoissent avec rapidité ? établissez la scene dans quelque lieu où elles puissent le faire avec bienséance, & où le hasard les conduise sans effort. Une promenade est un endroit convenable : c’est là que Moliere réunit très naturellement les Fâcheux, qui, par-tout ailleurs, paroîtroient amenés par force.

Avez-vous intérêt à rassembler plusieurs personnes de différents états ? Dufresny, dans son Mariage fait & rompu, vous apprend à les réunir dans une hôtellerie. Voulez-vous que le Turc, le Juif, le Maure, & les habitants des quatre parties du monde contribuent à votre action ? faites-la passer dans un port de mer, à l’exemple de la Motte.

Les Auteurs ont encore une ressource qu’ils négligent depuis quelque tems ; c’est celle de placer la scene dans les provinces. Il est certain que dans les villes du second ordre, où il y a moins de morgue, moins de faste, tous les états sont plus rapprochés. La Financiere, la Marquise, la femme de Robe, daignent se saluer, se parler & se visiter. Les Magistrats qui n’y volent pas chez Thémis dans un char brillant, vont à pied, & s’entretiennent familiérement dans les rues avec leurs clients. On n’est pas surpris d’y voir pêle-mêle les personnes de tout rang, de tout âge, de tout sexe. Les Auteurs qui connoissent la marche aisée des Drames anciens, les entrées & les sorties forcées des modernes, ne peuvent pas nier que la rue ne soit le champ le plus commode pour faire passer une action comique. Je viens de leur prouver qu’ils pouvoient introduire, faire parler, agir avec plus de décence certains personnages dans les rues d’une petite ville que dans celles de la capitale ; par conséquent ils ont le plus grand tort du monde de ne pas se mettre à leur aise quand ils le peuvent sans s’écarter de la vraisemblance & du naturel.

J’ai long-temps recherché la raison de cette inconséquence, & je l’ai enfin trouvée dans le cœur de mes jeunes confreres. La plupart sont des enfants ingrats. Une fois sortis de la ville qui a vu naître leurs talents, qui les a même cultivés, ils pensent n’avoir rien laissé après eux qui soit digne d’être peint aux yeux du peuple brillant qu’ils veulent amuser. Les femmes qu’ils ont ennuyées de leurs premiers vers, n’ont plus de vertus, de travers, de graces, de minauderies dignes de la scene : les hommes n’y sont plus des hommes ; ils n’ont plus une ame qui mérite l’attention d’un sage habitant de la capitale. D’ailleurs il seroit fort joli, vraiment, que, dans les quatre parties du monde, où leur ouvrage parviendra sans contredit, on vît que l’Auteur a placé la scene à Toulouse, à Bourdeaux, à Marseille ; les Américains ne sauroient pas qu’il fait l’ornement des cercles brillants de Paris, & croiroient qu’il végete encore dans la province : plutôt que de courir ce risque, il vaut bien mieux abandonner la nature.

Ce n’est pas sans fondement que j’avance ce que je viens de dire. J’ai fait cette précieuse découverte dans un souper, où je fus bien persifflé, à la vérité ; mais n’importe, je voudrois tous les soirs pouvoir recueillir des ridicules à ce prix. Les convives étoient des Auteurs, des élégants & des petites-maîtresses. On parla de théâtre. Je dis que je voulois faire une petite piece d’une aventure assez plaisante dont j’avois été témoin en province. A ce mot de province, les femmes me toiserent, pour examiner, à mon air, si je l’avois quittée depuis long-temps ; on me pria de raconter mon histoire, afin de voir, disoit-on, si elle prêtoit réellement au comique, & je le fis à-peu-près en ces termes :

« Une demoiselle, jeune, riche, belle, & coquette sur-tout, comme on le verra dans la suite, écoutoit assez favorablement les vœux de plusieurs soupirants ; Damon, Clitandre & Sainval l’aimoient publiquement. Le dernier, plus riche, plus sage que les autres, avoit l’approbation du pere & de la mere, & soupoit tous les soirs chez eux. Les autres, qui ne pouvoient prétendre au mariage, étoient cruellement rejettés, & seroient peut-être morts de désespoir, si la demoiselle, plus humaine, plus compatissante que ses parents, n’eût trouvé le moyen de leur parler à l’insu de ses séveres surveillants. Voici l’expédient que l’amour ou plutôt sa coquetterie lui avoit dicté.

« Le pere & la mere de mon héroïne, suivant l’usage de la province, soupoient de fort bonne heure en été, & descendoient ensuite devant leur porte pour y prendre le frais. Dès que les vieillards & le futur étoient assis, que la conversation étoit engagée, la demoiselle, que je nommerai Sophie, prenoit le bras de sa femme de chambre, &, sous prétexte de se promener un peu, alloit joindre Damon qui étoit en sentinelle à vingt pas de là, au bout de la rue.

« Là, Sophie faisoit à la hâte les protestations les plus tendres à Damon, lui promettoit de n’aimer que lui, l’exhortoit à juger de la violence de son amour par la démarche hardie qu’elle faisoit, le quittoit, de crainte, disoit-elle, que ses parents ne s’alarmassent de sa trop longue absence ; revenoit effectivement vers son pere & sa mere, disoit en passant un mot flatteur au pauvre Sainval, qui avoit la complaisance de parler raison avec les barbons. Elle passoit outre pour aller vers Clitandre, qui l’attendoit à l’autre extrémité de la rue : elle lui donnoit quelques minutes d’audience, & le quittoit bientôt, pour repasser devant son futur, & rejoindre Damon. C’est ainsi qu’en partageant ses soins entre trois rivaux, elle s’amusoit à leurs dépens, jusqu’au moment où les vieillards congédioient leur prétendu gendre, & se retiroient avec toute leur maison.

« La porte, en se fermant, avertissoit Damon & Clitandre qu’ils pouvoient cesser de faire sentinelle. Comme ils quittoient leur poste au même signal, ils se rencontroient tous les soirs dans une petite place derriere la maison de Sophie. Surpris de cette exactitude, ils s’en demanderent mutuellement la raison. Ils étoient jeunes, François, indiscrets par conséquent : Damon avoua qu’il venoit d’un rendez-vous amoureux : Clitandre lui rendit confidence pour confidence ; &, de confidence en confidence, ils passerent à l’éloge de leur maîtresse. Damon vanta sur-tout l’adresse de son amante, qui trompoit bien finement tous les soirs ses parents & un amant qu’ils protégeoient, pour venir lui parler au bout de la rue.

« A ces mots, du bout de la rue, Clitandre crut que son ami vouloit le plaisanter ; il lui demanda d’un air surpris d’où il savoit l’aventure. D’où je la sais ? répondit Damon d’un air encore plus surpris ; ne veux-tu pas que je sache ce qui m’est arrivé ? — A toi ? — Oui, à moi. — Cesse de me plaisanter. — Cesse de me plaisanter toi-même. — M’aurois-tu vu en faction ? — M’aurois-tu vu en sentinelle ? Enfin leur discussion amena une explication en regle ; & ils découvrirent qu’ils étoient tous deux joués indignement.

« Mille projets de vengeance passerent dans un instant par la tête des amants offensés. Ils s’arrêterent à celui que le sort sembloit favoriser en leur présentant Sainval : ils lui raconterent leur commune histoire, sans oublier les plus petites circonstances. Sainval resta quelque temps comme pétrifié ; mais, trop prévenu en sa faveur, ou peut-être aveuglé déja par le Dieu dont il alloit prendre les chaînes, il se remet bientôt, & soutient qu’il est aimé, qu’il est certain de posséder sans partage le cœur de sa maîtresse. Il accuse Clitandre & Damon de vouloir l’alarmer pour lui faire abandonner un bonheur dont ils sont jaloux. Il se croit si sûr de son fait, qu’il ose défier ses rivaux de soutenir ce qu’ils avancent en présence de la fidelle Sophie. Elle est peut-être encore à sa fenêtre, ajouta-t-il avec vivacité, allons lui parler de ce pas : & tous trois volent.

« La fidelle, la tendre Sophie étoit réellement encore à son balcon ; mais elle y étoit occupée à recevoir, à l’aide de son sac à ouvrage pendu au bout d’un ruban, une lettre d’un quatrieme soupirant. Clitandre & Damon éclaterent de rire. Sainval vomit mille imprécations contre l’Amour, les femmes, les balcons & les sacs à ouvrage. La quatrieme dupe demanda la raison de tout cela ; on l’instruisit. Tous firent en chœur leurs adieux à la coquette, & le quatuor ne fut pas extrêmement tendre ».

Dans le temps que je racontois l’histoire, mes auditeurs rioient à gorge déployée. Je me félicitois intérieurement ; je croyois que leurs ris partoient du fonds comique de l’aventure, de la situation des quatre amants, de l’adresse de la coquette, de l’air naturel qu’auroit sa promenade mise en action, & son sac à ouvrage descendu par le balcon. Tout au contraire, ils se moquoient de moi, & de l’idée que j’avois de faire une comédie sur un sujet dont l’action devoit nécessairement se passer dans les rues d’une petite ville ; ce qui jetteroit un ton ignoble & de mauvaise compagnie sur mes acteurs, & sur tout le Drame. Je me tus ; & j’ai effectivement remarqué que lorsque nos Auteurs modernes ne peuvent point prendre leurs personnages à Paris, ou dans les maisons brillantes qui parent ses environs, ils vont les chercher hors du Royaume. C’est une petite coquetterie qui peut faire croire au spectateur que l’Auteur a voyagé.

Jusqu’à quand nos Auteurs modernes affecteront-ils de ne voir, de ne connoître, de n’étudier, de n’estimer que les habitants des grands palais ou des grandes villes ? Les hommes ne sont-ils pas les mêmes par-tout, à quelque chose près ? Quel ridicule ! Je n’en vois pas de plus grand, si vous en exceptez celui de nos acteurs, qui se persuadent, & veulent faire croire, que la province gâte tous les comédiens, & qu’il n’y en a plus un seul de passable depuis qu’ils l’ont quittée.

Que les Auteurs, que les acteurs soient assurés qu’on trouve encore dans les provinces quelque sens commun. La preuve en est qu’on n’y prend pas des mots, du jargon, du persifflage pour des choses ; & qu’on y siffle impitoyablement les acteurs qui jouent les Princes tragiques en petits-maîtres, & les petits-maîtres en pages ; ceux qui veulent donner de l’emportement & de la pétulance pour du sentiment, & de la taquinerie pour de la tendresse. Qu’on étudie la nature dans les représentations qu’on donne gratis à la populace : elle applaudit seulement aux endroits que l’Auteur & l’acteur rendent naturellement. Les gens bien élevés de la province ont-ils moins de goût, de jugement ? Eh ! il ne faut que le sens commun & une ame, pour juger du vrai beau.

Enfin tout l’art consiste à fixer la scene dans un lieu où le public soit accoutumé à voir ce que l’Auteur veut présenter à ses yeux. En Espagne, la plupart des intrigues amoureuses se trament dans les Eglises ; plusieurs pieces y roulent sur des mysteres de la Religion : aussi les Espagnols ne sont-ils pas surpris qu’un Auteur place la scene dans une Eglise. A Londres, les pendus adressent des discours au peuple ; les Anglois trouvent fort naturel qu’un acteur qui leur débite des moralités, soit perché sur une potence. Les Romains fréquentoient beaucoup chez les marchands d’esclaves ; Plaute établit tranquillement la scene dans la chambre & sur le lit d’une fille de joie. Les Espagnols, les Anglois, Plaute même, à l’indécence près, ne sont point blâmables, parcequ’ils n’ont pas blessé les usages de leurs pays. Par la même raison, nous avons tort de familiariser notre scene avec les tombeaux. J’en ai déja vu deux sur nos deux Théâtres comiques. Je veux croire qu’il y a grand plaisir à pousser des soupirs amoureux auprès d’une tombe fraîchement faite, & galamment couverte d’un tendre feuillage ; mais jusqu’ici nos belles dames n’ont pas mis cette galanterie à la mode, & un Auteur ne doit pas brusquer ainsi les mœurs & les coutumes de sa nation, pour présenter un spectacle très désagréable. Les Auteurs tragiques, devenus jaloux de l’opéra, aiment que la toile, en se levant, présente un coup d’œil agréable : les Auteurs comiques ont une ambition toute opposée.