(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VI. Des Prologues. » pp. 118-138
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VI. Des Prologues. » pp. 118-138

CHAPITRE VI.
Des Prologues.

Chez les Grecs le Prologue étoit une des parties essentielles de la comédie ; chez les Latins, un des acteurs avoit pour tout emploi celui de débiter des prologues, & il n’étoit pas le moins occupé. Térence n’a pas une de ses pieces qui ne soit précédée d’un prologue. Plaute s’épargnoit quelquefois, avec raison, la peine d’en faire, témoin son Curculion qui n’en a pas ; mais peu de ses pieces ont cet avantage.

Les prologues de Plaute sont beaucoup plus amusants, plus variés que ceux de Térence. Plaute, dans quelques-uns de ses prologues, sollicite pour les acteurs la bienveillance des Juges, la faveur du Peuple, tel que celui du Pseudole : dans les autres, il parle pour son intérêt, en exposant aux auditeurs le sujet de la piece ; c’est même sa méthode la plus ordinaire, & celle qu’il a mise en usage dans le prologue des Captifs, du Pænulus, des Menechmes, &c. Dans quelques autres il fait paroître un Dieu qui raconte au spectateur ce qui s’est passé avant le commencement de l’action : tel est celui du Mercator & de l’Amphitrion. Ceux de Térence ne sont remplis que de plaintes & d’injures contre son ennemi ; aussi lui reprochoit-on, dans son temps même, qu’il n’auroit pas su de quoi remplir ses prologues, s’il n’avoit eu à se plaindre du vieux poëte. Térence, sensible à ce reproche, cherche à se justifier dans le prologue de son Phormion. Voici ce qu’il dit :

Présentement, s’il y a parmi vous quelqu’un qui dise ou qui pense que si le vieux poëte n’avoit pas attaqué le nouveau, ce dernier n’ayant à médire de personne, n’auroit pu faire de prologue. Je me contenterai de lui répondre qu’il s’agit ici de gagner le prix proposé à tous ceux qui s’appliquent à composer pour le théâtre. Pour lui, en empêchant Térence de travailler, il a voulu lui ôter tous moyens de subsister, & Térence n’a eu d’autre but que de lui répondre18.

De toutes les nations qui ont fait des prologues d’après les Grecs & les Latins, les Italiens, & les François sur-tout, sont ceux qui ont le plus hérité de leur manie. Un prologue précédoit toujours les pieces monstrueuses de nos anciens poëtes. Moliere a senti leur inutilité, il n’en a fait qu’un seul19. Après la mort de ce grand homme, les Auteurs, dédaignant de marcher sur ses pas, ont souvent épuisé si bien leur verve dans de longs prologues, que leurs pieces s’en sont ressenties.

Je vois avec plaisir que depuis quelque temps nos Auteurs modernes ne nous donnent pas de prologues sur la Scene Françoise : mais on en fait beaucoup sur les théâtres de société, cela m’alarme, & ce n’est pas sans fondement. Je remarque que lorsqu’on veut préparer le public à quelque nouveauté suspecte, on commence à la faire paroître sur les petits théâtres : là, elle se fait peu à peu des partisans ; le nombre augmente insensiblement, & quand son parti est assez fort, on l’expose sans crainte au grand jour. Les Grands, qui ont été invités aux représentations particulieres, crient : voilà qui est divin ! les gens d’esprit subtilisent sur la piece, jugent ses vers & ses détails : les bonnes gens, qui ne connoissent que Plaute, Térence & Moliere, secouent la tête, ne disent mot, & attendent une révolution heureuse dans la littérature.

Si les prologues peuvent être utiles, je consens que les comédiens ne nous donnent point autre chose : peut-être par cette nouveauté l’emporteroient-ils sur l’Opéra Comique. Examinons bien leurs différents genres, & voyons à quoi ils peuvent être bons.

Prologue fait pour solliciter l’indulgence du Spectateur.

Il est très aisé de prouver que le public n’a nul égard aux prieres qu’on lui prodigue avant la piece. Il applaudit si elle lui plaît : il la siffle impitoyablement s’il la trouve mauvaise. Pour varier mes exemples, je les prendrai chez toutes les nations, & je donne d’abord la préférence à la mienne.

On connoît la galanterie des François, leur indulgence, leur politesse pour le sexe. Une dame, alors belle, bien faite, mere d’une très jolie actrice, donna une petite piece. Dès que la toile fut levée, Mademoiselle Silvia, qui jouoit un rôle dans la comédie, & qui vouloit disposer favorablement le parterre en faveur de l’Auteur, se présenta sur la scene, & adressa à l’assemblée les vers suivants :

Par de longs compliments on vient pour vous séduire,
  Et pour mendier des succès :
  Je n’ai que deux mots à vous dire :
 L’Auteur est femme, & vous êtes François.

Le parterre, peu touché, condamna la piece. Qu’auroit-il fait de pis, si l’Auteur n’eût pas été une femme, & si on ne lui eût pas demandé son indulgence ?

Prologue fait pour demander l’attention du Public.

Les Anciens, comme je l’ai déja dit, demandoient dans tous leurs prologues l’attention du Public. Avoit-il égard à ses prieres ? Térence va lui-même nous prouver le contraire. Sa comédie de l’Hecyre n’ayant pu être achevée la premiere fois, il tenta de la faire reparoître dans la même année avec le prologue qui suit.

Prologue de la seconde représentation de l’Hecyre.

Cette comédie se nomme l’Hecyre. La premiere fois qu’elle fut donnée au public, il arriva un malheur que notre poëte n’avoit jamais éprouvé : elle ne put être jouée, & on n’en put connoître les beautés, le peuple étant entiérement appliqué à regarder des danseurs de corde. Elle peut donc présentement passer pour nouvelle, puisque l’Auteur ne voulut pas qu’on la recommençât, afin de pouvoir la vendre une seconde fois pour quelque autre fête. Vous en avez vu d’autres de sa façon, je vous prie d’examiner celle-ci20.

Le peuple n’eut nul égard à la priere, le prologue ne lui en imposa pas. Il avoit donné à la premiere représentation la préférence à des danseurs de corde, il la donna le second jour à des gladiateurs, & ne voulut entendre que le premier acte. Ce ne fut qu’à la troisieme tentative de l’Auteur qu’on daigna écouter la piece d’un bout à l’autre.

Des Prologues où l’Auteur se plaint de quelqu’un de ses Rivaux.

J’ai fait voir que les Latins s’impatientoient d’entendre Térence déclamer dans tous ses prologues contre le vieux poëte, & ils avoient très fort raison. Les François ne seroient pas présentement plus complaisants pour des prologues dans ce genre. Si jamais un Auteur a eu le droit d’en faire, c’est Dufresny. La liaison d’amitié qu’il avoit avec Regnard, l’engageoit à lui faire part de ses idées. Il lui communiqua plusieurs sujets de comédies presque finies, entre autres, ceux du Joueur & d’Attendez-moi sous l’orme, dans le dessein de les achever ensemble ; mais Regnard, qui sentoit la valeur de cette premiere piece surtout, amusa son ami, y fit quelques changements, la mit en vers, & la donna aux comédiens sous son nom : ce fait est connu. Dufresny se plaignit à ses amis d’un larcin qui ne convenoit qu’à un poëte plagiaire ; cependant, au lieu de s’en venger, il ne chercha qu’à justifier ses droits, en donnant le Chevalier Joueur, tel qu’il l’avoit composé, & en y ajoutant un prologue, où l’on voit toute la modération & le désintéressement dont il étoit capable. Je vais en citer ce qui a quelque rapport à la querelle des deux Auteurs.

PROLOGUE.

Un jeune étourdi vient fendre la presse sur le théâtre en cherchant Valere.

l’Etourdi.

Ah ! te voilà : je te trouve admirable ; tu m’as donné rendez-vous ici pour voir une piece nouvelle, & on me vient dire que c’est le Joueur. Belle nouveauté ! il y a plus d’un mois que je l’ai vu.

Valere.

Ce que tu as vu n’est pas assurément.......

l’Etourdi.

Je l’ai vu, je l’ai vu, allons nous-en ; je ne saurois voir une piece deux fois.

Valere.

Si tu voulois m’écouter, je te dirois ce que ce Joueur-ci...

l’Etourdi.

Le Joueur est une piece où il y a un joueur qui joue, qui perd, qui gagne.

Valere.

D’accord ; mais......

l’Etourdi.

Je l’ai vu, te dis-je : il y a une Angélique, une Suivante, un Valet......

Valere.

Il y a une Angélique, une Suivante, un Valet & un Joueur aussi, dans le Joueur qu’on va représenter ; cependant il est différent de celui que tu as vu.

l’Etourdi.

Deux comédies ne peuvent pas être différentes, quand ce sont les mêmes personnages. Dis-moi, dans celle-ci, ne parlera-ton pas d’un portrait ?

Valere.

Oui.

l’Etourdi.

C’est donc la même chose.

Valere.

Belle conséquence ! je te dis que j’ai entendu lire cette piece-ci, & je la trouve très différente de l’autre.

l’Etourdi.

Voyons donc cette différence. Premiérement je me souviens que l’autre finit par un mariage.

Valere.

On sait bien qu’il faut......

l’Etourdi.

Hé bien, c’est donc la même chose.

Valere.

Malheureusement pour toi, celle-ci commence, aussi bien que l’autre, par le Valet & la Suivante. Si-tôt que tu les verras paroître, tu sortiras sans les écouter, en criant tout haut, c’est la même chose, c’est la même chose ; & il faut l’écouter pour voir si c’est la même chose.

l’Etourdi.

Ma foi, je n’attendrai pas qu’on ait commencé pour sortir, à moins que tu ne me prouves ces prétendues différences.

Valere.

Il y en a beaucoup : l’autre étoit en vers, celle-ci est en prose.

l’Etourdi.

Des vers ou de la prose, est-ce que je prends garde à cela ?

. . . . . . . .

Valere.

Je ne veux pas décider sur les deux pieces.....

. . . . . . . . .

Je prétends te prouver qu’elles n’ont rien de semblable que le fond du sujet, & deux ou trois idées de scenes qui se sont trouvées dans les mémoires que l’un des deux Auteurs a dérobés à l’autre.

Si le public entroit dans les bons ou les mauvais procédés des Auteurs, & qu’il eût quelque égard pour les prologues qui les lui exposent, il auroit dû porter Dufresny aux nues, & jetter des pierres à Regnard : cependant la piece du dernier triompha ; pourquoi. Parcequ’elle plut davantage.

Prologues qui exposent l’avant-scene.
Prologues qui la mettent en action.
Prologues qui instruisent les spectateurs du sujet, de l’intrigue, du dénouement d’une piece, &c.

Les Anciens, & quelques Modernes d’après eux, racontent presque toujours l’avant-scene au spectateur, dans un prologue. Plaute & Moliere m’apprennent, dans celui de l’Amphitrion, ce que je ne dois savoir que dans une exposition qui tienne réellement à la piece.

Nos Romanciers remplissent ordinairement un premier volume de la vie du pere & de la mere de leurs héros : les Dramatiques Chinois ont le même défaut ; ils mettent en action, dans un prologue, l’histoire du pere & de la mere de leur premier personnage : tel est celui qui précede Tchao-chi cou ell, ou le petit Orphelin de la Maison de Tchao, piece que M. de Voltaire a rendu fameuse en y puisant le sujet de son Orphelin de la Chine. Voici le prologue chinois.

ACTEURS DU PROLOGUE.

Tou-ngan-cou, premier Ministre de la guerre.

Tchao-so, fils de Tchao-tun, & gendre du Roi.

La Princesse, fille du Roi, & femme de Tchao-so.

Un Envoyé du Roi.

SIÉ-TSÉE, ou PROLOGUE.

Scene I.

Tou-ngan, seul.

L’homme ne songe pas à faire du mal au tigre, mais le tigre ne pense qu’à faire du mal à l’homme. Si on ne se contente à temps, on s’en repent. Je suis Tou-ngan-cou, premier Ministre de la guerre dans le Royaume de Tsin. Le Roi Ling-coug mon maître avoit deux hommes auxquels il se fioit sans réserve ; l’un pour gouverner le peuple, c’est Tchao-tun ; l’autre pour gouverner l’armée, c’est moi. Nos charges nous ont rendu ennemis : j’ai toujours eu envie de perdre Tchao, mais je ne pouvois en venir à bout. Tchao-so, fils de Tun, avoit épousé la fille du Roi : j’avois donné ordre à un assassin de prendre un poignard, d’escalader la muraille du palais de Tchao-tun, & de le tuer. Ce malheureux, en voulant exécuter mes ordres, se brisa la tête contre un marbre, & se tua. Un jour Tchao-tun sortit pour aller animer les laboureurs au travail, il trouva sous un mûrier un homme à demi mort de faim, il le fit boire & manger tant qu’il voulut, & lui sauva la vie. Dans ce temps-là un Roi d’Occident offrit un grand chien qui avoit nom Chin-ngao. Le Roi me le donna, & je formai le dessein de m’en servir pour faire mourir mon rival ; j’enfermai le chien dans une chambre à l’écart, & je défendis qu’on lui donnât à manger pendant quatre ou cinq jours. J’avois préparé dans le fond de mon jardin un homme de paille, habillé comme Tchao, & de sa grandeur : ayant mis dans son ventre des entrailles de mouton, je prends mon chien & je lui fais voir les entrailles ; je le lâche, il eut bientôt mis en pieces l’homme de paille & dévoré la chair qu’il y trouva. Je le renferme dans sa prison, je le fais jeûner, & je le ramene au même endroit ; si-tôt qu’il apperçoit l’homme de paille, il se met à aboyer ; je le lâche, il déchire le fantôme & mange les entrailles comme la premiere fois. Cet exercice dura cent jours. Au bout de ce temps-là je vais à la cour, & je dis publiquement au Roi : Prince, il y a ici un traître qui a de mauvais desseins contre votre vie. Le Roi demanda avec empressement quel étoit le traître. Je répondis, le chien que Votre Majesté ma donné le connoît. Le Roi montra une grande joie. Jadis, dit-il, on vit sous les regnes de Yao & de Chun un mouton qui avoit aussi l’instinct de découvrir les criminels ; serois-je assez heureux pour voir sous mon regne quelque chose de semblable ? Où est ce chien merveilleux ? Je l’amenai au Roi. Dans ce moment, Tchao-tun étoit à côté du Roi avec ses habits ordinaires : si-tôt que Chin-ngao le vit, il se mit à aboyer : le Roi me dit de le lâcher, en disant, Tchao-tun ne seroit-il pas le traître ? Je le déliai ; il poursuivit Tchao-tun qui fuyoit de tous côtés dans la salle royale : par malheur mon chien déplut à un mandarin de guerre qui le tua. Tchao-tun sortit du palais, & vouloit monter sur son chariot à quatre chevaux : j’en avois fait ôter deux, & casser une des roues pour qu’il ne pût s’en servir ; mais il se trouva là un brave, qui de son épaule soutint le chariot, & de sa main frappa les chevaux ; il s’ouvrit un passage entre les montagnes, & sauva la vie à Tchao-tun. Quel étoit ce brave ? celui-là même que Tchao-tun avoit retiré des portes du trépas. Pour moi, étant demeuré auprès du Roi, je lui dis ce que j’allois faire pour son service, & sur le champ je fis massacrer toute la famille & les domestiques de Tchao-tun, au nombre de trois cents personnes. Il ne reste que Tchao-so avec la Princesse son épouse ; il est le gendre du Roi, il n’est pas à propos de le faire mourir en public : persuadé cependant que pour empêcher qu’une plante ne repousse, il faut en arracher jusqu’à la plus petite racine, j’ai supposé un ordre du Roi, & j’ai envoyé de sa part à Tchao-so trois choses, une corde, du vin empoisonné, & un poignard, ne lui laissant que la liberté du choix. Mes ordres seront promptement exécutés, & j’en attends la réponse.... (Il sort.)

Scene II.

TCHAO-SO, LA PRINCESSE sa femme.

Tchao-so.

Je suis Tchao-so ; j’ai un tel Mandarinat. Qui eût pensé que Tou-ngan-cou, poussé par la jalousie qui divise toujours les Mandarins d’armes & les Mandarins de lettres, tromperoit le Roi, & le porteroit à faire mourir toute notre maison, au nombre de trois cents personnes ? Princesse, écoutez les dernieres paroles de votre époux : je sais que vous êtes enceinte ; si vous mettez au monde une fille, je n’ai rien à vous dire ; mais si c’est un garçon, je lui donne un nom avant sa naissance, & je veux qu’il s’appelle l’Orphelin de Tchao : élevez-le avec soin, pour qu’il venge un jour ses parents.

La Princesse.

Ah ! vous m’accablez de douleur.

Un Envoyé du Roi entre, & dit :

J’apporte de la part du Roi une corde, du poison, un poignard, & j’ai ordre de remettre ces présents à son gendre : il peut choisir de ces trois choses celle qu’il voudra ; & après sa mort je dois enfermer la Princesse sa femme, & faire une prison de son palais. L’ordre porte qu’il ne faut pas différer d’un moment : me voici arrivé. (En appercevant le Prince, il lui dit :) Tchao-so, à genoux, écoutez l’ordre du Roi. (Il lit.) Parceque votre Maison est criminelle de lese-majesté, on a fait exécuter tous ceux qui la composoient ; il ne reste plus que vous. Mais, faisant réflexion que vous êtes mon gendre, je ne veux pas vous faire mourir en public. Voilà trois présents que je vous envoie ; choisissez-en un. (L’Envoyé continue, & dit :) L’ordre porte, de plus, qu’on tienne votre femme enfermée dans ce palais ; on lui défend d’en sortir, & l’on veut que le nom de Tchao soit entiérement éteint. L’ordre du Roi ne se differe point : Tchao-so, obéissez, ôtez-vous promptement la vie.

Tchao-so.

Ah ! Princesse, que faire dans ce malheur ? (Il chante en déplorant son sort.)

La Princesse.

O Ciel, prenez pitié de nous : on a fait massacrer toute notre maison : ces infortunés sont demeurés sans sépulture.

Tchao-so, en chantant.

Je n’aurai point de sépulture non plus qu’eux. Princesse, retenez bien ce que je vous ai recommandé.

La Princesse.

Je ne l’oublierai jamais.

Tchao-so rappelle à la Princesse les derniers avis qu’il lui avoit donnés, & se tue avec le poignard.

La Princesse.

Ah ! mon époux, vous me faites mourir de douleur.

l’Envoyé.

Tchao-so s’est coupé la gorge, & n’est plus : sa femme est en prison chez elle. Il faut que j’aille rendre compte de ma commission. (Il récite ensuite quelques vers.)

Les Auteurs Chinois ont, je crois, plus de tort que les romanciers auxquels je les ai comparés. Il m’importe peu, quand je lis un roman, de m’intéresser pour le pere, pour le fils, la grand-mere, trente personnes si l’on veut ; tout m’est égal, pourvu que je m’amuse : c’est un défaut, à la vérité, mais il ne tire pas à conséquence comme dans un drame. Nous demandons que tout l’intérêt s’y réunisse sur une seule personne, & que le personnage intéressant, le soit par lui-même ; sans quoi je suis souvent tenté de l’oublier, pour m’occuper de son pere qui m’a trop vivement frappé.

On me repprochera peut-être de m’être étendu sur un genre de prologue qu’on n’imitera jamais sur notre scene. Ce reproche n’est pas si bien fondé qu’on le croit. J’ai prouvé que les défauts de cette espece de prologue étoient dans nos romans. Qu’on me prouve que les romans les plus tragiques ne passent pas, avec tous leurs défauts, sur notre scene, & je me rassurerai.

Si je trouve ridicule qu’on m’expose l’avant-scene avant que la piece commence, je dois bien plus blâmer les Auteurs qui m’instruisent à fond du sujet, de l’intrigue & du dénouement. Les Italiens sont ceux qui, en cela, ont le mieux imité Plaute. Je prends la premiere piece italienne qui se trouve sous ma main. L’Auteur, après plusieurs plaisanteries qui n’aboutissent à rien, m’apprend en ces termes tout ce qu’il doit me faire voir dans la piece :

PROLOGUE DE L’AMANT SERVANTE.

Un homme nommé Americo, né en Corse, prit une femme noble dont il eut deux fils, Lionetto & Fulvio. Fulvio passa à Rome au service de Monseigneur Doria. Lionetto devint amoureux de Claudia, fille d’un certain Albert, qui dans ce temps-là étoit dans sa ville ; mais l’ayant vu partir peu de jours après, avec la belle Claudia, pour Genes, il brise la cassette de son pere, emporte l’argent, les bijoux, & s’embarque pour suivre ce qu’il aime.

Il essuie en route une tempête affreuse, & ne se sauve que par miracle. Arrivé à Genes, & ne pouvant voir Claudia, qui, croyant avoir perdu son amant, ne sortoit plus, il trouve le secret de s’introduire auprès d’elle sous le nom & l’habit d’une servante. D’un autre côté Fulvio devient amoureux de Livia, sœur de Claudia, & est du dernier bien avec elle, lorsqu’Americo arrive pour l’épouser. Le pere & les fils se reconnoissent, font grand tapage ; mais tout s’appaise. Fulvio épouse Livia ; Lionetto, sa chere Claudia : & Americo, content d’avoir retrouvé un fils qu’il croyoit mort, donne son consentement avec joie. . . . . . . . . . . . . . .

Le spectateur est si bien instruit par le prologue, qu’il peut se dispenser d’entendre la piece. Aucun motif d’intérêt & de curiosité ne le retient ; il n’a qu’à se retirer, & laisser les acteurs débiter la piece aux coulisses.

Se peut-il que dans un temps aussi éclairé que celui qui a succédé à Moliere, les Modernes aient poussé plus loin que les Anciens, la folle manie de faire des prologues ? Je dis plus loin, & j’ai raison. Regnard a trouvé que c’étoit peu de faire précéder ses Folies Amoureuses d’un prologue, il l’accompagne d’un épilogue ; trop semblable en cela aux Auteurs qui, non contents de gâter leur ouvrage avec une préface, l’achevent par une post-face.

Ce n’est pas encore tout. Quelques Auteurs ont fait des prologues qui ont un titre, une exposition, une intrigue, un dénouement ; & le plaisant de tout cela, est que plusieurs de ces choses manquent souvent à la piece qui les suit. La comédie de l’Emploi du Temps & le prologue qui la précede, intitulé l’Ombre de Moliere, peuvent servir ici d’exemple. J’y renvoie le Lecteur pour passer à des prologues plus vicieux & plus mal-adroits encore que tous ceux que j’ai cités chez les Anciens & chez les Modernes. Ce sont les prologues qui exposent les caracteres de tous les personnages du drame, qui les mettent en action, & qui font marcher l’intrigue & l’intérêt de façon qu’ils en font un véritable premier acte. Je vais extraire un prologue dans ce goût : il est trop long pour le répéter en entier.

PROLOGUE DU NÉGLIGENT,
de Dufresny.

Acteurs.

M. Oronte.

Fanchon.

Licandre, Poëte.

Scene I.

Fanchon annonce à M. Oronte le Poëte qui lui a donné une comédie à examiner ; elle rit beaucoup, parceque le Poëte ne lui a parlé qu’en chantant.

Scene II.

Licandre paroît & chante. M. Oronte le prie de cesser de faire des compliments en musique : ils veulent s’entretenir de la piece, & ils congédient Fanchon.

Scene III.

Discussion sur la piece du poëte. Oronte la voudroit en vers : Licandre dit que les comédies sont plus parfaites en prose, parcequ’il n’est pas naturel qu’on y parle en vers, à moins que la scene ne fût au Parnasse, & qu’on n’y fît parler Clio ou l’amoureuse Erato avec Virgile, le Tasse ou lui. Pour cet effet il ébauche grossiérement tous ses sujets en vers alexandrins, & peu à peu, corrigeant son ouvrage, il corrompt avec soin la cadence des vers, & parvient à réduire le tout en prose très naturelle. Oronte veut des portraits : le poëte dit que Moliere a gâté le théâtre.

Scene IV.

Fanchon vient avertir Oronte d’aller chez son procureur. Oronte conseille au poëte de passer une après-midi chez lui. J’ai, lui dit-il, une sœur qui donne à jouer : plusieurs personnes me rendent visite ; vous étudierez leurs caracteres : vous ferez une comédie toute de portraits, dont la scene fera mon antichambre ; & pour prologue vous mettrez la conversation que nous venons d’avoir. Fanchon se charge de fournir l’intrigue, disant que c’est l’affaire d’une femme. Oronte. sort.

Scene V.

Fanchon fait le portrait de toutes les personnes qui doivent servir à la piece. M. Oronte est un négligent qui ne songe point à ses affaires, & est entêté jusqu’à la folie de tableaux, de bronzes, de médailles, & qui, pour comble de perfection, est vivement frappé d’un coup de pierre philosophale.

La sœur est une jeune personne qui roule, comme M. son frere, aux environs de cinquante ans, & qui ne s’apperçoit pas qu’elle vieillit, parceque son visage n’a jamais été jeune. Elle est jalouse, & n’a jamais eu d’amants ni de charmes ; & le premier soupirant qui aura le courage de l’aimer, fera naître une belle passion. Fanchon promet trente pistoles au poëte s’il veut faire sa cour à la vieille, s’emparer de son esprit, & l’obliger de donner sa niece à Dorante. Le poëte avoue qu’il a déja reçu trente pistoles du même Dorante pour la même cause, & qu’il ne s’est introduit dans la maison que pour cela. Ils sortent pour travailler d’intelligence.

Ce prologue n’est-il pas un premier acte très bien fait. Il tient si bien à la piece que je défie de pouvoir donner l’une sans l’autre : aussi les comédiens ont-ils pris le parti de tout abandonner.

Au reste, les Modernes se flattent d’avoir introduit le dialogue dans leurs prologues, & de les avoir par là rendus moins ennuyeux. On a vu par le prologue chinois, qu’ils n’ont pas le mérite de l’invention ; on peut encore le voir dans Plaute, témoin le prologue de son Trinummus. Voici le commencement.

LE LUXE ET LA DISETTE.

Le Luxe.

Allons, ma fille, venez avec moi, afin que vous fassiez votre office.

La Disette.

Je vous suis, ma mere : mais enfin, jusqu’à quand marcherai-je après vous ?

Je crois ne pouvoir mieux finir ce Chapitre qu’en rapportant ce qu’un Auteur dit sur l’inutilité des prologues dans un prologue même.

PROLOGUE DE L’EMBARRAS DES RICHESSES.

(Le théâtre représente la chambre de l’Auteur : il est appuyé nonchalamment sur une table, & feuillette sa comédie, en disant :)

Voilà un prologue qui ne me plaît point ; je n’en suis point content : tout cela me semble froid, insipide, languissant ; & c’est le plus grand hasard du monde, s’il fait fortune sur le théâtre. Il me semble déja que le quart d’heure de Rabelais sonne, que la toile se leve. Quelle situation ! Ah ! je frémis..... J’entends toute l’assistance crier en symphonie à l’acteur qui ouvre le prologue : arrête, mon ami, arrête ! que diable veux-tu dire ? Je vois déja où tu en veux venir. Quoi ! toujours des Auteurs, des Marquis ! Eh ! fi ! fi ! ne vois-tu pas que cela est usé ? Tu ne me répetes que ce que j’ai vu dans tant d’autres prologues : je suis las de cette monotonie ; en un mot, je veux du neuf, & si tu n’as pas l’imagination assez fertile pour trouver & pour mettre en œuvre quelque idée heureuse, ingénieuse, délicate, qui me plaise, ne me dis rien du tout : ce long préambule que tu me veux faire essuyer, va m’indisposer contre toi, peut-être à n’en pas revenir..... . . . . . . . . .

Thibaut, frere de lait de l’Auteur, arrive de la campagne. Après bien des choses inutiles au sujet de la piece, l’Auteur se rappelle que Moliere lisoit ses pieces à sa servante ; &, sur le point de congédier Thibaut, il imagine de lui lire sa piece & son prologue, pour voir l’effet qu’ils feront sur son esprit. Thibaut, enchanté de la proposition, écoute, & bâille bientôt après.

Thibaut bâille.

Ah !

L’Auteur, bas.

Comme il baille ! (haut.) Est-ce que tu ne trouves pas cela plaisant ?

Thibaut.

Si fait, ça est bien drôle ; mais c’est que çà m’ennuie.

L’Auteur.

Comment donc ?

Thibaut.

Blaise m’avoit dit que des comédrilles ça étoit si bouffon, que ly avoit d’samoureux & pis d’samoureuses qui disiont tant de drôleries, & je ne vois rian de tout cela écrit.

L’Auteur.

Mais ceci n’est pas une comédie.

Thibaut.

Qui que c’est donc ? vous m’avez tantôt dit vou mesme que c’en étoit une.

L’Auteur.

Ce que je te lis est le prologue de la comédie.

Thibaut.

Hé ! qui que c’est qu’un prologue ?

L’Auteur.

Le prologue est une espece d’enfant perdu qu’on envoie reconnoître l’ennemi, & qui souvent en essuie le premier feu ; ou, pour parler plus clairement, c’est un petit ouvrage que l’on fait précéder la comédie, dans lequel un Auteur cherche à se rendre favorable le parterre.

Thibaut.

C’est donc queuque monsieu de vos amis que ce parterre ?

L’Auteur.

Bon ! à l’autre !

Thibaut.

Vous mangez donc queuquefois avec li.

L’Auteur.

Et non, & non. Le parterre est une assemblée de gens d’esprit, qui sont les juges nés de toutes les pieces nouvelles.

Thibaut.

Si bian donc que drés qu’ou leurs arez flanqué de voute priambule par la filosomie, ils admireront tout ce que vous leus chanterrez ?

L’Auteur.

Non vraiment ; ils siffleront ma piece, s’ils la trouvent mauvaise.

Thibaut.

Par la jarnonce, ça étant, à quoi est donc bon voute prologue ? ça ne sart donc à rian ?

L’Auteur.

Il parle juste : son raisonnement me détermine. Je m’en vais trouver les Comédiens, & leur dire qu’il faut absolument qu’ils suppriment ce prologue ; il gâteroit tout......

L’Auteur21 me rappelle le poëte de Gilblas, qui, réduit à l’hôpital par les Muses, compose une épître en vers, pour leur jurer qu’il renonce à la poésie. Notre Auteur a fait à-peu-près de même ; il écrit un long prologue pour nous prouver qu’il ne faut pas en faire.