(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. De l’Entr’acte. » pp. 289-308
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. De l’Entr’acte. » pp. 289-308

CHAPITRE XVI.
De l’Entr’acte.

J’aime fort la comparaison qu’on a toujours faite de la peinture avec la poésie : elles sont sœurs & se ressemblent beaucoup. L’art du peintre & l’art du poëte, du poëte dramatique sur-tout, sont à-peu-près les mêmes. Les artistes de l’un & de l’autre genre ont les mêmes défauts à éviter ; les mêmes beautés peuvent éclore & se développer sous leurs doigts : l’étude de la nature, l’habitude de la copier, sont les seules routes qui menent les uns & les autres à la célébrité.

Il est impossible à la peinture de rendre l’action entiere de ce qu’elle veut représenter. Elle ne sauroit faire paroître un visage que par les endroits les plus visibles, un personnage que par un côté seulement : de même la poésie dramatique ne peut pas exposer aux yeux du spectateur une action entiere dans toutes ses circonstances. On a imaginé les entr’actes pour donner le temps aux Auteurs de dépêcher derriere le théâtre une intrigue qui ne pourroit qu’offrir des longueurs ou des choses minutieuses & funestes aux plus essentielles, si on les faisoit passer sans distinction sous les yeux du spectateur : par conséquent le poëte a le plus grand tort quand, n’employant pas des moments si précieux, il reprend tout uniment au commencement d’un acte la fable où il l’avoit laissée à la fin du précédent. Le public sait aussi mauvais gré aux acteurs qui l’ont abandonné pour rien, qu’il est content d’eux quand ils mettent le temps à profit, & que l’intrigue va toujours son train. C’est par cette raison qu’il applaudit à tous les entr’actes des Femmes Savantes, & qu’il critique ceux de George Dandin. Ne prenons qu’un exemple dans chacune de ces pieces.

LES FEMMES SAVANTES.

ACTE I. Scene V.

Clitandre, seul.

Clitandre a prié Bélise de protéger l’amour qu’il a pour Henriette. Bélise, malgré tout ce que Valere a pu lui dire, sort très persuadée qu’il est amoureux d’elle, & non de Henriette. Alors il dit :

Diantre soit de la folle, avec ses visions !
A-t-on rien vu d’égal à ses préventions ?
Allons commettre un autre au soin que l’on me donne,
Et prenons le secours d’une sage personne.

Nous voyons clairement que Clitandre a dessein de faire quelque chose pendant qu’il sera loin de nous. La premiere scene de l’acte suivant va nous faire voir s’il a tenu parole.

ACTE II. Scene I.

Ariste, quittant Clitandre & lui parlant encore.

Oui, je vous porterai la réponse au plutôt :
J’appuierai, presserai, ferai tout ce qu’il faut.
Qu’un amant, pour un mot, a de choses à dire,
Et qu’impatiemment il veut ce qu’il desire !
Jamais....

Nous n’avons pas à nous plaindre de Clitandre. Il n’a pas été oisif pendant son absence ; & si l’intrigue n’a pas fait grand chemin depuis qu’il est parti, elle est toujours plus avancée. Passons présentement au second exemple.

GEORGE DANDIN.

ACTE II. Scene XIII.

George Dandin, seul.

George Dandin, désespéré de n’avoir pu prouver son déshonneur, s’écrie :

Je ne dis pas un mot ; car je ne gagnerois rien à parler. Jamais il ne s’est rien vu d’égal à ma disgrace. Oui, j’admire mon malheur, & la subtile adresse de ma carogne de femme pour se donner toujours raison & me faire avoir tort. Est-il possible que toujours j’aurai du dessous avec elle, que les apparences toujours tourneront contre moi, & que je ne parviendrai point à convaincre mon effrontée ? O Ciel, seconde mes desseins, & m’accorde la grace de faire voir aux gens que l’on me déshonore !

On voit que George Dandin, en se retirant, ne forme aucun dessein pour l’entr’acte. Lorsque Lubin & Clitandre paroissent au commencement du troisieme acte, l’Auteur, les personnages, le spectateur & l’intrigue ne sont pas plus avancés qu’à la fin du second.

Il ne suffit pas que l’entr’acte soit employé à quelque chose ; la chose que font les acteurs dans l’entr’acte doit encore, de toute nécessité, tenir & servir à la machine générale ; sinon c’est un défaut essentiel.

Dans l’exemple que je viens de citer des Femmes Savantes, ce que fait Clitandre tient & sert à la machine générale, puisqu’il prie l’oncle de sa maîtresse d’être favorable à son amour, & que c’est en conséquence de cette priere, qu’Ariste agit & fait le dénouement. Cet entr’acte est donc bon ; & par la même raison, celui que je vais citer est mauvais.

L’AVARE.

ACTE I. Scene X.

Harpagon.

Je m’en vais faire un petit tour en ville, & reviens tout-à-l’heure.

Cette promenade remplira donc l’entr’acte. Est-elle utile à la piece ? servira-t-elle à peindre le caractere de l’avare ? rien de tout cela. Elle servira à remplir un entr’acte, sur lequel il est bien aisé de prononcer. Reprenons la comparaison du peintre avec le poëte dramatique.

Un peintre habile offre aux yeux le beau côté de son modele & les traits qu’il croit le plus propres à frapper les connoisseurs, à parer l’ordonnance de son tableau, à en caractériser chaque partie & l’ensemble : un Auteur ingénieux met en action ce qu’il croit plus digne d’être offert aux yeux du spectateur, de captiver plus agréablement son imagination, de concourir à la beauté de ses scenes, de sa piece, & jette dans les entr’actes les redites qui seroient ennuyeuses à entendre, & les actions qui ne seroient pas agréables à voir ; par conséquent on ne sauroit trop louer la prudence des poëtes qui placent derriere la toile les déclarations amoureuses, quand elles doivent être fades, les collations, les donations, & mille autres ressorts très nécessaires à la comédie, mais très ennuyeux à voir. D’un autre côté, on ne peut trop les critiquer, ou du moins les plaindre, quand ils écartent de la scene des choses qui feroient beaucoup plus d’effet que tout ce qu’ils mettent en action.

Je ne saurois comprendre pourquoi tous les Auteurs qui ont mis des joueurs ou des joueuses sur le théâtre, ne les ont pas peints dans le moment où ils ont les yeux fixés sur une carte qui décide de leur sort & de celui d’une famille entiere, leur joie ou leur désespoir peindroit leur passion avec le crayon le plus énergique. Le moins excusable de tous les Auteurs est celui du Joueur Anglois. Quel effet n’auroit pas produit son Béverlai, s’il nous l’eût fait voir dans l’instant fatal où sa fortune s’engloutit, & entouré de tous les frippons qui se la partagent ! Quel tableau vigoureux, sur-tout dans un pays & sur un théâtre où le mot de décence n’étouffe point le talent, ne lui fait pas un crime de sa hardiesse, ne lui interdit pas l’usage de ses ailes, & ne le force pas à ramper à côté de l’esprit !

Quelques législateurs dramatiques ont poussé plus loin le parallele de la peinture & de la poésie. « Ainsi que l’art du peintre, disent-ils, consiste à finir si bien ce qu’il montre, qu’on devine aisément ce qu’il cache : de même le poëte doit travailler avec tant d’adresse, que les choses représentées sur la scene fassent deviner ce qui se passe derriere la toile ».

Je ne suis pas tout-à-fait de cet avis. Il est de l’adresse du peintre, en me peignant un beau bras, de ménager si bien les contours de la partie visible, que je puisse voir celle qui ne l’est pas. La perfection de l’art dramatique exige au contraire qu’un Auteur ne me prévienne jamais bien clairement sur ce qui arrivera dans l’entr’acte ; c’est le moyen de me faire desirer plus ardemment l’acte suivant, & le moment qui m’instruira de ce qui s’est passé derriere la toile.

Nous avons malheureusement des Auteurs qui ne se sont pas toujours imposé cette loi ; mais ils semblent quelquefois en avoir senti toute l’importance. Des exemples de l’une & de l’autre espece rapprochés, vont nous faire apprécier leur juste mérite, à raison de l’effet différent qu’ils produisent. Prenons d’abord d’Ancourt 42, & lisons.

LES BOURGEOISES A LA MODE.

ACTE II. Scene IX.

M. SIMON, LISETTE.

Lisette.

Il y a long-temps que vous n’avez querellé, à ce qu’il me semble.

M. Simon.

Depuis l’affaire du diamant....

Lisette.

Depuis le diamant ! Il y a un siecle.

M. Simon.

Aussi je creve ; & l’on ne sait pas tout ce que je souffre.

Lisette.

Ah ! querellez, Monsieur, querellez ; cela vous soulagera. Dès qu’elle sera venue, j’aurai soin de vous faire avertir.

M. Simon.

N’y manque pas, au moins.

Lisette.

Ne vous mettez pas en peine, je veux vous aider aussi à la quereller, moi, & je vous réponds quasi de la réduire.

M. Simon.

Que je t’aurai d’obligation !

Lisette.

Allez vous préparer, Monsieur, allez.

Comment l’entr’acte qui suit cette scene pourroit-il nous intéresser ? nous savons trop bien tout ce qui se fera pendant qu’il durera. M. Simon se préparera à gronder sa femme. La belle occupation ! & qui nous avancera beaucoup ! Du moins s’il devoit la gronder tout de bon, passe, nous pourrions nous intéresser aux suites de la querelle ; mais point. M. Simon ne sort absolument que pour se préparer à cette belle expédition, & ne fera pas autre chose. Opposons cet entr’acte, si peu intéressant, au second du Tartufe.

ACTE II. Scene IV.

Marianne & Valere viennent de faire une scene de dépit qui a augmenté leur amour : ils s’adorent. Tartufe traverse leur passion ; la soubrette les sépare, & leur dit :

Dorine, à Valere.

Sortez ; & sans tarder employez vos amis
Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
(à Marianne.)
Nous allons réveiller les efforts de son frere,
Et dans notre parti jetter la belle-mere.
Adieu.

Réussiront-ils ? ne réussiront-ils pas ? c’est ce que le spectateur ignore, graces à l’art de l’Auteur : c’est cette incertitude qui intéresse le spectateur pendant l’entracte, qui lui fait desirer de le voir finir, pour découvrir quelque chose sur le sort des amants. S’il souhaite de voir finir celui de d’Ancourt, c’est qu’il est las de perdre du temps pour rien.

M. d’Aubignac prétend, comme le lecteur l’a vu dans le chapitre précédent, qu’on doit mesurer la longueur des entr’actes au temps dont les acteurs ont besoin pour exécuter ce qui est censé se passer derriere la scene. Il s’ensuivroit de cette regle, que le cinquieme acte de la Métromanie ne devroit commencer que cinq ou six heures après le quatrieme, puisque dans l’intervalle la plupart des acteurs quittent la campagne où ils sont, viennent à Paris voir jouer une piece, & reviennent à la campagne. Heureusement, M. l’Abbé d’Aubignac a pris la peine de se combattre lui-même, en disant « que le spectateur aide lui-même au théâtre à le tromper ». Notre musique est faite pour l’étourdir sur la durée de l’entr’acte : d’ailleurs, il est bon ou mauvais : s’il est mauvais, il dure toujours trop ; s’il est bon, & qu’il pique la curiosité du public, ce même public croira toujours attendre trop long-temps ce qui doit le satisfaire.

Les Grecs & les Latins séparoient leurs actes par des chœurs de musique. Nos anciens poëtes remplissoient leurs entr’actes, de chants, de danses & de plusieurs divertissements ; mais les bons Auteurs, comme Moliere, les ont réservés pour les comédies-ballets. A ces intermedes nous avons, pendant long-temps, fait succéder tout uniment quelques violons, pour délasser le spectateur sans le distraire ; & nous paroissions vouloir nous en tenir là, lorsqu’un Auteur, entraîné par le desir de créer & de franchir la barriere ordinaire, a imaginé de remplacer les chœurs des anciens & les intermedes de nos peres, par la pantomime.

Si cette nouveauté peut contribuer à la gloire de notre théâtre, il faut l’adopter, & prouver notre reconnoissance à l’Auteur en marchant sur ses traces. Si au contraire elle doit servir à défigurer Thalie, & redoubler ses pas vers la barbarie, on ne peut trop sévérement sévir contre elle, sans cesser de savoir gré à l’Auteur de sa tentative. Une noble hardiesse, sans être heureuse, mérite des éloges, quand l’amour seul des beaux arts l’a produite, & non la sotte présomption.

Je ne décide point si les entr’actes d’Eugénie sont bons ou mauvais ; mais il m’ont paru très contraires au goût, tout-à-fait hors de la nature & de la vraisemblance, d’autant plus dangereux que l’Auteur les établit avec adresse, & qu’avec beaucoup d’esprit on peut non seulement persuader, mais éblouir les personnes qui ne veulent pas se donner la peine de réfléchir, ou qui ont encore de meilleures raisons pour n’en rien faire. J’exposerai mes réflexions, comme je l’ai dit dans ma préface, avec toute la politesse, tous les égards que les gens de lettres se doivent, & mes lecteurs jugeront.

Voici ce que dit M. de Beaumarchais : « L’action théâtrale ne reposant jamais, j’ai pensé qu’on pourroit essayer de lier un acte à celui qui le tient, par une action pantomime qui soutiendroit, sans la fatiguer, l’attention des spectateurs, & indiqueroit ce qui se passe derriere la scene pendant l’entr’acte. Je l’ai désigné entre chaque acte. »

L’Auteur a raison ; l’action doit toujours être en mouvement & lier tous les actes les uns aux autres : mais si on ne veut plus donner le temps au spectateur de se délasser, & s’il doit avoir sous les yeux une action continuelle, pourquoi ne pas lui offrir la chose qui l’intéresse, & non ce qui l’indique simplement ? Il est encore très inutile de lui indiquer ce qui se passe derriere la toile, parceque, si la piece est bien faite, l’Auteur a pris soin de l’en instruire avant la fin d’un acte & au commencement de l’autre. D’ailleurs, si ce qui se passe derriere la toile est intéressant, pourquoi l’avoir jetté dans un entr’acte pour nous le rendre foiblement par des pantomimes ? Si ce qui s’y passe est minutieux, pourquoi prendre la peine de doubler ces minuties ? Est-ce pour nous faire voir plus sensiblement le défaut ? on l’auroit bien apperçu sans cette précaution.

Voyons : peut-être l’Auteur a-t-il lié si intimement le jeu de ses entr’actes au drame, qu’ils en sont inséparables : mettons mes lecteurs à portée d’en juger sans avoir recours à la piece.

EUGÉNIE,
Drame en cinq actes, en prose.

AVANT-SCENE.

Le Lord Comte de Clarandon voit dans le pays de Galles, Eugénie, fille du Baron Hartley, en devient amoureux, & s’insinue si bien dans l’esprit de Madame Murer, tante de sa maîtresse, qu’elle lui permet d’épouser sa niece en secret, même à l’insu du pere. Le traître Lord déguise son Intendant en Ministre, feint de s’unir par un lien sacré au sort d’Eugénie, satisfait sa passion, laisse la malheureuse Eugénie enceinte, & part pour Londres, où le Baron le suit bientôt avec sa fille & sa sœur, pour solliciter le jugement d’un procès. Ils logent tous dans une maison que le Lord leur a prêtée. L’Intendant, qui a joué le rôle de Ministre, est près de rendre l’ame : il a des remords.

ACTE I.

Eugénie est affligée de n’avoir pas vu son époux depuis son arrivée, & d’apprendre que son pere vouloit la marier avec un certain Cowerly, à qui il a fait un dédit de mille guinées. Sa tante la rassure sur cette double crainte. Les remords de l’Intendant font trembler le Lord ; il donne ordre à son valet Drink d’arrêter toutes les lettres, en cas qu’il écrive à Eugénie ou à sa famille ; il fait sa visite aux Dames. Le Baron le félicite sur un riche mariage qu’il va faire, à ce que dit toute la ville. Le Lord nie, rassure Eugénie, & part. Le Baron rentre dans son appartement. Eugénie & Madame Murer l’y suivent.

Jeu d’entr’acte.

« Un domestique entre. Après avoir rangé les sieges qui sont autour de la table à thé, il en emporte le cabaret, & vient remettre la table à sa place, auprès du mur de côté. Il enleve des paquets dont quelques fauteuils sont chargés, & sort, en regardant si tout est bien en ordre. »

Ce jeu d’entr’acte remplit, je crois, très mal les vues de l’Auteur ; il ne peut pas lier les deux actes l’un à l’autre, parcequ’il n’y tient pas. Il n’indique pas ce qui se fait derriere la scene ; premiérement, parcequ’on n’y fait rien ; secondement, parceque des tables, des paquets, des cabarets, &c. n’ont aucun rapport avec les acteurs : par conséquent il ne soutient pas l’attention des spectateurs ; au contraire, il les distrait & les éloigne de l’objet principal.

ACTE II.

Le vieil Intendant écrit effectivement à la tante. Drink arrête la lettre. Le Lord, alarmé d’entendre par-tout parler de son mariage, qui doit se faire le lendemain, vient ordonner à Drink d’écarter tous ceux qui pourroient en instruire la famille d’Eugénie, sur-tout le Capitaine Cowerly ; c’est précisément lui qui arrive le premier, & qui assure que le fatal mariage se conclut incessamment. Il annonce ensuite qu’il a vu au parc Sir Charles, fils du Baron, lequel s’est battu avec son Colonel, qui le poursuit. On a écrit au pere que ce Colonel pourroit bien faire assassiner son fils. Sir Charles ne sait pas son pere à Londres ; le Capitaine promet de l’amener le lendemain.

Jeu d’entr’acte.

« Betty sort de la chambre d’Eugénie, ouvre une malle, & en tire plusieurs robes l’une après l’autre, qu’elle secoue, qu’elle déplisse & qu’elle étend sur le sofa du fond du sallon. Elle ôte ensuite de la malle quelques ajustements & un chapeau galant de sa maîtresse, qu’elle essaie avec complaisance devant une glace, après avoir regardé si personne ne peut la voir. Elle se met à genoux devant une seconde malle, & l’ouvre pour en tirer de nouvelles hardes. Au milieu de ce travail, Drink & Robert entrent en se disputant : c’est là l’instant où l’orchestre doit cesser de jouer, & où l’acte commence ».

Cet entr’acte seconde, je crois, aussi peu que le premier l’intention de l’Auteur. Des robes, un chapeau à l’Angloise très galant, loin de soutenir l’attention des spectateurs sur les malheurs d’Eugénie, & lui faire partager les pleurs qu’elle est censée répandre derriere le théâtre, peuvent faire croire au contraire que, pour se consoler, elle va faire sa toilette, & courir les assemblées ou les bals.

ACTE III.

Eugénie révele son secret à son pere : il est furieux ; il lui pardonne ensuite dès qu’il la sait enceinte : mais on apprend dans l’instant que son mariage n’est que simulé. On découvre toutes les perfidies du Lord. Le Baron sort au désespoir. Eugénie est anéantie. Madame Murer, furieuse, s’écrie, après avoir rêvé un moment : Vengeance, soutiens mon courage ! je vais écrire moi-même au Comte. Viens... traître ! tu paieras cher les peines que tu nous causes !

Jeu d’entr’acte.

« Un domestique entre, range le sallon, éteint le lustre & les bougies de l’appartement. On entend une sonnette de l’intérieur : il écoute, & indique, par son geste, que c’est Madame Murer qui sonne. Il y court. Un moment après il repasse avec un bougeoir allumé, sort par la porte du vestibule, & rentre sans lumiere, suivi de plusieurs domestiques auxquels il parle bas ; & ils passent tous à petit bruit chez Madame Murer, qui est alors censée leur donner ses ordres. Les valets repassent dans le sallon, courent dehors par le vestibule, & rentrent chez Madame Murer par le même sallon, armés de couteaux de chasse, d’épées & de flambeaux non allumés. Un moment après Robert entre par le vestibule, une lettre à la main, un bougeoir dans l’autre : comme c’est la réponse du Comte de Clarandon qu’il rapporte, il se presse de passer chez Madame Murer pour la lui remettre. Il y a ici un petit intervalle de temps sans mouvement, & le quatrieme acte commence ».

Malgré les soins que l’Auteur prend d’expliquer cette pantomime, on a de la peine à la deviner à la lecture ; par conséquent le travail du Public doit être bien plus pénible aux représentations : & ce n’est pas le moyen de le délasser. D’ailleurs si Madame Murer ne s’est pas suffisamment expliquée avant que de partir, si ses gestes, ses paroles, n’ont pas peint suffisamment son dépit & ses desseins, elle a tort ; & l’Auteur a bien plus de tort encore d’avoir préféré aux coups de pinceau frappants qu’auroit pu donner un personnage intéressé à l’action, les traits informes que tracent quelques gredins tout-à-fait étrangers à la piece. Si, au contraire, Madame Murer a assez bien peint les transports qui l’animent, & sa résolution violente, pour qu’on tremble de voir exécuter l’indigne assassinat du Comte, pourquoi nous rendre la même idée dans un tableau plus foible ?

ACTE IV.

Le Lord, venant au rendez-vous que Madame Murer lui a donné, délivre le frere d’Eugénie, que son Colonel faisoit assassiner. Il le conduit dans un sallon obscur, où il lui dit de l’attendre. Madame Murer donne des ordres dans l’obscurité pour qu’on entoure le Lord quand il sortira. Sir Charles est alarmé : son pere paroît ; il lui met la pointe de son épée sur le cœur, & le menace de le tuer s’il fait un pas. Des domestiques viennent avec des flambeaux : le pere & le fils se reconnoissent ; tout est découvert : Sir Charles rend au Lord ce qu’il lui doit, en le débarrassant des assassins à gages de la tante. Eugénie se trouve mal ; on l’emmene : son frere jure de la venger.

Jeu d’entr’acte.

« Betty sort de l’appartement d’Eugénie, très affligée, un bougeoir à la main ; car il est pleine nuit. Elle va chez Madame Murer, & en rapporte une cave à flacons, qu’elle place sur la table du sallon, ainsi que sa lumiere. Elle ouvre la cave, & examine si ces flacons sont ceux qu’on demande. Elle porte ensuite la cave chez sa Maîtresse, après avoir allumé les bougies qui sont sur la table. Un instant après le Baron sort de chez sa fille d’un air pénétré, tenant d’une main un bougeoir allumé, & de l’autre cherchant une clef dans ses goussets : il s’en va par la porte du vestibule qui conduit chez lui, & en revient promptement, avec un flacon de sel ; ce qui annonce qu’Eugénie est dans une crise affreuse. Il rentre chez elle. On sonne de l’intérieur ; un laquais arrive au coup de sonnette. Betty vient de l’appartement de sa maîtresse en pleurant, & lui dit tout bas de rester au sallon, pour être plus à portée. Elle sort par le vestibule. Le laquais s’assied sur le canapé du fond, & s’étend en bâillant de fatigue. Betty revient avec une serviette sur son bras, une écuelle de porcelaine couverte à la main ; elle rentre chez Eugénie. Un moment après les acteurs paroissent ; le valet se retire, & le cinquieme acte commence. Il seroit assez bien que l’orchestre, pendant cet entr’acte, ne jouât que de la musique douce & triste, même avec des sourdines, comme si ce n’étoit qu’un bruit éloigné de quelques maisons voisines : le cœur de tout le monde est trop en presse dans celle-ci, pour qu’on puisse supposer qu’il s’y fait de la musique ».

Je crois premiérement, que pendant cet entr’acte le spectateur ne devroit pas être occupé de la santé d’Eugénie, mais de la vengeance que son frere a projettée, & de ses suites ; en second lieu, ce que j’ai dit contre l’entr’acte précédent peut fort bien s’appliquer à celui-ci, auquel je trouve plus de défauts que dans tous les autres, puisqu’il peche davantage contre la vraisemblance. Est-il naturel que des domestiques, affectés du malheur de leur maîtresse, & qu’un pere craignant pour les jours de sa fille, observent exactement les loix de la pantomime ? que leurs craintes, leur désespoir ne leur arrachent pas quelques mots entrecoupés, & qu’ils s’en tiennent constamment à des gestes dont chacun demande un commentaire qui ne peut être que très bouffon, mêlé au son de nos violons.

Dans le cinquieme acte, Milord reconnoît ses torts, épouse Eugénie : tout est réparé : la piece est applaudie, & le mérite. Mais il n’est question ici que des entr’actes en pantomime.

Dans les chœurs des Anciens, un peuple assemblé, & respectable par conséquent, invoquoit les Dieux pour un héros, retraçoit ses malheurs au spectateur, ou faisoit envisager ceux qui le menaçoient encore. Les paroles, les gestes les plus expressifs, la musique la plus analogue au sujet, s’emparoient de l’ame du spectateur. Dans les intermedes de nos peres, les airs les plus flatteurs, les danses les plus voluptueusement caractérisées amusoient agréablement. Nous avons banni, avec raison les chants & les danses, pour livrer en entier la scene aux seuls personnages qui concourent à l’action, & pour ne nous occuper que d’eux : irons-nous les remplacer par des mines, des grimaces ? non sans doute. Je puis me tromper ; mais je crois que de pareils entr’actes, s’ils sont adoptés, précipiteront la chûte de notre théâtre.

On a pu voir un peu de pantomime dans un entr’acte de la Dame invisible ou l’Esprit follet, comédie en vers, en cinq actes, de Hauteroche : mais l’on ne doit pas lui reprocher cette faute ; c’est aux comédiens, ou plutôt à leurs machinistes.

Angélique, à l’aide d’une porte pratiquée en secret dans la cloison de l’appartement de Pontignan qu’elle aime, entre dans sa chambre, lui écrit & lui demande une réponse : Pontignan la fait & la laisse sur la table. Comme une partie de l’acte suivant se passe dans l’appartement d’Angélique, & que les machinistes, en changeant la décoration, laissent sous les yeux du spectateur la table sur laquelle on a mis la lettre, il faut bien qu’on vienne la prendre dans l’entr’acte, puisqu’elle doit faire le sujet de l’acte suivant. Les machinistes n’ont, en changeant de décoration, qu’à enlever en même temps la table & la lettre, tout sera réparé, & l’entr’acte sera comme il doit être.

Je le répete : si l’action qui se passe derriere la toile est minutieuse, pourquoi nous la retracer ? Si au contraire elle est intéressante, les personnages intéressants doivent, avant leur sortie, avoir employé les gestes, la voix & les expressions les plus fortes pour nous pénétrer de son importance : pourquoi donc faire succéder à des coups de pinceau fort énergiques, un barbouillage qui ne rend que foiblement la même idée ? & pourquoi effacer de notre imagination tout ce qu’un tableau frappant y a tracé, par un tableau burlesque ?

Qu’on me permette une comparaison. Je suis dans le cabinet d’un curieux ; il me fait voir le chef-d’œuvre d’un peintre représentant le Sacrifice d’Abraham. Je frémis de la résolution du pere : je tremble pour le fils : je bénis l’Ange qui vient arrêter le glaive fatal. Le curieux me montre ensuite un second tableau, où la même idée est rendue, mais différemment. Abraham tient un fusil, vise son fils, va lui casser la tête, quand un Ange pisse dans le bassinet & empêche l’amorce de prendre. A-t-on cru continuer à m’intéresser pour Isaac, ou augmenter ma sensibilité par cette seconde peinture ? On s’est lourdement trompé. Le second tableau a banni de mon cœur tout l’effet que le premier y avoit produit. Que seroit-ce si le peintre avoit chargé sa toile de quelques personnages subalternes & burlesques par eux-mêmes ? Je me suis engagé à appuyer tout ce que je dirai par des exemples ; je n’ai pu en prendre dans cette occasion que chez le seul Auteur qui en a fourni. Je sais que les hommes, pour la plupart, abhorrent la critique la plus modérée, autant qu’ils idolâtrent la louange la plus outrée ; mais non ceux qui, comme l’ingénieux Auteur d’Eugénie, connoissent toutes les difficultés de leur art, & n’ignorent pas que les auteurs les plus parfaits ont de très grands défauts mêlés à ces mêmes beautés qui leur assurent l’immortalité. Je sais encore que si la noble & honnête fermeté qui pousse un homme franc à dire son avis, arme contre lui quelques Auteurs & leurs partisans, une basse & lâche flatterie compromet son jugement & le fait siffler des connoisseurs. Je n’avois donc point à balancer.