(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVIII. De la Décence & de l’Indécence. » pp. 314-341
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVIII. De la Décence & de l’Indécence. » pp. 314-341

CHAPITRE XVIII.
De la Décence & de l’Indécence.

Protée n’eut jamais autant de formes diverses que la Muse de la comédie. On peut la comparer à une femme sensible, mais foible & sans caractere, qui prend alternativement celui de tous ses amants.

Nous l’avons vue, tour à tour, fanatique, impie, galante, romanesque, gaie à l’excès, larmoyante jusqu’à la fadeur, plus grave que Thémis, plus folle que la divinité porte-marotte, aussi scrupuleuse, aussi délicate sur l’honneur qu’une vieille prude, aussi indécente dans sa conduite, dans ses gestes, dans ses propos, qu’une Laïs du palais d’Armide.

De tous les vices de Thalie, le dernier est sans contredit le plus repréhensible. L’école des mœurs doit être non seulement assez décente pour ne pas corrompre le cœur & l’esprit ; elle doit l’être jusqu’au point de ne blesser ni les yeux ni les oreilles, je ne dis pas d’une jeune personne qu’une mere croit pouvoir mener au spectacle sur la foi de l’honnêteté publique, j’ajoute de tout homme qui pense.

Trois especes de décence doivent regner sur la scene. L’une défend qu’on y effarouche la pudeur, l’autre ne veut pas qu’on y blesse le respect dû aux parents, la troisieme ordonne d’y ménager les égards que les hommes se doivent mutuellement. Parlons d’abord de la premiere.

Il n’est pas nécessaire de faire ici l’histoire scandaleuse du théâtre. Tout le monde sait combien de fois nos anciens ont inspiré de l’horreur à Thalie même, pour les rôles indécents qu’ils lui faisoient jouer. Dans la suite on a un peu plus ménagé la pudeur de la vierge ; on l’a cependant forcée à rougir plusieurs fois, & c’est un exemple qu’il faut bien se garder de suivre.

Il est des comédies qui pechent contre la décence par le fond du sujet, quelques autres par l’exécution ; on en voit un plus grand nombre qui n’ont que des expressions, des détails indécents : mais les unes & les autres sont très vicieuses.

Indécence dans le détail.

Les Auteurs sans génie sont, sans contredit, ceux qui ont jetté un plus grand nombre d’indécences dans leurs détails : trop foibles pour faire des scenes, pour amener des situations plaisantes par elles-mêmes, ils ont imaginé d’exciter le rire par des polissonneries auxquelles nos peres, moins civilisés que nous, applaudissoient, mais qui seroient impitoyablement sifflées présentement, & qui précipiteroient à coup sûr la chûte d’une piece.

Cependant, me dira-t-on, on joue très souvent des drames remplis de ces détails qui ne sont rien moins qu’équivoques, de ces traits qui fixent les yeux du parterre sur les Dames pour distinguer celles qui rougissent réellement d’avec celles qui ne font que semblant. Pourquoi ne paie-t-on pas d’un coup de sifflet des polissonneries très fortes ? Parcequ’elles sont du siecle passé, doivent-elles moins blesser les oreilles de celui-ci ? Non, sans doute. Mais la mort a mis l’Auteur à couvert des coups du parterre ; & ne pouvant plus humilier sa vanité, on lui pardonne les déréglements de son esprit.

Une Reine illustre par toutes les graces de son sexe, & toutes les qualités qui caractérisent les plus grands Rois, fit former il y a quelques années à Paris une troupe de comédiens dignes de paroître à sa cour ; mais elle y attira en même temps une personne capable d’élaguer toutes les indécences dont nos comiques fourmillent, & de les mettre en état de paroître devant de jeunes Princesses encore plus respectables par leurs vertus que par leur rang.

Jeunes Auteurs, si nous ne pouvons point parvenir à illustrer la scene, ne la dégradons pas. Renonçons généreusement à des applaudissements dont notre cœur ne pourroit pas jouir. Imitons nos prédécesseurs dans les traits qui peignent la candeur de leur ame, & non dans ceux qui l’avilissent à nos yeux, comme ceux que je vais rapporter.

LA FEMME JUGE ET PARTIE,
Comédie en vers, en cinq actes, de Montfleury44.

ACTE V. Scene V.

Bernadille.

Il faut donc, tout scrupule vaincu,
Déclarer hautement qu’elle m’a fait cocu.

Béatrix.

Qu’est-ce donc qu’un cocu, Monsieur, ne vous déplaise ?

Bernadille.

La question est neuve ! Ah ! tu fais la niaise !

Béatrix.

Si vous ne m’expliquez ce que c’est, je prétends...

Bernadille.

Tu veux donc le savoir ? C’est quand, en même temps,
On fait sympatiser, pourvu qu’un tiers y trempe,
Un mariage en huile avec un en détrempe ;
Quand une femme prend un galant à son choix,
Que d’un lit fait pour deux, elle en fait un pour trois ;
Et qu’enfin se faisant consoler de l’absence...
Maugrebleu de la masque, avec son innocence !

D’Ancourt est l’homme qui a le mieux dialogué ses pieces. C’est dommage qu’elles fourmillent de polissonneries. Voici ce qu’il dit dans les Vacances, comédie en prose, & en un acte.

Scene XIX.

Le Capitaine reproche à Maugrebleu qu’il est ivre : celui-ci lui répond :

Maugrebleu.

Comme de coutume je ne hausse ni ne baisse, chacun a ses petits talents dans ce monde : vous aimez le cotillon ; moi, j’aime la bouteille, &....

On lui dit que le Capitaine va devenir son beau-frere.

Maugrebleu.

Il va le devenir ! Ne l’est-il point déja ? Il ne faut pas que je sache rien de ça au moins ; je vous avertis, car je suis brutal.

Le Capitaine étoit venu dans le dessein de troubler l’acquisition du procureur ; il change d’avis en faveur de la fille de ce même procureur dont il est amoureux.

Maugrebleu.

Ah ! les choses s’accommoderont, je vois bien cela : l’acquisition demeurera à mon pere, & ma sœur servira de pot-de-vin. Pourvu que je trouve aussi mon petit compte dans ce petit marché-là, moi !

Clitandre.

Vous l’y trouverez. Ma Lieutenance est vacante, je vous la donne.

Mangrebleu.

Bon ! tant mieux. Grand merci, beau-frere. Il n’est, morbleu, rien tel pour faire fortune, que le canal des femmes.

Scene XXI.

Le pere de Maugrebleu est un frippon de procureur qui a fait fortune ; son fils lui dit :

Maugrebleu.

Vous voilà Seigneur de paroisse : vous vous poussez dans la robe : je me pousse dans l’épée : ma sœur se pousse... Elle fait aussi fortune. A l’heure qu’il est, chacun se pousse à sa maniere.

Il m’auroit été aisé de citer des traits plus forts, mais je serois devenu moi-même indécent.

Indécence dans l’exécution.

Les indécences de cette seconde espece sont beaucoup plus dangereuses que les premieres, plus sensibles, & occupent plus long-temps l’esprit d’une jeune spectatrice : il est donc bien plus dangereux qu’elles passent jusqu’à son cœur.

Moliere, mon héros éternel, lui qui a purgé la scene des horreurs qui l’avilissoient, a cependant des choses qui effarouchent encore la vertu, & qu’elle voudroit pouvoir retrancher de ses ouvrages. J’en trouverai dans Amphitrion.

Nous voyons clairement dans cette piece qu’Alcmene a passé la plus douce des nuits avec Jupiter. Ce n’est pas tout ; nous voyons plus clairement encore, que Jupiter, le tout-puissant, reprend la figure d’Amphitrion pour goûter avec Alcmene les plaisirs qui suivent un raccommodement, & qu’ils quittent la scene pour aller signer la paix dans les bras de l’Amour.

Dans George Dandin, Angélique quitte le lit de son époux auprès duquel elle est couchée, pour voler au rendez-vous qu’elle a donné à son amant.

Nous trouverons encore dans Moliere des indécences plus dangereuses pour les mœurs, témoins ces enlevements auxquels une jeune personne consent très lestement, comme si rien n’étoit plus ordinaire, ou du moins plus permis, plus décent.

Dans le Médecin malgré lui, nous voyons Lucinde quitter fort tranquillement le théâtre pour suivre son amant qui est déguisé en apothicaire, & qui l’enleve après que Sganarelle lui a donné cette recette salutaire :

ACTE III. Scene VI.

Sganarelle, à Léandre déguisé.

Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour Léandre est tout à fait contraire aux volontés du pere, qu’il n’y a point de temps à perdre, que les humeurs sont fort aigries, & qu’il est nécessaire de trouver promptement un remede à ce mal, qui pourroit empirer par le retardement. Pour moi, je n’y en vois qu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux dragmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remede ; mais comme vous êtes habile homme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, & de lui faire avaler la dose le mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici son pere : mais sur-tout, ne perdez point de temps. Au remede, vîte, au remede spécifique.

N’est-il pas encore bien édifiant que dans la même piece Sganarelle veuille voir & toucher le sein de la nourrice ?

ACTE II. Scene V.

Sganarelle.

Mais comme je m’intéresse à toute votre famille, il faut que j’essaie le lait de votre nourrice, & que je visite son sein. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C’est l’office du Médecin de voir les tettons des nourrices.

Oh ! la bonne leçon ! la bonne école ! & quel chagrin pour une mere vertueuse qui ayant conduit sa fille au spectacle en croyant lui procurer un plaisir innocent, se voit forcée de rougir doublement à ses côtés !

Indécence dans le sujet.

Malheur à tout Auteur comique qui sourit à un sujet indécent, & qui cede au desir de le traiter. Il en est de la décence comme de la vraisemblance. Un fond qui n’est pas vraisemblable, ne produit que des scenes forcées ; un sujet qui peche du côté de la décence, amene nécessairement des situations qui ne se ressentent que trop de ce vice, & ces mêmes situations donnent lieu à des détails empoisonnés comme leur source.

Pour prouver ce que j’avance, revenons à deux pieces que j’ai citées plus haut.

George Dandin s’apperçoit que sa femme s’est levée d’auprès de lui pour aller rejoindre son rival. Dès qu’il la voit, il lui reproche ses escampativos nocturnes ; Angélique lui répond qu’il n’y a pas grand mal à prendre le frais de la nuit : alors George Dandin s’écrie :

Eh ! oui, l’heure est bonne à prendre le frais ; c’est bien plutôt le chaud, Madame la coquine.

A quoi devons-nous ce propos indécent ? à l’indécence de la situation, & l’indécence de la situation naît de celle du sujet. Une femme mariée qui déteste son mari, qui est amoureuse d’un autre, doit naturellement jouer à son pauvre époux des tours qui lui valent des injures ; tout cela se suit, & coule de source.

Dans Amphitrion, Cléanthis & Sosie font ce bout de scene.

ACTE II. Scene III.

Cléanthis.

 Enfin ma flamme eut beau s’émanciper,
Sa chaste ardeur en toi ne trouva rien que glace ;
Et, dans un tel retour, je te vis la tromper
Jusqu’à faire refus de prendre au lit la place
Que les loix de l’hymen t’obligent d’occuper.

Sosie.

Quoi ! je ne couchai point ?

Cléanthis.

Non, lâche !

Sosie.

Est-il possible ?

Cléanthis.

 Traître ! il n’est que trop assuré :
C’est, de tous les affronts, l’affront le plus sensible ;
Et, loin que ce matin ton cœur l’ait réparé,
 Tu t’es d’avec moi séparé,
Par des discours chargés d’un mépris tout visible.

Sosie.

Vivat Sosie.

Cléanthis.

Hé quoi ! ma plainte a cet effet !
Tu ris après ce bel ouvrage !

Sosie.

Que je suis de moi satisfait !

Cléanthis.

Exprime-t-on ainsi le regret d’un outrage ?

Sosie.

Je n’aurois jamais cru que j’eusse été si sage.
 . . . . . . . . . .
 Les médecins disent, quand on est ivre,
 Que de sa femme on se doit abstenir ;
Et que, dans cet état il ne peut provenir
Que des enfants pesants, & qui ne sauroient vivre.
Vois, si mon cœur n’eût su de froideur se munir,
Quels inconvénients auroient pu s’en ensuivre !

Cléanthis.

 Je me moque des médecins
 Avec leurs raisonnements fades.
 Qu’ils reglent ceux qui sont malades,
Sans vouloir gouverner les gens qui sont bien sains.
 Ils se mêlent de trop d’affaires,
De prétendre tenir nos chastes feux gênés ;
 Et sur les jours caniculaires,
Il nous donnent encore, avec leurs loix séveres,
 De cent sots contes par le nez.

Sosie.

Tout doux.

Cléanthis.

Non, je soutiens que cela conclut mal ;
Ces raisons sont raisons d’extravagantes têtes.
Il n’est ni vin ni temps qui puisse être fatal
A remplir le devoir de l’amour conjugal ;
 Et les médecins sont des bêtes.

Ces détails, un peu plus que lestes, sont aussi dus à la situation, & nous devons la situation au sujet. Il faut même avoir quelque obligation à Moliere qui nous a épargné toutes les indécences de son original.

Dans Plaute, Amphitrion, après avoir reconnu son rival, est dévoré d’un grand chagrin ; le voici. Il craint qu’Alcmene, accoutumée à être fêtée par un Dieu, ne puisse plus se contenter de la chere médiocre qu’un mortel peut lui faire : enfin il se console en disant que le grand Jupiter remédiera sans doute à cela comme à tout le reste. Rien n’est plus plaisant que la réflexion du Général Thébain ; mais elle eût blessé nos chastes oreilles.

Le digne favori des neuf Muses & d’Apollon, M. de Voltaire, cite dans une de ses préfaces une piece Angloise de Wicherley, dans laquelle « un drôle à bonnes fortunes, la terreur des maris de Londres, s’avise, pour être plus sûr de son fait, de faire courir le bruit qu’à sa derniere maladie, les chirurgiens ont trouvé à propos de le faire eunuque. Avec cette belle réputation tous les maris lui amenent leurs femmes, & le pauvre homme n’est plus embarrassé que du choix. Il donne sur-tout la préférence à une petite campagnarde, qui a beaucoup d’innocence & de tempérament, & qui fait son mari cocu avec une bonne foi qui vaut mieux que la malice des Dames les plus expertes ».

Ce qu’on voit de ce drame prouve assez que rien n’en peut être décent. S’il n’est pas beau de prononcer dans une piece le mot de cocu, le cocuage mis en action n’a rien de fort honnête. Pour faire la critique des sujets que je viens de citer, & de tous ceux qui lui ressemblent, il me suffit de rapporter ce que M. de Voltaire 45 dit à la suite de son Extrait.

« Cette piece n’est pas, si vous voulez, l’école des bonnes mœurs, mais c’est l’école de l’esprit & du bon comique ».

A la bonne heure. Mais l’un ne mérite pas qu’on fasse grace à l’autre. Et M. de Voltaire, l’Auteur qui a mis le plus de décence dans ses drames, est certainement de cet avis.

Après avoir traité des indécences qui blessent la pudeur, il faut parler de celles qui choquent le respect qu’on doit à des parents plus ou moins respectables, selon le degré auquel ils nous appartiennent.

Est-il beau, par exemple, dans le Distrait, que le Chevalier parle ainsi à son oncle qui lui donne des conseils ?

ACTE I. Scene VI.

Le Chevalier fait deux ou trois pas de ballet.

Il ne prêche pas mal. Passez au second point ;
Je suis déja charmé. Que dis-tu de ma danse,
Lisette ? . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Votre troisieme point sera-t-il le plus fort ?
Soyez bref en tous cas, car Lisette s’endort ;
Moi, je bâille déja.

Le Chevalier s’est introduit auprès de sa maîtresse en qualité de maître Italien ; son oncle le fait reconnoître sans le vouloir : voici comment cet honnête neveu lui parle :

ACTE IV. Scene II.

Le Chevalier.

Ah ! mon oncle, parbleu, je vous trouve à propos
Pour vous laver la tête, & vous dire en deux mots....

Valere.

Le début est nouveau.

Le Chevalier.

Se peut-il qu’à votre âge
Vous n’ayez pas encor les airs d’un homme sage ?
Si j’en faisois autant, je passerois chez vous
Pour un franc étourdi. Là, là, répondez-nous.

Valere.

J’ai tort ; mais....

Le Chevalier.

Mais, mais, mais !

Clarice.

Quelle est votre querelle ?

Le Chevalier.

Je m’étois introduit tantôt chez Isabelle,
Que j’aime à la fureur, & qui m’aime encor plus ;
J’y passois pour un autre, & Monsieur là-dessus
Est venu brusquement gâter tout le mystere,
Et m’a mal à propos fait connoître à la mere.
Parlez, n’est-il pas vrai ?

Valere.

D’accord, mon cher neveu ;
Mais je réparerai ma faute.

Le Chevalier.

Hé ! ventrebleu,
C’est un étrange cas. Faut-il que la jeunesse
Apprenne maintenant à vivre à la vieillesse,
Et qu’on trouve des gens avec des cheveux gris,
Plus étourdis cent fois que nos jeunes Marquis ?
Je n’y connois plus rien. Dans le siecle ou nous sommes
Il faut fuir dans les bois, & renoncer aux hommes.

En vérité M. le Chevalier donne un exemple divin à nos jeunes gens. Qu’on ne dise pas, pour excuser Regnard, qu’il a voulu peindre un étourdi ; M. le Chevalier est plus que cela ; c’est un extravagant, que son cher oncle devoit régaler de quelques coups de canne, ou du moins faire enfermer. Il n’est point décent qu’un neveu traite ainsi un oncle, & un oncle sur-tout de qui il attend sa fortune ; il est encore plus indécent qu’un oncle se laisse traiter de la sorte.

Si les propos du Chevalier ne sont pas décents, comment regardera-t-on ceux que Cléante tient à son pere dans l’Avare ?

ACTE II. Scene III.

Cléante, à son pere.

C’est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . Osez-vous bien après cela vous présenter aux yeux du monde ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites, de sacrifier gloire & réputation au desir insatiable d’entasser écus sur écus, & de renchérir, en fait d’intérêt, sur les plus infames subtilités qu’aient jamais inventé les plus célebres usuriers ? . . . . . . . . . . Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achete un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n’a que faire ?

On aura beau dire que la conduite du pere est très répréhensible ; ce n’est pas à son fils à le réprimander, sur-tout avec un ton aussi dur.

Il est encore, comme nous l’avons dit, une troisieme espece de décence, qu’on pourroit appeller décence d’honnêteté. Les hommes, quels qu’ils soient, se doivent toujours des égards, & les ames honnêtes sont fâchées de voir quelqu’un y manquer sur le théâtre comme dans le monde.

Un seul exemple suffira pour le prouver. Le voici dans l’Homme à bonne fortune, comédie en prose, en cinq actes, de Baron.

ACTE III. Scene IX.

ERASTE, MONCADE.

Eraste vient d’apprendre que Moncade a fait une déclaration amoureuse à sa sœur, il se flatte de les voir unis, il vient lui en témoigner sa joie.

Moncade.

Je ne veux point me marier.

Eraste.

Comment donc ?

Moncade.

Cela est ainsi.

Eraste.

Ne m’avez vous pas dit que vous aimez ma sœur ?

Moncade.

J’en demeure d’accord.

Eraste.

Eh ! que prétendez-vous en l’aimant ?

Moncade.

L’aimer.

Eraste.

Moncade !....

Moncade.

Eraste !....

Eraste.

Vous n’y songez pas !

Moncade.

Pardonnez-moi.

Eraste.

Vous aimiez ma sœur, & ne songiez point à l’épouser !

Moncade.

Epouse-t-on toutes celles qu’on aime ?

Eraste.

Il y a de certaines gens qu’on feroit mieux de ne pas aimer, avec de pareils sentiments.

Moncade.

C’est ce que je voulois voir.

Eraste.

Vous perdez le sens.

Moncade.

Je ne vois pas que c’en soit une bonne marque, de ne vouloir point se marier.

Eraste.

Adieu, Moncade ; vous ne serez peut-être pas toujours ni si habile, ni si heureux.

Moncade.

Nous verrons..... Parbleu, cela est plaisant ! Dans un autre temps j’eusse peut-être accepté le parti ; mais après le trait que sa sœur vient de me jouer....

J’ai assisté plusieurs fois aux représentations de l’Homme à bonne fortune, exprès pour voir l’effet que produiroit cette scene sur le spectateur ; je l’ai toujours vu indigné de l’indécente malhonnêteté avec laquelle Moncade parle à Eraste, & de la patience avec laquelle celui-ci l’écoute ; ce qui devient une seconde indécence, parcequ’il n’est pas reçu dans le monde qu’un homme entende de sang froid insulter sa sœur, & qu’il partage tranquillement avec elle l’affront qu’on lui fait. Dès ce moment-là on n’estime plus ni Eraste ni sa sœur, on voit Moncade avec moins de plaisir ; & voilà comme, dans la comédie, la moindre faute en amene nécessairement plusieurs.

Si les Auteurs doivent faire parler leurs personnages décemment, il est une décence qu’ils sont obligés d’observer eux-mêmes en critiquant les mœurs, les vices ou les ridicules de quelqu’un qui tient à un Corps respectable. Damis, par exemple, jeune Conseiller, doit tout son mérite à sa bouquetiere & à son parfumeur : les filles à talent dictent ses arrêts dans leur alcove ou dans leurs boudoirs. Bon ! voilà un original que Thalie ne doit pas épargner. Mais qu’elle ne confonde pas avec lui tous ceux de son état ; au contraire, il est de la décence, de l’honnêteté, qu’elle marque sensiblement la différence qu’il y a de lui à ses confreres : qu’elle fasse tomber tous ses traits sur lui ; mais qu’elle prodigue en même temps au reste du Corps les éloges qui lui sont dus.

Nos bons Auteurs ont suivi assez exactement ce précepte, excepté dans les occasions où, pour leur propre intérêt, ils auroient dû le perdre de vue moins que jamais ; c’est lorsqu’ils ont joué leurs confreres. Ils l’ont fait avec tant de malignité, d’acharnement & de mal-adresse, que les ignorants en ont pris occasion de jetter du ridicule sur la littérature en général, sans songer que, digne de respect par elle-même, les grands hommes qui l’ont cultivée, la rendent encore plus respectable.

Par quelle fatalité les Auteurs ont-ils poussé la manie de se déchirer mutuellement jusques sur la scene, & de rassembler le public pour se tourner en ridicule ! Devroient-ils étayer par-là le mépris que les sots affectent pour eux ? La basse jalousie ou la vengeance peuvent seules les faire agir. Aucun de ces deux motifs ne leur fait honneur.

A quoi bon le Sage, dans son Turcaret, va-t-il parler de M. Gloutonneau le poëte, « cet homme agréable qui ne dit pas quatre paroles dans un repas, mais qui pense & mange beaucoup » ? Le Sage parle comme feroit un Auteur très affamé, qui ne peut voir, sans jalousie, qu’un autre s’engraisse à la table d’un Plutus moderne. Un Auteur fait très bien de se livrer aux élans de son génie dans les repas où l’amitié l’invite ; mais il est des personnes qui veulent parer leur table d’un bel esprit comme d’un surtout magnifique. On l’invite, dans l’idée qu’il paiera son écot en saillies, en épigrammes, en bons mots. Tous les convives, guidés par la curiosité, accourent pour le juger sur ce qu’il dira. Ne fait-il pas bien alors de manger, de boire, de renvoyer les curieux à ses ouvrages, & de laisser briller les agréables, qui ont arrangé dès le matin leur esprit, comme une petite-maîtresse arrange son teint & ses mines ?

Dufresny, dans le prologue de son Négligent, introduit un poëte qui, moyennant trente pistoles, conduit une intrigue amoureuse. Si les Auteurs se peignent, comme on le dit, dans leurs ouvrages, Dufresny étoit généreux, il faisoit à très bon marché le métier le plus lucratif.

Moliere attaqua T. Corneille, qui à son vrai nom ajoutoit celui de de l’Isle. Voici ce qu’il lui dit par la bouche de Chrisalde, dans l’Ecole des Femmes.

ACTE I. Scene I.

Chrisalde.

Quel abus de quitter le vrai nom de ses peres,
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimeres !
De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
Et sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan, qu’on appelloit Gros Pierre,
Qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

Arnolphe répond avec raison,

Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.

Et Moliere auroit pu se passer de faire cette comparaison. Si Corneille avoit le ridicule de vouloir quitter le nom de ses peres, étoit-ce à Moliere à le lui reprocher, lui qui avoit quitté celui de ses parents pour le dérober à l’infamie à laquelle on vouoit encore dans ce temps-là, avec la plus grande injustice, & les comédiens & tout ce qui leur appartenoit ?

Thomas Corneille voulut venger l’affront fait à son nom. Il connoissoit la manie que Moliere avoit de se faire peindre en Empereur Romain, lui qui étoit détestable sous un habit tragique ; & c’est sur ce ridicule qu’il l’attaqua. Il fait allusion à cette manie, lorsqu’il dit, en parlant de la statue du Commandeur, dans le Festin de Pierre.

ACTE III. Scene VII.

Sganarelle.

Vous voyez sa statue, & comme il tient sa main ?

Dom Juan.

Parbleu, le voilà bon en Empereur Romain46 !

Le trait lancé par Corneille est bien moins fort que celui de Moliere : mais ce dernier étoit un très dangereux railleur. Il ne savoit pas chatouiller, en revanche il mordoit vigoureusement. Qu’on en demande des nouvelles à Cotin.

Moliere, non content de prendre un sonnet & un madrigal dans les ouvrages imprimés de Cotin, pour les analyser & les déchirer sur la scene, avec toute la cruauté possible, parodia encore, avec la plus grande indécence, le nom du pauvre Abbé ; & l’acteur qui joua le rôle de Trisotin ou de Tricotin 47, eut le soin de prendre un habit, un son de voix & des gestes propres à faire reconnoître l’original. Enfin Moliere fit si bien, que Cotin, accablé du coup, tomba dans une mélancolie qui le conduisit au tombeau. « Tristes effets, dit M. de Voltaire, d’une liberté plus dangereuse qu’utile, & qui flatte plus la malignité humaine qu’elle n’inspire le goût ! »

Veut-on quelque chose encore de plus fort ? qu’on lise l’Impromptu de Versailles, on y verra Moliere nommer Boursault, sans lui faire la grace d’ajouter un tri à son nom, & lui porter impitoyablement les coups les plus terribles.

Scene III.

Mlle. de Brie.

Ma foi j’aurois joué ce petit Monsieur l’Auteur qui se mêle d’écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.

Moliere.

Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour que M. Boursault ! Je voudrois bien savoir de quelle façon on pourroit l’ajuster pour le rendre plaisant, & si, quand on le berneroit sur le théâtre, il seroit assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui seroit trop d’honneur que d’être joué devant une auguste assemblée ; il ne demanderoit pas mieux, & il m’attaque de gaieté de cœur, pour se faire connoître de quelque façon que ce soit. C’est un homme qui n’a rien à perdre.

La licence de l’ancienne comédie grecque n’alla jamais plus loin. On dira que Boursault avoit fait une critique sanglante de Moliere, & qu’il lui étoit permis de se venger. Point du tout. Comme tout homme qui en attaque un autre pour lui dire des injures est un lâche, Moliere devoit mépriser Boursault, & ne pas déshonorer sa plume en l’imitant. La scene est l’école des mœurs & non une école d’injures.

M. de Voltaire dit encore, à l’occasion de l’Impromptu de Versailles, « qu’il eût été de l’honnêteté & de la bienséance publique de supprimer la satyre de Boursault & celle de Moliere. Il est honteux, ajoute-t-il, que des hommes de génie & de talent s’exposent, par cette petite guerre, à être la risée des sots ». M. de Voltaire a très grande raison : mais de tout temps & dans tous les pays, les Auteurs ont sacrifié l’honneur de leur art à quelque vengeance particuliere.

Comment le célebre Goldoni, la gloire du théâtre Italien, a-t-il pu avilir un Auteur, comme il l’a fait dans sa piece intitulée il Teatro Comico, le Théâtre Comique ?

ACTE I. Scene XI.

Les Comédiens sont assemblés sur leur théâtre pour faire une répétition. Lelio, Auteur Comique, se présente, baise la main des dames, assure le Chef de la compagnie de son respect (Lasci dunque, che eserciti seco gli atti del mio rispetto). Il dit qu’il a fait une comédie intitulée le Docteur ignorant. Le Docteur offensé lui répond qu’il a fait aussi une piece qui a pour titre le Poëte extravagant (il Poeta matto). Lelio raconte le plan d’une de ses pieces. Il dit fort innocemment qu’Arlequin donne des coups de bâton au Docteur. Le Docteur, offensé derechef, dit que si le Poëte jouoit le rôle du Docteur, le lazzi seroit excellent (se il Poeta facesse da Dottore, il lazzo anderebbe bene). Enfin tous les acteurs sortent l’un après l’autre, en apostrophant l’Auteur ; & la derniere actrice lui dit fort poliment qu’il est un fou (Signor Poeta mio, voi siete pazzo).

ACTE II. Scene I.

Lelio prie, avec toute la lâcheté possible, un acteur de lui être favorable ; &, pour l’attendrir, il lui avoue qu’il n’a pas un sol, & qu’il ne sait comment faire pour manger (Amico, per dirvi tutto col cuore sulle labbra, non ho danari, e non so come far a mangiare). Il implore sa protection (mi raccomando alla vostra assistenza ; dite una buona parola per me). Son protecteur le quitte, en disant qu’un poëte affamé comme lui fourniroit le plus beau sujet de comédie (credo che el più bel carattere de comedia sia el suo, cioè el Poeta affamado). Quelle infamie ! & comment un Auteur peut-il avoir écrit cela ! Continuons, nous verrons bien autre chose.

Scene III.

Le Poëte offre plusieurs pieces au Chef, qui sont toutes refusées. Enfin, poussé à bout, il avoue sa misere & s’offre pour comédien (Signor Ottavio, le mie miserie sono grandi : faro il comico, se vi degnate accettarmi). A cela le Chef lui répond avec mépris, qu’il est un misérable, qu’il seroit aussi mauvais acteur que détestable Auteur, qu’il refuse sa personne comme ses ouvrages, & qu’il se trompe s’il pense que des comédiens, gens d’honneur, recevront un vagabond parmi eux.

Scene XII.

On sollicite le Chef en faveur du Poëte qui ne dit rien, mais qui fait de grandes courbettes. On consent à la fin à le prendre pour acteur, s’il a quelque talent. On lui dit de répéter quelque chose : c’est ici le comble de l’avilissement. Traduisons un bout de la scene Italienne.

Brighella, à part.

Voyons ce qu’il sait faire. (à Lélio.) Seigneur Lélio, voulez-vous subir une petite épreuve ?

Lélio.

Vous me comblez de joie ; mais je ne saurois dans ce moment : je n’ai pas encore pris mon chocolat ; j’ai la voix & l’estomac un peu foibles.

Ottavio.

Revenez donc après dîné, & nous verrons de quoi vous êtes capable.

Lélio.

Mais, où voulez-vous que j’aille jusqu’à ce soir ?

Ottavio.

Dans votre maison, & revenez ensuite.

Lélio.

Je n’ai pas de maison.

Ottavio.

Mais, où logez-vous ?

Lélio.

Nulle part.

Ottavio.

Depuis combien de temps êtes-vous à Venise ?

Lélio.

Depuis hier.

Ottavio.

Et où avez-vous mangé hier ?

Lélio.

Dans aucun endroit.

Ottavio.

Vous n’avez rien mangé hier ?

Lélio.

Ni hier, ni ce matin.

Enfin les Comédiens, touchés de compassion, l’invitent à dîner chez leur Chef. Je défie qu’on puisse ramasser plus d’horreurs. Je défie encore qu’un homme honnête puisse les lire sans en sentir tout le révoltant, sans souhaiter à l’Auteur qui les a composées, aux acteurs qui les ont représentées, au spectateur qui les a applaudies, tout ce que Lelio éprouve. J’estime infiniment le Seigneur Goldoni ; mais, à sa place, j’aimerois mieux avoir fait vingt pieces de moins, & n’être pas l’Auteur d’un pareil vomitif. On doit cependant moins s’en prendre à lui qu’au mauvais goût de sa nation : il a su le prouver.

Nos jeunes Dramatiques n’ont pas encore avili leurs confreres jusqu’à ce point ; mais, s’ils n’y prennent garde, ils n’ont plus qu’un pas à faire : les rendre le jouet d’un faux Grand, ou de quelques filles petites-maîtresses48, c’est les ranger de bien près à côté de Lelio.

Je vous le répete, jeunes Auteurs, soyons honnêtes en tout. On méprise les Gens de Lettres qui se déchirent mutuellement par des satyres ; on applaudit à ceux qui, plus dignes de ce nom, ne sont occupés que du progrès de l’art, qui aiment jusqu’à leurs rivaux, & qui les encouragent. Je ne puis mieux finir cet article qu’en rapportant quelques vers pris dans l’Epitre à l’Envie, ouvrage de M. de Voltaire.

C’est ainsi que la terre avec plaisir rassemble
Ces chênes, ces sapins qui s’élevent ensemble.
Un suc toujours égal est préparé pour eux :
Leur pied touche aux enfers, leur cime dans les cieux.
Leur tronc inébranlable, & leur pompeuse tête
Résiste, en se touchant, aux coups de la tempête.
Ils vivent l’un pour l’autre, ils triomphent du temps,
Tandis que sous leur ombre on voit de vils serpents.
Se livrer, en sifflant, des guerres intestines,
Et de leur sang impur arroser leurs racines.