(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXII. De l’Intérêt. » pp. 385-398
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXII. De l’Intérêt. » pp. 385-398

CHAPITRE XXII.
De l’Intérêt.

L’intérêt est l’ame de la piece : sans lui un drame, quel qu’il soit, ne fait que naître & mourir.

Les étrangers ont la hardiesse de reprocher à Moliere que ses pieces ne sont pas intéressantes. J’avoue qu’elles pourroient l’être davantage, & nous verrons bientôt comment. Mais il leur sied mal de faire un pareil reproche au plus grand de nos Auteurs, tandis que les leurs ne sont jamais intéressants qu’aux dépens des regles de la vraisemblance, en entassant avec confusion vingt événements, en confondant le temps & les lieux, & sur-tout en mêlant le grotesque au terrible.

Dans le Misanthrope de Shakespeare, Thimon, après avoir régalé ses amis, après avoir donné un bal à ses maîtresses, fuit loin de son ingrate patrie dans un désert, où il creuse son tombeau. Ses malheurs l’ont affoibli au point qu’il n’a pas la force d’y descendre ; il prie Evandra, sa fidelle maîtresse, qui l’a suivi, de le précipiter dans son dernier asyle : il meurt. Evandra, au désespoir, s’écrie : attends-moi, Thimon, je suis à toi ; & elle se tue.

Cette piece est sans contredit intéressante ; mais le poignard d’Evandra, le tombeau de Thimon peuvent-ils s’allier au bal & au festin ? sont-ils faits pour figurer dans la même piece ? Non sans contredit, quoi qu’en dise le mauvais goût.

Dans une farce italienne intitulée les vingt-six Infortunes d’Arlequin, Pantalon a une fille qu’il n’a pas vue depuis son enfance. Elle arrive ; on fait croire au pere que c’est la maîtresse de son fils, qui veut s’introduire dans sa maison sous le titre de sa fille. Il donne ordre à Arlequin de la conduire dans une forêt remplie de serpents, de lions, de léopards, de tigres. Bientôt il découvre que c’est réellement sa propre fille qu’il a condamnée à la mort ; il tire un grand mouchoir, pleure, fait fondre tout le monde en larmes. Heureusement Arlequin, qui a eu bon nez, n’a pas exécuté l’ordre.

Trouve-t-on que les larmes de Pantalon, que ses exclamations touchantes sur son malheur & celui de sa fille qu’il a immolée, se marient agréablement avec les ris qu’Arlequin excite lorsqu’il veut se cacher dans une cheminée, & que, le feu prenant dans la maison voisine, il reçoit sur la figure l’eau qu’on jette pour arrêter l’incendie ; lorsqu’il veut grimper dans la maison de Colombine par une fenêtre, & que le balcon lui tombe sur la tête ; lorsqu’après s’être fait un lit d’une botte de paille, des voleurs y mettent le feu ; & mille autres folies ? Toutes les fois qu’on joue cette piece, tout le monde se récrie sur l’intérêt que la fille de Pantalon excite ; pour moi, je la trouve moins intéressante dans son bois, au milieu de ses bêtes, qu’Arlequin dans son lit de paille entouré de brigands qui vont y mettre le feu. La premiere situation est tiraillée & sans vraisemblance, la derniere a du moins un air de vérité ; mais l’une & l’autre mêlées ensemble font un tout qui ne vaut rien.

Les pieces intéressantes des Espagnols sont encore plus monstrueuses. Nous aurons dans la suite occasion d’en rapporter quelques-unes : en attendant, le lecteur peut se rappeller le Festin de Pierre : & la Religieuse qui vient y faire deux scenes larmoyantes, n’est-elle pas bien plaisamment intéressante ? Il est aisé de jetter de l’intérêt dans une comédie, quand on emploie des moyens tout-à-fait extravagants, ou tout-à-fait étrangers à Thalie.

Nos comiques modernes rient de la folie de nos voisins, ce n’est pas sans sujet ; mais nos voisins rient aussi de nous, de nos productions, & ce n’est pas avec moins de raison. Leurs écarts sont du moins les écarts du génie, que l’art n’a jamais maîtrisé. Les Anglois sur-tout font des faux pas en géants, & nous en pigmées.

Un petit amour larmoyant, souvent interrompu par de plates plaisanteries, ou toujours dans la même situation, depuis le commencement d’une piece jusqu’à la fin, n’est pas moins ridicule dans la comédie, que l’amour tout-à-fait tragique mêlé par les Anglois au comique le plus bas. Il annonce un esprit bien plus foible, bien plus minutieux ; il est beaucoup moins intéressant, excepté pour des femmelettes, qui ne demandent qu’à pleurer, ou pour des adolescents, à qui le mot d’amour, prononcé sur un ton d’élégie, fait verser des larmes.

Marion pleure, Marion crie,
Marion veut qu’on la marie.

Voilà l’analyse de nos comédies modernes, du moins lorsqu’elles ne sont pas tragiques.

Je sais qu’il est beau d’affecter le cœur dans une comédie ; qu’un Auteur doit s’étudier à l’attacher, à l’intéresser. Mais qu’il se garde bien de le déchirer, ou de l’affadir : ces deux extrêmes sont également ridicules.

L’on s’accoutume à croire insensiblement que l’intérêt de l’amour est le seul qui doive regner dans une comédie, & qui puisse attacher vivement le spectateur. Je prouve le contraire par une piece de Moliere même, cet Auteur qu’on accuse d’être si peu intéressant ; & je soutiens que dans le Tartufe, Damis, taxé d’imposture par le scélérat qu’il accuse justement, m’intéresse bien plus que s’il versoit fadement des larmes aux pieds d’une Cloris encore plus fade que lui. Orgon, ruiné par Tartufe, chassé de chez lui par ce monstre, m’affecte bien plus vivement qu’un amant dédaigné par sa maîtresse. L’Exempt qui fait rentrer Orgon dans tous ses biens, me cause bien plus de joie qu’un messager qui apporteroit la nouvelle d’un heureux mariage.

Je prie le lecteur de réfléchir sur le cinquieme acte du Tartufe, de voir s’il y a rien de si attendrissant qu’une honnête famille réduite à la mendicité par un fourbe. Qu’on se peigne le chef de cette même famille menacé d’être arrêté par un ordre supérieur, & sur-tout le moment où paroît l’Exempt qu’on croit chargé d’exécuter l’arrêt ; examine combien il auroit été facile à Moliere qu’on de faire fondre toute l’assemblée en larmes : il n’a eu garde. Fanatiques outrés du comique larmoyant, osez l’en blâmer. Justes appréciateurs du mérite, vous qui savez sentir les vraies beautés, élevez tous ensemble la voix pour chanter les louanges de Moliere. C’est peut-être dans cette occasion qu’il a donné la preuve la plus convaincante de son génie. Lorsque je traiterai des différents genres de la comédie, je parlerai en passant de la comédie larmoyante, & c’est là qu’il sera, je crois, à propos de dévoiler l’art & les ressorts dont Moliere s’est servi pour ramener au comique les situations qui devenoient trop déchirantes.

Le grand art d’un Auteur Comique seroit de se rendre intéressant sans aucun des moyens employés si souvent en Espagne, en Italie, à Londres, & par malheur sur notre théâtre, en dépit du goût, du bon sens & de Thalie. Le véritable intérêt comique se déguise sous assez de formes : tantôt il affecte le cœur, tantôt il ne pique que la curiosité, mais de mille façons diverses, suivant le génie de l’Auteur, & l’adresse avec laquelle il sait les amener, les mettre en jeu & les faire contraster.

Si je voulois rappeller ici toutes les regles qu’il est nécessaire d’observer pour être intéressant, il faudroit revenir sur tous mes chapitres : ce travail seroit ennuyeux, & encore plus inutile. Un peu de réflexion prouvera qu’en évitant les fautes, en imitant les beautés que j’ai indiquées dans chacun d’eux, on fera insensiblement tout ce qu’il faut pour être intéressant. Faites bien séparément toutes les parties d’un ouvrage, liez-les avec art, l’ensemble sera nécessairement parfait.

Le moyen le plus sûr pour être intéressant, est de ne faire aucune scene de pure conversation, de mettre dans chacune quelque chose de nouveau, qui, en satisfaisant en partie le spectateur, augmente sa curiosité, lui fasse desirer la scene suivante, & l’attache sans relâche jusqu’au dénouement. Qu’on envisage ainsi l’intérêt comique, qu’on ne le confonde pas avec l’intérêt tragique, & l’on verra que Moliere est le plus attachant des Auteurs. Je donne un défi aux pieces les plus intéressantes de tous les Théâtres, & je leur fais l’affront de leur opposer Pourceaugnac, bien entendu qu’on en supprimera les bondi & les lavements, enfin tous les intermedes, puisqu’ils ne sont pas de la piece, & qu’on les a confondus à tort dans les scenes.

ACTE I. Scene III.

Nous apprenons que Julie & Eraste s’aiment ; que le pere de Julie est contraire à leur amour, puisqu’il l’a promise à M. de Pourceaugnac, Avocat de Limoges, qu’il n’a jamais vu. On projette de rompre ce ridicule mariage à force de jouer des pieces au prétendu. On a mis du complot un subtil Napolitain nommé Sbrigani, qu’on voit venir, & qui nous apporte des nouvelles ; nous les attendons déja avec impatience.

Scene IV.

Le danger est pressant. M. de Pourceaugnac arrive par le coche ; heureusement Sbrigani le sait déja par cœur, & il a trouvé en lui un esprit tout-à-fait propre à être berné : on exhorte Julie à feindre, à laisser croire que M. de Pourceaugnac lui plaît beaucoup ; nous ne savons pas pourquoi : tant mieux ; nous desirons bien mieux la suite, sur-tout lorsque nous avons vu M. de Pourceaugnac.

Scene V.

Les ris de la populace nous apprennent que M. de Pourceaugnac est un grotesque personnage : il ne nous fait pas languir ; il paroît, & sa figure seule nous intéresse en faveur de son rival. Sbrigani s’insinue peu à peu dans ses bonnes graces, en prenant son parti contre la canaille qui le hue, lui offre ses services, qui sont acceptés, & ils vont partir ensemble pour aller chercher un logement. Voilà déja M. de Pourceaugnac en très bonnes mains.

Scene VI.

Eraste paroît, feint d’avoir connu M. de Pourceaugnac & toute sa famille à Limoges, l’oblige à prendre un logement chez lui. M. de Pourceaugnac refuse quelque temps, cede enfin aux instances de son rival, & va avec Sbrigani chercher ses hardes pour venir bien vîte se jetter entre les mains de ses ennemis. Qu’en fera-t-on ? Je n’en sais rien ; mais Eraste nous donne grande envie de l’apprendre par ce qu’il dit en finissant la scene :

Ma foi, M. de Pourceaugnac, nous vous en donnerons de toutes les façons ; les choses sont préparées, & je n’ai qu’à frapper. Hola.

Scene VII.

Eraste frappe : un Apothicaire paroît. Nous comprenons dans leur scene, qu’Eraste a fait prier un Médecin de vouloir bien se charger de la guérison d’un de ses parents qui est fou, & que ce prétendu parent est M. de Pourceaugnac. Nous y serions-nous attendus ?

Scene VIII.

Le Médecin arrive, dit que tout est prêt pour la guérison du malade, & M. de Pourceaugnac survient bien vîte pour nous satisfaire. Il nous tarde en effet de voir la figure qu’il fera entre les mains de son Esculape.

Scene IX.

Eraste dit à M. de Pourceaugnac qu’il est obligé de le quitter, qu’il le laisse entre les mains d’un homme qui le traitera du mieux qu’il lui sera possible. Le Médecin répond que le devoir de sa profession l’y oblige. Pourceaugnac prend le Médecin pour l’Intendant d’Eraste, qu’il prie de ne le traiter qu’en ami. Eraste sort, & le laisse entre les mains de deux Médecins.

Scene X.

Les deux Médecins consultent ensemble sur la façon dont il faut traiter M. de Pourceaugnac : il apprend qu’on le croit fou, qu’on veut le traiter en conséquence ; il veut s’échapper, on le retient, & pour commencer à le régaler, on veut lui donner quelques lavements : il prend la fuite. Voilà le premier acte. Les deux Médecins ridicules, la légion de seringues & d’apothicaires sont tout-à-fait de l’intermede, comme je l’ai déja dit.

ACTE II. Scene I.

Le Médecin dit à Sbrigani que le malade a pris la fuite, mais qu’il va trouver le beau-pere. Sbrigani annonce de son côté qu’il va dresser une autre batterie pour rendre le beau-pere aussi dupe que le gendre. Remarquez qu’il a l’adresse de ne pas nous expliquer ce qu’il a dessein de faire, afin de nous intéresser davantage à la suite.

Scene II.

Le Médecin défend à M. Oronte, de la part de la Médecine, de procéder au mariage conclu avec sa fille, qu’il n’ait auparavant guéri M. de Pourceaugnac. Le beau-pere alarmé, demande quelle est la maladie de son gendre : le Médecin dit qu’il est obligé au secret, & le bon vieillard reste persuadé que M. de Pourceaugnac a une vilaine maladie.

Scene III.

Sbrigani, déguisé en marchand Flamand, dit en confidence à M. Oronte, que lui & une douzaine de marchands de sa nation attendent avec impatience le mariage de M. de Pourceaugnac, parcequ’il a promis de les payer avec la dot qu’il doit toucher. De sorte que la prétendue maladie & les dettes de M. de Pourceaugnac déterminent très fort le beau-pere à ne pas faire le mariage.

Scene IV.

Sbrigani se défait vîte de son déguisement. Pourceaugnac le prie de lui enseigner le logement de M. Oronte, parcequ’il vient épouser sa fille. Sbrigani feint d’être surpris ; & après s’être beaucoup fait prier, & avoir consulté fort long-temps une bague que Pourceaugnac lui donne pour l’engager à dire la vérité, il lui avoue que Julie est une coquette achevée ; ce qui dégoûte le prétendu, parcequ’on aime à aller le front levé dans la famille des Pourceaugnac. Sbrigani le laisse avec Oronte qui paroît. Surement tout homme qui aura remarqué l’art avec lequel l’entrevue d’Oronte & de Pourceaugnac est préparée, desirera ardemment de la voir.

Scene V.

L’entrevue de Pourceaugnac & d’Oronte commence à être aussi plaisante qu’elle le promettoit, quand elle est interrompue par l’arrivée de Julie. Nous savons quels sont ses projets ; voyons si elle les effectuera.

Scene VI.

Julie feint de se prendre subitement de belle passion pour M. de Pourceaugnac, & de vouloir l’épouser malgré son pere ; ce qui acheve de persuader au futur que sa future est une égrillarde.

Scene VII.

Oronte & Pourceaugnac restent seuls sur la scene. Pourceaugnac déclare à Oronte qu’il n’est pas la dupe de ses grimaces, & qu’il ne veut pas acheter chat en poche. Oronte lui déclare qu’il ne veut pas donner sa fille à un homme contre lequel des marchands Flamands ont obtenu sentence, & qui, de l’aveu même du Médecin, a la maladie que vous savez bien. Pourceaugnac est, comme de raison, extrêmement surpris de tout ce qu’on lui dit ; il veut voir le Médecin l’épée à la main, lorsqu’une femme vient, & augmente encore son embarras.

Scene VIII.

Lucette, jeune Languedocienne, accuse Pourceaugnac de l’avoir abandonnée après l’avoir épousée à Pézenas, & d’avoir eu plusieurs enfants d’elle. Oronte, touché des plaintes de Lucette, pleure, & dit à Pourceaugnac qu’il est un malhonnête homme.

Scene IX.

Une Picarde survient, & fait le même reproche à Pourceaugnac. Les deux épouses disputent à qui fera pendre le volage époux ; & toutes deux, pour se rendre plus intéressantes, appellent les enfants qu’elles prétendent avoir eus de Pourceaugnac.

Scene X.

Une douzaine d’enfants paroissent, entourent Pourceaugnac, le poursuivent, en criant, papa, papa. Oronte, indigné, ne songe absolument plus à lui donner sa fille, & le livre au courroux de Lucette & de Nérine, en les exhortant à le faire punir. Pourceaugnac, désespéré, étourdi, anéanti, prend la fuite.

Scene XI.

Sbrigani seul, nous dit qu’il a tout conduit ; & crainte que l’intérêt ne s’endorme chez nous, que nous ne cessions d’être intrigués, il nous annonce qu’il veut fatiguer le provincial jusqu’au point de le faire déguerpir. Comment s’y prendra-t-il ? Nous le verrons.

Scene XII.

Pourceaugnac rejoint Sbrigani, qui l’alarme en lui disant que la Justice du pays est sévere en diable, & punit rigoureusement les hommes qui épousent deux femmes. Ils sortent pour aller consulter des Avocats, & l’acte finit. Les Avocats chantants, qui viennent sur la scene, tiennent encore absolument à l’intermede.

ACTE III. Scene I.

Sbrigani annonce à Eraste que les choses sont en bon train. Il dit à l’oreille d’Eraste ce qu’il faut qu’il fasse pour finir dignement la comédie ; ce qui n’augmente pas peu notre curiosité. On nous apprend de plus que M. de Pourceaugnac, craignant d’être arrêté, s’est déguisé en femme, & il nous tarde de le voir sous cet accoûtrement.

Scene II.

Sbrigani exhorte Pourceaugnac à ne pas se laisser pendre, parcequ’on lui contesteroit ensuite la qualité d’Ecuyer. Il craint qu’on ne le reconnoisse, sort pour aller lui chercher une grande coëffe, & le laisse à la merci de deux Suisses.

Scene III.

Les Suisses font la partie d’aller voir pendre un certain M. de Pourceaugnac qui a épousé deux femmes. Ils apperçoivent ensuite le héros de la piece ; ils feignent de se méprendre à son déguisement, veulent lui faire des caresses, & l’obligent à crier au secours, parceque chacun d’eux veut absolument l’emmener coucher avec lui.

Scene IV.

Un Exempt paroît avec des archers, qui forcent les Suisses à se retirer. Pourceaugnac est enchanté, quand il tombe dans un embarras bien plus grand.

Scene V.

L’Exempt reconnoît la feinte dame pour ce M. de Pourceaugnac qu’il cherche, & il veut le conduire en prison.

Scene VI.

Sbrigani paroît, s’afflige de ce qu’on a reconnu son ami, & propose un accomodement à l’Exempt, qui ordonne aux archers de se retirer.

Scene VII.

M. de Pourceaugnac gagne le frippon d’Exempt à force d’argent : le coquin de Sbrigani fait promettre à l’Exempt qu’il n’abandonnera pas M. de Pourceaugnac ; qu’il s’enfuira avec lui, & qu’il aura grand soin de lui, c’est-à-dire qu’il ne le laissera parler à personne qui puisse l’instruire des tours qu’on lui a joués. Voilà Eraste délivré d’un rival ; mais il n’est pas heureux, il n’a pas le consentement d’Oronte. Comment faire pour l’obtenir ? Vous allez le voir, & vous serez surpris.

Scene VIII.

Sbrigani, voyant venir Oronte, feint d’être désespéré, & lui annonce que Pourceaugnac enleve sa fille, & que Julie en est éprise. Le pere veut faire courir la Justice après le ravisseur.

Scene derniere.

Eraste ramene de force Julie, qu’il prétend avoir retirée des mains de M. de Pourceaugnac. Un tel procédé touche si fort Oronte, qu’il propose sa fille à Eraste, en augmentant sa dot de dix mille écus. Celui-ci accepte le parti, par rapport à M. Oronte, dont il est, dit-il, amoureux.

Qu’on me cite, chez les prétendus rivaux de Moliere, une piece plus attachante d’un bout à l’autre, que celle qu’on regarde comme une simple farce ; qu’on me prouve que le spectateur y craint ou y desire continuellement quelque chose depuis le commencement jusqu’à la fin, comme dans Pourceaugnac, & je permettrai alors de dire que Moliere n’est pas intéressant. Pour l’être, il n’est pas question de donner de temps en temps des secousses violentes à l’ame ; il faut s’emparer, dès le commencement de la piece, de l’attention du spectateur, & l’enchaîner à son sujet jusqu’à la fin.

J’ai dit plus haut que Moliere est le plus intéressant, ou le plus attachant des Auteurs comiques, mais qu’il auroit pu l’être davantage. Je viens, je crois, de faire voir clairement l’une de ces propositions ; j’avois prouvé la seconde dans deux ou trois articles différents. Otez des œuvres de Moliere les scenes dans lesquelles les valets parodient leurs maîtres, & font l’amour pour leur compte ; enlevez-en encore toutes les aventures romanesques ; faites que les scenes du Misanthrope tiennent l’une à l’autre, & soient enchaînées comme celles de Pourceaugnac, Moliere deviendra tout-à-coup plus intéressant du double.

Le parallele du Misanthrope avec Pourceaugnac fera lever les épaules à plus d’un lecteur. Que faire ? je m’y attends bien.

J’ai cru voir qu’on pense ajouter beaucoup à l’intérêt d’une piece en la remplissant de reconnoissances : elles seront le sujet de l’article suivant.