(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVII. Des aparté. » pp. 446-462
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVII. Des aparté. » pp. 446-462

CHAPITRE XXVII.
Des aparté.

Il arrive souvent, sur le théâtre, qu’un personnage dit des choses qui ne doivent pas être entendues des autres ; & l’on est convenu d’appeller ce qu’il dit un aparté. Peut-être auroit-on pu trouver un mot François aussi significatif ; mais, graces à nos Savants, qui veulent donner à tout un vernis étranger, nous ne pouvons parvenir à nous défaire tout-à-fait d’un petit air de pédantisme, qui jure assez risiblement avec le caractere de notre langue & de notre nation.

Tout le monde se déchaîne contre les aparté, & l’on prétend avoir de très bonnes raisons pour cela : les voici. Il n’est pas naturel, dit-on, que les personnages les plus voisins du faiseur d’aparté n’entendent pas ce qu’il dit, tandis que les bienheureux nichés au fond du paradis, ou des troisiemes loges, si vous l’aimez mieux, n’en perdent pas une syllabe. Quand un bel esprit a étalé dans un cercle, avec emphase, cette raison convaincante, il sourit, & se rengorge : les femmes applaudissent de l’éventail ; les hommes, qui, pour s’épargner la peine de réfléchir, jugent toujours sur parole, partent de là pour condamner, sans appel, les aparté, & pour bannir totalement du théâtre comique une partie aussi utile qu’agréable.

Il faut rendre justice aux ennemis que l’aparté a dans ce siecle : ils ont lu ce qu’ils disent dans de fort gros livres, & ils le répetent sans malice comme sans réflexion.

M. de la Menardiere, qui nous a donné des préceptes très judicieux dans sa Poétique, prétend que les aparté n’ont jamais été supportables que chez les Anciens, parceque leurs théâtres avoient trente toises de face, & que le comédien qui étoit sur un côté pouvoit fort bien parler sans être entendu de son camarade qui étoit à l’autre extrémité. Je ne répondrai que peu de chose à ce raisonnement. Si les théâtres des Anciens avoient trente toises de face, le reste de la salle devoit être grand à proportion ; par conséquent le même inconvénient subsistoit toujours, & une bonne partie des spectateurs étoit plus éloignée de l’acteur qui parloit, que celui qui feignoit de ne pas entendre.

La Menardiere dit encore très sérieusement, que les Poëtes pourroient faire des aparté fort raisonnables si l’on écrivoit sur l’un des côtés du théâtre, ici est la Place Royale, & sur l’autre, ici est le Louvre, parceque, de cette façon, l’acteur qui seroit à la Place Royale pourroit être entendu du spectateur sans l’être du personnage qui seroit au Louvre. Peut-on faire de pareils raisonnements ?

Si je n’avois pas d’armes assez fortes pour combattre les ennemis des aparté, je pourrois alléguer que le spectateur va à la comédie dans le dessein de se prêter aux aparté, ainsi qu’aux différentes illusions qu’il est obligé de se faire pour sa propre satisfaction ; comme de prendre une toile pour une ville, pour un jardin, pour un palais magnifique ; une actrice vieille & laide pour Vénus, ou l’une des Graces ; un tel comédien pour un héros en tendresse, en délicatesse, en bravoure ; & Mademoiselle une telle pour une Agnès, tandis que, malgré son énorme panier, nous voyons clairement le contraire. Mais je n’ai pas besoin de capituler, & je vais faire un raisonnement bien convaincant ; du moins je le pense.

Je demande d’abord : Est-il naturel que de deux hommes qui parlent ensemble, l’un puisse dire quelque chose tout bas sans être entendu de l’autre ? — Oui, s’il prend ses précautions : cela se voit journellement. — Bon ! vous m’avez déja accordé un point essentiel, puisque, selon vous, les aparté sont dans la nature. Je demande encore ce que c’est que la comédie ? — C’est la représentation d’une aventure vraie ou vraisemblable. — Le spectateur est-il censé être témoin de cette représentation ? — Non, puisque l’aventure est censée se passer seulement entre les personnes intéressées. — Si le spectateur est censé n’être pas présent, sa présence peut-elle faire qu’une chose naturelle par elle-même devienne tout de suite contre nature ? Cela n’est pas possible.

Accoutumons-nous donc à juger de toutes les parties de la comédie, eu égard à l’action, à la scene seulement, & oublions tout-à-fait le spectateur. Ou il n’est pas présent, ou il est du secret. N’imitons pas les mauvais acteurs qui ne le perdent pas plus de vue que le livre du souffleur.

Tout le monde sait ce qui arriva dans un souper où la Fontaine se déchaînoit contre les aparté. Dans l’instant même où il soutenoit avec plus de feu qu’ils n’étoient pas dans la nature, Boileau disoit à ses voisins : La Fontaine est un grand sot ! La Fontaine est un grand imbécille ! tout cela sans que le Chantre ingénu du Renard & de Frere Luce entendît les apostrophes ; & il perdit son procès.

Cela conclut, en faveur des aparté, beaucoup mieux que mes raisonnements. Mais il faut être juste : si Boileau n’avoit pas choisi, pour faire ses aparté, le moment où la Fontaine, échauffé par la dispute, n’étoit pas de sang-froid, il n’auroit point réussi. Par conséquent les aparté, quoique dans la nature par eux-mêmes, peuvent devenir plus ou moins vicieux, plus ou moins naturels, selon l’art des Auteurs.

Il est des aparté de plusieurs especes ; nous parlerons de ceux qui sont le plus en usage.

Premiere espece.

Il est naturel que deux personnes entrant en même temps par les côtés opposés d’un jardin, d’un bois, ou d’un appartement, & ne se voyant pas, chacune d’elles puisse parler de son côté sans être entendue de l’autre : mais il faut, pour donner de la vraisemblance à ce double aparté, que les deux personnages soient affectés d’une passion, d’un desir, ou d’une réflexion qui leur fasse faire de temps en temps des silences ; en sorte qu’ils puissent parler & se taire alternativement, sans que leur contrainte & le dessein de l’Auteur percent.

Par exemple, dans le Dédit de Dufresny, Valere paroît sur un côté du théâtre, en se plaignant du caprice de ses tantes, qui ne veulent pas consentir à son mariage. Isabelle, amante de Valere, entre de l’autre côté, en murmurant de l’extravagance de ces mêmes tantes. Ils ne se voient pas, & parlent sans s’entendre. Ecoutons-les.

Scene I.

ISABELLE, VALERE, chacun de son coté, sans se voir.

Valere.

Quoi ! ne pouvoir tirer raison de mes deux tantes !

Isabelle.

Je n’en puis revenir. Quelles extravagantes !

Valere.

Oui, plus j’y pense, & moins j’y vois d’expédients.

Isabelle.

Avoir pour un neveu des procédés criants !

Valere.

Nous n’en tirerons rien.

Isabelle.

O Dieux !

Valere.

Tantes cruelles !
Depuis dix ans toujours injustices nouvelles !
Juste Ciel !

On voit que ces aparté n’ont rien de forcé, graces à l’adresse de l’Auteur. Il a mis, comme je l’ai dit, ses personnages dans une situation qui permet à chacun d’eux de se taire de temps en temps, & de donner à l’autre tout le loisir de parler. Si l’Auteur n’avoit pas pris cette précaution, la contrainte de l’acteur muet paroîtroit tout le temps que dure le couplet de l’autre ; & leurs aparté seroient aussi mauvais qu’ils sont bons, mais par la faute du Poëte seulement.

Seconde espece.

Lorsqu’un acteur en écoute un autre qui ne le voit pas, & qu’il fait des aparté sur ce qu’il entend, il doit attendre, pour faire ses réflexions, ou pour exposer ses desseins, que ce même acteur ait cessé de parler ; ne dire que peu de paroles, & écouter bien vîte, crainte de perdre un mot de ce que vraisemblablement il a grand intérêt à savoir. Une partie de la scene de Scapin & d’Argante, dans les Fourberies de Scapin, peut ici servir de modele.

ACTE I. Scene VI.

ARGANTE, SCAPIN & SILVESTRE dans le fond du théâtre.

Argante, se croyant seul.

A-t-on jamais oui parler d’une action pareille à celle-là ?

Scapin, à Silvestre.

Il a déja appris l’affaire, & elle lui tient si fort en tête, que tout seul il en parle haut.

Argante, se croyant seul.

Voilà une témérité bien grande !

Scapin, à Silvestre.

Ecoutons-le un peu.

Argante, se croyant seul.

Je voudrois bien savoir ce qu’ils pourront dire sur ce beau mariage.

Scapin, à part.

Nous y avons songé.

Argante, se croyant seul.

Tâcheront-ils de me nier la chose ?

Scapin, à part.

Non, nous n’y pensons-pas.

Argante, se croyant seul.

Ou s’ils entreprendront de l’excuser ?

Scapin, à part.

Celui-là se pourra faire.

Argante, se croyant seul.

Prétendront-ils m’amuser par des contes en l’air ?

Scapin, à part.

Peut-être.

Argante, se croyant seul.

Tous leurs discours seront inutiles.

Scapin, à part.

Nous allons voir.

Argante, se croyant seul.

Ils ne m’en donneront point à garder.

Scapin, à part.

Ne jurons de rien.

Argante, se croyant seul.

Je saurai mettre mon pendard de fils en lieu de sureté.

Scapin, à part.

Nous y pourvoirons.

Troisieme espece.

Les aparté qui se font entre deux acteurs qui se parlent & qui se voient, demandent beaucoup plus d’art que les autres. Ils doivent sur-tout être plus courts, parcequ’il n’est pas naturel que si Damis, par exemple, parle à Clitandre, le premier laisse faire un aparté un peu considérable au second, sans s’en appercevoir ; à moins que l’Auteur ne l’occupe lui-même à lire, à écrire une lettre, ou qu’il ne l’abîme dans une profonde méditation. Alors Clitandre a un champ vaste ; il peut parler tout le temps que dure la rêverie de Damis : il le doit même ; sans cela la scene resteroit muette, & jetteroit du vuide dans l’action.

Il est des occasions qui demandent encore une plus grande adresse de la part de l’Auteur ; c’est lorsqu’il est contraint à mettre un aparté un peu considérable dans la bouche d’un interlocuteur, & qu’il ne peut pas distraire l’autre. Que faire en pareil cas ? Consulter les bons maîtres, & employer l’expédient auquel ils ont eu recours. Voyez la onzieme scene du deuxieme acte de la Mostellaire de Plaute.

Theuropide, Marchand d’Athenes, revient d’Egypte, où il a été pour des affaires de son commerce. Il veut entrer chez lui : mais comme son fils y est en partie de débauche avec des musiciennes & des libertins, l’esclave Tranion persuade au pere de ne pas entrer dans sa maison : les esprits, lui dit-il, & les revenants s’en sont emparés, & lutinent tout le monde. Theuropide donne dans le panneau, lorsque nos libertins font grand tapage dans la maison, & obligent Tranion à dire dans un aparté ce qui suit :

Je suis perdu ! Vous verrez que ces animaux qui font là dedans découvriront par leur étourderie le mystere & la ruse. J’en tremble de peur ! Cet homme-ci me feroit supplicier publiquement.

Il ne seroit pas vraisemblable que Tranion parlât si long-temps seul sans que Theuropide s’en apperçût. Aussi l’Auteur, pour aller au devant de la critique & sauver ce défaut, fait que le vieillard remarquant l’aparté du fourbe, lui dit :

Que dis-tu là tout seul ?

Plaute, moyennant cette adresse, est rentré dans la nature dont il paroissoit s’écarter, & l’on n’a pas le plus petit mot à dire, si son fourbe s’excuse adroitement.

Quatrieme espece.

Je range dans la quatrieme classe les aparté qui se font lorsqu’un acteur en tire un autre à l’écart, & lui dit des choses qui doivent être ignorées d’un troisieme personnage, ou de plusieurs autres actuellement en scene.

Ceux de cette derniere espece ont besoin de beaucoup plus d’adresse que tous ceux dont j’ai parlé jusqu’ici, parceque les yeux & les oreilles peuvent plus aisément déceler les acteurs qui les font. Si une personne parle bas à une autre en ma présence, je m’en appercevrai bien plutôt que si elle se parloit à elle-même seulement. Il faut donc que ces aparté soient extrêmement courts : mais les meilleurs sont lorsque l’Auteur trouve un prétexte pour réunir les deux acteurs qui font l’aparté, & leur donner occasion de se parler sans que les autres puissent s’en formaliser.

Le Baron d’Albikrac, de Thomas Corneille, nous en fournira un exemple plaisant.

Une vieille tante ne veut pas consentir que sa niece se marie, & veut elle-même épouser Oronte, amant de la jeune personne, ou Léandre ami d’Oronte. Comme on a parlé de marier la vieille folle à un certain Baron d’Albikrac qu’elle n’a point vu, & qui est absent, on imagine de faire paroître un valet, nommé la Montagne, sous le titre de Baron d’Albikrac, pour engager la vieille à conclure avec lui, & à permettre que sa niece s’unisse avec Oronte ; mais elle n’entend point raison. Enfin on lui dit qu’Oronte en passant un jour dans la terre d’Albikrac y vit la sœur du Seigneur, eut une aventure avec elle, sous le nom de la Rapiere, & la laissa enceinte ; que le Baron indigné le reconnoîtra & le poursuivra en justice. On engage la vieille à se servir du pouvoir qu’elle a sur l’esprit du Baron pour obtenir sa grace. Le but des inventeurs de cette fausseté est de forcer la vieille à permettre le mariage de sa niece pour calmer le Baron, qui feindra d’être jaloux, & ne voudra s’appaiser qu’à ces conditions. Par malheur le faux Baron paroît avant qu’on l’ait instruit ; il est prêt à découvrir toute la fourberie ; il s’en apperçoit, & trouve un tour fort adroit pour se faire mettre au fait sans que la tante s’en apperçoive.

Le fond de la piece n’est pas merveilleux, bien s’en faut ; mais il y a dans la piece des scenes excellentes : une partie de celle que je vais citer le prouvera, & fera sentir la bonté de l’expédient imaginé par la Montagne pour faire son aparté.

ACTE IV. Scene VII.

LA TANTE, LA MONTAGNE, LISETTE, PHILIPIN.

La Tante.

Baron, quand vous aimez, avez-vous le cœur tendre ?

La Montagne.

Comment, tendre ?

La Tante.

Il m’en faut une preuve aujourd’hui.

Philipin, à la Montagne, bas, sans faire semblant de lui parler.

La Rapiere pendu, ta sœur grosse de lui.

La Tante.

Hé quoi ! vous hésitez ?

La Montagne.

Non, ma poupine veuve,
Ordonnez, j’ai pour vous un cœur à toute épreuve.

La Tante.

Un certain la Rapiere....

La Montagne, voyant que Philipin lui fait signe.

Il fut un peu pendu
Pour avoir....

Lisette, l’interrompant.

C’est le moins qui lui pût être dû.
Affronter un Baron !

La Tante.

Sans doute il est coupable.

La Montagne.

Aussi je vous le fis brancher comme un beau diable.
Vous l’eussiez-vu....

Lisette.

Ce fut devant votre château
Que vous fîtes dresser sa figure en tableau.
Si jamais il est pris, vous lui ferez grand’chere.

Philipin, bas.

Pour peu qu’il parle encore, adieu tout le mystere.

La Montagne, bas.

Que diable a-t-il fait croire ? & que dit celle-ci ?

Philipin, à la Tante.

Voir que vous sachiez tout lui donne du souci.

La Tante, à la Montagne.

D’un affront si cruel le souvenir vous fâche ;
Mais les fautes d’autrui ne sont pas....

La Montagne.

Ah ! le lâche !
La douleur dont m’accable un si dur souvenir....
Ami, pour un moment, daigne me soutenir,
Je n’en puis plus.
(Il fait semblant de se trouver mal, & s’appuie sur Philipin qui lui conte tout à l’oreille.)

Je ne sais pourquoi on n’a pas mis au rang des aparté tout ce qu’un acteur dit à voix basse à un personnage ou à plusieurs, quand il a des raisons pour n’être pas entendu du reste des acteurs qui sont sur la scene. Quoiqu’il ne prenne pas à part la personne à qui il parle, ce n’est pas moins un aparté pour l’acteur qui l’écoute, pour celui qui ne doit pas l’entendre, pour le public qui est censé ne pas être présent.

On appellera ces secrets dits à l’oreille comme on voudra, mais il est certain que je dois en parler dans cet article préférablement à tout autre, puisque, pour être bons, ils exigent précisément les mêmes précautions de la part de l’Auteur, que les aparté. Ils doivent sur-tout être extrêmement courts : & pour lors, maniés par un homme ingénieux, ils peuvent devenir une source très féconde du comique le plus plaisant. D’Ancourt en a dans son Chevalier à la mode, qui sont bien dignes d’être cités, & d’être imités.

ACTE II. Scene VIII.

Le Chevalier a intérêt de ménager deux femmes qu’il dupe. La Baronne le trouve chez Madame Patin, & en est choquée ; elle veut savoir pourquoi le Chevalier est dans cette maison. Madame Patin de son côté est surprise de ce grand intérêt, & en demande la cause. Le Chevalier, fort embarrassé d’abord, sort d’embarras en mêlant à ses discours quelques mots à l’oreille, ou quelques aparté, qu’il adresse alternativement aux deux Dames.

Le Chevalier, à Madame Patin.

Que tout ceci ne vous étonne point. Madame est une personne de qualité, (à part) [c’est ma cousine germaine] qui m’estime cent fois plus que je ne mérite. (à part) [Je suis son héritier.] Elle a pour moi quelque bonté. (à part) [Ne parlez pas de notre mariage.] J’en ai toute la reconnoissance imaginable. (à part) [Elle y mettroit obstacle.] Et comme elle a de certaines vues pour mon établissement & pour ma fortune, elle craint que je ne prenne des mesures contraires aux siennes.

La Baronne.

Oui, Madame, voilà par quel motif...

Mad. Patin.

Je vous demande pardon, Madame.

La Baronne.

Vous vous moquez, Madame. Mais dites-moi seulement, je vous prie, quel commerce Monsieur le Chevalier...

Mad. Patin.

Comment, Madame ! qu’est-ce que cela veut dire, commerce ?

Le Chevalier.

Comment, Madame la Baronne ! ignorez-vous que la maison de Madame est le rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre à Paris ? (à part) [C’est une ridicule.] que pour être en réputation dans le monde, il faut être connu d’elle ? (à part) [Ne lui dites rien de notre dessein.] que sa bienveillance pour moi est ce qui fait tout mon mérite ? (à part) [C’est une babillarde ; qui le diroit ?] & qu’enfin je fais tout mon bonheur de lui plaire, & que c’est cela qui m’amene ici ?

J’ai souvent vu faire dans la société de petits aparté qui m’ont paru beaucoup plus piquants encore : c’est lorsqu’un homme fait à haute voix des compliments à un autre, & qu’il lui dit tout bas des mots piquants. Les personnes désintéressées, qui sont dans la bonne foi, trouvent fort surprenant que quelqu’un à qui l’on dit des choses agréables, se fâche, & l’accusent d’avoir de l’humeur. Il résulte de cet imbroglio un jeu très plaisant. Je suis surpris que pas un seul Auteur n’ait encore imaginé d’en enrichir notre scene, du moins je ne me souviens pas d’avoir vu rien d’égal dans aucun comique.

Comme j’ai promis d’appuyer tout ce que je dirois par des exemples ; comme je veux que mes lecteurs puissent juger par eux-mêmes de l’effet que de pareils aparté pourroient produire, je vais leur rapporter une histoire qui m’en a fait sentir tout le mérite.

Dans une ville étoit une jeune actrice assez jolie. Elle avoit deux amants ; l’un lui fournissoit un bon carrosse, & se chargeoit du détail de sa maison ; l’autre l’instruisoit à marcher sur les planches, à y parler, à avancer, à reculer, à remuer le bras droit, le gauche, à prononcer douze syllabes sur douze tons, à peu près comme une bonne qui fait réciter à un enfant Maître corbeau sur un arbre perché. On appelle cela montrer la comédie.

La petite, très raisonnable, auroit peut-être été fidelle à l’homme aux leçons & à l’homme au carrosse ; mais en conscience la chose n’étoit pas faisable. Tous les deux, quoique jeunes, étoient réduits à dire, ah ! si vous m’aviez eu autrefois ! L’amour compte le passé pour rien : il mit la puce à l’oreille de la patiente, & lui conseilla de se choisir un consolateur. Pourquoi pas deux, dit-elle en soupirant, puisque je suis excédée par deux ennuyeux ? il faut, à ce qu’il me semble, proportionner le remede au mal. Dès le lendemain elle s’arrangea en secret avec le Comte de... & le Marquis de.... tous les deux beaux, charmants, faits à peindre, & dignes de conquêtes bien plus brillantes. Mais pour se délasser un peu, & perdre de vue la dignité, tous deux avoient fait le vœu de coucher sur leur catalogue toutes les nymphes dansantes, & déclamantes, ou chantantes ; c’est à peu près la même chose.

Le Comte fut le premier à s’appercevoir qu’on le trompoit. Il ne se formalisoit pas de deux de ses rivaux, par deux raisons : il savoit les us & coutumes des coulisses, il ne vouloit donner ni leçon ni carrosse ; le concurrent que le plaisir & le goût avoient mis sur les rangs, mortifioit seul sa vanité.

Il surprit un soir à la comédie des signes d’intelligence qui lui firent soupçonner un rendez-vous : pour s’en assurer tout-à-fait il se retira, il donna ordre à un de ses gens d’attendre le Marquis à la porte, & de ne pas le perdre de vue. Le laquais attend, voit le couple heureux qui part incognito & va sans suite au bout de la rue se jetter dans un fiacre ; aussi-tôt voilà le laquais qui, pour exécuter fidellement les ordres de son maître, monte derriere, & s’applaudissoit déja de son adresse, lorsque passant devant une boutique fort éclairée, le Marquis apperçoit derriere l’ombre du carrosse celle d’un laquais. Il descend, reconnoît l’espion, lui donne vingt coups de plat d’épée, & remonte auprès de sa belle. Celle-ci, piquée qu’on eût osé la faire épier, persuade au Marquis de se venger, de la venger elle-même ; lui dit, pour l’y engager, que le Comte a tenu de fort mauvais propos contre lui, & elle fait si bien que dès le lendemain, au point du jour, l’amant de quartier quitte le champ de Vénus pour voler sur celui de Mars, y fait appeller son adversaire, & lui alonge un coup d’épée au travers du bras.

Le combat fini, les deux amis redevinrent bons amis, s’expliquerent, convinrent qu’ils avoient eu tort de se battre pour une fille dont l’esprit étoit aussi corrompu que le cœur, & jurerent en s’embrassant de ne plus la voir que pour la persiffler. Le Comte sur-tout promit de le faire cruellement, & tint parole. Voici comment.

Quelques jours après son combat, déja guéri de sa blessure, il va à la comédie ; il voit dans le foyer mon héroïne entourée d’un essaim de jeunes gens, qui soupiroient après la pomme de discorde. Il s’avance d’un air fort galant, & lui dit à haute voix, avec l’air le plus poli en apparence. En vérité, Mademoiselle, vous êtes au mieux ! mais oui, au mieux ! on croit toujours vous voir pour la premiere fois. Comment faites-vous donc pour être si jolie ? Quel coloris ! quelle fraîcheur ! cela n’a que quinze ans. Ensuite il lui dit tout bas, ah ! coquine ! — Mais, Monsieur, que prétendez-vous dire ? — La vérité, belle Dame. Vous avez d’ailleurs l’art de vous mettre comme personne. D’honneur, votre parure est délicieuse.... Ah ! drôlesse ! — Mais, mais, Monsieur, finissez-donc. — Quoi ! de vous rendre justice ? Allons, vous faites l’enfant. Fi ! que cette modestie vous sied mal ! Ces Messieurs ne savent-ils pas, comme moi, que vous méritez mes éloges ?... Ah ! monstre !.... A cette derniere épithete, l’actrice s’emporta, devint furieuse. Tous ceux qui ne s’étoient pas apperçus des aparté, lui dirent qu’elle avoit tort, qu’elle méritoit bien tout ce que le Comte lui avoit dit, qu’il n’avoit fait que rendre foiblement les sentiments de tout le monde : ceux qui avoient tout entendu, lui tinrent malignement le même propos : elle passa sur la scene la rage dans le cœur, & fut punir le public des affronts qu’elle avoit essuyés.

Je ne sais si je me trompe, ces aparté, ou ces mots à l’oreille, (on les appellera comme on voudra) me paroissent très théatrals. Enfin les aparté sont, pour l’ordinaire, une source féconde de comique.