(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. Des Comédies Héroïques. » pp. 9-29
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. Des Comédies Héroïques. » pp. 9-29

CHAPITRE II.
Des Comédies Héroïques.

Ce genre devoit nécessairement prendre naissance chez une nation fiere, romanesque, & qui regarde la noblesse comme le premier des mérites : aussi dans les comédies espagnoles, sur-tout dans celles de Calderon & de Lopez de Vega, voyons-nous souvent au rang des interlocuteurs el Conde, la Duquesa, el Principe, la Reyna, el Rey, le Comte, la Duchesse, le Prince, la Reine, le Roi. Mais ils ont senti qu’un ton de dignité constant rendroit indubitablement leurs comédies héroïques très ennuyeuses ; aussi les ont-ils égayées avec leurs criados, leurs villanos, leurs valets, leurs paysans, qu’ils ont soin de rendre aussi bouffons qu’ils le peuvent ; ce qui fait un contraste plaisamment ridicule.

Les Italiens, quoique moins entichés de noblesse que les Espagnols, ont cependant porté les comédies héroïques sur leur théâtre. Pourquoi cela ? parcequ’ils ont trouvé plus commode de traduire des pieces que d’en imaginer ; & sentant, avec leurs modeles, que la scene livrée entiérement à des propos, des amours, ou des actions constamment héroïques, deviendroit très froide & très ennuyeuse, ils ont substitué aux criados, aux villanos, leur arlequin, infiniment plus plaisant ; en sorte qu’en marquant d’une façon plus sensible la différence qu’il y a d’un bouffon à un Seigneur, un Roi, une Reine, ils ont rendu le contraste plus choquant & leurs drames plus monstrueux ; je le pense du moins : voyons si le lecteur sera de mon avis. Je vais faire l’extrait des deux plus belles pieces héroïques du Théâtre Italien, toutes les deux prises de l’Espagnol, toutes les deux traduites en François.

SAMSON,
Comédie héroïque en cinq actes, en vers.

Azael reproche à Samson l’indigne repos dans lequel il languit, au lieu de tourner contre les ennemis de Dieu ces traits qu’il n’emploie que contre des animaux. Samson s’endort sous un olivier. Pendant son sommeil il entend une voix qui chante les vers suivants :

  La gloire en d’autres lieux t’appelle,
Samson, brise ton arc, abandonne ces bois :
 Que, sans tarder, le Philistin rebelle
De ton bras triomphant éprouve tout le poids.
  Que ton cœur à ce bruit de guerre,
  A ces éclairs, à ce tonnerre,
  Du Ciel reconnoisse la voix,
  Et que cet olivier paisible
  Disparoisse à l’aspect terrible
 De ce laurier garant de tes exploits.

Tout ce qui est annoncé dans ces vers arrive à mesure qu’on les chante. Samson, rempli de l’esprit de Dieu, jette son carquois comme un ornement indigne de lui. Il se prépare à venger les Hébreux & à les tirer d’esclavage.

Arlequin fuit devant un gros lion qui poursuit Dalila. Samson combat, étouffe le lion ; mais il en rapporte humblement la gloire au Ciel.

Le Ciel, dont la faveur secondoit mon courage,
A voulu conserver son plus parfait ouvrage.

Dalila.

Ceux que le Ciel choisit pour de pareils exploits
Doivent s’enorgueillir de l’honneur de son choix ;
Et j’avouerai, Seigneur, que ma reconnoissance
Se partage entre vous & la toute-puissance.

Elle reconnoît l’objet de son amour dans le héros qui lui sauve la vie. Samson ne peut à son tour être insensible à tant de beautés. Dalila lui oppose son devoir, sa religion, lui apprend qu’elle doit épouser Achab, Général des Philistins. Samson n’est pas effrayé de ces obstacles.

Arlequin revient, & dit qu’il fuyoit devant le lion pour l’attirer à lui : il le voit mort, & tremble. Comme il ne voit pas la Princesse, il la croit dans la panse velue du lion.

 Vous verrez que par punition
Le drôle sera mort d’une indigestion.

Il se glorifie d’avoir tué cet animal féroce ; il veut lui couper la tête, comme un garant de sa victoire ; il s’avance du lion, qui remue la patte ; Arlequin fuit en disant :

Je ne m’arrête pas deux fois au même ouvrage.

Samson combat les Philistins. On amene à leur Roi, Emmanuel, pere de Samson : il est conduit en prison, & confié à la garde d’Arlequin. Peu de temps après Samson paroît chargé de chaînes, & Phanor remet son sort entre les mains d’Achab, son rival, Samson dit à part :

Pour punir mes tyrans, ma haine a profité
D’un stratagême heureux, qu’eux même ont inventé.
(haut.)
Traîtres, qui n’avez pu me vaincre à force ouverte,
Votre propre artifice avance votre perte,
Puisqu’il m’approche enfin de ces lâches soldats
Que la peur de mourir déroboit à mon bras.

Achab commande à ses soldats de lui donner la mort ; mais Samson leur dit que c’est à eux-mêmes de trembler. Achab le menace d’épouser Dalila en sa présence. Ce dernier outrage le pousse à bout. Il brise ses chaînes, & trouvant par hasard une mâchoire d’âne à ses pieds, il met en fuite les Philistins avec ce vil instrument. Les efforts qu’il vient de faire lui causent une soif si ardente qu’il croit toucher à son heure derniere. Il reconnoît alors que le bras de Dieu s’appesantit sur lui, & punit son amour pour Dalila.

Mon mal redouble, hélas ! mes sens s’évanouissent,
Mes yeux sont obscurcis & mes genoux fléchissent.
Je vois l’horrible mort errer autour de moi :
C’en est fait... Dieu puissant, j’espere encore en toi :
Sur les maux de Samson jette un regard propice ;
Ta clémence toujours balança ta justice.
Indigne des honneurs que tu m’as présentés,
Que je partage ici tes immenses bontés !
Ah ! si le repentir fait descendre ta grace,
Je ne saurois périr, & mon crime s’efface.
Ce foudre, destructeur de tant de Philistins,
Produira, si tu veux, une source en mes mains.
C’est toi qui me l’offris contre ce peuple impie ;
Il lui donna la mort : qu’il me rende la vie :
Semblable à ce rocher dont Moïse autrefois
Vit jaillir un torrent sur ton peuple aux abois.

Une source d’eau sort de la mâchoire. Samson, après avoir étanché sa soif, court à la prison de son pere ; il demande les clefs : Arlequin les refuse. Le héros lui secoue si fort le bras, qu’il les cede bien vîte ; mais il enferme Samson à triple tour : celui-ci force les portes, & les met sur ses épaules avec son pere. Arlequin alarmé, tremblant de peur, lui crie de loin :

Hola, Seigneur Samson, pour faire un plus beau tour,
Vous deviez emporter en même temps la tour.

On alarme Dalila sur la fidélité de Samson. Le héros ne peut rassurer son amante qu’en lui confiant le secret de sa force : elle consiste dans ses cheveux. Dalila profite du sommeil de son amant pour faire l’épreuve de sa sincérité, & lui coupe les cheveux. Arlequin les greffe sur sa tête, & croit avoir une force extraordinaire. Pour l’éprouver, il brise des chaînes de papier qui lient ses bras.

Brisez-vous, fers honteux.

Il feint de prendre un fauteuil pour un rocher, & lui fait faire le moulinet.

Un dindon paroît. Arlequin fait mille lazzis autour de lui : A moi des griffons, dit-il ! voyons, il faut le combattre. Si je le prends par devant, il me pochera un œil ; si je le prends par derriere, c’est le prendre en poltron : il faut le prendre en flanc. Il se jette sur le prétendu griffon, il le met sur ses épaules pour le porter chez un rôtisseur, & répete le vers que Samson a dit en portant son pere :

Agréable fardeau, servez-moi de trophée.

Des soldats saisissent Samson, qui veut vainement se défendre. Il tombe de foiblesse, en reprochant à Dalila sa perfidie. Phanor ordonne qu’on lui creve les yeux sur-le-champ. Dalila désespérée se plonge un poignard dans le sein. Le théâtre change, & représente le Temple de Dagon. Le Roi & sa Cour y sont assemblés lorsqu’on y conduit Samson privé de la lumiere. Il prie le Seigneur de lui rendre sa premiere force, afin qu’il puisse employer ses derniers moments à délivrer les Hébreux de l’esclavage.

Samson.

Rends leur premiere force à mes bras désarmés :
Que ma mort soit utile aux Hébreux opprimés :
Anime de mes mains les secousses rapides,
Que je puisse ébranler ces colonnes solides,
Et que tes ennemis trouvent leurs monuments
Sous ces murs écroulés jusques aux fondements.

Samson est exaucé : il secoue les colonnes ; le Temple s’écroule ; il est lui-même écrasé sous les ruines avec tous les Philistins, & la piece finit par ce spectacle terrible.

Croit-on qu’Arlequin figure aussi bien à côté de Samson & de Dalila qu’auprès de son dindon ? & ne m’avouera-t-on pas qu’il se trouve dans cette piece en dépit du bon sens ? Voyons l’autre.

LA VIE EST UN SONGE,
Comédie héroïque, en trois actes, en vers libres.

(La scene fait voir une tour au milieu d’un désert, sur des rochers escarpés.)

Bazile, Roi de Pologne, apprend à Ulric son confident, que cette tour renferme Sigismond son fils unique, qu’il y fait garder depuis son enfance, pour prévenir les malheurs que le destin a prédits, si jamais ce jeune Prince, d’un naturel farouche, regnoit sur ses peuples. Cependant Bazile, pressé par ses remords, craint d’avoir trop légérement condamné son fils à une captivité perpétuelle : il veut le tirer quelques instants de sa prison, afin d’essayer son caractere. Il se retire à l’écart, & Sigismond paroît enchaîné. Arlequin s’amuse à cabrioler sur les chaînes qui l’épouvantent. Sigismond apperçoit Clotalde son gardien : la présence de cet homme redouble ses maux ; il l’interroge, & veut savoir ce qu’il est.

Clotalde, je suis homme ; en cette qualité
 Je mérite de te connoître.

Clotalde.

Ah ! vous ne l’êtes plus par votre cruauté.

Sigismond.

Tes affreux traitements font ma férocité,
Et si je suis cruel, tu m’enseignes à l’être.
 Sur les parents qui m’ont fait naître
 Une éternelle obscurité,
 Des fers, une prison sauvage,
 Sans nul espoir de liberté ;
 Barbare, voilà mon partage,
 Et tes leçons d’humanité.

Le Roi, touché des malheurs de son fils, mais plus alarmé par l’emportement de son caractere, imagine de lui faire prendre un breuvage somnifere, & de le faire porter, pendant son sommeil, au milieu de sa Cour, au risque de le faire reporter dans la tour par le même moyen, s’il abuse de son autorité.

Au second acte, le théâtre représente la chambre du Roi. Sigismond y paroît richement vêtu, & endormi sur son trône. Plusieurs Officiers sont prêts à le servir : il s’éveille ; il est étonné du changement prodigieux qui frappe sa vue. Ulric lui présente une épée. Il demande quel est cet ornement.

Ulric.

  Prince illustre, c’est votre épée ;
  C’est le soutien de votre Etat,
Et le foudre vengeur qu’en votre main terrible
  Les Immortels ont mis
 Pour vous rendre un Prince invincible
  Et pour punir vos ennemis.

Sigismond, avec transport.

Puisque ce fer brillant rend un Roi formidable,
 Puisque par lui je dois vaincre & punir,
De vos présents, grands Dieux ! c’est le plus agréable :
 Mon bras déja brûle de s’en servir.

Il voit Clotalde & veut le percer de sa propre main : Ulric l’arrête, & Sigismond, pour prix de cette témérité, ordonne à Arlequin de le jetter par la fenêtre. Le Roi arrive à propos pour empêcher l’exécution. Sigismond ne voit dans son pere que son tyran ; il lui jure une haine éternelle, & reste seul avec Arlequin, à qui il demande qui il est : celui-ci lui répond qu’il est un gentilhomme bouffon, ou bien un gentilhomme qui fait rire.

Sigismond, d’un air farouche.

Fais-moi rire.

Arlequin.

 Ahi ! ahi ! voilà pour m’interdire.

Sigismond.

Veux-tu me faire rire ?

Arlequin.

Il me le dit d’un ton
A me faire trembler. . . . . . .
. . . . . . . . .

Sigismond.

Fais-moi rire au plutôt, ou je te fais sauter
Du haut de ce balcon.

Arlequin, à part.

Il est homme à le faire.
C’est ainsi qu’à la Cour on se voit ballotté ;
J’étois tantôt jetteur, je vais être jetté.
(haut.)
Riez-vous aisément, dites-moi, je vous prie ?

Sigismond.

Non, je n’ai jamais ri depuis que je suis né.

Arlequin effrayé fait plusieurs lazzis qui ne font point rire le Prince : ne sachant plus comment s’y prendre, il le chatouille. Sigismond est furieux. Arlequin se jette à ses pieds ; il obtient sa grace, à condition qu’il nommera tous les Grands de l’Empire. Il tire un almanach de sa poche, & nomme enfin Sophronie, niece du Roi, en fait un portrait avantageux que cette Princesse confirme par sa présence. Sigismond est frappé de sa beauté, il s’écrie :

Elle a dans un instant changé mon caractere :
Le seul son de sa voix a dompté ma fureur ;
La douceur de ses yeux a passé dans mon cœur :
Elle vient de verser dans mon ame charmée
Le desir de la gloire & l’oubli de mes maux ;
Pour la seule vertu je la sens enflammée :
Et d’un tyran, en moi, l’amour fait un héros.

Mais la fureur reprend bientôt la place de ces sentiments si doux, sur-tout en présence de Frédéric son rival.

Au troisieme acte le théâtre représente la tour ; & Sigismond, chargé de sa premiere chaîne, paroît endormi devant la porte. Clotalde veut lui persuader que tout ce qui a frappé ses sens n’est que l’effet d’un songe.

Sigismond.

 Un feu nouveau qui circule en mes veines,
Qui charme en même temps & redouble mes peines,
De mon bonheur détruit prouve la vérité.
Je le sens cet amour dont je brûle pour elle,
Et pour la démentir ma flamme est trop réelle.

Il raconte à Clotalde tout ce qui a frappé ses yeux, & ce fidele sujet saisit cette occasion pour lui reprocher l’abus odieux qu’il a voulu faire de sa puissance ; il lui dit qu’un Roi ne doit jamais avoir, même en songe, des pensées qui puissent faire rougir sa vertu.

Sigismond.

. . . . . . . . .
 Mais tout l’éclat de ces richesses
 Dont j’ai cru jouir cette nuit ?

Clotalde.

Est un ardent qui trompe & qui s’évanouit.

Sigismond.

Et ces grandeurs enchanteresses,
Dont les attraits m’avoient séduit ?

Clotalde.

Leur jouissance est un éclair qui fuit.

Sigismond.

Et la faveur avec la renommée ?

Clotalde.

Un vent qui change, une vaine fumée.

Sigismond.

Et l’espérance ?

Clotalde.

Un appât séducteur.

Sigismond.

Et la vie ?

Clotalde.

Et la vie est un songe trompeur :
La vertu seule est constante & réelle :
 Le vrai bonheur est dans le bien,
 Tout le reste est compté pour rien.

La Princesse, qui n’a pas été insensible à l’amour de Sigismond, vient le délivrer à la tête d’une armée. Roderic arrive le premier avec quelques soldats, en criant : Vive le Prince Sigismond ! Arlequin, qu’on avoit enfermé dans la tour, met la tête à une lucarne pour prendre l’air ; on lui demande s’il est le Prince Sigismond : il répond, comme le Sganarelle du Médecin malgré lui : oui & non, selon ce que vous lui voulez. On lui répond que l’illustre Sophronie, armée en sa faveur, vient le proclamer Souverain de l’Empire ; il répond :

En ce cas-là je suis le Prince Sigismond.

Les portes de la prison sont enfoncées, tous les soldats se prosternent aux pieds d’Arlequin : il est dans ce temps-là en petit casaquin, & il s’amuse à sauter après une puce.

Le véritable Sigismond paroît. Il se passe entre lui & la Princesse une scene où l’amour, la valeur & la générosité brillent également. Le Roi arrive enchaîné, & parle ainsi à son fils :

Fils coupable, assouvis toute ta cruauté ;
 Le sort te livre ta victime :
Acheve d’accomplir sur ton pere & ton Roi
Ce que les Cieux trop vrais lui prédirent de toi.

Sigismond.

Je vais, en dépit d’eux, me montrer magnanime,
Et convaincre mon pere, en un jour si fameux,
Que les astres malins n’ont sur nous de puissance
Qu’autant que notre cœur est d’accord avec eux,
Que notre volonté regle leur influence,
Et qu’on est à son gré cruel ou généreux.

Il se jette aux pieds du Roi, qui, vivement touché du repentir de son fils, s’accuse d’avoir trop légérement ajouté foi aux prédictions des astres que la vertu sait toujours démentir. Il cede le trône à Sigismond,

Et ne veut se livrer, dans sa douce vieillesse,
Qu’au bonheur d’être pere & d’avoir un tel fils.

On m’avouera encore qu’Arlequin est très déplacé à côté de Sigismond. « Eh bien, me dira-t-on peut-être, vos exemples ne prouvent pas que le genre héroïque soit mauvais ; ils font voir seulement que les Auteurs des deux pieces que vous venez de citer l’ont traité mal. Il n’y a qu’à supprimer les deux Arlequins, & pour lors les deux pieces purement héroïques, & sans mêlange de bouffonneries, seront charmantes. Les deux bouffons, qui ne tiennent presque point à l’intrigue, ne sont pas bien difficiles à retrancher ». Non, certainement : mais alors ces mêmes pieces, trop dénuées des incidents, des passions, ou de la vraisemblance qui caractérisent la bonne tragédie, trop peu naturelles, trop boursoufflées pour entrer dans la classe des comédies, n’en seront pas moins des monstres, & paroîtront beaucoup plus ennuyeuses. Malheur à tout drame ennuyeux ! le public est moins indulgent pour ce défaut, que pour tous les autres.

Les François ont fait des pieces purement héroïques. M. de Voltaire en nomme trois : l’Ambitieux de Destouches ; Laure tirée d’une comédie espagnole, intitulée Laura perseguida, Laure persécutée ; & Don Sanche d’Aragon, dont le sujet appartient aussi aux Espagnols ; ils l’ont traité dans une piece connue sous ce titre, el Palatio confuso. Jettons un coup d’œil sur celle qui jouit d’une plus grande réputation, & voyons si, par elle-même, ou par ses succès, elle a droit d’accréditer ce genre. Corneille va lui-même nous exposer son sujet.

Argument de Don Sanche d’Aragon.

Don Fernand, Roi d’Aragon, chassé de ses Etats par la révolte de Don Garcie d’Ayala, Comte de Fuensalida, n’avoit plus sous son obéissance que la ville de Catalaiud, & le territoire des environs, lorsque la Reine D. Léonor, sa femme, accoucha d’un fils qui fut nommé Don Sanche. Ce déplorable Prince, craignant que son fils ne demeurât exposé aux fureurs d’un rebelle, le fit aussi-tôt enlever par Don Raymond de Moncade, son confident, afin de le faire nourrir secrètement. Ce Cavalier, trouvant dans le village de Bubierça la femme d’un pêcheur nouvellement accouchée d’un enfant mort, lui donna celui-ci à nourrir, sans lui dire qui il étoit ; mais seulement qu’un jour le Roi & la Reine d’Aragon le feroient Grand, lorsqu’elle leur feroit présenter par lui un petit écrin, qu’en même temps il lui donna. Le mari de cette pauvre femme étoit pour lors à la guerre, si bien que revenant au bout d’un an, il prit aisément cet enfant pour le sien, & l’éleva comme s’il en eût été le pere. La Reine ne put jamais savoir du Roi où il avoit fait porter son fils ; & tout ce qu’elle en tira après beaucoup de prieres, ce fut qu’elle le reconnoîtroit un jour, quand on lui présenteroit cet écrin où il avoit mis leurs deux portraits avec un billet de sa main, & quelques autres pieces de remarque : mais voyant qu’elle continuoit toujours à en vouloir savoir davantage, il arrêta sa curiosité tout d’un coup, & lui dit qu’il étoit mort. Il soutint après cela cette malheureuse guerre encore trois ou quatre ans, ayant toujours quelque nouveau désavantage, & mourut enfin de déplaisir & de fatigue, laissant ses affaires désespérées, & la Reine grosse, à qui il conseilla d’abandonner tout-à-fait l’Aragon, & de se réfugier en Castille. Elle exécuta ses ordres & y accoucha d’une fille nommée D. Elvire, qu’elle y éleva jusqu’à l’âge de vingt ans.

Cependant le jeune Prince Don Sanche, qui se croyoit fils d’un pêcheur, dès qu’il eut atteint seize ans, se dérobe de ses parents, & se jette dans les armées du Roi de Castille, qui avoit de grandes guerres contre les Maures ; & de peur d’être connu pour ce qu’il pensoit être, il quitta le nom de Sanche qu’on lui avoit donné, & prit celui de Carlos. Sous ce nom il fait tant de merveilles qu’il entre en grande considération auprès du Roi Don Alphonse, à qui il sauva la vie en un jour de bataille : mais comme ce Monarque étoit prêt de le récompenser, il est surpris de la mort, & ne lui laisse autre chose que les favorables regards de la Reine D. Isabelle, sa sœur & son héritiere, & de la jeune Princesse d’Aragon D. Elvire. L’admiration des belles actions de Carlos les avoit portées toutes deux jusqu’à l’aimer, mais d’un amour étouffé par le souvenir de ce qu’elles devoient à la dignité de leur naissance. Lui-même avoit conçu aussi de la passion pour toutes deux sans oser prétendre à aucune, se croyant si fort indigne d’elles. Cependant, tous les Grands de Castille ne voyant pas de Rois voisins qui pussent épouser leur Reine, prétendant à l’envi l’un de l’autre à ce mariage, & étant prêts de former une guerre civile à ce sujet, les Etats du Royaume la supplient de choisir un mari pour éviter les malheurs qu’ils prévoient devoir naître. Elle s’en excuse comme ne connoissant pas assez particuliérement le mérite de ses prétendants, & leur commande de choisir eux-mêmes les trois qu’ils en jugent les plus dignes, les assurant que s’il se rencontre quelqu’un entre ces trois qu’elle puisse aimer, elle l’épousera. Ils obéissent, & lui nomment Don Manrique de Lare, Don Lope de Guzman, & Don Alvar de Lune, qui, bien que passionné pour la Princesse D. Elvire, eût cru faire une lâcheté & offenser sa Reine, s’il eût réjetté l’honneur qu’il recevoit de son pays par cette nomination.

D’un autre côté, les Aragonois, ennuyés de la tyrannie de Don Garcie & de Don Ramire son fils, les chassent de Saragosse ; & les ayant assiégés dans la forteresse de Jaca, envoient des Députés à leurs Princesses réfugiées en Castille, pour les prier de revenir prendre possession d’un Royaume qui leur appartenoit. Depuis leur départ ces deux tyrans ayant été tués à la prise de Jaca, Don Raymond, qu’ils y tenoient prisonnier depuis six ans, apprend à ces peuples que Don Sanche, leur Prince, étoit vivant, & part aussi-tôt pour le chercher à Bubierça, où il apprend que le pêcheur, qui le croyoit son fils, l’avoit perdu depuis huit ans, & l’étoit allé chercher en Castille, sur quelques nouvelles qu’il en avoit eues par un soldat qui avoit servi sous lui contre les Maures. Il pousse aussi-tôt de ce côté-là, & joint les Députés comme ils étoient près d’arriver : c’est par son arrivée que l’aventurier Carlos est reconnu pour le Prince Don Sanche, après quoi la Reine D. Isabelle lui donne la main, du consentement même des trois que ses Etats lui avoient nommés, & Don Alvare obtient la Princesse D. Elvire, qui, par cette reconnoissance, se trouve être sœur de Don Sanche.

Corneille, loin d’avoir gâté son sujet, & de n’avoir pas soutenu la gloire du genre héroïque, l’a embelli, de l’aveu de tous les connoisseurs. Il suffit, pour le prouver, de rapporter un ou deux morceaux de sa piece.

ACTE I. Scene III.

(Ici les trois Reines prennent chacune un fauteuil, & après que les trois Comtes & le reste des Grands qui sont présents, sont assis sur des bancs préparés exprès, Carlos y voyant une place vuide, veut s’y asseoir, & Don Manrique l’en empêche.)

D. Manrique.

Tout beau, tout beau, Carlos : d’où vous vient cette audace ?
Et quel titre en ce rang a pu vous établir ?

Carlos.

J’ai vu la place vuide, & cru la bien remplir.

D. Manrique.

Un soldat bien remplir une place de Comte !

Carlos.

Seigneur, ce que je suis ne me fait point de honte.
Depuis plus de six ans il ne s’est fait combat
Qui ne m’ait bien acquis ce grand nom de soldat.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Je ne vous parle point d’assez d’autres exploits
Qui n’ont pas pour témoins eu les yeux de mes Rois.
Tel me voit & m’entend, & me méprise encore,
Qui gémiroit, sans moi, dans les prisons du Maure.

D. Manrique.

Nous parlez-vous, Carlos, pour Don Lope & pour moi ?

Carlos.

Je parle seulement de ce qu’a vu le Roi,
Seigneur ; & qui voudra, parle à sa conscience.
Voilà dont le feu Roi me promit récompense ;
Mais la mort le surprit comme il la résolvoit.
. . . . . . . . .

D. Isabelle.

. . . . . . . . .
Je prends sur moi la dette, & je vous la fais bonne.
Seyez-vous, & quittons ces petits différends.

D. Lope.

Souffrez qu’auparavant il nomme ses parents.
. . . . . . . . .

Carlos.

Se pare qui voudra du nom de ses aïeux ;
Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux :
Je ne veux rien devoir à ceux qui m’ont fait naître,
Et suis assez connu sans les faire connoître.
Mais pour, en quelque sorte, obéir à vos loix,
Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits ;
Ma valeur est ma race, & mon bras est mon pere.

D. Lope.

Vous le voyez, Madame, & la preuve en est claire :
Sans doute il n’est pas noble.

D. Isabelle.

Hé bien, je l’ennoblis.
. . . . . . . . .
Soit que j’aime Carlos, soit que par simple estime
Je rende à ses vertus un honneur légitime,
Vous devez respecter, quels que soient mes desseins,
Ou le choix de mon cœur, ou l’œuvre de mes mains.
Je l’ai fait votre égal ; &, quoiqu’on s’en mutine,
Sachez qu’à plus encor ma faveur le destine.
Je veux qu’aujourd’hui même il puisse plus que moi :
J’en ai fait un Marquis, je veux qu’il fasse un Roi.
S’il a tant de valeur que vous-même le dites,
Il sait quelle est la vôtre & connoît vos mérites,
Et jugera de vous avec plus de raison
Que moi qui n’en connois que la race & le nom.
Marquis, prenez ma bague, & la donnez pour marque
Au plus digne des trois que j’en fasse un Monarque.
Je vous laisse y penser tout le reste du jour.
Rivaux ambitieux, faites-lui votre cour :
Qui me rapportera l’anneau que je lui donne,
Recevra sur-le-champ ma main & ma couronne.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Scene IV.

D. MANRIQUE, D. LOPE, D. ALVAR, CARLOS.

D. Lope.

Hé bien, Seigneur Marquis, nous direz-vous, de grace,
Ce que pour vous gagner il est besoin qu’on fasse ?
Vous êtes notre juge, il faut vous adoucir.

Carlos.

Vous y pourriez peut-être assez mal réussir.
Quittez ces contretemps de froide raillerie.

D. Manrique.

Il n’en est pas saison, quand il faut qu’on vous prie.

Carlos.

Ne raillons, ni prions, & demeurons amis.
Je sais ce que la Reine en mes mains a remis ;
J’en userai fort bien, vous n’avez rien à craindre,
Et pas un de vous trois n’aura lieu de se plaindre.
Je n’entreprendrai point de juger entre vous
Qui mérite le mieux le nom de son époux ;
Je serois téméraire, & m’en sens incapable,
Et peut-être quelqu’un m’en tiendroit recusable.
Je m’en recuse donc, afin de vous donner
Un juge que sans honte on ne peut soupçonner ;
Ce sera votre épée & votre bras lui-même.
Comtes, de cet anneau dépend le diadême.
Il vaut bien un combat : vous avez tous du cœur,
Et je le garde...

D. Lope.

A qui, Carlos ?

Carlos.

A mon vainqueur.
Qui pourra me l’ôter, l’ira rendre à la Reine :
Ce sera du plus digne une preuve certaine.
Prenez entre vous l’ordre & du temps & du lieu,
Je m’y rendrai sur l’heure, & vas l’attendre. Adieu.

Que de beautés ! que de traits sublimes dans ce que je viens de transcrire ! Il faut s’écrier à chaque instant, ah ! que cela est beau ! M. de Voltaire dit dans une de ses notes sur cette piece :

A qui, Carlos ? — A mon vainqueur. Cela est digne de la tragédie la plus sublime. Dès qu’il s’agit de grandeur, il y en a toujours dans les pieces espagnoles. Mais ces grands traits de lumiere qui percent l’ombre de temps en temps, ne suffisent pas ; il faut un grand intérêt ; nulle langueur ne doit l’interrompre : les raisonnements politiques, les froids discours d’amour ne doivent pas le glacer ; & les pensées recherchées, les tours de force ne doivent point l’affoiblir.

Les justes admirateurs de Corneille peuvent certainement ne pas souscrire à toutes les notes que M. de Voltaire a faites sur ce grand Homme : mais Corneille lui-même avoue que sa piece n’a pas eu de succès. Il s’en déguise un peu la cause en disant que le refus d’un illustre suffrage la fit reléguer dans les provinces. M. de Voltaire va lui répondre.

Corneille prétend que le refus d’un illustre suffrage fit tomber son Don Sanche. Le suffrage qui lui manqua fut celui du Grand Condé. Mais Corneille devoit se souvenir que les dégoûts & les critiques du Cardinal de Richelieu, homme plus accrédité dans la littérature que le Grand Condé, n’avoient pu nuire au Cid.

Si la piece de Corneille est froide, si elle a paru telle dans sa nouveauté, & toutes les fois qu’on a essayé de la reprendre ; si elle est cependant la meilleure de toutes les pieces héroïques ; si elle a été faite par l’Auteur le plus en état de traiter ce genre, devons-nous espérer de faire mieux ? Non, sans doute. Le genre est vicieux par lui-même : il ne peut se soutenir sans rentrer dans le genre comique ou tragique : s’il tient de l’un & de l’autre, on a raison de s’écrier, voilà le monstre.

Pourquoi parler si long-temps d’un genre oublié, me dira-t-on peut-être encore ? La mode est une divinité capricieuse qui se répete souvent, elle pourroit bien avoir la folie de remettre les comédies héroïques en vogue, & nous avons tout lieu de le craindre : nos faiseurs de drames n’y visent-ils pas en tapinois ? D’ailleurs, dans le moment où je relis ce chapitre, le 14 Juillet 1771, je viens de voir sur le bureau d’un homme de goût un manuscrit, au haut duquel il y a en très gros caractere *** Drame héroïque. Un drame héroïque, grands Dieux ! me suis-je écrié. Oui, m’a-t-on répondu en riant, c’est un drame héroïque qu’on m’a prié de lire pour voir s’il est digne de la Scene Françoise, comme si le poison nous manquoit. J’ignore si l’épigramme a été lâchée avec connoissance de cause, ou avant la lecture. L’Auteur aura peut-être mieux vu le genre, que M. de Voltaire & que tous ceux qui le trouvent mauvais ; il nous le prouvera en le traitant mieux que Corneille : jusqu’à ce temps-là je le croirai détestable.

Outre les pieces héroïques, dont nous sommes redevables aux Espagnols, nous leur devons encore les pieces à spectacles, & ce que nous appellons comédie-ballet. Mon dessein est de le prouver dans les deux Chapitres qui vont suivre celui-ci.