(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IV. Des Comédies-Ballets. » pp. 37-44
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IV. Des Comédies-Ballets. » pp. 37-44

CHAPITRE IV.
Des Comédies-Ballets.

Les comédies-ballets ont été principalement à la mode sous le regne de Louis XIV. Ce Prince, grand, magnifique en tout, jusques dans ses jeux, vouloit voir briller dans les fêtes galantes qu’il donnoit à grands frais, tous les talents que ses largesses avoient fixés à sa Cour : aussi quelques-unes des comédies-ballets de Moliere n’ont-elles été composées que pour faire paroître des décorations magnifiques, des machines surprenantes ; que pour amener des morceaux de musique composés par les plus grands Maîtres, & chantés par des voix enchanteresses ; pour donner lieu à des ballets exécutés par les plus belles Dames de la Cour & les Seigneurs les mieux faits. Le Roi même ne dédaignoit pas de les embellir en y faisant admirer son port & ses graces3.

Il est sans contredit bien flatteur de contribuer aux plaisirs de son Roi, de son Maître, sur-tout quand il se déclare le protecteur des talents, qu’il encourage les Artistes en applaudissant à ceux qui se distinguent, & en laissant tomber sur eux de ces regards favorables qui font autant d’honneur au protecteur qu’au protégé. Il n’est aucun Poëte qui ne doive envier un tel bonheur ; mais il ne faut pas se dissimuler qu’il coûte cher, puisqu’on le paie de toute sa gloire. Regle générale, jamais un ouvrage fait exprès pour une fête ne méritera l’immortalité à son auteur. J’ose ajouter que mieux il sera fait, que plus il remplira les vues de ceux qui l’ont ordonné, que plus il aura l’espece de mérite qu’on aura voulu lui donner, plus il sera insipide pour le Public ; & sa réputation finira surement avec la fête. Voyons quel fut le succès des pieces que Moliere fit exprès pour la Cour. Consultons les personnes les plus dignes de foi sur cet article, l’Editeur des œuvres de Moliere, & M. de Voltaire, qui a fait des réflexions sur toutes les comédies de ce grand homme.

LA PRINCESSE D’ÉLIDE, OU LES PLAISIRS DE L’ISLE ENCHANTÉE,
Représentée le 7 Mai 1664 à Versailles, à la grande fête que le Roi donna aux Reines.

« Les fêtes que Louis XIV donna dans sa jeunesse méritent d’entrer dans l’histoire de ce Monarque, non seulement par ses magnificences singulieres, mais encore par le bonheur qu’il eut d’avoir des hommes célebres en tous genres, qui contribuerent en même temps à ses plaisirs, à la politesse, à la gloire de la Nation. Ce fut à cette fête, connue sous le nom de l’Isle enchantée, que Moliere fit jouer la Princesse d’Elide, comédie-ballet en cinq actes....

« Cette piece réussit dans une Cour qui ne respiroit que la joie, & qui au milieu de tant de plaisirs ne pouvoit critiquer avec sévérité un ouvrage fait pour embellir la fête.

« On a depuis représenté la Princesse d’Elide à Paris ; mais elle ne put avoir le même succès, dépouillée de tous ses ornements & des circonstances heureuses qui l’avoient soutenue....

« Rarement les ouvrages faits pour des fêtes réussissent-ils au théâtre de Paris. Ceux à qui la fête est donnée sont toujours indulgents ; mais le public libre est toujours sévere ».

Voilà comme parle M. de Voltaire. Ecoutons présentement l’Editeur des œuvres de Moliere.

« En 1664 le Roi donna aux Reines une fête aussi superbe que galante ; elle commença le 7 Mai, & dura plusieurs jours....

« La Cour ne traita pas avec sévérité un ouvrage fait pour la divertir. L’applaudissement du Prince, récompense aussi juste que flatteuse pour Moliere, les allusions vraies ou fausses qui pouvoient avoir quelque chose de mystérieux, les agréments de la musique, de la danse, & plus encore l’espece d’ivresse que produisent le mouvement & l’enchaînement des plaisirs, contribuerent au succès de la Princesse d’Elide. Paris en jugea moins favorablement ; il la vit séparée des ornements qui l’avoient embellie à la Cour : & comme le spectateur n’étoit ni au même point de vue ni dans la situation vive & agréable où s’étoient trouvés ceux pour qui elle étoit destinée, il ne tint compte à l’auteur que de la finesse avec laquelle il développe quelques sentiments du cœur, & l’art qu’il emploie pour peindre l’amour-propre & la vanité des femmes ».

LES AMANTS MAGNIFIQUES,
Comédie-Ballet en prose & en cinq actes, représentée devant le Roi à Saint-Germain, au mois de Février 1670.

Voici ce qu’en dit M. de Voltaire : « Louis XIV lui-même donna le sujet de cette piece à Moliere. Il voulut qu’on représentât deux Princes qui se disputeroient une maîtresse en lui donnant des fêtes magnifiques & galantes....

« Cette piece ne fut jouée qu’à la Cour, & ne pouvoit guere réussir que par le mérite du divertissement & par celui de l’à-propos. »

Ecoutons l’Editeur de Moliere : « Le Roi donna l’idée du sujet des Amants magnifiques. Deux Princes rivaux se disputent par des fêtes galantes le cœur d’une Princesse....

« L’Auteur, qui par de solides raisons & par sa propre expérience avoit appris à distinguer ce qui convenoit aux différents théâtres pour lesquels il travailloit, ne crut pas devoir hasarder cette comédie sur le théâtre de Paris ; il ne la fit pas même imprimer dans sa nouveauté, quoiqu’elle ne soit pas sans beauté pour ceux qui savent se transporter aux lieux, aux temps & aux circonstances dont ces sortes de divertissements tirent leur grand prix ».

Il n’est pas nécessaire de citer Psyché, tragédie-ballet du même Auteur, pour prouver ce que j’ai avancé, & faire voir que les pieces composées pour des fêtes ne réussissent jamais quand on les livre au public, ou qu’elles n’ont du moins qu’un succès momentané. « On voit pourtant tous les jours avec plaisir, me dira-t-on, les Fâcheux, le Mariage forcé, le Sicilien ou l’Amour Peintre, M. de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d’Escarbagnas, le Malade imaginaire, qui sont autant de comédies-ballets jouées à la Cour avant d’être représentées à Paris ». Cela est vrai : mais voilà précisément ce qui me confirme dans mon idée. Moliere voyant par sa propre expérience, ou persuadé par la justesse de son goût, que les pieces faites pour amener des danses, des chants, des machines, des décorations, & analogues à la façon de penser ou à la situation momentanée de quelques personnes, ne pouvoient avoir qu’un succès passager, n’a traité dans ce genre que celles dont son maître ou les circonstances lui indiquoient le sujet. Toutes les fois qu’il n’a pas été enchaîné par des motifs aussi puissants, les agréments ont été faits pour les pieces, & non les pieces pour les agréments : aussi peut-on à volonté les admettre ou les retrancher sans toucher aux beautés solides de la piece. Pour le prouver, il suffit de citer le Mariage forcé, l’Amour Peintre, & la Comtesse d’Escarbagnas, que nous voyons jouer tous les jours sans nous rappeller qu’elles ont été jouées à la Cour avec des ballets.

Loin que toutes les comédies-ballets de Moliere aient été composées exprès pour amener des divertissements, ces divertissements pour la plupart prouvent eux-mêmes qu’ils n’ont pas été fondus avec la piece, puisqu’ils lui sont tout-à-fait étrangers, & que souvent ils la déparent. Jettons les yeux sur ceux de Pourceaugnac, & voyons comme ils sont amenés.

ACTE I. Scene I.

Eraste, aux Musiciens.

Suivez les ordres que je vous ai donnés pour la sérénade. Pour moi, je me retire, & ne veux point paroître ici.

Scene II.

Une Musicienne, plusieurs Musiciens chantants, plusieurs autres Joueurs d’instruments, troupe de Danseurs.

Dialogue d’une Musicienne & d’un Musicien. Je le supprime.

Premiere entrée de Ballet.

Danse de deux Maîtres à danser.

Deuxieme entrée de Ballet.

Danse de deux Pages.

Troisieme entrée de Ballet.

Quatre Curieux de spectacles, qui ont pris querelle ensemble pendant la danse des deux Pages, dansent en se battant l’épée à la main.

Quatrieme entrée de Ballet.

Deux Suisses séparent les quatre combattants, &, après les avoir mis d’accord, dansent avec eux.

Je n’ai jamais vu sur le théâtre rien de tout cela, & je ne le regrette point.

Scene XIII.

Deux Médecins grotesques chantent à Pourceaugnac :

Buon di, buon di, &c.

Scene XIV.
Entrée de Ballet.

Danse de Matassins autour de M. de Pourceaugnac.

Scene XVI.

Les deux Médecins grotesques & les Matassins avec leurs seringues poursuivent M. de Pourceaugnac.

J’ai vu cela, & j’ai vu en même temps que ce n’est pas le beau de la piece, & qu’on devroit le retrancher.

ACTE II. Scene XIII.

Deux Avocats, deux Procureurs, deux Sergents. Les Avocats chantent à Pourceaugnac :
La polygamie est un cas,
 Est un cas pendable.

Entrée de Ballet.
Danse de deux Procureurs & de deux Sergents.

On a supprimé au théâtre les Procureurs & les Sergents : on devoit supprimer aussi les Avocats.

ACTE III. Scene derniere.

Une Egyptienne & un Egyptien chantent.

Premiere entrée de Ballet.

Danse de Sauvages.

Deuxieme entrée de Ballet.

Danse de Biscayens.

Veut-on absolument que les Apothicaires dansants, les Médecins chantants ne soient pas tout-à-fait déplacés dans les intermedes d’une piece aussi folle que Pourceaugnac ? on m’avouera du moins que les Procureurs, les Sergents y sont amenés de force, & que les Pages, les Curieux, les Maîtres à danser, les Suisses, les Egyptiens, les Sauvages, les Biscayens y sont tout-à-fait déplacés.

Il est des femmes qui ne paroissent belles qu’à la faveur d’une toilette très recherchée, & qu’il faut bien se garder de surprendre avant qu’une Marton savante dans l’art de Latour 4 ait arrangé l’iris 5 de leur teint. Nous en voyons qui, très jolies sans le secours de l’art, prennent cependant un air plus frippon en couronnant leur tête de quelques fleurs. Quantité d’autres font disparoître leurs charmes sous un fatras de pompons, de mouches, de rubans. On peut leur comparer les comédies-ballets de Moliere après les avoir séparées en trois classes.

Si nous n’avons point parlé des Fâcheux dans ce chapitre, c’est que nous destinons cette piece à servir d’exemple pour les comédies à scenes détachées.