(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XII. Des Pieces intriguées par une Soubrette. » pp. 135-150
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XII. Des Pieces intriguées par une Soubrette. » pp. 135-150

CHAPITRE XII.
Des Pieces intriguées par une Soubrette.

Bien des personnes se figurent peut-être qu’une Soubrette intriguante peut employer les mêmes ressorts qu’un valet : elles se trompent. J’ose dire que l’un & l’autre tendent au même but par un art tout-à-fait différent.

Un valet fourbe doit faire éclater, dans tous les embarras qu’un sort contraire lui oppose, ces tours vigoureux qu’une tête profonde peut seule concevoir, & qui étonnent le spectateur. Une Soubrette qui se mêle d’intriguer ne doit employer que ces petits traits fins, adroits, déliés, auxquels les femmes sont si bien stylées ; ces faussetés, ces perfidies qu’elles savent si bien couvrir du masque de l’ingénuité : aussi est-il plus difficile de faire filer une intrigue à une Soubrette qu’à un valet. Voilà sans doute la raison pour laquelle nous avons un très petit nombre de pieces dans ce genre. Je ne vois que dans Quinault un exemple digne de nous servir de modele. C’est dans la Mere coquette, ou les Amants brouillés.

Extrait de la Mere Coquette, ou les Amants brouillés, Comédie en vers, en cinq actes.

Le mari d’Ismene s’est embarqué pour ses affaires ; il est pris par les Turcs. Sa femme, très coquette, loin de soupirer après le retour de son mari, le fait passer pour mort, & prend le deuil d’avance. Crémente, vieux ami du mari d’Ismene, est plus humain qu’elle ; il fait partir son valet Champagne pour la Turquie, avec ordre de racheter son ami s’il peut en avoir des nouvelles. Mon drôle qui, sans doute, craignoit l’air de la Turquie, s’arrête à Malthe, y boit de bon vin grec, fait connoissance avec un vieux Parisien qui a été esclave chez les Turcs, se fait instruire de leurs mœurs, & revient en état de pouvoir soutenir qu’il a fait les plus grandes perquisitions dans le voyage qu’on lui a ordonné.

Ismene est devenue éprise de l’amant de sa fille ; elle craint le retour de Champagne ; elle ouvre son cœur à Laurette sa suivante, qui se charge de faire soutenir à Champagne que le mari d’Ismene est mort. Champagne refuse de dire une chose dont il n’est pas certain. La fine Soubrette sait à propos lui montrer un diamant, & lui en vanter le prix ; ce qui le détermine.

Il est ensuite question de brouiller les deux jeunes amants, sans quoi Accante, espérant de s’unir à la fille, ne voudroit certainement pas épouser la mere. Laurette se charge encore de les désunir. Elle dit d’abord à Isabelle qu’Accante aime une autre beauté ; elle aigrit sa douleur. Isabelle veut que son perfide lui avoue lui-même sa légéreté. Laurette lui représente que l’honneur du sexe & la fierté ne lui permettent pas de parler à son amant après son indigne procédé. Isabelle veut du moins lui écrire. Laurette craignant qu’une autre personne ne se charge du billet, promet de le remettre.

Laurette tenant le billet destiné pour Accante, voit venir Champagne son valet : elle cache la lettre, mais de façon à la laisser entrevoir ; puis feignant d’être surprise, elle dit que c’est un billet d’Isabelle pour le Marquis qu’elle aime. Accante arrive, Champagne l’instruit de la prétendue infidélité de sa maîtresse, malgré les signes redoublés de Laurette, qui feint de vouloir l’empêcher de parler, qui nie d’avoir reçu un billet, & qui en faisant semblant de le cacher dans son corset, le place de maniere que Champagne peut l’en arracher & le remettre à son maître. Il est sans dessus, & conçu en ces termes :

Je voudrois vous parler, & nous voir seuls tous deux :
Je ne conçois pas bien pourquoi je le desire.
 Je ne sais ce que je vous veux :
 Mais n’auriez-vous rien à me dire ?

Accante est furieux. Laurette augmente sa rage en lui disant que sa jeune maîtresse aime le Marquis à l’excès. Il veut aller lui reprocher sa perfidie. Laurette, qui craint leur entrevue, lui conseille de mépriser son ingrate, & de ne pas lui parler. Comme il persiste dans la résolution de la voir, Laurette sort pour l’avertir, dit-elle, mais bien plutôt pour l’empêcher de paroître ; quand le hasard la conduit. Laurette anime si bien Accante, qu’il n’est plus le maître de son dépit, & qu’il sort en déchirant le billet qu’il croit adressé au Marquis. Laurette profite de l’occasion pour prouver à sa jeune maîtresse qu’Accante la méprise à l’excès, puisqu’il fait si peu de cas de sa lettre. Isabelle se repent de l’avoir écrite. Laurette saisit ce moment de dépit, lui conseille de nier que le billet fût pour Accante, & de dire qu’il s’adressoit à un autre, au Marquis par exemple. Isabelle s’abandonne entiérement à elle.

Laurette fait une fausse confidence à Champagne. Elle lui dit que le Marquis doit être introduit pendant la nuit chez sa maîtresse : ce qu’il y a de bon, c’est qu’elle ne ment pas. Elle a supposé le projet d’un combat entre le Marquis & Accante. Isabelle, toute piquée qu’elle est contre Accante, craint encore pour ses jours. Laurette lui persuade, pour éviter, dit-elle, le malheur qu’elle redoute, de retenir le Marquis chez elle, tandis qu’on ira avertir les parents des deux champions. Isabelle y consent : tout est si bien disposé par la fine Soubrette, qu’Accante voit entrer le Marquis dans l’appartement de sa maîtresse. Elle paroît malgré Laurette, qui craint toujours une explication. Accante la raille sur son rendez-vous avec le Marquis. Isabelle piquée lui dit que le Marquis auroit pu s’y rendre s’il n’eût pas déchiré le billet qu’elle lui avoit écrit.

Enfin les amants se trouvent seuls, s’expliquent, se raccommodent, & se promettent de bien gronder Laurette, quand elle les appaise en leur apprenant que le vieil esclave ramené de Malthe par Champagne est le mari d’Ismene, pere d’Isabelle, & qu’il la marie avec Accante.

Lorsque j’ai conseillé de prendre l’intrigue de cette piece pour modele, j’ai voulu faire remarquer les ressorts que Laurette met en usage. Ils sont fins, souples, déliés, dignes enfin de son sexe. Mais sachons distinguer une faute qui ne peut qu’empêcher le spectateur de s’intéresser à leur réussite. Laurette les emploie en faveur d’une vieille coquette dont l’amour nous doit faire rire de pitié : contre qui encore ? contre deux amants jeunes, aimables, de bonne foi, pour qui tous les vœux des spectateurs se réunissent.

Remarquons encore que cette faute en entraîne nécessairement une autre. Si les fourberies qu’on oppose au bonheur de deux amants intéressants réussissent, & que le dénouement ne leur soit pas favorable, le spectateur s’indigne avec raison. Si une catastrophe heureuse comble les vœux des amants & les unit, toutes les fourberies qui les ont croisés ont le défaut que nous avons reproché aux Anciens ; elles se trouvent inutiles à la fin de la piece, & n’y ont été mises en jeu que pour l’alonger.

Revenons à la différence qu’il y a d’un intriguant à une intriguante. Les fourberies du Dave de Térence seroient trop fortes chez la Laurette de Quinault 32 ; celles de Laurette seroient petites, employées par Dave ou quelque autre fourbe de cette espece. Opposons deux exemples.

LA MERE COQUETTE,

ACTE III. Scene II.

CHAMPAGNE, LAURETTE.

C’est ici que Laurette voulant brouiller les deux amants, & voyant Champagne, feint de cacher le billet tendre & sans dessus qu’Isabelle lui a remis pour son cher Accante.

. . . . . . . . . .

Champagne.

Qu’as-tu là ?

Laurette.

Moi ? qu’aurois-je ?

Champagne.

Un billet que tu caches.

Laurette.

Mon Dieu ! que tu vois clair !

Champagne.

Je suis dépaysé,
Vois-tu ; j’ai de bons yeux, & suis un peu rusé :
J’ai vu, comme j’entrois, retirer Isabelle,
Et je gagerois bien que ce billet est d’elle ;
Qu’au rival de mon maître. . .

Laurette.

Oh !

Champagne.

Gageons, si tu veux.

Laurette.

Ah ! que les gens si fins sont quelquefois fâcheux !

Champagne.

Ce poulet va sans doute au Marquis ?

Laurette.

Tu devines.

Champagne.

Nous démêlons un peu les ruses les plus fines.
Les voyages font bien les gens !

Laurette.

Sans contredit.

Champagne.

Mais sur-tout le vin grec ouvre bien un esprit.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene III.

ACCANTE, CHAMPAGNE, LAURETTE.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Laurette.

Hé ! Monsieur, croyez-moi, parlez-nous sans finesse ;
Vous cherchez Isabelle, & non pas ma maîtresse :
Avouez sans façon ce qu’aisément je vois.

Accante.

Ah ! si je l’avouois, que dirois-tu de moi ?

Laurette.

Moi ? qu’aurois-je à vous dire ? Il ne m’importe guere :
Chacun peut en ce monde aimer à sa maniere ;
Et je n’ai pas dessein, par mes raisonnements,
De vouloir réformer les erreurs des amants.

Accante.

Sont-ce là les conseils que Laurente me donne ?

Laurette.

Je ne me mêle point de conseiller personne :
Les plus sages conseils, les meilleures leçons,
A gens bien amoureux, Monsieur, sont des chansons.

Champagne.

Si vous saviez quel est votre rival indigne. . .

Accante.

Qui seroit-ce, dis donc ?

Champagne.

Laurette me fait signe.

Laurette.

Il parle sans savoir.

Champagne.

Je sais tout, & fort bien ;
Mais elle ne veut pas que je vous dise rien.

Accante.

Souffre au moins qu’il acheve.

Laurette.

Eh ! Monsieur, il se raille.

Accante.

Tu lui fais signe encor.

Laurette.

Qui ? moi ? c’est que je bâille.

Champagne.

Pourquoi ne veux-tu pas me laisser découvrir
Ce qui pourroit aider Monsieur à le guérir ?
N’aura-t-il pas sujet de haïr Isabelle,
S’il sait que le Marquis tient sa place auprès d’elle ?

Accante.

C’est mon cousin, dis-tu ?

Laurette.

Que sait-il ce qu’il dit ?
Il s’est mis malgré moi cette erreur dans l’esprit.
Croyez, sur mon honneur. . .

Champagne.

Penses-tu qu’on te croie ?
Et certain billet doux qu’au Marquis elle envoie,
Que tu portois toi-même, est-ce erreur que cela ?

Laurette.

J’aurois pour le Marquis un billet !

Champagne, tirant le billet du sein de Laurette.

Le voilà.

Accante.

Donne.

Laurette.

Eh ! que voulez-vous ?

Champagne.

Il ne veut rien que lire.
Laisse faire Monsieur.

Laurette.

Comment. . .

Champagne.

Laissez-la dire.

Accante.

Laurette à mon rival porte donc ce poulet ?

Laurette.

Tu me trahis ainsi !

Champagne.

Le grand tort qu’on te fait !

Laurette.

Ne croyez pas, Monsieur, que jamais je permette. . .

Champagne.

Hé ! pour l’amour de moi, si tu m’aimes, Laurette. . .
(A Accante.)
Elle consent, Monsieur, puisqu’elle ne dit rien.

Laurette.

Je ne suis que trop sotte, & tu le sais trop bien.
. . . . . . . . .

On rit des petites mines que fait Laurette en cachant à demi sa lettre, en tâchant de la faire appercevoir, en se défendant foiblement lorsque Champagne veut la prendre. Toutes ces simagrées vont à son sexe ; aussi sont-elles applaudies : mais des coups de force pareils à celui que je vais citer, seroient ridicules si une soubrette les faisoit.

Je présenterai, pour modele & pour exemple, un trait de fourberie pris dans une de mes pieces. Je vois déja mes lecteurs me traiter d’orgueilleux, de téméraire. N’importe, je leur soutiendrai encore que le trait dont je parle est sublime, & qu’il n’y en a pas un aussi vigoureux, aussi réfléchi dans tous les Théâtres connus. Mais c’est assez long-temps m’exposer à passer pour un présomptueux, ou tout au moins pour un homme très mal-adroit. Je m’empresse d’avouer que l’idée de la scene que je vais citer appartient à Plaute 33 : c’est pour cela que j’en fais si bien les honneurs. Je remercie Moliere, Regnard, & leurs successeurs, de me l’avoir laissée.

LE MARIAGE INTERROMPU,

ACTE II. Scene VII.

DAMIS, FRONTIN.

Damis revenant de Bourdeaux, où il a été voir sa sœur, devient amoureux de Julie, jeune veuve qui voyage avec lui. A leur arrivée à Paris, Julie prie Damis de lui indiquer un hôtel garni. Celui-ci la conduit dans une maison qui appartient à M. Argante, son pere. Le bon-homme est à sa campagne ; mais apprenant que son fils loge des femmes chez lui, il arrive sans se faire annoncer, & cause le plus grand des embarras, puisque Damis, qui s’est dit maître de son sort, vient de signer avec Julie le contrat qui doit les unir à jamais.

Frontin, valet de Damis, est le premier à qui le vieillard s’adresse. Le fourbe lui persuade que Julie est Constance, cette fille chérie qu’il n’a point vue depuis sa plus tendre enfance. Il lui dit que Damis l’a conduite à Paris sans l’en prévenir, pour lui causer une agréable surprise. La colere du vieillard se change en joie. Julie, pressée par son amant & l’amour, consent à se prêter au stratagême de Frontin. Argante lui fait mille caresses, en croyant embrasser sa fille : il est enchanté qu’elle ait quitté Bourdeaux ; &, pour la fixer à Paris, il veut absolument l’y marier : de sorte que Damis est obligé de lui révéler le stratagême de son valet. Il espere que son aveu lui vaudra un consentement favorable à ses desirs. Point du tout. Argante, inexorable, veut chasser Julie, & jure de faire casser le contrat que son aveu n’a pas rendu valable. C’est alors que Damis a recours à Frontin.

Damis.

Ah ! te voilà, Frontin !

Frontin.

Oui ; Frontin écoutoit.

Damis.

Tu connois mes malheurs ?

Frontin.

Je suis très bien au fait.

Damis.

Comment revoir Julie ? & sur-tout comment faire
Pour lui signifier les ordres de mon pere ?

Frontin.

Je ne veux point payer, comme il a dit, pour tous.
Adieu, Monsieur Damis, je prends congé de vous.

Damis.

Je suis au désespoir, & Frontin m’abandonne !

Frontin.

C’est que, sans me charger des dettes de personne,
Je dois assez pour moi. Serviteur.

Damis, l’arrêtant.

Quoi ! Frontin,
Tu n’auras point pitié de mon affreux destin !

Frontin.

Puis-je guérir le mal qu’a fait votre imprudence ?
. . . . . . . . . .
. . . . . .

Damis.

Frontin !

Frontin.

Monsieur.

Damis.

Je te croyois touché de mon chagrin.

Frontin.

Vous m’avez trop bien peint au bon Monsieur Argante.

Damis.

Sers-moi, je te promets cent pistoles.

Frontin.

De rente ?

Damis.

De rente si tu veux.

Frontin, avec enthousiasme.

Silence ! attention !
Ah ! comme l’or agit !... La belle invention !
Elle va m’illustrer !... Dites-moi, je vous prie,
Si pendant douze jours j’arrête ici Julie,
Si je gagne ce temps, serez-vous satisfait ?

Damis.

Oh ! beaucoup. Mais comment ?

Frontin.

Motus : c’est un secret.
Approchons cette table... Allons, mon secrétaire,
Il faut bien vîte écrire à Monsieur votre pere.
Je dicterai.

Damis.

Voyons.

Frontin se jette dans un fauteuil, & se caresse en riant.

Pas mal !...

Damis.

Dépêche-toi.

Frontin.

Oh ! tout beau, s’il vous plaît... Convenez avec moi
Que ce que j’entreprends est assez difficile.

Damis.

Oui.

Frontin dicte.

« Mon pere, après avoir eu le malheur de vous déplaire, je n’ose paroître à vos yeux ; mais je crois devoir vous avertir de ne pas ajouter foi à ce que Frontin pourra vous dire...

Damis, surpris.

Tu veux...

Frontin.

Ecrivez.
(Il dicte.)

« Non content de vous avoir déja trompé, il veut s’excuser auprès de vous en vous trompant encore...

Damis.

Mais...

Frontin.

Suis-je un imbécille ?..
Je sais bien ce qu’il faut.
(Il continue de dicter.)

« C’est un fourbe, un scélérat, un traître ».

Damis.

Oh ! pour le coup, Frontin,
C’en est trop.

Frontin, s’impatientant.

Vous plaît-il, mon secrétaire, enfin
Faire mes volontés ? Ne suis-je pas le maître
De m’appeller un fourbe, un scélérat, un traître ?
Vous prenez bien ce droit, & même trop souvent.

Damis.

Soit, écrivons.

Frontin lit le billet.

Lisons : un fourbe, fort bien ! un scélérat, un traître, c’est excellent !

Qu’on rende ce poulet à Monsieur votre pere.

Damis.

Et tu crois me servir ?

Frontin.

Sortons : c’est mon affaire.
En vain le sort cruel veut me pousser à bout :
Un homme vraiment grand sait triompher de tout.
(Avec enthousiasme.)
Reine du monde entier, divine fourberie,
C’est à toi d’éclairer, d’échauffer mon génie ;
Et que sur mes hauts faits l’univers m’admirant...
Silence, mon orgueil : réussissons avant.

Frontin emploie cette même lettre pour faire croire à M. Argante que son fils lui a menti, que Julie est réellement sa fille : & pour l’engager à la retenir chez lui . . . Je résisterai à la tentation de rapporter la scene, parcequ’elle est de moi. La précédente suffit pour prouver que l’enthousiasme de Frontin seroit aussi ridicule dans Laurette, que les petites grimaces de Laurette seroient minutieuses chez Frontin. Le spectateur, témoin des ruses d’un valet, doit s’écrier avec étonnement : Ah ! le fourbe ! Celles d’une soubrette doivent lui faire dire en souriant : La fripponne ! comme elle est rusée !