(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIV. Des Pieces intriguées par plusieurs Personnages. » pp. 169-175
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIV. Des Pieces intriguées par plusieurs Personnages. » pp. 169-175

CHAPITRE XIV.
Des Pieces intriguées par plusieurs Personnages.

On ne peut pas dire que dans une piece bien faite d’ailleurs, mais intriguée de dessein prémédité par plusieurs personnes, l’intérêt soit pour cela partagé, parceque les intrigants, en grand ou en petit nombre, n’y agissent que pour mener le spectateur au but qui seul l’intéresse. Cependant, comme ce même intérêt que le public prend à la chose rejaillit sur les personnes qui se chargent de la faire réussir, j’ai remarqué qu’il aime à ne suivre que la marche d’un seul personnage, & à ne pas partager entre plusieurs l’obligation du succès. Plus les obstacles sont grands, plus l’acteur chargé lui seul de les détruire, devient attachant.

Je crois donc qu’il ne faut confier les principaux fils d’un intrigue qu’à un seul intrigant. Jettons les yeux sur le Légataire universel de Regnard. Crispin entreprend lui seul de dégoûter Géronte des parents auxquels il veut laisser une partie de son bien, de rendre son maître unique légataire, & de lui faire par ce moyen épouser celle qu’il aime : lui seul imagine & agit. Il joue alternativement le rôle de Campagnard, de Veuve, de Géronte lui-même ; aussi devient-il un personnage conséquent dans l’esprit du public : le gré qu’on lui sait de sa peine rejaillit sur la piece & sur l’Auteur. Si Regnard, moins adroit, avoit employé trois intrigants, dont l’un eût imaginé de faire le neveu, l’autre la niece, un autre le testament, leurs efforts réunis auroient produit le même effet : cependant le public moins content n’auroit peut-être pas écouté la piece.

Je dois faire remarquer qu’il y a un grand défaut dans la piece que je viens de citer, & que ce défaut est très ordinaire aux pieces dans lesquelles un seul intrigant paroît sous plusieurs travestissements. Il est ridicule que Géronte ayant vu de très près Crispin sous l’habit de campagnard, ne le reconnoisse pas sous celui de Veuve. Rien n’est moins naturel, comme je crois l’avoir dit dans l’article de la vraisemblance. Alors un Auteur adroit, souple, ingénieux, sait prendre une tournure qui pare à cet inconvénient, sans enlever presque rien à la gloire de son fourbe. Je prendrai un exemple dans Moliere.

Sbrigani, chargé de rompre le mariage de M. de Pourceaugnac, & de le renvoyer à Limoges, se présente au prétendu beau-pere avec l’habit & le jargon d’un Flamand. Il lui dit que son gendre doit beaucoup à plusieurs marchands de son pays, & qu’il a promis de les payer avec la dot qu’il touchera. Comme il a besoin encore de plusieurs autres personnages, & qu’il ne peut pas les jouer lui-même, crainte d’être reconnu, il fait agir une Languedocienne & une Picarde, qui feignent d’avoir été épousées par M. de Pourceaugnac ; un déluge d’enfants qui le suivent par-tout en l’appellant papa, papa ; des Avocats qui lui disent que la polygamie est un cas pendable ; des Suisses qui lui proposent d’aller en greve voir pendre un Limousin nommé M. de Pourceaugnac ; un Exempt qui feint de l’avoir reconnu, de vouloir le mener en prison, & qui s’assure de lui, jusqu’à ce qu’il soit bien loin de Paris. Moliere ne pouvoit, dis-je, faire remplir tous ces rôles par Sbrigani que Pourceaugnac ou le beau-pere auroit reconnu ; d’un autre côté, il a voulu le rendre attachant. Quel parti a-t-il pris ? Il lui conserve toujours le mérite de l’invention ; & les diverses personnes qu’il emploie, tout-à-fait subordonnées à son principal personnage, ne sont que les instruments de ses fourberies.

On pourra me répondre que le Crispin rival, de Le Sage, est un petit chef-d’œuvre, que cependant on y voit deux intrigants, qui, chacun à leur tour, imaginent & agissent. Je réponds à cela que Crispin rival n’a qu’un acte. Si la piece étoit plus longue, le plaisant qui résulte d’abord de l’association de deux maîtres fourbes, auroit bientôt cessé de l’être en amenant la monotonie. Je réponds encore que dans une piece plus longue la Branche auroit nécessairement écrasé Crispin, ou Crispin la Branche, & que le personnage sacrifié auroit gâté toute l’intrigue.

Après avoir prouvé qu’une piece intriguée par un seul intrigant est meilleure & mérite plus de gloire à l’Auteur que celle où il y en a deux, on désapprouvera surement ces comédies compliquées, dans lesquelles les maîtres & les valets entremêlent leurs fourberies. Le spectateur ne sait jamais à quel intrigant il a l’obligation du succès ; & l’Auteur, embarrassé pour nuancer leurs rôles, ou ne met aucune différence entre eux, on ne différencie celui du valet que par un jargon bas & affecté, tout-à-fait ridicule. Le Baron d’Albikrac, que nous venons d’analyser, nous le prouve. Angélique, Léandre, Oronte, la Montagne, ont tous le même caractere d’intrigue : leurs ruses ont la même tournure ; & il n’y auroit aucune différence entre les maîtres & les valets, sans les termes burlesques & les fades équivoques que Thomas Corneille met dans la bouche de la Montagne.

La Montagne.

                      Quoi ! vous seriez la tante ?

La Tante.

Moi-même.

La Montagne.

Je ne sais si le diable me tente,
Mais je sais qu’il me fait vouloir que cela fût.
Ah ! quel plaisir alors de s’aimer but à but !
Car, ne pouvant causer qu’un mal de cœur extrême,
Tel qu’on l’auroit pour vous, vous l’auriez tout de même.
Mal de cœur, en amour, est un drôle de mal.
Mais qui de notre tante est donc l’original ?

Lisette.

Le beau jeune Seigneur ! qu’il est bien fait !

La Montagne.

Ma mere
A pris aussi, dit-on, grand plaisir à me faire,
Et je m’en suis senti, car certain air gaillard,
Que j’ai d’elle hérité, me rend tout égrillard ;
Je vous divertirai. . . . . .
. . . . Je vous trouve inquiete :
Est-ce que vous craignez de me sembler mal-faite ?
Ma foi, quand, tout exprès pour me rôtir d’amour,
L’ouvrier qui vous fit vous auroit faite au tour,
Qu’il auroit compassé, pour me rendre tout vôtre,
Chaque connexité d’un membre avecque l’autre,
Vous ne me plairiez pas davantage : & déja
J’enrage d’être au point dont mon pere enragea ;
Car on tient que deux jours après son mariage
Il s’en mordit les doigts.

Angélique.

Lisette, il n’est pas sage.

L’Auteur l’étoit bien moins, lorsqu’il fit parler ainsi son la Montagne, & sur-tout lorsqu’il imagina d’employer cinq à six intrigants de différents états, de différents sexes, pour filer une intrigue qui se dénoue très mal. Si un seul personnage en eût été chargé, on lui sauroit plus gré des bonnes choses qui s’y trouvent, & l’on seroit moins sévere sur les défauts.

Après avoir prouvé que plusieurs intrigants nuisent à une piece lorsque leurs ruses tendent toutes au même but, tâchons présentement de faire voir que deux intrigants rendroient au contraire les pieces plus piquantes, si, loin de travailler pour parvenir à la même fin, ils se croisoient au contraire de dessein prémédité, & agissoient pour se nuire. Les coups qu’ils se porteroient mutuellement tour à tour donneroient un plaisir plus varié au spectateur. Nous n’avons pas sur notre théâtre une seule piece qui mérite de nous servir d’exemple : j’en prendrai un chez les Italiens, encore ne peut-il qu’indiquer le genre d’intrigue dont je veux parler.

ARLEQUIN, DUPE VENGÉE.

Arlequin, nouvellement marié avec Argentine, aime fort de manger en ville pour épargner. Il doit aller dîner chez un voisin, & dit à sa femme d’aller manger la soupe chez sa Chemere. Argentine n’est pas trop de cet avis, aussi son mari craint-il qu’elle ne rentre quand il sera sorti ; & pour être sûr de son fait, il l’oblige à laisser la double clef de la maison qu’elle a dans sa poche. Il lui promet d’aller la joindre chez ses parents à l’entrée de la nuit.

Dès qu’Argentine est partie, Scapin vient annoncer à Arlequin que M. Pantalon, suivi de toute sa famille, va dans le moment arriver pour lui demander sa soupe. Arlequin s’excuse, en disant qu’il est invité ailleurs. Scapin, piqué de son avarice, projette de lui jouer d’un tour. Il s’empare d’une des clefs de la maison d’Arlequin qui sont sur la table, met à la place celle de sa chambre, & sort pour un instant. Arlequin met dans sa poche la clef de sa porte & celle de la chambre de Scapin, sans s’appercevoir de l’échange, & part. Il est bientôt remplacé par Scapin, qui envoie chercher un Rôtisseur, ordonne un repas magnifique au nom du maître de la maison ; & lorsque Pantalon arrive avec sa compagnie, il lui dit qu’Arlequin & sa femme, obligés d’aller en ville pour une affaire de la derniere conséquence, l’ont chargé de faire les honneurs pour eux. On mange beaucoup : on boit encore mieux à la santé d’Arlequin & de sa femme, & l’on se retire.

Au second acte Arlequin rentre avec sa femme ; tous les deux respirent une odeur qui les surprend, quand le Rôtisseur arrive, demande à Arlequin s’il est content du dîner qu’il a mangé. Arlequin croit qu’on lui parle de celui que son ami lui a donné, il en fait l’éloge. Le Rôtisseur part de là pour lui demander sa pratique, & sur-tout le paiement du repas qu’il a fait servir chez lui, à douze francs par tête. Argentine croit que son mari l’a obligée d’aller chez sa mere pour être plus libre & régaler des femmes. Arlequin, d’un autre côté, se persuade que sa femme a profité de son absence pour dîner chez elle avec quelque amant. Il se confirme dans cette idée, lorsqu’après avoir visité les clefs, il en trouve une qu’il ne reconnoît pas. Grand train, grand tapage. Il découvre enfin que Scapin a ordonné le repas : il se doute que la clef inconnue est celle de la chambre du fourbe ; il va l’essayer, ouvre la porte, entre, trouve une montre d’or, la vend, & invite ensuite Pantalon avec toute sa famille à souper. Scapin, ne pouvant rattraper sa clef, fait ouvrir sa chambre par un Serrurier, ne trouve plus sa montre, en demande des nouvelles : Arlequin lui apprend qu’il l’a vendue dix louis ; il lui en rend six, & en retient quatre, deux pour payer le dîner qu’il a commandé lui-même, deux pour le souper qu’ils vont manger.

On conçoit aisément, par l’extrait de cette piece, combien deux intrigants, imaginant & agissant tous deux avec la même vigueur, & à-peu-près le même zele, se portant tour à tour plusieurs coup redoublés, & faisant pour ainsi dire assaut de fourberie ; on conçoit, dis-je, combien de pareils champions pourroient amener de situations plaisantes, variées, & même attachantes, s’ils travailloient pour une affaire plus intéressante qu’un dîner & une montre. Pour rendre leurs scenes encore plus plaisantes, il faudroit que l’un d’eux feignît d’être un homme simple, & qu’il croisât les projets & les grands mouvements de son adversaire comme par pur hasard.