(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVII. Pieces intriguées par une chose inanimée. » pp. 199-203
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVII. Pieces intriguées par une chose inanimée. » pp. 199-203

CHAPITRE XVII.
Pieces intriguées par une chose inanimée.

Je nomme pieces intriguées par une chose inanimée, celles, par exemple, auxquelles une lettre, un ou plusieurs portraits, servent de fondement. Il en est de deux especes. Dans l’une, la chose inanimée ne fait simplement que donner lieu à l’intrigue ; dans l’autre, la chose inanimée sert non seulement de base à la piece, mais elle paroît encore continuellement sur la scene ; elle soutient & ranime par là l’intrigue dont elle est inséparable. Nous prendrons pour exemple de la premiere espece, le Jodelet Maître & Valet de Scarron.

Le maître de Jodelet doit partir incessamment pour aller épouser une femme qui ne l’a jamais vu. Avant que de se mettre en route, il veut lui envoyer son portrait ; il charge son valet de ce soin : celui-ci emballe le sien au lieu de celui de son patron, & il lui avoue sa méprise lorsqu’ils sont arrivés dans la ville où la future fait son séjour. Le maître veut profiter de cette étourderie pour connoître à fond le caractere de la belle qu’on lui destine : en conséquence il ordonne à Jodelet de prendre ses habits & son nom, & de jouer son personnage, tandis qu’il jouera celui de valet. Voilà donc le portrait qui ne fait que donner lieu à une intrigue bien inférieure, par cette raison seule, à celle que nous allons offrir pour modele. Nous la devons au célebre Goldoni. Comme la piece est charmante, l’extrait que je vais en faire sera plus étendu que celui de Jodelet Maître & Valet.

LE PORTRAIT D’ARLEQUIN,
Canevas en trois actes.

Celio, maître d’Arlequin, est depuis quelque temps dans la maison de Pantalon qui a deux filles : il se prépare à partir, quand un peintre, à qui il a ordonné deux copies de son portrait, lui envoie la premiere par son éleve. L’éleve a trouvé la figure d’Arlequin plaisante, il s’est amusé à le peindre ; il lui fait présent de son portrait qu’on laisse sur une table. Celio prie Argentine de remettre à la fille aînée de Pantalon le portrait qu’on lui a porté. Argentine s’en charge : un moment après elle trouve sur la table celui de l’objet qu’elle aime en secret, celui de son cher Arlequin ; elle l’admire, elle le baise, lorsque Scapin la surprend : il est jaloux, fait grand bruit, a cru voir le portrait d’Arlequin ; mais Argentine lui persuade le contraire en lui montrant celui de Celio qu’elle a ordre d’apporter à sa maîtresse. Elle lui demande le secret ; Scapin le lui promet, & part pour aller tout dire à Pantalon. L’amante de Celio entre sur la scene ; Argentine lui annonce le portrait de son amant au moment où Pantalon, instruit par Scapin, envoie chercher Argentine. Elle n’a que le temps de fouiller bien vîte dans sa poche, & de glisser le portrait en cachette. Aurora adresse des douceurs à ce portrait, l’ouvre enfin, & voit avec surprise que c’est celui d’Arlequin. La sœur cadette paroît, surprend son aînée un portrait à la main, & comme elle aime aussi Celio en secret, elle lui reproche son attachement pour l’original dont elle tient la copie : Aurora lui jure le contraire, &, pour le lui prouver, lui abandonne cette miniature qui cause sa jalousie : la sœur cadette l’accepte avec transport, l’ouvre bien vîte, & voit avec étonnement la figure d’Arlequin.

Pantalon survient ; il demande à sa fille aînée, d’un air courroucé, le portrait qu’Argentine lui a remis : elle lui dit qu’elle l’a cédé à sa sœur : celle-ci le remet à son pere, qui, s’attendant à voir la figure de Celio, selon le rapport de Scapin, est bien surpris devoir celle de son valet. Scapin se félicite d’avoir instruit Pantalon ; il vient lui vanter son zele : mais son maître, loin de l’en remercier, l’accable de reproches sur son étourderie, & sur ce qu’il l’a exposé à quereller à tort & sa fille & Celio. Scapin lui soutient qu’il a bien reconnu le portrait de Celio : Pantalon lui ferme la bouche en lui remettant celui d’Arlequin, & sort en colere. Scapin se venge en accablant d’injures le portrait de son rival. Arlequin vient à petit bruit ; il reconnoît son portrait ; il entend toutes les épithetes qu’on lui adresse ; il s’en saisit, & prend le parti de sa copie : il menace Scapin qui lui répond par un soufflet. Arlequin, étourdi du coup, ne sait s’il a reçu un soufflet ou un coup de poing, & ignore par conséquent s’il doit s’en venger. Voilà le premier acte ; on m’avouera qu’il est riche.

Arlequin & Argentine ouvrent le second acte : l’un a envie de donner son portrait & n’ose l’offrir, l’autre brûle de l’avoir. Arlequin demande à Argentine si elle aime la peinture ; elle lui répond qu’oui : Arlequin lui fait voir son portrait ; Argentine met à la place celui de Celio qu’elle a encore, & le rend à Arlequin qui le met dans sa poche, fort piqué qu’on n’ait pas voulu le garder. L’éleve apporte la seconde copie de Celio : Arlequin l’examine ; la sœur aînée vient & la lui enleve. Arlequin veut encore voir ce portrait qu’on lui a rendu avec tant de mépris ; il voit, avec tout l’étonnement possible, la figure de Celio au lieu de la sienne ; il prétend que le peintre est un sorcier. La fille cadette de Pantalon reconnoît le portrait de ce qu’elle aime, l’arrache des mains d’Arlequin, & sort en le couvrant de baisers. Un moment après les deux sœurs se rencontrent, se raillent mutuellement : chacune triomphe, &, pour mortifier sa rivale, veut lui montrer le portrait de Celio. Pantalon, qui paroît entre elles, saisit les deux portraits, & devient furieux de la double perfidie de Celio qui a trahi tous les droits de l’hospitalité.

Dans le troisieme acte, Arlequin ne sait plus ce qu’est devenu son portrait, quand il le reçoit par la petite poste dans un paquet avec dix louis, & une lettre anonyme. Il ne sait pas lire, & prie Scapin de lui faire lecture de l’épître ; celui-ci reconnoît l’écriture d’Argentine, & substitue aux déclarations amoureuses, les choses les plus insultantes. Argentine y dit que, fâchée de ne pas tenir le portrait des mains de l’original, elle le renvoie ; Scapin lit qu’on ne veut plus de la copie, parcequ’elle est aussi vilaine que l’original. On déchire la lettre. Arlequin, quoique très piqué, plaisante sur l’humeur de cette femme qui lui paie toutes les sottises qu’elle lui écrit. Scapin sort, Argentine le remplace. Arlequin lui fait part de son aventure, & des injures qu’on lui a écrites ; Argentine ramasse les morceaux de la lettre, prouve qu’elle est très tendre, & se découvre enfin. Arlequin l’épouse, & Celio se marie avec la fille aînée de Pantalon.

On peut décider aisément de l’effet que produit dans ces deux pieces la chose inanimée. J’exhorte cependant mes lecteurs à ne point se laisser éblouir par les beautés de la derniere piece, au point de ne pas y voir un défaut essentiel. Les portraits d’Arlequin & de Celio font naître l’intrigue, la soutiennent, la raniment continuellement, mais ne la dénouent point. L’Auteur est obligé de faire venir un valet-de-chambre qui annonce la mort d’un oncle, & d’amener la jalousie d’un rival qui ne veut plus épouser Aurora.

Je ne citerai aucun exemple des pieces intriguées par une lettre ; tout le monde sait qu’un Auteur pourroit sans peine faire dix actes par le secours d’un billet sans dessus.