(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVIII. Des Pieces intriguées par des noms. » pp. 204-215
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVIII. Des Pieces intriguées par des noms. » pp. 204-215

CHAPITRE XVIII.
Des Pieces intriguées par des noms.

Il est très facile de tirer des scenes & des situations plaisantes du nom des personnages ; mais le comique qui en résulte, me paroît tout-à-fait indigne de la grande comédie : je vais le prouver par deux exemples, l’un pris chez les Italiens, & l’autre chez les Grecs. Commençons par nos voisins.

Dans Arlequin Larron, Prevôt & Juge, canevas en cinq actes, Arlequin, banni de la ville, se retire dans une forêt, & devient le chef d’une bande de voleurs. Il ouvre la scene à la tête de sa troupe. Plusieurs braves gens viennent de s’y enrôler : il veut savoir leur nom de guerre & leur nom de famille pour les enregistrer ; il les fait approcher l’un après l’autre. Arlequin demande au premier comment il s’appelle ; son soldat lui répond Parla : Arlequin croit qu’il n’entend pas bien du côté où il est, & passe de l’autre : il interroge de nouveau, on lui répond Parla ; il repasse de l’autre côté, & après bien des lazzis, il découvre que le nom de guerre de son drôle est Parla. Il rit, & demande à M. Parla le nom de sa famille : M. Parla lui répond Demain. Arlequin se fâche, veut savoir le nom dans le moment même ; il s’appaise enfin, en apprenant que M. Parla s’appelle aussi M. Demain.

Arlequin interroge son nouveau sergent qui s’appelle Sauve qui peut, Ventre à terre. Ces deux noms persuadent à tous ses braves camarades que la maréchaussée est à leurs trousses, ils se jettent à terre de frayeur ; Arlequin sur-tout meurt presque de peur, & fait des singeries très plaisantes qui ne sont, comme je l’ai dit, amenées que par des ressorts très indignes de la bonne comédie. Passons présentement chez les Grecs.

LES CYCLOPES,
d’Euripide.

Ulysse a été jetté avec ses compagnons dans l’isle des Cyclopes ; ils rencontrent Polypheme qui est affamé de chair humaine, parcequ’il n’en a pas mangé depuis long-temps. Il ordonne qu’on aiguise les glaives avec lesquels il doit égorger les Grecs, & qu’on allume du feu pour les faire cuire ; il offre à ses hôtes, par dérision, un bassin que ses peres lui ont laissé & dans lequel il doit mettre les Grecs par morceaux. Ulysse, à qui il demande comment il s’appelle, lui répond que son nom est Personne : il lui fait présent de quelques bouteilles de liqueurs, & toute la faveur qu’il en obtient est d’être mangé le dernier. Mais le Cyclope qui a bu un peu trop, s’endort ; Ulysse profite de son sommeil pour l’aveugler avec un tison allumé. Polypheme fait retentir la caverne de ses cris. C’est après toutes ces horreurs que commence une scene plaisante, amenée par le faux nom qu’Ulysse s’est donné : en voici une partie.

ACTE V. Scene III.

LE CYCLOPE aveuglé & réveillé, LE CHŒUR.

Le Cyclope.

Ah ! misérable ! on m’a brûlé l’œil.

Le Chœur, à part.

La charmante musique ! Chante à présent, monstre.

Le Cyclope.

Ah ! quelle douleur ! quel outrage ! Mais vous n’échapperez pas de mon antre, troupe vile & méprisable. Plaçons-nous à l’entrée de la caverne. Vous passerez tous sous cette main.

Le Chœur.

Hélas ! qu’avez-vous ? pourquoi ces cris ?

Le Cyclope.

Je suis perdu.

Le Chœur.

Ah ! que vous êtes défiguré !

Le Cyclope.

Et que je suis malheureux !

Le Chœur.

L’ivresse vous a-t-elle fait tomber dans le brasier ? Qui vous a donc si cruellement traité ?

Le Cyclope.

Personne.

Le Chœur.

Quoi ! personne ! Hé ! de qui donc vous plaignez-vous ?

Le Cyclope.

De Personne.

Le Chœur.

Vous avez donc tort de vous plaindre, & vous n’êtes pas aveuglé.

Le Cyclope.

Le puissiez-vous être de même, scélérats !

Le Chœur.

Je ne comprends rien à cette énigme. Comment ce qui n’existe pas a-t-il pu vous nuire ?

Le Cyclope.

Vous m’insultez, misérables ! Répondez : où est-il ?

Le Chœur.

Qui ?

Le Cyclope.

Personne.

Le Chœur.

Nulle part.

Le comique qu’Euripide a mêlé à son espece de Conte d’Ogre, ne fera pas, je crois, un grand nombre d’admirateurs, & me servira à prouver avec l’exemple précédent que le plaisant qui résulte des noms est digne tout au plus de la farce. « Mais, me dira-t-on, il s’agit ici des pieces intriguées par des noms, & vous ne nous citez que des bouts de scenes amenées par des noms ». Je vous attendois à cette objection, & je dis : si les noms ont de la peine à fournir du vrai comique dans une seule scene, comment en feront-ils naître assez pour remplir toute une piece ?

Je vais présentement remplir mes engagements avec la derniere exactitude, & je donnerai pour exemple une piece dans laquelle les noms seuls de quelques parures font naître l’intrigue, la filent, & la dénouent : Boursault, l’ennemi juré de Moliere, en est le pere.

LES MOTS A LA MODE,
Comédie en un acte, en vers.

M. Josse, orfevre jadis, noble présentement, trouve dans la cassette de sa femme un mémoire où sont détaillées les dépenses qu’elle a faites en galanteries : il est sur-tout question d’une culbute avec un mousquetaire. Les sueurs montent au front de M. Josse. Il veut se séparer d’une femme qui fait des culbutes avec un mousquetaire : il appelle M. Griffet, commissaire, fait venir la famille de son épouse, son jardinier & sa jardiniere qu’il croit les complices des déréglements de sa femme : il veut prouver à ses filles mêmes les torts de leur mere : enfin le fatal écrit est lu publiquement. Voici une partie de la derniere scene.

Scene XV.

NICODEME, ADRIENNE, M. JOSSE, Mad. JOSSE, Mad. BRICE, M. BRICE, M. GRIFFET, NANNETTE, BABET, NICOLE.

M. Josse.

Approche, gros coquin.

Nicodeme.

C’est fort bien dit. Peut-être
Que j’en dirois autant si j’étois votre maître.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Mad. Josse.

Vous le méritez bien, Monsieur Josse.

M. Josse.

Tout doux ;
Je sais ce qui se passe entre eux, quelque autre & vous.

Mad. Josse.

Et que se passe-t-il qui ne soit à ma gloire ?

M. Josse.

Monsieur le Commissaire, apportez son mémoire.
C’est trop avoir d’égards pour son manque de foi.
Ne la ménagez plus. Parlez.

M. Griffet.

De par le Roi,
Dites-moi, sans mensonge & sans être interdite,
Si vous reconnoissez ce mémoire.

M. Josse.

Elle hésite.
Plus elle a de chagrin, plus je suis réjoui.

Mad. Josse.

Oui, Monsieur, ce mémoire est de moi.

M. Josse.

De vous ?

Mad. Josse.

Oui.
Je ne sais ce que c’est que dire une imposture.

M. Josse.

Il s’agit maintenant d’en faire la lecture.
Vous allez, j’en suis sûr, être scandalisés.

Mad. Josse.

De quoi ?

M. Josse.

Prêtez l’oreille ; & vous, Monsieur, lisez.

M. Griffet lit.

Mémoire de la dépense que j’ai faite en galanteries.

M. Josse.

Voyons par quel endroit ce mémoire débute.

M. Griffet.

« Premiérement, vingt francs pour une culebute....

Mad. Brice.

Pour une culebute ! Oh bon Dieu ! qu’est-ce là ?

M. Josse.

Bon, ce n’est rien : le reste est bien pis que cela.
Poursuivez seulement, Monsieur le Commissaire.

M. Griffet.

« Pour une culebute avec un mousquetaire.

M. Brice.

Avec un Mousquetaire ! en effet, c’est bien pis.
Malheureuse ! est-ce là ce qu’on t’avoit appris ?
Faire un si grand affront à la race des Brices !

M. Josse.

Monsieur, de pareils coups laissent des cicatrices....

Nicodeme, bas.

La peste ! un Mousquetaire est assez bien choisi !

M. Griffet.

« Plus, pour un boute-en-train & pour un tâtez-y,
« Huit cents francs.

M. Josse.

Dites-moi, vous, à qui je me fie,
Qu’est-ce qu’en bon françois tâtez-y signifie ?

Mad. Brice.

Que signifieroit-il que ce qu’on entend bien ?

M. Brice.

Qu’avez-vous à répondre à cela, ma sœur ?

Mad. Josse.

Rien.
C’est un extravagant, qui de Paris à Rome
Auroit peine à trouver son égal.

Mad. Brice.

Le pauvre homme !
Il est bien mal-aisé qu’il ait l’esprit serein
Quand il sait qu’à sa femme il faut un boute-en-train.

M. Griffet.

« Plus, pour la jardiniere & pour des engageantes
« Dont mes filles & moi nous fûmes bien contentes,
« Trois cents livres.

M. Josse.

Voilà ce qui m’outre le plus.
Donner à ses enfants des leçons là-dessus !
A quoi lui servois-tu ?

Adrienne.

Qui ? moi, Monsieur ?

M. Josse.

Oui, chienne.

Mad. Brice.

Je te tordrai le cou, suborneuse !

Nicodeme.

Adrienne,
Dis-moi, sans barguigner, ce que c’est que cela,
Et quelle manigance on débagoule là.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

M. Josse, à son Jardinier.

Ah ! frippon !
Tu ne t’amuses pas à voler des vétilles.

M. Griffet.

« Plus, pour des papillons, des guêpes, des chenilles,
« Huit cents écus.

M. Josse.

Maraud, qui fais l’homme de bien,
Te voilà si confus que tu ne dis plus rien !
Tu ne présumois pas que l’on sût ton négoce.
Vendre des papillons une somme si grosse !
Je prétends qu’aujourd’hui cet argent soit rendu.

M. Griffet.

Ou qu’il soit dans trois jours bien & duement pendu.
Pour un vol domestique on ne fait pas long gîte.

Mad. Brice.

On ne peut d’un voleur se défaire trop vîte.
Pendez, pendez.

M. Josse.

Crois-moi, de peur d’être étranglé,
Rends-moi ce que ta femme & toi m’avez volé.
Voilà neuf cents écus marqués en deux articles.

Adrienne.

Volé ! nous ?

Nicodeme.

Testedié, boutez mieux vos besicles.
. . . . . . . . .

M. Brice.

Vous m’impatientez, ma sœur. Répondez donc.
Tout parle en sa faveur, & tout vous est contraire.

M. Griffet.

« Plus, quatre louis d’or pour un laisse-tout-faire.

M. Josse.

Cela n’est point obscur, & chacun l’entend bien :
Quand on laisse tout faire, on ne réserve rien.
Mettez-vous en ma place. Est-ce à tort que je gronde ?

Mad. Brice.

Que ne l’ai-je étouffée en la mettant au monde !
Je n’aurois pas l’affront de voir ce que je vois.

Mad. Josse.

Je ris de vous voir tous déchaînés contre moi.
Vous me charmez !

Mad. Brice.

L’infame ! Et toi, tu m’assassines !

M. Griffet.

« Plus, pour une effrontée & pour deux gourgandines,
« Quinze louis.

Mad. Brice.

Comment ! tu connois ces gens-là !
Des gourgandines ! Ciel ! quelle peste voilà !
Il n’est pas sur la terre une plus méchante ame.
Le dangereux bétail qu’une pareille femme !

M. Griffet.

« Plus, pour une innocente, onze louis....
. . . . . . . . .

M. Griffet, à Mad. Josse.

Qu’avez-vous à répondre à tout ce que j’ai dit ?

Mad. Josse.

Que mes filles, Monsieur, ont sur elles les pieces
Que contient ce mémoire especes par especes.
De me justifier je leur laisse le soin.
Défendez mon honneur.

M. Josse.

Je crois qu’il est bien loin.

Nannette.

Ce qui dans cet écrit vous paroît des injures,
Sont des noms que l’on donne aux nouvelles parures.
Une robe-de-chambre étalée amplement,
Qui n’a point de ceinture, & va nonchalamment,
Par certain air d’enfant qu’elle donne au visage,
Est nommée innocente, & c’est du bel usage.
Ce manteau de ma sœur, si bien épanoui,
En est une.

M. Josse.

Cela est une innocente ?

Babet.

Oui.
Sont-ce là des sujets pour vous mettre en colere ?

Nannette.

Voilà la culebute, & là le mousquetaire.

Babet.

Un beau nœud de brillants dont le sein est saisi,
S’appelle un boute-en-train, ou bien un tatez-y ;
Et les habiles gens en étymologie
Trouvent que ces deux mots ont beaucoup d’énergie.

Nannette.

Une longue cornette, ainsi qu’on nous en voit,
D’une dentelle fine, & d’environ un doigt,
Est une jardiniere : & ces manches galantes,
Laissant voir de beaux bras, ont le nom d’engageantes.

Babet.

Ce qu’on nomme aujourd’hui guêpes & papillons,
Ce sont les diamants du bout de nos poinçons,
Qui remuant toujours, & jettant mille flammes,
Paroissent voltiger dans les cheveux des Dames.

Nannette.

L’homme le plus grossier & l’esprit le plus lourd
Sait qu’un laisse-tout-faire est un tablier fort court.
J’en porte un par hasard, qui, sans aucune glose,
Exprime de soi-même ingénument la chose.

Babet.

La coeffure en arriere, & que l’on fait exprès
Pour laisser de l’oreille entrevoir les attraits,
Sentant la jeune folle & la tête éventée,
Est ce que par le monde on appelle effrontée.

Nannette.

Enfin la gourgandine est un riche corset,
Entr’ouvert pardevant à l’aide d’un lacet :
Et comme il rend la taille & moins belle & moins fine,
On a cru lui devoir le nom de gourgandine.
Vous avez pris l’alarme avec trop de chaleur.

M. Josse.

A ce compte, mon mal n’étoit donc qu’une peur ;
Et mon front avoit tort de croire son cas sale.
. . . . . . . . . .

Mad. Brice.

Il ne sera point dit que je souffre cela.

M. Josse.

Que pouvois-je penser de ce mémoire-là ?
Tatez-y, boute-en-train, culebute, engageantes,
Tout cela pour le front sont des armes parlantes ;
Et je sens que le mien me démange toujours.
Voilà de vilains noms pour de si beaux atours.

M. Brice.

Il a raison.

Mad. Josse.

Lui ?

M. Brice.

Lui. N’est-ce pas une honte
De voir de la pudeur faire si peu de compte ?
Donnez, puisqu’il vous plaît d’avoir ces ornements,
De plus honnêtes noms à vos ajustements.
. . . . . . . . .

Mad. Brice.

Franchement, ces mots-là sont un peu saugrenus.
J’ai sué de frayeur de son laisse-tout-faire,
Et de sa culebute avec un mousquetaire.
En un mot, ce jargon n’est point édifiant.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Je supprime le reste de cette scene, assez longue déja. La piece n’est pas sans mérite : c’est une folie, une bagatelle qui eut du succès dans le temps : mais ce qui fait réussir une folie, une bagatelle, est ordinairement ce qui nuit à une comédie dans le grand genre.

Il est des pieces dans lesquelles les acteurs, à l’aide d’un nom changé, jouent un personnage qui n’est pas le leur : mais il n’est pas question dans cet article de cette espece de comédie, parceque c’est du personnage qu’ils jouent, & non du faux nom, que naissent les situations & les plaisanteries : ces pieces doivent se ranger dans la classe de celles qu’un déguisement intrigue ; il étoit essentiel de faire en passant cette remarque.