(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XX. Des Pieces intriguées par le hasard. » pp. 223-240
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XX. Des Pieces intriguées par le hasard. » pp. 223-240

CHAPITRE XX.
Des Pieces intriguées par le hasard.

Il faut bien se garder de confondre les pieces intriguées réellement par le hasard, ou celles qui paroissent intriguées par le hasard. Avant que d’aller plus avant, voyons ce qu’en dit Riccoboni ; il nous fournira matiere à disserter.

« Dans les pieces intriguées par le hasard, aucun des personnages n’a dessein de traverser l’action, qui semble aller d’elle-même à sa fin, mais qui néanmoins se trouve interrompue par des événements que le pur hasard semble avoir amenés.

« Cette sorte d’intrigue est, je crois, celle qui a le plus de mérite, & qui doit produire un plus grand effet ; parceque le spectateur, indépendamment de ses réflexions sur l’art du poëte, est bien plus flatté d’imputer les obstacles qui surviennent, aux caprices du hasard, qu’à la malignité des maîtres ou des valets ; & qu’au fond une comédie intriguée de la sorte, étant un image plus fidelle de ce que l’on voit arriver tous les jours, elle porte aussi davantage le caractere de la vraisemblance.

« Nous n’avons parmi les ouvrages des Anciens que deux modeles en ce genre, l’Amphitrion & les Ménechmes. Moliere, en choisissant le plus parfait de ces originaux pour l’objet de son imitation, a bien montré quel étoit son discernement. L’Amphitrion qu’il a imité, ou plutôt qu’il a presque traduit, offre une action que les personnages n’ont aucun dessein de traverser. C’est le hasard seul qui fait arriver Sosie dans un moment où Mercure ne le peut laisser entrer chez Amphitrion. Le déguisement à la faveur duquel Jupiter cherche à satisfaire son amour produit une brouillerie entre Amphitrion & Alcmene, qui fonde également leurs plaintes réciproques. Jupiter, qui ne veut point que cette brouillerie révolte Alcmene contre son mari, revient une seconde fois sous la forme d’Amphitrion, pour se raccommoder avec elle : il faut pendant ce temps-là que Mercure défende à Amphitrion, qui survient, l’entrée de sa maison. Comme il a pris la figure de Sosie, c’est sur ce malheureux esclave que tombe toute la vengeance d’Amphitrion ; cependant les chefs de l’armée, que Jupiter, pour se défaire de Sosie, a fait inviter à dîner, voyant deux Amphitrions, ne savent de quel parti se ranger. Alors l’action est conduite à sa fin par l’éclat que doit faire nécessairement la tromperie de Jupiter ; & ce Dieu est obligé de se découvrir aux dépens mêmes de l’honneur d’Alcmene. Ainsi, rien n’arrive dans cette piece de dessein formé, & le hasard en produit seul tous les incidents.

« Mais il manque à la perfection de cette comédie la simplicité dans le principe de l’action, parceque la ressemblance surnaturelle d’où naît tout le mouvement, est une machine qui diminue de beaucoup le mérite de ces intrigues de la premiere espece, & que le naturel ou le simple ne doit jamais être altéré par le merveilleux ou le surnaturel.

« Comme la comédie des Ménechmes est encore plus vicieuse de ce côté-là, & qu’elle a aussi moins d’intérêt, je n’en parlerai point. Je dirai seulement que je ne connois point de comédie françoise d’intrigue, dont les incidents ne soient pas prévus par les personnages, & qu’excepté Amphitrion, c’est le seul genre que Moliere n’ait point traité. Les Espagnols ont un assez grand nombre d’intrigues de la premiere espece : telle est, entre autres, l’intrigue d’une piece de Calderon, qui a pour titre, La Maison à deux portes, & que l’on peut regarder comme un modele en ce genre ».

Riccoboni s’est trompé : on ne peut absolument pas compter l’Amphitrion parmi les pieces intriguées par le hasard ; le hasard n’y préside ni au principe de l’action, ni aux incidents, ni au dénouement, & il s’en faut bien que les personnages n’aient aucun dessein de traverser l’action. Les déguisements de Jupiter & de Mercure ne sont certainement pas faits par hasard. Ce n’est point par hasard que Mercure se trouve sur le passage de Sosie, & qu’il l’empêche d’entrer chez Alcmene : ce n’est point par hasard qu’Amphitrion se querelle avec sa femme : c’est encore moins par hasard que Jupiter veut goûter le plaisir de se raccommoder avec Alcmene, & que pendant les douceurs de la réconciliation Mercure empêche l’époux de troubler la fête : enfin, ce n’est nullement par hasard que le Souverain des Dieux vient, au bruit du tonnerre, avouer sa supercherie amoureuse, & dénouer la piece.

Quant à la comédie des Ménechmes, elle est, quoi qu’en dise Riccoboni, plus dans le genre dont il s’agit ici que l’Amphitrion. C’est le hasard qui fait rencontrer à Valentin la valise du Ménechme brutal, plutôt que celle du Chevalier, & c’est en partie ce qui forme l’intrigue : en second lieu la ressemblance des deux freres jumeaux n’est pas surnaturelle comme celle de Jupiter avec Amphitrion, & de Mercure avec Sosie ; on ne peut pourtant pas la citer pour exemple, parceque c’est de dessein prémédité que le Chevalier profite de l’avantage qu’il a de ressembler à son frere, qu’il s’empare de ses papiers, qu’il s’approprie les soixante mille écus, qu’il en cede ensuite la moitié pour se débarrasser d’Araminte, & pour épouser tranquillement celle qu’il aime.

La troisieme piece que Riccoboni cite comme un exemple très digne d’être suivi, me paroît aussi peu intriguée par le hasard que les deux premieres. Je puis me tromper : je vais mettre le lecteur à portée d’en juger, & de prononcer contre Riccoboni ou contre moi. La piece mérite d’être connue à fond.

LA GRAND COMEDIA.
Casa con dos puertas mala es de guardar.
Por Dom Pedro Calderon de la Barca.
LA GRANDE COMÉDIE.
Une maison à deux portes est difficile à garder.
Par Pierre Calderon de la Barca.

Personas que hablan en ella.

Acteurs.

Dom Félix, amant.

Lisardo, amant.

Fabio, vieillard.

Calabacas, laquais.

Herrera, Ecuyer.

Laura.

Marcella.

Silvia, servante.

Célia, servante.

Lélio, valet.

Primera Jornada, premiere Journée.

Scene I.

Lisardo est logé chez Dom Félix. Ce dernier a une sœur qu’il cache aux regards de son hôte, je ne sais pourquoi ; mais ce n’est certainement point par hasard qu’il a cette fantaisie. Cette sœur, appellée Marcella, voit Lisardo, apprend qu’il va très souvent à la Cour, l’attend sur le chemin, lui fait une déclaration amoureuse, lui donne rendez-vous pour un autre jour, & lui défend toujours de l’accompagner jusqu’à sa rue, parcequ’elle veut cacher sa demeure. Elle promet enfin de se faire bientôt connoître.

Scene II.

Dom Félix sort. Il est surpris de voir son ami dans la rue ; il lui conte que sa maîtresse est jalouse d’une certaine Nice qu’il a aimée autrefois. Lisardo lui fait part à son tour de son aventure avec la dame inconnue.

Scene III.

Marcella & sa suivante qui écoutent, sont alarmées ; heureusement l’on vient interrompre les Cavaliers. Marcella projette de faire savoir à son amant qu’il ne doit pas ainsi raconter ses bonnes fortunes.

Scene IV.

Célia, suivante de Laura amante de Dom Félix, vient lui dire que sa maîtresse est fort en colere contre lui, mais que pour lui fournir le moyen de se racommoder, elle laissera sa porte entre-ouverte dès que son vieux maître sera parti pour la campagne, & qu’il pourra entrer dans la maison.

Scene V.

Fabio, pere de Laura, lui demande le sujet de sa tristesse ; elle se garde bien de lui dire que la jalousie en est cause. Fabio part très chagrin de voir sa fille sécher sur pied.

Scene VI.

Célia dit à Laura qu’elle a fait entrer Dom Félix en secret, & comme si c’étoit sans l’aveu de sa maîtresse.

Scene VII.

Célia querelle Dom Félix de ce qu’il est entré dans la maison. Laura feint de deviner que sa suivante est d’intelligence avec son amant, & se fâche beaucoup ; peu à peu elle veut bien écouter ce que Félix pourra lui dire pour calmer ses soupçons jaloux. Dans ce temps-là le pere de Laura arrive par une porte ; on fait sortir Félix par l’autre, en s’écriant qu’une maison à deux portes est bien commode. L’acte finit.

Dans cet acte, pendant lequel la scene change si souvent que l’on ne sait jamais où l’on est, dans cet acte, dis-je, je ne vois rien qui annonce une piece intriguée par le hasard : ce n’est point par hasard que Lisardo parle à la sœur de Dom Félix, puisque la belle a soin de se trouver exprès sur son passage : ce n’est point par hasard que Laura est jalouse, puisque Dom Félix a réellement aimé Nice, & que cette Nice s’est étudiée à donner de la jalousie à sa rivale : c’est encore moins par hasard que Dom Félix vient chez Laura, puisque Célia l’y conduit, par l’ordre secret de sa maîtresse. Comment une piece, dont rien ne s’est fait par hasard dans l’avant-scene, dans l’exposition, même dans tout le premier acte, peut-elle être intriguée par le hasard ? Pour moi je l’ignore. Voyons ; continuons.

Seconde Journée.

Scene I.

Marcella vient avouer à Laura qu’elle a un amant à l’insu de son frere, & la prie de lui prêter son appartement pour lui parler : Laura y consent avec peine.

Scene II.

Silvia, suivante de Marcella, annonce qu’elle a trouvé l’amant, qu’il accepte le rendez-vous avec transport, & qu’il marche sur ses pas. Laura sort, en se plaignant de l’étourderie de son amie.

Scene III.

Silvia introduit Lisardo, en lui faisant croire qu’il est dans l’appartement de celle qu’il aime. Marcella le gronde, parcequ’il a commencé à raconter l’histoire de ses amours à Dom Félix, & lui défend de l’achever.

Scene IV.

Célia, suivante de Laura, accourt pour dire que son vieux maître va paroître : on fait cacher Lisardo dans un cabinet.

Scene V.

Laura reproche à Marcella les chagrins que son étourderie lui cause.

Scene VI.

Fabio, pere de Laura, est fâché qu’on ait laissé la porte de derriere ouverte : on lui dit que c’est pour épargner des pas à Marcella qui est venue voir son amie. Fabio demande excuse à Marcella de ce qu’il ne l’a pas apperçue d’abord.

Scene VII.

L’Ecuyer de Marcella vient l’avertir qu’il est huit heures & demie, qu’il est temps qu’elle se retire. Fabio lui offre la main pour la conduire ; elle l’accepte, afin de donner le temps à Lisardo de sortir.

Scene VIII.

Laura & Célia sa suivante restent sur la scene & se préparent à faire sortir Lisardo lorsqu’elles entendent du bruit.

Scene IX.

C’est Dom Félix, qui, ayant vu sortir le pere de Laura avec sa sœur, profite de ce moment pour parler à Laura. Elle tâche de le renvoyer, en disant que son pere va revenir, & en lui promettant de le faire appeller lorsque le vieillard sera couché.

Scene X.

Fabio revient & appelle de loin pour qu’on l’éclaire. Dom Félix veut se cacher dans le cabinet ; Laura l’en empêche, en lui disant que son pere s’y retire tous les soirs pour écrire : mais Dom Félix a vu un homme, il est furieux, il est prêt à éclater, quand il est contenu par la présence de Fabio.

Scene XI.

Fabio est surpris de voir Dom Félix dans sa maison. Celui-ci lui dit qu’il venoit chercher sa sœur : le vieillard lui répond qu’il l’a remenée : il congédie Dom Félix.

Scene XII.

Fabio ordonne à Laura de le suivre dans son appartement, parcequ’il veut lui parler en particulier. Laura craint que son pere ne soit instruit de ses amours.

Scene XIII.

Célia reste sur la scene, éteint la lumiere, & fait sortir Lisardo.

Scene XIV.

Dom Félix arrive, dit qu’au lieu de sortir il s’est caché dans l’escalier, veut savoir quel est l’homme qu’il a vu dans le cabinet, feint d’être un domestique de la maison chargé du soin de le faire sortir. Voyant qu’on ne répond point, il entre dans le cabinet.

Scene XV.

Laura revient, annonce que son pere vouloit lui apprendre seulement qu’il seroit obligé d’aller en campagne le lendemain. Elle va vers la porte du cabinet, croyant que Lisardo y est encore ; elle lui dit de sortir.

Scene XVI.

Dom Félix paroît aux yeux de Laura avec la rage dans le cœur. Laura est troublée, elle lui dit pour s’excuser qu’il a sans doute vu un domestique dans le cabinet ; il commence à le croire.

Scene XVII.

Célia, qui ne voit pas Dom Félix, vient dire à sa maîtresse que le Cavalier est sorti. Dom Félix reprend toute sa rage ; il sort sans vouloir écouter son amante.

Scene XVIII.

La scene est sans doute dans la rue. Lisardo dit à son domestique de tenir ses malles prêtes, parcequ’il veut partir ; il craint d’être aimé de la maîtresse de son ami.

Scene XIX.

Marcella défend à Lisardo de partir : dans le temps qu’elle lui parle, on voit Dom Félix dans la salle voisine. [La scene a donc changé ; elle est apparemment chez Dom Félix.] Marcella se trouble : elle dit à Lisardo que son secret & sa vie sont dans ses mains, ce qui confirme Lisardo dans l’idée où il étoit que la maîtresse de son ami a du goût pour lui. Marcella se cache.

Scene XX.

Dom Félix raconte ses chagrins à Lisardo, & sur-tout ceux que lui a causé un homme caché dans le cabinet de sa maîtresse. Voilà Lisardo toujours plus persuadé qu’il est la cause des malheurs de son ami.

Scene XXI.

Calabacas annonce qu’une dame demande à parler à Dom Félix ; il se doute que c’est son infidelle, & ne veut pas l’écouter. Lisardo l’exhorte à voir si en effet c’est elle.

Scene XXII.

Laura paroît : Lisardo voit clairement que ce n’est point la beauté à qui il a parlé ; il laisse les amants seuls.

Scene XXIII.

Laura jure à son amant qu’il n’a pas lieu d’être jaloux de l’homme qu’il a vu chez elle, & s’obstine à ne pas lui dire la raison pour laquelle il s’y trouvoit. Dom Félix exige un aveu sans partage ; Laura est prête à le faire, quand Marcella, qui étoit cachée sous un rideau, dit qu’elle y va mettre bon ordre : elle se couvre de son voile, & passe devant Dom Félix en feignant de le quereller tout bas.

Scene XXIV.

Dom Félix veut courir après la dame voilée pour tâcher de la reconnoître : Laura l’arrête en lui disant qu’il la connoît assez. Elle se persuade que c’est cette Nice qui lui a déja donné de la jalousie : elle est furieuse de la voir dans l’appartement de Dom Félix. Celui-ci veut s’excuser ; Laura ne croit rien de ce qu’il peut lui dire : les deux amants sortent en se souhaitant toute sorte de malheurs, & en s’écriant amen, amen.

Pour peu qu’on ait de goût, on admirera la richesse de cet acte ; mais l’on se gardera bien de dire que le hasard seul en a rapproché tous les incidents. Quelques-uns peuvent à la vérité avoir été amenés sans dessein prémédité de la part des personnages ; mais pourra-t-on attribuer la derniere jalousie de Laura au hasard ? Non sans doute : nous la devons trop visiblement à la malicieuse Marcella. Voyons la suite.

Troisieme Journée.

Scene I.

Marcella s’applaudit d’avoir excité la jalousie de Laura, & de l’avoir empêchée par-là de révéler son secret à son frere : ce n’est donc point par hasard qu’elle l’a fait, comme nous l’avons déja dit.

Scene II.

Dom Félix raconte à sa sœur qu’il a vu un homme chez sa maîtresse, & qu’il en est jaloux : Marcella se garde bien de le rassurer, & ce n’est surement point par hasard. Dom Félix la prie d’aller chez Laura, de lui dire qu’elle s’est brouillée avec son frere, & qu’elle vient passer quelques jours dans sa maison : il espere que sa sœur découvrira quel est le rival qu’on lui préfere.

Scene III.

Laura, persécutée par sa jalousie, vient prier Marcella de lui céder son appartement pour pouvoir épier la conduite de Dom Félix, & voir si la Dame qu’elle a déja vue chez lui y revient. Marcella ne lui dit pas que c’est elle, & ce n’est surement pas le hasard qui lui ferme la bouche : elle part pour aller occuper l’appartement de son amie ; la chose est d’autant plus facile, que le pere de Laura est à la campagne pour plusieurs jours.

Scene IV.

Calabacas présente un papier à son maître, lui dit que c’est son mémoire, lui demande son congé ; il ne veut plus servir un maître qui a des secrets pour lui. Scene inutile.

Scene V.

Silvia vient dire à Lisardo que sa belle l’attend dans la maison où il l’a déja vue.

Scene VI.

Dom Félix est chagrin. Lisardo, content de savoir qu’il n’ont pas la même maîtresse, l’entraîne hors du théâtre pour lui apprendre qu’il a un rendez-vous.

Scene VII.

Le pere de Laura est tombé de dessus sa mule, n’a pu continuer son voyage, & rentre sans vouloir qu’on éveille sa fille.

Scene VIII.

Lisardo revient avec Dom Félix qui le félicite de sa bonne fortune.

Scene IX.

Scene inutile du valet que Lisardo & Dom Félix prennent pour un espion.

Scene X.

Lisardo dit qu’il est dans la rue & devant la maison de sa maîtresse : Dom Félix est surpris, on fait le signal : la femme-de-chambre de Laura, qui sert Marcella, demande si c’est Lisardo, & lui ouvre la porte : Dom Félix, désespéré, veut entrer avec son ami, on lui ferme la porte au nez.

Scene XI.

Dom Félix gémit devant la porte.

Scene XII.

On entend du bruit dans la maison ; c’est le vieux Fabio qui a vu Lisardo, qui a cru qu’il venoit pour sa fille, & qui veut le tuer. Lisardo a pris Marcella dans ses bras, rencontre Dom Félix dans l’obscurité, & lui recommande de garder avec soin la beauté qu’il lui remet jusqu’à ce qu’il ait écarté le vieillard qui le poursuit.

Scene XIII.

Grand chagrin de Marcella qui se voit dans les mains de son frere : grande joie de Dom Félix qui croit tenir sa perfide : ils quittent la scene, je ne sais pourquoi.

Scene XIV.

Fabio sort avec ses gens pour courir après le ravisseur de celle qu’il croit sa fille. Ils quittent le théâtre.

Scene XV.

Dom Félix fait de tendres reproches à Marcella qu’il prend pour Laura. De l’autre côté Laura entendant Dom Félix qui parle à une femme, se persuade qu’il est avec Nice, elle s’approche : Marcella qui l’entend, s’évade. Dom Félix veut courir après elle, trouve Laura, continue à lui faire des reproches ; Laura croyant que c’est un moyen pour le confondre, n’a garde de l’instruire de son erreur.

Scene XVI.

On apporte de la lumiere : Dom Félix & Laura s’accablent de reproches ; Dom Félix se récrie surtout sur le rendez-vous qu’on a donné à Lisardo : Laura avoue, pour s’excuser, qu’elle étoit dans l’appartement de Marcella.

Scene XVII.

Dom Félix appelle Marcella pour savoir si Laura lui dit vrai, elle nie tout : remarquez que ce n’est point par hasard qu’elle le fait.

Scene XVIII.

Lisardo paroît : Dom Félix lui fait voir les deux Dames ; il lui demande à laquelle il a parlé : Lisardo montre Marcella. Dom Félix veut poignarder sa sœur ; mais Lisardo promet de l’épouser, & le frere s’appaise.

Scene derniere.

Fabio revient furieux de n’avoir pu joindre le suborneur de celle qu’il croit sa fille : Dom Félix dit qu’il est prêt à donner la main à Laura, & tout finit par un double mariage.

On voit que dans le courant de cet acte Marcella dit encore de dessein prémédité des choses qui ne sont point, ou en cele qui sont véritables, & ranime par-là l’intrigue : par conséquent ce n’est point le hasard qui forme l’action, n’en déplaise à Riccoboni. Pour que cette piece fût intriguée par le hasard, il faudroit en retrancher entiérement le principal ressort qui est le rôle de la maligne Marcella, & pour lors plus de comédie.

Après avoir prouvé que les pieces citées par Riccoboni ne sont nullement intriguées par le hasard, ajoutons que les pieces dans lesquelles le hasard présideroit seul au principe, à l’intrigue & au dénouement, seroient aujourd’hui très peu estimées, & le mériteroient.

Le faux pas qui sert de principe à l’intrigue du Menteur, n’a certainement pas coûté beaucoup à l’Auteur, & tout le monde convient que si la piece n’avoit pas d’autres beautés, elle ne seroit pas à beaucoup près aussi estimée.

Les Italiens représentent très souvent une piece dans laquelle Arlequin éprouve vingt-six infortunes, & c’est au hasard qu’il les doit toutes : il demande l’aumône à un cabaretier qui se trouve un frippon ; le hasard ne produit rien là de fort merveilleux : il traverse un bois, il rencontre, par hasard, des voleurs qui le déshabillent & lui volent sa bourse : il se couche dans une écurie, il se place par hasard auprès d’un cheval qui rue : il s’enveloppe dans une botte de paille au milieu du chemin, des voleurs y mettent le feu pour se chauffer : il veut entrer dans une maison par la fenêtre, le hasard veut que le balcon tombe précisément dans ce moment, &c. &c.

Arlequin éprouvoit autrefois trente-six infortunes, on les a réduites à vingt-six, j’en ignore la raison. Un Auteur qui ne donne d’autre fondement à ses événements que le caprice du hasard, a les coudées franches : je suis surpris qu’on n’ait pas fait essuyer au malheureux Arlequin mille & une infortunes, rien n’étoit plus facile.

Nous avons une piece imitée de l’Espagnol, dans laquelle le hasard seul fait mouvoir la machine. Le héros y est poursuivi, comme Arlequin, par un destin contraire. Il trouve enfin un protecteur qui écrit au Roi pour lui vanter les services de l’infortuné : il parvient aux pieds du Trône ; son maître prend le papier, commence à le lire : le héros croit ses malheurs finis ; point du tout : le hasard veut que le Roi s’endorme dans ce moment. Vous m’avouerez que lorsqu’on veut employer de tels ressorts on a bien peu de mérite à faire cinq actes, & qu’on risque même d’en faire cinq de trop.

Plaute s’est encore avisé de faire sa Cistelaire sur des événements dus au hasard. On va le voir.

Précis de la Cistelaire.

Démiphon, jeune marchand de Lemnos, vient à Sicyone pour les affaires de son commerce. On y célébroit dans ce temps-là les jeux établis en l’honneur de Bacchus. Il s’enivre, trouve par hasard dans la rue, pendant la nuit, une jeune Sicyonienne nommée Phanostrate, la viole, part pour son pays, s’y marie, & devient pere d’une fille. La jeune Phanostrate n’a pas été violée impunément ; elle devient enceinte, accouche d’une fille, met dans son secret un esclave nommé Lampadisque, qui va exposer l’enfant nouveau né avec des joujous dans un panier. Une vieille matrone passe par hasard dans ce moment. Lampadisque se cache, & voit la vieille qui, touchée du sort de l’enfant exposé, l’emporte. Cependant Démiphon devient veuf, revient à Sicyone, voit par hasard Phanostrate, & l’épouse sans la reconnoître pour la personne qu’il a jadis violée. Il le découvre par hasard quelque temps après son mariage, & voudroit avoir l’enfant provenu du viol : mais où le prendre ? Lampadisque rencontre par hasard la vieille matrone ; il apprend que la fille en question vit avec un jeune homme nommé Mélénide, qu’elle est persécutée dans ses amours, parceque les parents de son amant veulent lui donner une autre épouse, qui se trouve par hasard la seconde fille de Démiphon. On apporte les joujous d’enfant, pour les faire reconnoître par la mere de la fille exposée. Le hasard veut qu’ils soient perdus en route par la servante qui en étoit chargée. Le hasard veut encore que le fidele Lampadisque les retrouve, & tout se termine à l’amiable.

Les coups du hasard, quoique nombreux, sont mieux ménagés dans la Cistelaire que dans les deux premieres pieces. Je me garderai pourtant bien de la proposer en cela pour modele. Le public peut aimer à voir troubler une intrigue par un ou deux caprices du sort ; mais voilà tout : encore faut-il qu’ils servent à jetter les acteurs dans de grands embarras.

Je me suis appesanti sur cet article, pour prévenir la mauvaise interprétation qu’on pourroit donner aux idées de Riccoboni, un peu louches à la vérité dans les premieres phrases. J’ai passé légérement sur elles, afin de ne pas jetter de la confusion dans mes réflexions ; mais je me suis réservé tacitement le droit de revenir sur mes pas. Je vais donc répéter ce qui m’a paru le moins clair.

« Cette sorte d’intrigue est, je crois, celle qui a le plus de mérite, & qui doit produire un plus grand effet ; parceque le spectateur, indépendamment de ses réflexions sur l’art du Poëte, est bien plus flatté d’imputer les obstacles qui surviennent, aux caprices du hasard, qu’à la malignité des maîtres ou des valets ; & qu’au fond une comédie intriguée de la sorte étant une image plus fidelle de ce qu’on voit arriver tous les jours, elle porte aussi davantage le caractere de la vraisemblance ».

Riccoboni semble dire que le spectateur est flatté de voir des incidents amenés par le hasard, parceque le hasard est la divinité qui préside à tous les événements de la vie ; mais Riccoboni avoit trop de goût pour avoir une pareille idée. Il a certainement voulu dire que le Public aime, dans une intrigue, à voir naître & agir tous les ressorts avec cette facilité qui laisse croire que le hasard seul les fait mouvoir. Qu’on relise Riccoboni avec attention, on sera surement de mon avis. Puissent mes réflexions, jointes aux siennes, engager les Auteurs à ne pas confier une machine de laquelle ils attendent leur gloire, à une divinité aveugle & trop facile !