(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXI. Du Genre mixte. » pp. 241-252
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXI. Du Genre mixte. » pp. 241-252

CHAPITRE XXI.
Du Genre mixte.

Les Auteurs qui ont écrit sur l’Art de la Comédie n’ont point parlé du genre mixte, ou l’ont mal connu. Ils mettent au rang des comédies mixtes celles qui offrent en même temps un caractere & une intrigue. Il s’en suivroit de là que toutes les pieces à caractere seroient des pieces mixtes, puisqu’on n’en voit pas une où il n’y ait une espece d’intrigue bien ou mal filée. On ne pourroit en excepter que les pieces à scenes détachées, encore en avons-nous où il y a une exposition, une intrigue, un dénouement. Les Fâcheux nous ont servi d’exemple.

Pour distinguer les pieces mixtes d’avec les pieces à caractere, nous donnerons le premier titre à celles où le spectateur remarque en même temps un ou plusieurs caracteres avec une intrigue filée & mise en action par les ruses préméditées d’un autre personnage ; aux pieces enfin où l’intrigant agit autant que l’acteur à caractere. Nous rangerons dans la classe des pieces à caractere celles où aucun personnage ne s’ingénie pour faire mouvoir les ressorts de la machine, & dans lesquelles l’intrigue, les situations & le dénouement naissent tout naturellement du caractere principal.

Les pieces mixtes peuvent être fort agréables, parcequ’il est très possible que le caractere & l’intrigant se rendent mutuellement plus piquants, & qu’ils redoublent tous les deux la vivacité de la machine ; mais il faut que l’Auteur, guidé par beaucoup d’adresse, prenne les plus grandes précautions pour cela. Choisissons dans notre théâtre quelques pieces mixtes ; voyons quelles sont leurs qualités, & en quoi elles pechent. La Mere Coquette, ou les Amants brouillés, de Quinault ; le Grondeur, de Palaprat ; l’Etourdi ou les Contre-temps, & l’Ecole des Maris, de Moliere, vont nous servir d’exemple. Nous pourrions nous étendre beaucoup sur le genre mixte, & prouver qu’il se divise en plusieurs classes ; mais parlons seulement des deux qui sont les plus ordinaires, & dans lesquelles toutes les autres rentrent. Dans l’une, nous rangerons les pieces mixtes où le caractere & l’intrigant sont d’intelligence & visent au même but ; dans l’autre, les pieces mixtes où l’intrigant & le caractere, intéressés à se croiser, ont des desseins tout-à-fait opposés.

Pieces mixtes de la premiere espece.

Les pieces mixtes de cette espece sont très difficiles, parceque deux personnages qui sont d’intelligence & qui ont le même objet en vue, ne peuvent qu’employer à-peu-près les mêmes moyens, ce qui enfante nécessairement la monotonie. S’ils se partagent les ressorts à eux deux, l’intérêt que le spectateur partage aussi entre les deux personnages, risque d’affoiblir l’intérêt qu’il prend à l’action. Si un seul personnage se charge de faire tout mouvoir, il écrase l’autre, & le rend presque inutile : c’est ce qui arrive dans la Mere Coquette ou les Amants brouillés, piece que nous avons analysée, il n’y a pas long-temps. Ismene, vieille coquette, est amoureuse d’Accante, amant d’Isabelle sa fille ; elle voudroit l’épouser, & fait confidence de ses amours à Laurette, sa femme-de-chambre : celle-ci promet de la servir. Voilà le caractere & l’intrigant d’intelligence, & qui visent au même but ; mais Laurette, en se chargeant de brouiller les amants, prend tout sur son compte, & ne laisse plus rien à faire à Ismene. Dès ce moment, voilà l’intrigue qui absorbe le caractere, & qui domine si fort dans la piece qu’on est obligé de l’annoncer dans le titre, en intitulant la comédie, la Mere Coquette ou les Amants brouillés. Que dis-je ? l’intrigue écrase si bien le caractere, qu’on est surpris de le voir annoncé, & tout le monde convient que la piece devroit seulement porter le dernier de ses titres.

Comment faire, dira-t-on ? Décomposer les grands maîtres, & puiser des leçons jusques dans leurs plus mauvaises pieces ; témoin l’Etourdi ou les Contre-temps, de Moliere. Lélie est amoureux de Célie ; son valet Mascarille favorise sa passion : tous deux veulent enlever la belle esclave des mains de Trufaldin. Voilà donc l’intrigant & le personnage qui sont d’intelligence pour parvenir à la même fin ; mais la piece est conçue de façon qu’il est très difficile de décider si Mascarille intrigue la piece ou si c’est Lélie. Suivons quelques-uns des ressorts qui font aller la machine ; examinons d’où ils partent, nous verrons que Lélie en fait mouvoir autant que Mascarille.

ACTE I. Scene IV.

Mascarille entreprend de parler à Célie des amours de son maître, même en présence de Trufaldin. Il feint de connoître à cette belle du talent pour la magie blanche, & la consulte sur le sort que doit attendre un amant persécuté par un Argus sévere. Elle va indiquer le moyen dont l’amant doit se servir pour devenir heureux, quand l’Etourdi détruit tout l’effet de la ruse.

Lélie, les joignant.

Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter ;
C’est par mon ordre seul qu’il vient vous visiter ;
Et je vous l’envoyois, ce serviteur fidele,
Vous offrir mon service & vous parler pour elle.

Trufaldin.

. . . . Oh ! oh ! qui des deux croire ?
Ce discours au premier est fort contradictoire.
. . . . . . . . .
. . . . . Je sais ce que je sais.
J’ai crainte ici dessous de quelque manigance.
(A Célie.)
Rentrez, & ne prenez jamais cette licence.
Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort,
Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d’accord.

Le stratagême de Mascarille avançoit les affaires, l’étourderie de Lélie les remet au même point, les gâte même, en rendant Trufaldin plus méfiant. Par conséquent, Lélie sert autant à l’intrigue que Mascarille, puisque dans une comédie les incidents qui éloignent le dénouement échauffent l’intrigue, animent la grande machine autant & peut-être davantage que ceux qui le rapprochent.

Scene VI.

Mascarille vole la bourse d’Anselme & la jette à quelques pas de lui, pour n’être pas découvert. Son dessein, en faisant ce vol, est de mettre son patron en état d’acheter Célie. L’Etourdi vient encore détruire ce qu’on a fait pour lui.

Scene VII.

Lélie, ramassant la bourse.

A qui la bourse ?

Anselme.

Ah, Dieux ! elle m’étoit tombée,
Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
Qui m’épargne un grand trouble, & me rend mon argent.
Je vais m’en décharger au logis tout-à-l’heure.

Le reste de la piece est intrigué de cette façon. Mascarille bâtit, Lélie détruit. L’un imagine toutes ses fourberies avec tant de jugement, que la premiere suffiroit pour arriver à ses fins, s’il n’étoit croisé par les étourderies de son maître ; & l’Etourdi, guidé par son caractere seul, détruit si bien ce que fait Mascarille, qu’une seule de ses étourderies dérangeroit totalement & couperoit le fil de l’intrigue sans l’adresse de Mascarille qui renoue tout. Voilà donc une comédie véritablement dans le genre mixte, puisque l’intrigue & le caractere concourent également à faire aller la machine, & qu’on ne peut dire lequel des deux est le premier mobile.

Pieces mixtes de la seconde espece.

Nous sommes convenus d’appeller comédies mixtes de la seconde espece, celles où l’intrigant & le personnage distingué par un caractere, ont un dessein tout-à-fait opposé. Il faut éviter avec soin dans les pieces de cette derniere espece, ainsi que dans celles de la premiere, que le caractere n’écrase pas l’intrigant, ou que l’intrigant n’écrase pas le caractere. L’un & l’autre de ces défauts, sont mortels pour les pieces. Si le caractere étouffe l’intrigant, le mal est moindre sans contredit : mais pourquoi lui associer un personnage dont il ne se sert presque point ? Si au contraire l’intrigant étouffe le caractere, le défaut est impardonnable, sur-tout quand le titre annonce le caractere sans annoncer l’intrigue.

Dans le Grondeur, de Palaprat, M. Grichard, Médecin par état, grondeur par humeur, veut épouser Clarice. Toute sa famille desire que ce mariage ne se fasse point. L’Olive, valet de M. Grichard, entreprend de le rompre ; & dès ce moment la piece que le titre nous annonce comme une comédie purement de caractere, devient une piece mixte, puisqu’un intrigant & un personnage à caractere vont être en opposition. Mais l’intrigant prend si bien le dessus sur le caractere, d’abord après le premier acte, que la comédie devient une piece d’intrigue ; ce n’est pas tout, la piece est gâtée par le caractere même qui devoit l’embellir. Ne nous contentons pas d’indiquer le vice, tâchons de faire remarquer d’où il part.

Nous avons vu dans l’Etourdi ou les Contre-temps, que Lélie & Mascarille raniment continuellement la machine. Pourquoi cela ? parceque l’Auteur a eu l’adresse de faire imaginer à son intrigant des fourberies qu’une étourderie du caractere peut détruire : d’un autre côté, les étourderies du caractere sont imaginées de façon que, quoique difficiles à réparer, elles peuvent cependant l’être par l’adresse d’un bon intrigant. Voilà ce qui produit ce combat si plaisant entre le lutin fourbe de Mascarille & le lutin étourdi de Lélie : voilà ce qui met entre eux un équilibre qui intéresse le spectateur & soutient sa curiosité avec son attention. Mais dans le Grondeur, où les fourberies du valet n’ont aucun rapport avec la mauvaise humeur du maître, ou la mauvaise humeur du maître n’a pas le moindre rapport avec les fourberies du valet, je défie qu’ils puissent se faire valoir mutuellement : tout au contraire. Pour le prouver, mettons aux prises les deux héros une fois seulement.

ACTE II. Scene XVII.

L’OLIVE en Maître à danser, M. GRICHARD.

. . . . . . . . . .

L’Olive, faisant de grandes révérences.

Monsieur, on m’appelle Rigaudon, à vous rendre mes très humbles services. . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Grichard.

Hé bien, Monsieur Rigaudon, que voulez-vous ?

L’Olive.

Vous donner cette lettre de la part de Mademoiselle Clarice.

M. Grichard.

Donnez. . . . . . . . .

« Tout le monde dit que je me marie avec le plus bourru de tous les hommes. Je veux désabuser les gens, & pour cet effet il faut que ce soir vous & moi nous commencions le bal. . . . Vous m’avez dit que vous ne savez pas danser, mais je vous envoie le premier homme du monde. . . . Il vous en montrera en moins d’une heure autant qu’il en faut pour vous tirer d’affaire . . . . & si vous m’aimez, vous apprendrez de lui la bourrée ».

La bourrée ! moi, la bourrée ! Monsieur le premier homme du monde, savez-vous bien que vous risquez beaucoup ici ?

L’Olive.

Allons, Monsieur, dans un quart-d’heure vous la danserez à miracle.

M. Grichard, redoublant de colere.

M. Rigaudon, je vous ferai jetter par les fenêtres. . . . . . . . . . . . . .

L’Olive, faisant signe à son Prévôt de jouer du violon.

Allons, gai : ce petit prélude vous mettra en humeur. Faut-il vous tenir par la main, ou si vous avez quelque principe ?

M. Grichard, portant sa colere à l’extrémité.

Si vous ne faites enfermer ce maudit violon, je vous arracherai les yeux.

L’Olive.

Parbleu, Monsieur, puisque vous le prenez sur ce ton-là, vous danserez tout-à-l’heure.

M. Grichard.

Je danserai, traître !

L’Olive.

Oui, morbleu, vous danserez. J’ai ordre de Clarice de vous faire danser : elle m’a payé pour cela, &, ventrebleu, vous danserez. Empêche, toi, qu’il ne sorte. (Il tire son épée, qu’il met sous son bras.)

M. Grichard.

Ah ! je suis mort ! Quel enragé d’homme m’a envoyé cette folle ! . . . . . . . . . . . . .

L’Olive.

Je veux qu’il danse.

M. Grichard.

Ah ! le bourreau ! le bourreau !

L’Olive.

Je veux qu’il danse. . . . Je veux qu’il danse. . . . Je veux qu’il danse. . . . Voulez-vous les menuets ?

M. Grichard.

Les menuets ?... Non.

L’Olive.

La gavotte ?

M. Grichard.

La gavotte ?... Non.

L’Olive.

Le passe-pied ?

M. Grichard.

Le passe-pied ?... Non.

L’Olive.

Et quoi donc ? Tracanas, tricotés, rigaudons ? En voilà à choisir.

M. Grichard.

Non, non, non : je ne vois rien là qui m’accommode. . . . . . . . . . . .

L’Olive.

Vous vous moquez de moi, Monsieur : vous danserez la bourrée, puisque Clarice le veut, & tout-à-l’heure, ventrebleu.

Dans le troisieme acte, l’Olive feint d’engager Térignand, fils de M. Grichard, & veut l’emmener lui-même par force à Madagascar. Il lui fait cette honnête proposition déguisé en Sergent & le pistolet à la main. Il est clair qu’en employant de telles fourberies, l’intrigant, loin de faire ressortir le caractere, le fait disparoître, puisque M. Grichard qui a la bonté de souffrir de telles violences, ou qui est un homme à qui l’on peut en imposer avec des machines si grossieres, n’est plus un grondeur, mais la plus douce, la plus patiente, la plus brute des bêtes possibles, & la plus insipide pour le spectateur. Ce n’est pas tout ; l’intrigant cesse d’être intéressant par la même raison qu’il attaque le caractere avec des armes contre lesquelles il ne peut riposter. Opposons à la mal-adresse de Palaprat l’adresse de Moliere, & prouvons qu’il est un moyen sûr pour éviter les défauts reprochés avec juste raison à l’Auteur du Grondeur. L’exemple me rendra plus intelligible.

Dans l’Ecole des Maris, Sganarelle veut épouser Isabelle : Isabelle ne craint rien tant que ce mariage, parcequ’elle a un amant à qui elle aimeroit mieux donner la main. Le tuteur & la pupille tendent à un but tout-à-fait opposé : nous nous attendons à un combat intéressant ; il l’est en effet, de l’aveu de tous les Connoisseurs : nous allons voir pourquoi, après nous être rappellé que le caractere de Sganarelle est de se croire aimé de sa pupille, de se persuader que la sévérité avec laquelle il l’a élevée, l’a rendu farouche pour tous les hommes, excepté pour lui.

ACTE II. Scene V.

Isabelle veut écrire à son amant des choses très essentielles pour leur bonheur commun ; mais elle n’a personne à qui elle puisse confier son secret : elle projette de faire remettre sa lettre à celui qu’elle aime par Sganarelle lui-même.

Isabelle.

Vous n’avez pas été plutôt hors du logis,
Qu’ayant, pour prendre l’air, la tête à ma fenêtre,
J’ai vu dans ce détour un jeune homme paroître,
Qui d’abord, de la part de cet impertinent,
Est venu me donner un bonjour surprenant,
Et m’a droit dans ma chambre, une boîte jettée,
Qui renferme une lettre en poulet cachetée.
J’ai voulu, sans tarder, lui rejetter le tout,
Mais ses pas de la rue avoient gagné le bout,
Et je m’en sens le cœur tout gros de fâcherie.

Sganarelle.

Voyez un peu la ruse & la fripponnerie !

Isabelle.

Il est de mon devoir de faire promptement
Reporter boîte & lettre à ce maudit amant ;
Et j’aurois pour cela besoin d’une personne...
Car, d’oser à vous-même...

Sganarelle.

Au contraire, mignonne,
C’est me faire mieux voir ton amour & ta foi ;
Et mon cœur avec joie accepte cet emploi.
Tu m’obliges par-là plus que je ne puis dire.

Isabelle.

Tenez donc.

Sganarelle.

Bon ! voyons ce qu’il a pu t’écrire.
. . . . . . . . .

Pourquoi la ruse de l’intrigante nous paroît-elle si fine ? Pourquoi trouvons-nous si sublimes les cinq à six mots qu’emploie le caractere pour combattre la ruse de l’intrigante ? Pourquoi voyons-nous encore dans ce bout de scene une espece de combat entre le caractere & l’intrigante qui vivifie la scene ? Parcequ’Isabelle a imaginé son stratagême d’après l’idée où est Sganarelle, que, sensible pour lui seul, elle est farouche pour les autres hommes, ce qui rend son mensonge très vraisemblable ; parcequ’Isabelle, en tirant parti du caractere de son adversaire, n’a pas employé la violence contre lui, & que Sganarelle a pu répliquer. Si la pupille fût venue, comme l’Olive, un pistolet à la main, forcer son tuteur à faire son message, l’intrigante cessoit d’être intéressante, le caractere étoit détruit, la scene devenoit gauche & la piece mauvaise38. Dans le reste de l’ouvrage l’intrigante & le caractere se font valoir mutuellement avec la même adresse.

Voilà comme dans les pieces mixtes de la seconde espece, l’intrigant & le caractere doivent se combattre, mais avec des armes qui ne leur soient pas étrangeres, qui les fassent briller tour-à-tour, & qui, en balançant quelque temps la victoire, augmentent la gloire de celui qui triomphe & le plaisir du spectateur.

Il est inutile de s’arrêter davantage sur le genre mixte, parceque l’une de ses parties rentre dans le genre d’intrigue dont nous avons déja parlé, & l’autre dans le genre à caractere que nous allons entreprendre.