(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVIII. Les Caracteres des hommes n’ont pas plus changé que ceux des professions. » pp. 303-311
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVIII. Les Caracteres des hommes n’ont pas plus changé que ceux des professions. » pp. 303-311

CHAPITRE XXVIII.
Les Caracteres des hommes n’ont pas plus changé que ceux des professions.

Un de nos plus célebres Ecrivains45 a dit : les mœurs ont changé depuis Moliere, mais le nouveau Peintre n’a point encore paru. Les jeunes gens partent de là pour se persuader que tous les caracteres peuvent se remettre avec succès sur notre théâtre. Leur imagination, prompte à s’échauffer, ne voit pas qu’un Auteur dans un de ces moments d’enthousiasme qui lui dicte une belle phrase, une phrase sonore, jette sur le papier, sans scrupule & sans réflexion, une pensée qu’il ne risqueroit point ou qu’il détailleroit s’il traitoit à fond de l’art dont il ne parle qu’en passant.

Nous avons, grace au Ciel & à Moliere, peu de femmes savantes : mais hélas ! il en est encore. Je suppose qu’un Comique entreprenne de les peindre sous prétexte que les mœurs ont changé depuis Moliere. Quelle différence mettra-t-il entre son héroïne & Philaminte, Armande & Belise 46 ? Elle recevra de beaux esprits à sa toilette, dans un sallon élégant, & sur-tout dans sa salle à manger, au lieu de les recevoir dans un cabinet rempli d’instruments de mathématique. Elle ne dira pas comme Armande,

Nous serons par nos loix les juges des ouvrages :
Par nos loix prose & vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit, hors nous & nos amis.
Nous chercherons par-tout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire47.

mais elle le pensera : elle aura, comme les femmes savantes, un bureau de bel esprit chez elle, où l’on jugera en dernier ressort tous les ouvrages nouveaux ; où elle ne manquera pas de critiquer la piece d’un Auteur, par la seule raison qu’il ne va pas chez elle, & qu’il dédaigne son faux savoir, autant que sa maison de campagne, & son cuisinier ; où elle ne manquera pas de faire élever aux nues les productions d’un moderne Trissotin, par la seule raison encore qu’il lui présente de petits vers dans lesquels il la nomme, avec autant d’effronterie que de bassesse, une dixieme Muse.

La nouvelle Philaminte n’avouera pas qu’elle chasse un domestique parce

Qu’il a, d’une insolence à nulle autre pareille,
Après trente leçons, insulté son oreille
Par l’impropriété d’un mot sauvage & bas
Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas48 ;
. . . . . . . . .
 Qu’il a toujours, malgré ses remontrances,
Heurté le fondement de toutes les Sciences,
La Grammaire, qui sait régenter jusqu’aux Rois,
Et les fait, la main haute, obéir à ses loix49.

Mais elle gardera de préférence à un laquais actif, vigilant, fidele, un mauvais sujet qu’elle aura trouvé quelquefois dans son antichambre avec une brochure, sur-tout si elle est de sa composition, ou de celle de ce précepteur mielleux à qui elle permet de négliger l’éducation de son fils, pourvu qu’il sache faire une ariette, & qu’il concoure dans les académies de province, dût-il être mis constamment sous le tapis.

Elle ne mariera pas Henriette avec Trissotin,

Parcequ’il a l’honneur de rimer à latin.

Elle ne dira pas à son mari d’un ton despotique :

Ce Monsieur Trissotin, dont on nous fait un crime,
Et qui n’a pas l’honneur d’être dans votre estime,
Est celui que je prends pour l’époux qu’il lui faut ;
Et je sais mieux que vous juger de ce qu’il vaut.
La contestation est ici superflue,
Et de tout point chez moi l’affaire est résolue50.

Mais elle aura des vapeurs si son époux ne donne pas sa fille ou sa niece à un prétendu philosophe, qui sera parvenu à glisser un chétif article dans l’Encyclopédie 51, & l’on fera enfin une femme savante déguisée sous le vernis d’une petite-maîtresse : cependant tout le monde sera frappé de sa ressemblance avec les héroïnes de Moliere.

Ne nous bornons pas à un seul exemple, & voyons si l’on pourroit mettre sur le théâtre, avec plus de succès, un autre caractere déja traité : il est encore des Tartufes, heureusement pour les Béates qu’ils font vivre dans l’aisance, & malheureusement pour les honnêtes gens dont ils pressurent les bourses sous prétexte de faire des œuvres pies. Un Auteur moderne ne fera point pousser des soupirs, de grands élancements à son héros : il ne lui fera pas baiser humblement la terre à tous moments : il ne lui fera pas dire à sa maîtresse qu’il a pour elle une dévotion à nulle autre pareille ; mais il manquera son coup s’il ne le peint pas convoitant la femme, la fille52, & le bien de son bienfaiteur. S’il suit cette route, la seule qu’il ait à prendre, je ne sais pas à quel propos il nous donneroit une copie du Tartufe : l’original nous suffit, il est si beau !

Il est singulier qu’un des caracteres le mieux traité, le plus approfondi par Moliere, soit précisément celui que nos Auteurs modernes sont plus tentés de refaire. J’ai connu trois personnes qui refaisoient l’Avare 53. J’ai même entendu soutenir par un grand nombre de beaux esprits, « que ce caractere pourroit se remettre avec éclat sur la scene, parceque nos avares sont tout-à-fait différents de ceux du siecle passé ». Oui, rien n’est plus certain, leur ai-je répondu quelquefois en plaisantant ; il est vrai qu’ils laissent manquer leurs femmes & leurs enfants du nécessaire ; qu’ils prêtent à usure ; qu’ils sacrifient devoir, tendresse, honneur à l’argent, comme Harpagon : mais en revanche ils ne portent pas une calotte ; ils n’ont ni fraise, ni aiguillettes, ni petite moustache, & la différence est grande : oh ! très grande ! elle est visible ; elle frappe.

La raillerie échauffoit mes adversaires ; ils ramassoient leurs forces & pensoient me laisser sans réplique, en me disant « que si nos avares ressembloient intérieurement à Harpagon, ils lui étoient tout-à-fait opposés par l’extérieur, puisqu’ils cachoient leur avarice sous un faux air de magnificence, qui, contrastant toujours avec leur passion, pouvoit les rendre très plaisants, sur-tout si un Auteur avoit l’adresse de les mettre dans une situation où ils fussent contraints à faire beaucoup de dépense pour ne pas démentir leur masque ».

J’avoue que ce raisonnement prononcé avec vivacité, appuyé sur-tout d’un air leste & décidé, est éblouissant, & qu’il peut jetter de la poudre aux yeux ; peut-être a-t-il déja séduit quelqu’un de mes lecteurs : mais il ne lui faudra pas beaucoup de réflexion pour sentir que lorsqu’un peintre se borne à changer seulement le vernis d’un tableau, il ne fait pas un ouvrage bien estimable. D’ailleurs Harpagon, forcé de donner un repas, Harpagon contraint à laisser un diamant de prix dans les mains de sa maîtresse, ne se trouve-t-il pas, sur-tout dans la derniere scene, dans la situation où l’on desireroit l’Avare moderne ? Je prends à témoin quiconque sait lire, tant la chose est frappante.

L’AVARE.

ACTE III. Scene XII.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cléante.

Avez-vous vu, Madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon pere a au doigt ?

Marianne.

Il est vrai qu’il brille beaucoup.

Cléante, ôtant le diamant du doigt de son pere & le donnant à Marianne.

Il faut que vous le voyiez de près.

Marianne.

Il est fort beau sans doute, & jette quantité de feux.

Cléante, se mettant au-devant de Marianne, qui veut rendre le diamant.

Non, Madame, il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon pere vous fait.

Harpagon.

Moi !

Cléante.

N’est-il pas vrai, mon pere, que vous voulez que Madame le garde pour l’amour de vous ?

Harpagon, bas à son fils.

Comment !

Cléante, à Marianne.

Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter.

Marianne.

Je ne veux point...

Cléante, à Marianne.

Vous moquez-vous ? Il n’a garde de le reprendre.

Harpagon, à part.

J’enrage !

Marianne.

Ce seroit...

Cléante, empêchant toujours Marianne de rendre le diamant.

Non, vous dis-je ; c’est l’offenser.

Marianne.

De grace...

Cléante.

Point du tout.

Harpagon, à part.

Peste soit...

Cléante.

Le voilà qui se désespere de votre refus.

Harpagon, bas à son fils.

Ah, traître !

Cléante, à Marianne.

Vous voyez qu’il se désespere.

Harpagon, bas à son fils, en le menaçant.

Pendard !

Cléante.

Vous êtes cause, Madame, que mon pere me querelle.

Harpagon, bas à son fils, avec les mêmes gestes.

Le coquin !

Cléante, à Marianne.

Vous le ferez tomber malade. De grace, Madame, ne résistez pas davantage.

Frosine, à Marianne.

Mon Dieu, que de façons ! Gardez la bague, puisque Monsieur le veut.

Marianne, à Harpagon.

Pour ne vous point mettre en colere, je la garde donc, &c. . . . . . . . . . . .

Je le répete, croit-on qu’Harpagon, contraint par son fils à laisser un diamant dans les mains de sa maîtresse, ne présente pas la situation où l’on desireroit l’Avare moderne ? Croit-on qu’en lui donnant l’adresse de bien feindre dans ces moments fâcheux pour lui, il en sera plus comique ? Pense-t-on qu’en le mettant pendant toute la piece dans la nécessité de se composer, ses situations ne deviendront pas monotones ? On se trompe : le masque ne servira qu’à dérober aux yeux des spectateurs la force de la passion qui le domine, à diminuer son expression, à lui donner une uniformité ennuyeuse. Tel est notre siecle, il s’attache à l’écorce, il ne voit que l’écorce, il n’aime que l’écorce, il y attache la plus grande importance ; il s’ensuit de là malheureusement qu’il n’offre aussi que des superficies à qui veut le peindre.

Etudions les nuances qui distinguent notre siecle du précédent : il le faut absolument ; mais que ce soit seulement pour peindre avec des couleurs propres au temps, les caracteres échappés à nos prédécesseurs, ou ceux qu’ils ont manqués, jamais pour revêtir leurs chefs-d’œuvre. Un peintre qui retoucheroit une Sabine peinte par un grand maître, & qui, sous prétexte de lui donner un air de nouveauté, lui mettroit un caraco, du rouge, & des mouches, ne seroit pas plus ridicule.

Comment a fait Moliere, me dira-t-on, quand de l’Avare de Plaute & de plusieurs autres ébauchés dans dix pieces différentes, il a composé le sien ? Oh ! oh ! comment a-t-il fait ? il a pris une route tout-à fait opposée à la vôtre. Vous voudriez déguiser des masses sous des nuances : il a pris des nuances chez le Poëte Latin, chez les Italiens, chez ses contemporains ; il les a fondues ; il en a fait des masses, & voilà pourquoi ses portraits sont frappants.

Au reste, je ne prétends pas exclure de la scene cette espece de caractere mitigé, s’il m’est permis d’employer cette expression, dont nous venons de parler ; il peut très bien figurer dans de petites pieces, dans des scenes épisodiques, ou chez des personnages subalternes, pour faire opposition avec des caracteres principaux qui sont très rares, quoi qu’on en dise, du moins ceux qui peuvent figurer dans une piece à grande prétention.