(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXXIV. On peut faire usage de tous les caracteres. » pp. 378-385
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXXIV. On peut faire usage de tous les caracteres. » pp. 378-385

CHAPITRE XXXIV.
On peut faire usage de tous les caracteres.

Soit que Moliere ait arrangé ses fables d’après les caracteres qu’il avoit dessein de traiter, soit qu’il ait décidé le choix des caracteres d’après les plans que la Cour lui prescrivoit quelquefois, nous voyons qu’il a tiré le plus grand parti de ses divers caracteres. Les principaux, les accessoires, les simples, les composés, tous lui servent. Ne nous bornons pas à prouver par-là que le plus petit caractere peut jouer un rôle dans les mains d’un habile homme ; tâchons d’indiquer le moyen d’en faire un bon usage, & de les placer dans leur jour le plus favorable. Le meilleur, à mon avis, est de nous familiariser avec les pieces de Moliere, de les analyser, de les méditer ; nous y apprendrons l’art si difficile de mettre en œuvre tous les caracteres, d’apprécier au juste ce que chacun d’eux peut produire, de l’isoler ou de l’associer à un, deux, trois, ou plusieurs autres personnages en conséquence de leur valeur précise, afin que tous puissent produire l’effet dont ils sont capables, sans se nuire mutuellement.

Examinons d’abord l’Avare, nous ne verrons qu’un seul caractere frappant dans cette piece. Pourquoi cela ? parceque l’avarice, qui est un vice de tous les pays, de tous les états, forme un caractere si bien marqué par lui-même, qu’il n’a pas besoin d’être placé à côté d’un autre pour ressortir ; parcequ’il est encore si fécond, que, sans le secours de tout autre, il peut fournir une longue carriere : par conséquent il eût été mal-adroit de lui donner un compagnon qui l’auroit éclipsé de temps en temps, qui l’auroit empêché d’agir, ou qui ne lui auroit été d’aucune utilité.

Dans les Fâcheux, Moliere devoit peindre nécessairement plusieurs importuns, & soutenir l’attention du public par la variété autant que par la vérité de ses images ; il eût manqué son but si l’un de ses portraits eût été assez fort pour dominer sur les autres d’une façon sensible : aussi tous les caracteres qu’il introduit dans cette piece ont-ils à-peu-près la même force, la même valeur ; ce qui devoit être nécessairement, puisque l’Auteur les destine tous à la même chose : l’un ne doit pas faire plus qu’un autre, les coups qu’ils portent doivent donc être également frappés.

Ergaste obtient un rendez-vous d’Orphise qu’il aime ; il est question de le lui faire manquer, en lui suscitant des importuns qui viennent l’un après l’autre l’arrêter. L’homme qui l’entretient de ses chevaux, de ses bonnes fortunes, de sa caleche ; celui qui le consulte sur l’air & les pas d’un ballet qu’il vient de composer ; Alcandre qui le prie de lui servir de second, & de porter un cartel pour lui à son ennemi ; Alcippe qui lui raconte ses malheurs dans une partie de piquet ; Oronte & Climene qui le prient de décider si un amant jaloux est préférable à celui qui ne l’est point ; le Chasseur qui lui fait part d’une chasse malheureuse ; l’Homme aux projets, qui veut enrichir la France en l’entourant de ports de mer ; le Savant, qui sollicite la charge de Contrôleur, Intendant, Correcteur, Reviseur & Restaurateur général des enseignes de Paris ; enfin, les divers caracteres de ces fâcheux devant également impatienter Ergaste en l’arrêtant, aucun d’eux ne devoit écraser les autres par une force trop supérieure. Si l’un d’eux eût suffi pour déranger tout-à-fait les projets d’Eraste, les autres seroient devenus inutiles.

On ne manquera pas de répondre « que la comédie des Fâcheux est épisodique ; qu’il seroit bien désagréable, lorsqu’on a plusieurs petits caracteres à placer, de ne pouvoir faire que des pieces à scenes détachées ». Cela est vrai, aussi n’y est-on pas forcé. Moliere va nous servir encore de guide dans une autre carriere. Ne craignons point de nous égarer sur ses pas.

Dans la Comtesse d’Escarbagnas, le Vicomte, M. Tibaudier, M. Harpin, M. Bobinet ont tous un caractere aussi marqué, ou peu s’en faut, que celui de l’héroïne. Le Comte a la manie des gens d’esprit : il meurt d’envie de lire ses Ouvrages, & la satisfait tout en plaisantant ses pareils.

Scene I.

Le Vicomte.

Il est cruel, belle Julie, que ma feinte tendresse pour Madame d’Escarbagnas dérobe à mon amour un temps qu’il voudroit employer à vous expliquer son ardeur ; & cette nuit j’ai fait là-dessus quelques vers que je ne puis m’empêcher de vous réciter sans que vous me le demandiez, tant la démangeaison de lire ses ouvrages est un vice attaché à la qualité de poëte.

SONNET.

C’est trop long-temps, Iris, me mettre à la torture ;
Et si je suis vos loix, je les blâme tout bas
De me forcer à taire un tourment que j’endure,
Pour déclarer un mal que je ne ressens pas.
Faut-il que vos beaux yeux, à qui je rends les armes,
Veuillent me divertir de mes tristes soupirs ?
Et n’est-ce pas assez de souffrir pour vos charmes,
Sans me faire souffrir encor pour vos plaisirs ?
C’en est trop à la fois que ce double martyre ;
Et ce qu’il me faut taire, & ce qu’il me faut dire,
Exerce sur mon cœur pareille cruauté.
L’amour le met en feu, la contrainte le tue ;
Et si par la pitié vous n’êtes combattue,
Je meurs & de la feinte & de la vérité.

M. Harpin est un brutal de Financier, qui, sur la foi de son coffre-fort, croit que les femmes sont obligées de lui être fidelles, & prend brusquement congé de la Comtesse, en lui reprochant grossiérement ses bienfaits.

Scene XXI.

Harpin.

Hé ! ventrebleu, Madame, quittons la faribole..... Je ne trouve point étrange que vous vous rendiez au mérite de Monsieur le Vicomte : vous n’êtes pas la premiere femme qui joue dans le monde de ces sortes de caracteres, & qui ait auprès d’elle un Monsieur le Receveur, dont on lui voit trahir & la passion & la bourse, pour le premier venu qui lui donnera dans la vue. Mais ne trouvez pas étrange aussi que je ne sois pas la dupe d’une infidélité si ordinaire aux coquettes du temps, & que je vienne vous assurer, devant bonne compagnie, que je romps commerce avec vous, & que Monsieur le Receveur ne sera plus pour vous Monsieur le donneur.

M. Bobinet est un pédant de Précepteur qui ne sait point parler naturellement comme le reste des hommes, & qui ne voit rien au-delà de ses Auteurs classiques.

Scene XVII.

Bobinet.

Je donne le bon vêpre à toute l’honorable compagnie. Que desire Madame la Comtesse d’Escarbagnas de son très humble serviteur Bobinet ?

La Comtesse.

A quelle heure, Monsieur Bobinet, êtes-vous parti d’Escarbagnas avec mon fils le Comte ?

Bobinet.

A huit heures trois quarts, Madame, comme votre commandement me l’avoit ordonné.

La Comtesse.

Comment se portent mes deux autres fils, le Marquis & le Commandeur ?

Bobinet.

Ils sont, Dieu graces, Madame, en parfaite santé.

La Comtesse.

Où est le Comte ?

Bobinet.

Dans votre chambre à alcove, Madame... Il compose un thême que je viens de lui dicter sur une Épître de Cicéron.

La Comtesse.

Faites-le venir, Monsieur Bobinet.

Bobinet.

Soit fait ainsi que vous le commandez. . . . . . . . . . . . .

Scene XIX.

Bobinet.

Allons, Monsieur le Comte, faites voir que vous profitez des bons documents que je vous donne. La révérence à toute l’honorable assemblée. . . . . . . . . . . . .

La Comtesse.

Monsieur Bobinet, faites-lui un peu dire quelque petite galanterie de ce que vous lui apprenez.

Bobinet.

Allons, Monsieur le Comte, récitez votre leçon d’hier au matin.

Le Comte.

Omne viro soli quod convenit esto virile.
Omne vi... . . . . . . .

M. Tibaudier est un Conseiller précieux, un personnage autant alambiqué dans sa prose que dans ses vers. Lisons la lettre qu’il adresse à la Comtesse, en lui envoyant des poires.

Madame, je n’aurois pas pu vous faire le présent que je vous envoie, si je ne recueillois pas plus de fruit de mon jardin que j’en recueille de mon amour : les poires ne sont pas encore bien mures ; mais elles en quadrent mieux avec la dureté de votre ame qui, par ses continuels dédains, ne me promet pas poires molles. Trouvez bon, Madame, que sans m’engager dans une énumération de vos perfections & charmes qui me jetteroit dans un progrès à l’infini, je conclue ce mot en vous faisant considérer que je suis d’un aussi franc chrétien que les poires que je vous envoie, puisque je rends le bien pour le mal ; c’est-à-dire, Madame, pour m’expliquer plus intelligiblement, puisque je vous présente des poires de bon chrétien pour des poires d’angoisse que vos cruautés me font avaler tous les jours.

La Comtesse d’Escarbagnas joint au ridicule de titrer avec emphase Messieurs ses fils, celui de parler avec affectation de ses chandeliers d’argent, de sa bougie qui n’est que de suif, de son garde-meuble qui est son grenier. Elle marie des manieres campagnardes à son faux air de grandeur ; elle veut faire payer un verre que sa servante casse par mégarde. Son caractere n’est pas mieux frappé que les quatre autres : tous ont une portion de ridicule à-peu-près aussi forte ; ils fournissent presque autant de comique l’un que l’autre. Mais Moliere voulant filer une petite intrigue, a choisi le caractere de la Comtesse pour en faire le principe de l’action : & quoiqu’il le fasse agir de préférence, il ne lui donne jamais assez de supériorité sur les autres pour qu’il puisse les rendre subalternes, & devenir principal.

Le Misanthrope est, dans le sérieux, ce que la Comtesse d’Escarbagnas est dans le bouffon. Cette comédie peut encore nous enseigner l’art de faire entrer plusieurs caracteres dans une même piece. Alceste, n’ayant pas un de ces caracteres communs, dont le genre humain présente des modeles à chaque pas, dont les traits marqués rendent la peinture plus facile & diminuent le travail du peintre, Moliere ne pouvoit par conséquent se flatter d’en faire l’unique objet d’une comédie en cinq actes. D’un autre côté, le caractere étoit trop beau pour le confondre tout-à-fait avec plusieurs autres. Quel parti prend l’Auteur ? Il fait du Misanthrope le principal mobile de son ouvrage ; il y joint en même temps les caracteres de la prude Arsinoé, du bel esprit & des petits-maîtres de Cour, de l’indulgent Philinte ; il y joint enfin le caractere de la coquette Célimene, non pour faire l’intrigue de la piece, puisqu’il n’y en a point, mais pour les mettre en opposition avec le caractere d’Alceste, & lui donner occasion de se développer, pour le faire briller davantage, sans cependant marquer eux-mêmes trop de foiblesse, parcequ’ils ont la portion de force & de comique qui leur est nécessaire pour briller durant le peu de temps qu’ils sont sur la scene.

J’ai cherché pendant long-temps la cause de cette supériorité que Moliere a sur ses prédécesseurs & sur ses successeurs dans l’art de faire briller plusieurs caracteres par le secours l’un de l’autre ; & j’ai trouvé qu’il la doit à l’adresse avec laquelle il met ses caracteres en opposition. Remarquez, de grace, comme je m’exprime ; je parle de mettre en opposition, & non de faire contraster. Bien des personnes se figurent que c’est à-peu-près la même chose ; ils verront le contraire dans les Chapitres suivants.