(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XLII. De l’art d’épuiser un Sujet, un Caractere. » pp. 493-503
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XLII. De l’art d’épuiser un Sujet, un Caractere. » pp. 493-503

CHAPITRE XLII.
De l’art d’épuiser un Sujet, un Caractere.

Bien des gens disent que, pour peindre un vice, un ridicule, un travers, il faut suivre un homme qui en soit entiché, l’étudier jusques dans ses moindres gestes, & faire d’après cela son portrait, pour l’exposer sur la scene. Je suis persuadé que si l’on suit cette méthode, la peinture paroîtra bien foible aux yeux du spectateur. Tel personnage qu’on trouve très singulier dans le monde ne paroîtroit que très ordinaire dans l’optique du théâtre, parceque tout doit y être considérablement chargé pour frapper suffisamment mille personnes, qui toutes ont différentes façons de voir.

Il est reçu qu’un seul homme, quelque ridicule, quelque vicieux qu’il soit, ne peut réunir sur lui seul tous les traits du ridicule ou du vice qui le caractérise. Si vous vous contentez de copier servilement un seul avare, un seul sot, un seul prodigue, &c. vous ferez son portrait : toutes ses connoissances le reconnoîtront peut-être ; mais vous ne ferez pas le portrait de l’avarice, de la sottise, de la prodigalité ; & c’est pourtant ce qu’il faut sur la scene. Il est donc nécessaire, loin de se borner à un seul original, d’étudier tous ceux qui se présentent, de saisir leurs traits les mieux marqués, de les réunir ensuite, & d’en faire un ensemble bien caractérisé.

Un soir qu’on venoit de jouer le Mercure Galant, on demanda au célebre Préville quel étoit l’Abbé qui lui avoit servi de modele : « Je me suis bien gardé de m’attacher à un seul, dit cet acteur judicieux : j’aurois pu le bien copier, on l’auroit reconnu dans sa ville ; mais une fois éloignée de l’original, la copie n’auroit eu rien de piquant : au lieu qu’en prenant ce qui m’a frappé chez tous les petits collets, j’étois sûr de rendre le portrait ressemblant par-tout où il y auroit des Abbés ».

La réponse de Préville est une leçon aussi bonne pour les auteurs que pour les acteurs : ils doivent d’ailleurs savoir que Zeuxis, voulant peindre une Helene, ne se contenta pas de prendre une seule belle femme pour modele, qu’il mit pour ainsi dire toutes les beautés d’Agrigente à contribution, qu’il copia ce que chacune d’elles avoit de plus parfait, & qu’il en composa son chef-d’œuvre. Imitons-le, s’il nous est possible ; mais, avant que de l’entreprendre, songeons que Zeuxis, pour réussir, a sans doute fait tous ses larcins chez des beautés du même âge à-peu-près, & de la même condition ; parceque la beauté d’une femme de vingt ans & celle d’une femme de trente, les charmes d’une villageoise ou d’une princesse, ont un ton tout-à-fait différent, & qu’il en est ainsi des vices, des travers, des ridicules, de la vertu même des hommes, si l’on veut. Tout agit différemment sur nos cœurs, selon la différence de notre âge, ou de l’éducation que nous avons reçue.

Moliere, chez qui j’ai puisé cette réflexion, a très bien vu les nuances différentes que chaque vice ou chaque ridicule a, selon l’état du personnage. Son Don Garcie de Navarre, dans le Prince jaloux ; Sganarelle, dans le Cocu imaginaire, & George Dandin, sont trois jaloux, tous trois nés dans une condition différente ; aussi agissent-ils & s’expriment-ils d’une façon tout-à-fait opposée. Don Garcie se trouve avec son rival, & lui dit :

LE PRINCE JALOUX.

ACTE III. Scene IV.

D. Garcie.

Tout vous rit ; & votre ame, en cette occasion,
Jouït superbement de ma confusion.
Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire
Sur les feux d’un rival marquer votre victoire.
Mais c’est à votre joie un surcroît sans égal,
D’en avoir pour témoins les yeux de ce rival :
Et mes prétentions, hautement étouffées,
A vos vœux triomphants sont d’illustres trophées.
Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant :
Mais sachez qu’on n’est pas encore où l’on prétend.
La fureur qui m’anime a de trop justes causes,
Et l’on verra peut-être arriver bien des choses.
Un désespoir va loin quand il est échappé ;
Et tout est pardonnable à qui se voit trompé.
Si l’ingrate, à mes yeux, pour flatter votre flamme,
A jamais n’être à moi vient d’engager son ame,
Je saurai bien trouver, dans mon juste courroux,
Les moyens d’empêcher qu’elle ne soit à vous.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Non, non, ne craignez point qu’on pousse votre esprit
A violer ici l’ordre qu’on vous prescrit.
Quelque juste fureur qui me presse & vous flatte,
Je sais, Comte, je sais quand il faut qu’elle éclate.
Ces lieux vous sont ouverts, oui : sortez-en, sortez
Glorieux des douceurs que vous en remportez.
Mais, encore une fois, apprenez que ma tête
Peut seule dans vos mains mettre votre conquête.

Sganarelle, dans une pareille situation, veut se défaire de son rival moins noblement ; & le voyant, il s’écrie :

LE COCU IMAGINAIRE.

ACTE III. Scene IV.

Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux.
Là, hardi, tâche à faire un effort généreux,
En le tuant tandis qu’il tourne le derriere.

Il n’a pas le courage d’exécuter sa résolution, & il dit à Lélie :

Suffit, vous savez bien ou le bât me fait mal :
Mais votre conscience & le soin de votre ame
Vous devroient mettre aux yeux que ma femme est ma femme ;
Et vouloir à ma barbe en faire votre bien,
Que ce n’est pas du tout agir en bon chrétien.

George Dandin est au désespoir que sa femme ne soit pas une simple paysanne, pour avoir le droit de se faire justice à bons coups de bâton. Toute sa consolation est d’aller se plaindre à son beau-pere.

LE MARI CONFONDU.

ACTE I. Scene III.

George Dandin.

Hé bien, George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite ! Voilà ce que c’est que d’avoir voulu épouser une demoiselle ! L’on vous accommode de toutes pieces, sans que vous puissiez vous venger, & la gentilhommerie vous tient les bras liés ! L’égalité de condition laisse du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment ; &, si c’étoit un paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la Noblesse, & il vous ennuyoit d’être maître chez vous. Ah ! j’enrage de tout mon cœur, & je me donnerois volontiers des soufflets ! Quoi ! écouter impudemment l’amour d’un damoiseau, & y promettre en même temps de la correspondance ! Morbleu, je ne veux point laisser passer une occasion de la sorte. Il me faut de ce pas aller faire mes plaintes au pere & à la mere, & les rendre témoins, à telle fin que de raison, des sujets de chagrin & de ressentiment que leur fille me donne. Mais les voici l’un & l’autre fort à propos.

On m’avouera que si George Dandin & Sganarelle parloient & agissoient avec le courage de Don Garcie, & que si Don Garcie de son côté vouloit tuer son rival par derriere, ou donner des coups de bâton à sa maîtresse, ils seroient tous on ne peut pas plus ridicules. « Sans doute, me dira-t-on. Mais quel Auteur est capable de faire des contre-sens pareils ? Il n’en est point ». Doucement ! Je vais vous prouver le contraire, & cela par une piece que l’on joue très souvent sur le premier théâtre de l’Europe.

LE JALOUX DÉSABUSÉ,
Comédie en cinq actes, & en vers, de Campistron.

Il faut d’abord que le Lecteur connoisse à fond le héros de la piece. Voici son portrait.

ACTE I. Scene I.

JUSTINE, BABET.

Justine.

Connoissez-vous le train de cette maison-ci,
De quel air on y vit, & quel homme est Dorante ?

Babet.

Je sais qu’il a du moins vingt mille écus de rente ;
Qu’il est homme de robe.

Justine.

Et, sur ce fondement,
Peut-être pensez-vous qu’il vit obscurément ;
Et que de ses pareils l’austere économie
Exerce incessamment toute sa prud’hommie ;
Qu’il excelle dans l’art de vivre à peu de frais ;
Qu’avec le jour naissant il s’enferme au Palais ;
Qu’à ce triste devoir son ame est asservie,
Et qu’à l’amour du bien il immole sa vie ?
Point du tout. C’est un homme amoureux du plaisir,
Ennemi du travail, toujours plein de loisir ;
Méprisant ses égaux, &, depuis son enfance,
Nourri dans le repos, dans la magnificence,
Cherchant les courtisans & les gens du bel air,
Imitant leur exemple, & les traitant de pair.
Il chasse, il court le cerf, est homme de campagne ;
Aime le jeu, la table & le vin de Champagne.
Décide & parle haut parmi les beaux esprits ;
Impose, plaît, commande aux Belles de Paris ;
D’habits tout galonnés remplit sa garde-robe,
Et n’a rien en un mot du métier que la robe.

On voit que Dorante est un homme jetté dans le grand monde. Voyons présentement si sa jalousie s’en ressent. Il raconte ses chagrins à Dubois. Ecoutons-le.

ACTE III. Scene IV.

Dorante.

Job se seroit donné cinquante fois au diable.
A moins que de le voir, je n’aurois jamais cru,
Ni même imaginé, ce qui m’en a paru :
Et c’est un de ces faits dont la raison troublée,
Pour en pouvoir douter, voudroit être aveuglée.
Tout ce qu’une coquette a jamais pratiqué,
Lorsqu’elle veut surprendre un cœur qu’elle a manqué,
Soins de plaire affectés, souris, agaceries,
Discours flatteurs, regards, gestes & lorgneries,
Ma femme devant moi vient de le répéter,
Pour engager Eraste, ou bien pour le flatter.

Dubois.

Devant vous !

Dorante.

A ma barbe, avec une impudence
A lasser d’un martyr toute la patience.
Moins timide qu’Eraste, elle l’embarrassoit ;
Et je l’ai vu rougir quand elle le pressoit.

Dubois.

Mais vous, que faisiez-vous pendant ce badinage ?

Dorante.

Je murmurois tout bas en dévorant ma rage.
Enfin, puisqu’avec toi je puis trancher le mot,
Je faisois justement la figure d’un sot.

Dubois.

Cela n’est pas plaisant.

Dorante.

J’en suis inconsolable.
J’ai manqué trente fois à renverser la table,
Pour punir l’infidelle, & pour me contenter.
S’il m’eût été permis de la bien souffleter,
Quelle eût été ma joie !

Dubois.

Hé ! c’en est trop.

Dorante.

Ma bile
M’inspiroit cet éclat flatteur autant qu’utile.
Les mains me démangeoient : mais j’ai craint les brocards
Qu’on m’auroit aussi-tôt jettés de toutes parts.
Que vous êtes heureux, vous, en qui la nature
Agit sans aucun art & regne toute pure !
Qui, bravant le public & le qu’en dira-t-on,
Expliquez vos chagrins à bons coups de bâton,
Et que l’usage enfin, sans crainte d’aucun blâme,
Autorisa toujours à battre votre femme !
Gens du peuple, artisans, porte-faix & vilains,
Vous, de qui la vengeance est toujours dans vos mains !

Dubois.

Parlez-vous tout de bon ?

Dorante.

Oui, le diable m’emporte :
On se soulage au moins en usant de la sorte.

Dubois.

Vous vous moquez, je pense, avec de tels propos

Dorante.

Que ne puis-je à ce prix assurer mon repos !
Mais que dois-je résoudre en cet état funeste ?
Prenons, sans balancer, le parti qui nous reste :
Courons chez mon beau-pere ; allons me plaindre à lui.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Je demande présentement si Dorante ne ressemble pas tout-à-fait à George Dandin, avec cette différence, que M. le Conseiller déplaît en tenant les propos qui sont applaudis dans la bouche du gendre malheureux de M. de Sotenville.

Il en est de l’âge comme des conditions : la même passion, le même vice, le même ridicule agissent plus ou moins sur un homme, selon qu’il est plus ou moins âgé. Nous avons dit ailleurs qu’un Auteur devoit donner à son héros l’âge où sa passion, son vice, son ridicule ont ordinairement le plus de force ; mais ne pourroit-on pas aussi, à l’exemple des Italiens qui font plusieurs pieces sur le même sujet pour suivre une intrigue, ne pourroit-on pas, dis-je, faire plusieurs pieces pour épuiser un caractere, en nous peignant sa naissance, ses divers progrès, & sa fin ?

Baron nous a donné l’Homme à bonne fortune. Moncade, tel qu’il nous le fait voir, est un homme de trente ans. Il le prouve par l’adresse avec laquelle il ménage ses perfidies. Je gage qu’on peindroit avec autant de succès l’Homme à bonne fortune de dix-huit ans, de quarante & de cinquante. A dix-huit ans on pourroit l’entourer de vieilles, qui, sous prétexte de former son éducation, chercheroient à l’ébaucher, & de jeunes personnes timides qu’il séduiroit par ses espiégleries, sa fraîcheur, sa bonne grace à cheval, & son habit d’uniforme. Il céderoit à l’attrait des plaisirs faciles que les unes lui offriroient. Il seroit un Hippolyte Comte Duglas avec les autres, & son ame recevroit toute sorte d’impressions.

Un homme à bonne fortune de quarante ans, à l’aide de deux ou trois années qu’il se dérobe, d’une parure très soignée à laquelle il s’efforce de donner un air négligé, d’un étalage outré de grands sentiments, d’une délicatesse affectée, & d’un air fort discret, brille ordinairement chez les femmes qui ont été très souvent les victimes des jeunes étourdis, qui craignent de paroître trop âgées auprès d’eux, ou qui veulent feindre de donner dans la réforme. On rendroit le héros plaisant en lui faisant faire des efforts pour rappeller ses anciennes graces auprès d’une jeune personne qui en riroit, & ne l’avertiroit que trop bien, par son indifférence, de se ménager une retraite honorable.

Quant à l’homme à bonne fortune de cinquante ans, tout le monde sait qu’il doit ses conquêtes à son coffre-fort, & qu’il est la dupe des femmes dont il se croit adoré, parcequ’elles lui disent qu’il a encore les jours de barbe pour lui, & qu’il est bien plus frais que ses neveux. On pourroit l’entourer de quelques meres rusées qui lui conseilleroient de se faire des héritiers avec une jeune personne honnête & sans bien, pour qu’elle lui eût obligation de sa fortune, & qui lui vanteroient en même temps les sentiments, l’air réservé & la sagesse de leurs filles.

Je ne me suis engagé ni à faire les comédies dont je viens de parler, ni à fournir les matériaux suffisants ; mais, je le répete, je suis fermement persuadé qu’on pourroit donner dans plusieurs pieces suivies l’histoire d’une passion, d’un vice, d’un ridicule, &c. La chose n’est pas sans exemple. Corneille, à l’imitation des Espagnols, qu’on accuse de n’avoir jamais mis des caracteres sur le théâtre ; Corneille, dis-je, après nous avoir présenté le portrait d’un jeune homme qui se fait un plaisir d’accumuler mensonge sur mensonge, ne nous l’a-t-il pas fait voir, dans une seconde piece, luttant contre son malheureux caractere, & ne pouvant le vaincre, n’employer désormais ses mensonges que pour faire de bonnes actions. Cette nouvelle façon de traiter en détail nos foiblesses ne pourroit manquer d’attirer beaucoup de monde au spectacle, parcequ’il suffiroit d’avoir vu une premiere piece, pour ne pouvoir résister à la tentation de connoître la suite.

Il est une autre façon d’approfondir & d’épuiser une matiere dans une piece seule. Moliere va nous le prouver. Il a voulu nous donner un tableau de la dévotion bien & mal entendue. On sait que tout humain pense différemment là-dessus, non seulement selon son âge, son sexe, son éducation, mais encore selon la trempe plus ou moins forte de son esprit. Moliere a fait un chef-d’œuvre, dans lequel chaque personnage principal est un dévot à sa maniere.

Orgon, simple, crédule, croit de bonne foi tout ce qu’on lui dit, & se laisse aisément prévenir. Madame Pernelle a la dévotion entêtée & opiniâtre trop ordinaire aux femmes de son âge. Cléante, homme sensé, raisonnable, croit que le Ciel lit dans nos cœurs ; il agit & il parle en conséquence. Tartufe renferme dans son ame tous les vices de l’hypocrisie & de l’irréligion. Il n’est point jusqu’à Madame Elmire qui n’ait sa dévotion, celle de toute femme estimable : elle n’arme point la vertu de griffes & de dents. Moliere laisse-t-il rien à désirer, & ne nous fait-il pas voir son modele dans tous les sens ?

Le célebre Auteur de la Métromanie a suivi dans cette piece le systême de Moliere. M. de l’Empyrée est un Poëte né dominé par un vrai génie. L’homme riche qui le parodie n’a que la manie de rimailler. Ils peignent à eux deux le bon & le mauvais côté de la fureur poétique. Lucile s’extasie en lisant les fadeurs rimées d’une églogue ou d’une élégie. Il n’est point jusqu’à Lisette qui ne s’avise de parler un langage poétique très mal à propos : mais M. Piron n’a pas eu dessein de la rendre ridicule, & de corriger par-là ceux qui lui ressemblent ; voilà le mal. Il n’avoit pas, comme Moliere, cet esprit philosophique qui sait donner à tout une tournure morale.