(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « PRÉFACE. Du Genre & du Plan de cet Ouvrage. » pp. 1-24
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « PRÉFACE. Du Genre & du Plan de cet Ouvrage. » pp. 1-24

PRÉFACE.
Du Genre & du Plan de cet Ouvrage.

Les Arts, dans leur origine, ont dû nécessairement être, pour la plupart, assujettis aux mœurs des différents peuples qui les ont cultivés ; mais une fois établis, une fois en honneur dans un Etat, ils n’ont essuyé de funestes révolutions qu’avec l’Etat même. L’art seul de la comédie, le plus beau sans contredit, & le plus difficile, victime du caprice, de la frivolité de chaque particulier, passe rapidement de l’enfance à la vieillesse, retombe dans l’enfance, & prend alternativement, dans un court espace de temps, cent formes différentes. La raison en est, que n’étant pas réduit en principes, ou du moins n’en ayant qu’un très petit nombre, que chacun explique à son gré, les jeunes Auteurs, de tous les pays, de tous les âges, en ont abusé pour se faire des regles analogues à leur foiblesse ; & que, désespérant de marcher sur les traces des bons Maîtres, ils se sont laissé flatter par l’orgueil de créer de nouveaux genres, & d’avoir une maniere à eux.

La Peinture, la Sculpture & l’Architecture ont des principes surs, bien établis, bien détaillés, généralement avoués, dont tout le monde connoît les effets, & qui n’égarent jamais ceux qui les suivent ; aussi les inculque-t-on aux jeunes éleves avec le plus grand soin ; ceux-ci se les rendent tous familiers avant d’avoir la témérité de les mettre en usage : de là vient que leurs premiers ouvrages, s’ils n’ont pas ces beautés délicates, cette vigueur mâle qui caractérisent les grands hommes & qui sont le fruit d’un travail assidu ou d’une longue expérience, n’offrent du moins rien de révoltant. Le peintre le plus novice sait que toutes les parties d’un tableau doivent être liées l’une à l’autre ; le sculpteur le plus borné n’ignore point où il faut placer la tête d’une statue, & jamais architecte ne s’est avisé d’asseoir les colonnes d’un édifice sur son toit.

Bon ! va-t-on me répondre avec dédain ; qui peut avoir fait des sottises pareilles ? Moi, d’abord. La premiere de mes pieces n’a pas réussi, & c’est parceque j’avois apparemment fait pis que les plus mauvais Artistes. Offrir des scenes, des situations, sans prendre la peine de les lier ; c’est précisément montrer un tableau dont toutes les parties sont décousues. Celui qui, au lieu de placer le dénouement à la fin d’un drame, ou n’en fait point, ou le met au milieu de la piece, fait voir une statue sans tête, ou une tête très mal placée. Vous, qui, loin de disposer votre sujet, votre intrigue, vos caracteres, dans les premieres scenes, & de bâtir ensuite là-dessus, offrez des choses qui ne sont pas étayées, ou qui le sont si mal qu’elles entraînent la chûte entiere de l’édifice, devez-vous être étonnés que le public fasse un si mauvais accueil à vos monstres dramatiques ?

Tout paroît aisé dans l’art de la comédie pour quelqu’un qui n’en a pas la moindre connoissance ; il n’est point de jeune Auteur qui ne pense pouvoir faire une comédie toutes les semaines ; mais, à mesure qu’il fait un pas dans la carriere, les difficultés croissent autour de lui, & sont autant de barrieres qui l’empêchent de voler à ce terme brillant qu’il croyoit toucher, & qu’il ne voit plus que dans le lointain ; il cherche alors, s’il est prudent, à régler sa marche sur celle de ses prédécesseurs. Qu’il se trouveroit heureux si, dispensé de passer les trois quarts de sa vie dans des recherches & des irrésolutions qui mettent des entraves à son génie & qui l’égarent souvent, il trouvoit, comme les jeunes Artistes, des guides surs, propres à diriger ses premiers pas, à lui indiquer les routes avouées par Thalie, & battues par ses favoris. Malheureusement pour lui & pour les progrès de l’art, il ne trouve nulle part ce secours.

Aristote 1 n’a point parlé de la comédie ; & la plupart de ceux qui, après lui, se sont érigés en législateurs du théâtre, n’étant pas du métier, en parlent sans connoissance de cause. Il faut avoir essuyé des naufrages, il faut avoir fait des voyages heureux sur une mer, pour savoir en marquer les écueils & pour enseigner les moyens de les éviter.

Louis Riccoboni, Auteur & Acteur de la Comédie Italienne, a fait à la vérité des observations excellentes sur la comédie ; mais on m’avouera que les préceptes d’un art aussi compliqué que celui de la comédie, peuvent tout au plus être indiqués dans un ouvrage de trois cents quarante-huit pages, encore le quart est-il consacré à la parodie ; ajoutons à cela que Riccoboni, étant Italien, a dû nécessairement, malgré la justesse de son goût, donner trop souvent la préférence au théâtre de ses compatriotes & à leur maniere.

Passons à nos Auteurs modernes : les poétiques ne nous manqueront pas chez eux, puisque la plus petite piece est aujourd’hui précédée d’un long discours, dans lequel l’Auteur s’efforce de prouver modestement que Plaute, Térence, Lopez de Vega, Calderon, Moliere n’ont pas le sens commun ; que toutes les comédies doivent être faites précisément comme celle qu’il offre pour modele. Avec un peu de bon sens on n’est point leur dupe. On se rappelle la scene de l’Amour Médecin, de Moliere, dans laquelle Sganarelle demande à deux de ses amis, à sa voisine, à sa niece, ce qu’il pourra faire pour chasser la mélancolie de sa fille. M. Josse, qui est orfevre, conseille à Sganarelle d’acheter à sa fille une garniture de diamants : M. Guillaume, tapissier, croit qu’une tenture de tapisserie de verdure la guériroit mieux : la voisine, qui craint de se voir enlever un amant par la fille de Sganarelle, exhorte le pere à la marier bien vîte avec un jeune homme qu’elle aime ; & la niece est d’avis qu’on la mette dans un Couvent pour profiter de son bien. Sganarelle connoît les différents motifs qui les engagent, & leur répond fort sensément :

Tous ces conseils sont admirables assurément ; mais je les trouve un peu intéressés, & trouve que vous conseillez fort bien pour vous. . . . . . . . . . . . . . . . . ainsi, Messieurs & Mesdames, quoique vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s’il vous plaît, que je n’en suive aucun. . . . . . Voilà de mes donneurs de conseils à la mode.

Quel dommage que Dufreny ne nous ait pas donné le Traité de la Comédie, qu’il promet dans la Préface de sa Coquette du Village ! Si M. Destouches avoit encore tenu la parole qu’il nous donne dans la troisieme Lettre à M. le Chevalier de B**, il auroit augmenté le nombre de ses admirateurs en augmentant celui des connoisseurs2.

Quelle perte sur-tout, qu’une mort précipitée ait empêché Moliere de faire le commentaire de ses ouvrages ! il y auroit dévoilé toutes les finesses de son art en grand homme, c’est-à-dire comme il les sentoit ; nous y aurions appris à connoître les détours d’un labyrinthe si compliqué, où les plus grands Maîtres, & l’inimitable Moliere lui-même, se sont égarés : il nous auroit indiqué les fautes qu’il avoit faites avant de connoître la profondeur de son art, & celles qui n’étoient qu’une suite de cette précipitation avec laquelle il étoit quelquefois obligé de travailler ; ainsi ses imperfections mêmes auroient contribué à lui faire des successeurs dignes de lui.

M. de Marmontel auroit fait disparoître nos regrets, en acquittant, pour ainsi dire, la parole des trois poëtes que nous venons de citer, s’il se fût borné, dans sa Poétique, à traiter de la comédie seulement. La façon dont il en parle prouve qu’il est initié dans tous les secrets de Thalie. Admirons son ouvrage ; mais plaignons-nous de l’étendue de ses connoissances, qui, en lui faisant embrasser tous les genres de littérature, lui défendoit malheureusement d’entrer dans les détails de chacun en particulier.

Je frémis moi-même de ma témérité, en songeant que j’ose tenter de remplir un projet formé par les plus grands maîtres. Comme le titre d’homme avantageux est celui que je redoute davantage, & qui me va le moins à tous égards, je déclare que cet ouvrage est une restitution que je fais au public, & non pas un présent.

J’ai assisté avec la plus scrupuleuse assiduité au spectacle de la nation ; j’ai étudié l’effet que chaque trait, chaque scene, chaque situation & l’ensemble produisoient sur l’esprit des gens de lettres auprès de qui j’avois soin de me placer, sur le parterre & sur les loges ; je me suis bien gardé sur-tout de négliger les représentations qu’on a données gratis pour la populace ; j’ai joui du plaisir de lui voir saisir les véritables beautés, de lui voir distinguer celles qui sont dans la nature, au travers de celles que l’esprit seul enfante, & que l’esprit seul peut appercevoir ; enfin je me suis fait pour moi seul, d’abord, aux dépens des morts & des vivants, une Poétique qui m’a déja valu des encouragements bien flatteurs de la part du public, mais qui seroit encore dans mon porte-feuille, si l’Académie en Corps n’eût daigné m’encourager, & ne m’eût exhorté, devant l’Assemblée la plus brillante, à la soumettre au jugement du Public. Ce que je dis là est si flatteur, qu’il paroît incroyable ; la chose n’est pas moins vraie : voici comment.

L’Académie Françoise proposa pour sujet, en 1769, l’Eloge de Moliere. On touchoit au moment fixé pour remettre les ouvrages, quand quelques amis, qui avoient vu mes réflexions sur la comédie en général & sur Moliere en particulier, me demanderent si j’avois travaillé pour le prix. Je leur demandai à mon tour, très sérieusement, s’ils se moquoient de moi. Je leur dis que, loin d’avoir eu cette audace, je croyois fermement que personne n’oseroit tenter un éloge aussi difficile que celui de Moliere, & que c’étoit le seul moyen de louer dignement le génie le plus étonnant. Ils rirent tous de ma simplicité, & m’apprirent que le concours seroit au contraire très nombreux.

Il n’est pas douteux, ajouterent-ils, que pour bien louer Moliere il faut indiquer & faire connoître les découvertes heureuses que ce grand homme, guidé par son génie & la justesse de son goût, a faites dans l’art du théâtre. Cet objet étant rempli dans plusieurs endroits de votre ouvrage sur la comédie, vous n’avez qu’à réunir & resserrer sous un même point de vue les traits qui ont rapport à Moliere, & son éloge se trouvera fait. Ils se turent. Je soupirai après la couronne brillante qu’ils m’offroient dans le lointain, & j’entrai en tremblant dans la carriere. J’eus tout lieu de me louer de ma noble audace, lorsque j’appris « que l’Académie avoit lu mon ouvrage en entier ; qu’elle y avoit trouvé du savoir, une connoissance profonde du théâtre ; que je n’aurois pas le prix, parcequ’elle avoit résolu de couronner un Discours & non une Poétique, mais qu’on en parleroit avec éloge ».

En effet M. Duclos fit, dans la séance publique, une mention honorable de l’ouvrage qui avoit pour devise3 : C’est un homme... qui... ah ! un homme... un homme enfin. Il exhorta l’Auteur à le rendre public. Je jugeai à propos de différer pour deux raisons ; premiérement, pour n’avoir pas l’air de vouloir lutter avec le Discours couronné. Je connoissois trop bien tout l’esprit qui y régnoit, & le mérite de son Auteur, connu par deux pieces charmantes, la jeune Indienne & le Marchand de Smyrne. En second lieu, mon amour-propre me persuada sans peine que puisque l’Académie avoit jugé l’extrait de ma Poétique digne de servir aux progrès de la bonne comédie, le corps même de l’ouvrage pourroit, à plus forte raison, être de quelque utilité. Je l’ai relu avec mes amis, je l’ai livré à l’impression ; mais je puis protester que je cede au desir d’aider mes jeunes rivaux dans leur travail, de leur épargner les peines que j’ai prises, & non à l’orgueil de faire voir que je connois les regles d’un art dans lequel je m’exerce. Y a-t-il la moindre gloire à cela ? n’est-ce pas le premier devoir de tout artiste ?

J’avoue encore que mon ouvrage ne peut être utile aux Auteurs célebres, qui reçoivent tous les jours sur la scene les applaudissements dus à leur mérite. Les uns, bien mieux instruits que moi, ont fait apparemment toutes les recherches nécessaires au poëte comique. Ils savent sous combien de faces différentes ils doivent envisager leur art ; avec quelle variété infinie Ménandre, Aristophane, Plaute, Térence, Calderon, Lopez de Vega, les Comiques Anglois, les Italiens, les Danois & Moliere ont saisi les causes du rire. Ils sont entrés, avec ce dernier sur-tout, dans tous les mysteres de Thalie ; ils ont analysé son Tartufe, son Misanthrope, son Avare, ses Femmes Savantes, & tous ses divers chefs-d’œuvre, pour y puiser l’art si difficile de saisir la nature, & de la peindre par un mot, par un geste, par un silence, pour y apprendre le secret de faire tout concourir au même but, sans que rien ait trop l’air d’y prétendre, & sans nuire à l’illusion. Ils ont suivi Moliere contemplateur au milieu du grand monde & dans tous les états ; ils ont percé jusques dans son cabinet ; ils l’ont vu manier ses pinceaux & broyer ses couleurs.

Quant aux Auteurs qui trouvent nos peres trop simples d’avoir ri à la comédie, qui blâment par conséquent les anciens, s’écartent tout-à-fait de leur maniere, & pensent s’immortaliser en usurpant le poignard de Melpomene pour le remettre à Thalie, ou qui lui font faire la grimace en la forçant de sourire d’un œil & de pleurer de l’autre, ils ont trop bien pris leur parti pour que mes réflexions puissent leur paroître bonnes. Elles peuvent servir aux amateurs de la vraie comédie, aux comédiens, & sur-tout aux jeunes gens qui, brûlant de se signaler un jour sur la scene, s’exercent encore dans l’ombre de leur cabinet.

Elles peuvent premiérement servir aux amateurs de la vraie comédie, parceque de l’esprit & le plus grand usage du théâtre ne suffisent pas pour juger des beautés ou des défauts d’une comédie. On a beau dire que la nature & la vérité ne se montrent jamais sans être apperçues ; on les goûte plus ou moins, selon qu’on est plus ou moins instruit. Il faut connoître la théorie d’un art, n’en pas ignorer les regles, pour savoir apprécier le mérite des chefs-d’œuvre qu’il enfante ; ou bien on s’expose à la honte de revenir sur son propre jugement ; ou, ce qui est bien pis, à celle de le voir condamner par la voix publique.

On affiche une piece nouvelle, tout Paris y vole : la toile se leve, les acteurs paroissent, les amis de l’Auteur applaudissent, les ennemis de sa personne ou de ses talents crachent, se mouchent. On va souper ; ceux des convives qui n’ont pu aller au spectacle, s’informent du succès de la nouveauté. Elle est pitoyable, ou elle est délicieuse, s’écrie un merveilleux, qui de sa vie n’a su juger que par contagion : une jolie femme confirme son jugement du bout de la table, en ajoutant seulement que les actrices étoient bien ou mal coëffées. Voilà les questionneurs bien satisfaits. Heureusement pour eux, un jeune homme instruit, & qui ne craint pas de déroger en le paroissant, éleve la voix, expose l’avant-scene, rend compte du but de l’Auteur, rapporte en passant quelques détails saillants, s’étend sur les principaux événements qui conduisent au dénouement, & met ses auditeurs à portée de juger par eux-mêmes du juste mérite de l’ouvrage. Je demande présentement s’il ne joue pas un plus beau rôle que l’étourdi qui a décidé si lestement.

Indépendamment du mauvais personnage qu’un homme, peu instruit des regles de la comédie, doit faire nécessairement dans un temps où tout le monde parle spectacle, où les cercles, les toilettes, les boudoirs même retentissent des mots pompeux de comédie larmoyante, comédie bourgeoise, comédie sérieuse, haut & bas comique, &c. indépendamment, dis-je, du rôle insipide qu’il joue en se voyant forcé de se taire ou de montrer son ignorance, je crois très agréable pour la propre satisfaction d’un homme, quel qu’il soit, de connoître toutes les finesses d’un art que nous faisons contribuer à notre amusement, puisque notre plaisir suit nécessairement le progrès de nos connoissances.

Transportons-nous au Sallon du Louvre, nous y verrons l’ignorant, attiré par la foule, parcourir d’un œil rapide & distrait les morceaux exquis des plus fameux Peintres, & disparoître bien vîte pour éviter l’ennui qui le poursuit. Un connoisseur y trouvera des beautés qui se renouvelleront & deviendront plus vives à chaque instant ; il suivra l’artiste dans sa marche ; &, grace à ses lumieres, il jouira presque autant que lui.

J’ai dit que mon ouvrage pouvoit être utile aux comédiens.

Je demande d’abord, qu’est-ce qu’un comédien parfait ? c’est un homme qui, riche de tous les dons de la nature & de toutes les acquisitions de l’art, sauroit subjuguer en même temps les yeux, les oreilles, l’esprit & le cœur.

Le comédien, pour exceller, doit avoir reçu de la nature une taille, une figure, une voix propres aux rôles auxquels elle le destine. Il est un don encore plus précieux, j’entends une extrême sensibilité pour faire succéder dans son ame les divers sentiments dont elle est susceptible. L’ame seule peut concevoir l’ame. Il n’est point de secret, point d’étude, point de supplément qui puissent masquer les défauts d’un acteur né peu sensible. Le cœur ne se laisse point tromper ; cette noble, cette superbe partie de l’homme n’entend que son propre langage.

L’acteur doit encore avoir reçu du Ciel assez de feu pour établir, entre sa voix, ses gestes & sa sensibilité, une harmonie aussi sure que prompte, qui les fasse agir tantôt ensemble, tantôt séparément, mais toujours sans se nuire, mais toujours avec cette précision momentanée & dans cette juste mesure qui échappent à toutes les finesses du goût & de la réflexion.

Tels sont à-peu-près les présents que le comédien doit tenir de la nature. Alors c’est à l’art, c’est à l’usage à lui donner la hardiesse convenable & la science de fondre les nuances dans les nuances mêmes. Quelle habitude n’a-t-il pas à acquérir avec la ponctuation & toutes les parties méchaniques de la récitation ! que de jeux muets à étudier, à essayer sur le public, à choisir après l’examen ! A combien de variations faut-il qu’il accoutume sa figure, sa voix & toute sa personne, sans qu’il en résulte jamais une grimace !

Supposons présentement un comédien qui ait obtenu tous les dons naturels, & à qui l’art ait découvert tous les secrets dont nous venons de parler, il sera encore loin de la perfection, s’il ne connoît pas le méchanisme d’une piece, s’il ne sent, non seulement les détails, mais l’ensemble d’un drame. Pourra-t-il sans cela saisir à tous les instants, & toujours avec certitude, ce que l’un & l’autre demandent de lui ? Saura-t-il graduer ses effets, & concourir à l’ordonnance du tableau général ? Aura-t-il l’adresse de proportionner le degré d’expression au degré d’intérêt que son personnage prend au sujet ? Saura-t-il distinguer & saisir les ressorts principaux d’un drame pour les rendre avec plus de force, & les faire sentir davantage, à mesure qu’ils sont plus nécessaires à l’intelligence, à la marche, au dénouement de la grande machine ? Voilà ce qui constitue le grand comédien ; voilà ce qui le distingue de la foule de ces acteurs qui réduisent à un état purement méchanique, un art qui peut être sublime, & qui le rabaissent au talent du singe & du perroquet4.

Quant à nos jeunes actrices, que le méchanisme de leur coëffure a, comme de raison, occupées bien plus que le méchanisme d’une piece ; quant aux comédiens qui, montés depuis peu sur le théâtre, sont aussi surpris qu’embarrassés d’avoir à prononcer sur les productions du génie, on voit aisément combien il est utile pour eux & pour les Auteurs, qu’on leur offre un livre dans lequel, sans peine & sans autre science que celle de lire, ils pourront apprendre l’art de juger une piece, puisque le malheur veut qu’ils soient les arbitres nés du goût. Quelques-uns, passe ; mais tous... hélas !

Mon ouvrage enfin peut être d’une grande utilité aux Auteurs naissants ; & mon ame s’enivre de plaisir en songeant que je pourrai soulager, aider dans leur travail, des rivaux d’autant plus intéressants pour moi, que je sais combien il faut de courage & de noblesse d’ame pour entrer dans une carriere que l’envie & la jalousie la plus basse assiegent, que l’ignorance tâche de dégrader, qui est semée de dégoûts, de tracasseries, & qui ne conduit jamais à la fortune.

Loin de nous à jamais cette idée si fausse, que les heureuses dispositions tiennent lieu d’étude. Le génie même ne peut en dispenser. Lui seul fera toujours un Auteur défectueux ; mais, aidé par l’art, il enfantera des prodiges : leur concert mutuel conduit le poëte à ce degré si rare, & qui fait les délices des gens de goût. Quel homme fut jamais doué d’un génie plus créateur que Moliere ? Il sut le soumettre à des regles établies par son goût & sa raison ; elles ont arrêté les écarts de l’imagination, sans étouffer son enthousiasme heureux.

C’est donc à mes jeunes confreres que je m’adresse plus particuliérement ; nous allons faire ensemble un cours de comédie. Commençons par régler notre marche. L’ordre est très nécessaire dans un ouvrage aussi étendu que compliqué.

Supposons d’abord que nous entreprenons une comédie. Quel doit être notre premier soin ? Celui de choisir un sujet. Nous verrons quelles sont les précautions qu’un Auteur doit prendre avant que de se déterminer ; nous raisonnerons sur ce qui constitue les bons & les mauvais sujets. Nous traiterons ainsi toutes les diverses parties du drame comique jusqu’au dénouement inclusivement ; & nous appuierons nos raisonnements par des exemples pris chez les meilleurs Auteurs comiques.

Dans le second volume, nous parlerons des différents genres de la comédie. Jusqu’ici l’on n’en a guere distingué que trois : le genre d’intrigue, le genre à caractere, & celui qui tient de l’un & de l’autre, connu sous le nom de genre mixte ; mais nous verrons que ces genres sont divisés en plusieurs autres. Nous examinerons la maniere dont les bons & les mauvais Auteurs les ont traités ; & nous citerons toujours des exemples tirés des Théâtres de tous les âges, & de toutes les nations.

Le troisieme & le quatrieme volume seront consacrés à l’art de l’imitation. On y verra comment on peut imiter sans être plagiaire. Le troisieme volume contiendra toutes les imitations de Moliere : nous reconnoîtrons qu’il n’est jamais plus grand que lorsqu’il est imitateur ; & pour nous convaincre de la difficulté qu’il y a à s’approprier les idées des autres, à les revêtir des couleurs convenables à son sujet, nous comparerons dans le quatrieme volume Moliere imitateur à Moliere imité, & nous y décomposerons les imitations de ses successeurs, en rapprochant toujours les copies des originaux.

Le tout sera terminé par l’exposition des causes de la décadence du théâtre, & des moyens de le faire refleurir.

J’aurai grand soin d’éviter un défaut bien commun chez nos Auteurs modernes : on pourroit appliquer à plusieurs ce que le Misanthrope dit des hommes en général :

Ils sont, sur toutes les affaires,
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.

En effet, quelques-uns enivrent d’un encens fade les personnes de qui ils attendent quelque chose : d’autres semblent n’écrire que pour satisfaire de petites haines, ou pour rabaisser des rivaux. Je ne tomberai ni dans l’un ni dans l’autre de ces excès. J’affecterai de ne parler des jeunes Auteurs vivants, que lorsque je pourrai le faire sans blesser leur gloire, leur sensibilité, & la délicatesse de mon cœur. Graces à leurs talents, l’occasion se présentera souvent. Je ne m’imposerai pas la même loi avec ceux qu’un âge mûr, des succès multipliés, une réputation bien établie doivent rendre moins chatouilleux ; ils savent que l’ouvrage le plus parfait a ses défauts. Il faut les regarder comme des millionnaires auxquels, pour le bien public, on peut enlever, sans déranger leur fortune, ce qui feroit celle d’un autre. Je crois ne pouvoir mieux reconnoître leur mérite, & me déclarer leur admirateur, qu’en les traitant comme Plaute, Térence, Moliere, dont je ferai également remarquer les grandes beautés & les choses qui pourroient être mieux vues. J’agirai même avec plus de circonspection avec eux, puisque je dirai hardiment ce que je pense des peres de la comédie, & que je ne présenterai au contraire mes réflexions sur les ouvrages des modernes, que comme des doutes. Je leur exposerai mes raisons avec toute l’honnêteté, tous les égards que les hommes bien nés, & particuliérement les gens de lettres, se doivent ; le public décidera. Je le prie de se souvenir que si, dans le courant de cet ouvrage, je n’offre pas toutes mes remarques sur le ton d’un conseil que je demande, ce sera par oubli, ou pour ne pas répéter un formulaire ennuyeux pour le lecteur, & jamais dans le dessein de manquer aux procédés.

On conçoit aisément combien un ouvrage d’une aussi longue haleine, & toujours hérissé de préceptes, peut être ennuyeux, si l’Auteur ne prend les plus grandes précautions. Je n’en ai pas trouvé de meilleures pour bannir la monotonie & la sécheresse, compagnes inséparables de l’ennui, que de prendre premiérement le ton familier de la comédie, puisque je ne parlerai que d’elle : le style de la chose est le seul bon, en dépit de l’usage. Je puiserai ensuite mes exemples alternativement chez les Grecs, les Latins, les Espagnols, les Danois, les Chinois, même dans les aventures de société5.

J’aurai encore soin de présenter tantôt un modele à suivre, tantôt un exemple à éviter. On instruit aussi bien un voyageur en lui indiquant les sentiers qu’il doit fuir, qu’en lui montrant ceux qu’il peut battre sans craindre de s’égarer. De cette façon mon ouvrage, s’il est bien fait, joindra le mérite de la variété à celui de donner une idée des théâtres de toutes les nations, de tous les âges, & par conséquent une esquisse de leurs mœurs.

J’observerai cependant de citer Moliere plus souvent que les autres Auteurs, afin de le montrer dans tous les sens & de le faire connoître en entier, s’il m’est possible. Cette connoissance est d’autant plus essentielle, non seulement pour les François, mais pour les étrangers, que Moliere, s’il m’est permis de m’expliquer ainsi, nous rend en gros ce qu’il a pris en détail chez toutes les nations. Quel seroit mon bonheur si, en faisant remarquer chez lui des beautés dans tous les genres, je pouvois indiquer le moyen de les imiter toutes ! Hélas ! il en est qui seront éternellement un secret entre cet homme inimitable & les Muses : le chef-d’œuvre, le monument existent ; mais le génie qui y présida & qui l’anime encore, ne se manifeste pas tout entier. Qui nous dira comment un sujet se présentoit d’abord dans toute sa masse à l’esprit de Moliere ? comment il en embrassoit l’étendue ? comment il déterminoit l’action, régloit la marche, plaçoit le caractere dominant, l’environnoit de personnages & de circonstances convenables ? comment l’Auteur comique & le grand Philosophe savoient se ménager de loin les scenes de pur agrément, ou celles qui devoient démasquer les travers & les vices ? C’est ainsi que Phidias, mesurant d’un coup d’œil rapide le bloc informe nouvellement sorti des carrieres de Paros, fixoit la grandeur, le nombre, la distance, le caractere, le rapport des figures animées déja par son génie ; & que son imagination, subjuguée d’avance par elle-même, brûloit avec Mars aux pieds de Vénus endormie sous la garde des Graces : ou trembloit à l’aspect de Jupiter foudroyant la terre. Eût-il pu lui-même nous rendre compte des élans de son génie ? non sans doute. Tels sont les grands hommes dans tous les genres.