(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XI. Du Dialogue. » pp. 204-222
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XI. Du Dialogue. » pp. 204-222

CHAPITRE XI.
Du Dialogue.

Le dialogue, dit-on communément, doit être coupé, rapide : voilà les seuls préceptes qu’on donne. Il est des scenes dans lesquelles ces deux qualités réunies feroient le plus mauvais effet, & dont le dialogue ne brille que par des qualités tout-à-fait opposées. Prenons pour exemple la fameuse scene dans laquelle Tartufe fait sa déclaration amoureuse ; elle est presque remplie en entier par deux longues tirades. Dira-t-on que le dialogue en est mauvais, parcequ’il n’est pas coupé ? Voyons, étudions la nature : c’est chez elle qu’un Auteur, & un Auteur comique sur-tout, doit puiser toutes ses regles.

Je suppose deux personnages dans une entrevue qu’ils desirent tous deux. Le premier, fin, adroit, veut s’insinuer dans le cœur de l’autre, & s’en emparer : le second s’apperçoit de son dessein ; il a le plus grand intérêt à le démasquer : est-il naturel que leur conversation soit coupée, qu’ils s’interrompent mutuellement par des questions & des répliques précipitées ? Ils s’en garderont bien : l’un a trop d’intérêt à parler, & l’autre à écouter.

Elmire veut savoir de Tartufe si Orgon a effectivement projetté de lui donner Marianne. Tartufe est amoureux d’Elmire, & brûle de le lui dire. Ils se trouvent ensemble ; Tartufe croit avoir trouvé l’occasion favorable : il cherche, par de légeres galanteries, à faire naître l’instant de placer sa déclaration : il se présente, il le saisit bien vîte, & débite d’un seul trait cette tirade.

ACTE III. Scene III.

Tartufe.

L’amour qui nous attache aux beautés éternelles,
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles.
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles.
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, & les cœurs transportés :
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’un ardent amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
D’abord j’appréhendois que cette ardeur secrete
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
Et c’est ce qui me fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;
Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude :
De vous dépend ma peine, ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.

Est-il dans la nature que Tartufe s’interrompe lui-même pour donner le temps à Elmire de lui imposer silence ? au contraire, il doit trembler qu’on ne lui permette pas d’achever sa déclaration, & de présenter sous un aspect agréable tout ce qui peut la faire recevoir favorablement ; il ne doit s’arrêter précisément que lorsqu’il demande une réponse positive.

Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.

Est-il naturel, d’un autre côté, qu’Elmire interrompe Tartufe ? Encore moins. La surprise qu’elle ressent, ou celle qu’elle doit affecter, jointe à l’intérêt qu’elle a de connoître à fond un traître, tout lui impose silence pendant cette premiere tirade, qui est très fort dans la nature. Il en est ainsi de la seconde. Tartufe, enhardi par une réponse adroite qui semble lui promettre un sort heureux, doit se livrer, comme il fait, & présenter avec volubilité, dans une tirade plus longue que la premiere, tout ce qu’il croit capable d’excuser son audace, & de la faire préférer à tout autre. Elmire, conformément à sa situation, à ses desseins, à ses intérêts, doit l’écouter plus patiemment que la premiere fois.

Qu’on ne m’accuse point d’avoir de l’humeur contre le dialogue coupé. Je suis d’un sentiment bien opposé à celui de nos Modernes, qui pensent avoir fait des merveilles, quand ils ont enfanté quelques tirades bien quarrées, bien compassées, bien toisées. Mais mon goût, ou celui du siecle, ne fait rien à la chose : c’est le caractere des interlocuteurs, & leur situation, qui doivent alonger ou raccourcir les couplets ; &, d’après cette regle, dictée par la raison, je critique ce que la plupart des comédiens, grands amateurs de tirades, parcequ’elles sont toujours applaudies par le grand nombre, ont ajouté après la mort de Moliere à la cinquieme scene du troisieme acte de l’Avare, & qu’on débite hardiment sur le premier Théâtre de l’Europe, qu’on trouve même dans les mauvaises éditions.

Harpagon demande à Maître Jacques ce qu’il faudra pour un souper qu’il veut donner à sa maîtresse. Voici ce qu’on fait répondre à Maître Jacques.

Eh bien, il faudra quatre grands potages bien garnis, & cinq assiettes d’entrées : potage bisque, potage de perdrix aux choux verds, potage de santé, potage de canards aux navets : entrées, fricassées de poulets, tourte de pigeonneaux, ris de veau, boudin blanc, & morilles.

Harpagon.

Que diable ! voilà pour traiter toute une ville !

Maitre Jacques.

Rôt dans un grandissime bassin en pyramide : une grande longe de veau de riviere, trois faisands, trois poulardes grasses, douze pigeons de voliere, douze poulets de grain, six lapreaux de garenne, douze perdreaux, douze douzaines de cailles, trois douzaines d’ortolans.

Est-il raisonnable qu’Harpagon, un mortel qui a tant d’aversion pour le mot de donner, qu’il ne dit jamais je vous donne, mais je vous prête le bon jour ; est-il naturel, dis-je, que cet homme écoute patiemment tout ce que dit Maître Jacques ? Non, sans doute, puisque chaque mot doit porter un coup mortel au cœur de notre avare.

L’on croit avoir ajouté au plaisant, en forçant Harpagon à mettre fort long-temps la main devant la bouche de Maître Jacques pour l’empêcher de parler, & l’on a écarté le bon comique, inséparable de la vraisemblance, pour substituer à sa place la farce la plus plate. Comparons ce que Moliere a fait réellement avec ce dont on l’a gratifié. Voici ce qu’il y a dans les bonnes éditions :

Eh bien, il faudra quatre grands potages, & cinq assiettes.... Potages, entrées....

Harpagon.

Que diable ! voilà de quoi traiter toute une ville entiere !

Cette exclamation d’Harpagon n’est-elle pas plus comique, & ne peint-elle pas mieux son caractere après les seuls mots de potages & d’entrées, qu’après une longue énumération de superfluités qui feroient dire la même chose à toute autre personne qu’un avare ? Continuons.

Maître Jacques.

Rôt....

Harpagon, mettant la main sur la bouche de Maître Jacques.

Ha ! traître, tu manges tout mon bien !

Comme ce dernier trait est vigoureux ! comme ce coup de pinceau est fort & expressif après le seul mot de rôt ! comme il est affoibli par le détail d’une infinité de choses qui peuvent alarmer effectivement tout homme qui ne sera pas prodigue ! Il faut être bien possédé du démon des tirades pour avoir imaginé ces deux-là ! Elles effacent non seulement les traits les mieux caractérisés du principal personnage, elles ôtent encore tout le sel du reste de la scene. La réponse de Valere, qui prend le parti d’Harpagon, & qui dit à Maître Jacques qu’on n’invite pas les gens pour les assassiner à force de mangeaille ; que rien n’est plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès ; que pour se bien montrer ami des gens que l’on invite, il faut les traiter avec frugalité ; & que, suivant le dire d’un Ancien, il faut manger pour vivre, & non pas vivre pour manger : tout cela cesse d’être comique, si Maître Jacques y a donné lieu, & si l’on ne voit pas que c’est la flatterie, & non le bon sens, qui le fait dire à Valere 28.

Quand la situation d’une scene laisse à l’Auteur la liberté de couper son dialogue, ou de ne pas le couper, je l’exhorte à ne point hésiter. Une chose trop simple par elle-même peut être rendue beaucoup plus piquante, sans autre secours que celui d’un dialogue coupé.

Pour faire sentir à mes Lecteurs la vérité de ce que je dis, je crois très à propos de comparer une partie de la seconde scene du Phormion de Térence, avec une partie de la seconde scene des Fourberies de Scapin de Moliere. La situation est la même, les personnages disent à-peu-près la même chose, puisque Moliere n’a presque fait, en cet endroit, que copier Térence : toute la différence consistera donc dans l’art de dialoguer.

Ecoutons Térence, qui nous parle par la bouche de Géta & de Dave.

ACTE I. Scene II.

Géta.

Notre jeune maître Antiphon ne fit rien de mal les premiers jours. Pour Phédria, son pere ne fut pas plutôt parti, qu’il trouva une certaine chanteuse dont il devint fou. Cette fille étoit chez un marchand d’esclaves, le plus infame coquin du monde. Nous n’avions rien à donner, nos vieillards y avoient mis bon ordre. Notre jeune amoureux n’avoit donc d’autre consolation que de repaître ses yeux, de suivre sa maîtresse, & de l’accompagner quand elle alloit chez ses maîtres de musique, & de la ramener chez elle. Et nous, qui n’avions rien de meilleur à faire, nous suivions ordinairement Phédria. Vis-à-vis du lieu où cette fille alloit prendre ses leçons, il y avoit une boutique de barbier ; c’étoit là que nous attendions qu’elle sortît pour s’en retourner. Un jour que nous y étions, nous voyons arriver tout d’un coup un jeune homme qui pleuroit ; cela nous surprend, nous demandons ce que c’est. Jamais, dit-il, la pauvreté ne m’a paru un fardeau si insupportable que présentement. Je viens de voir par hasard dans ce voisinage une jeune fille qui pleure sa mere qui vient de mourir ; elle est près du corps, & elle n’a ni parents ni amis, personne enfin qu’une pauvre vieille qui lui aide à faire ses funérailles : cela m’a fait une grande compassion : cette fille est d’une beauté charmante. Que te dirai-je davantage, Davus ? Nous fûmes tous touchés de ce discours, & Antiphon prenant d’abord la parole : voulez-vous, dit-il, que nous allions voir ? Un autre dit, je le veux, allons, menez-nous, je vous prie. Nous allons, nous arrivons, nous voyons. Qu’elle étoit belle ! Cependant, imagine-toi, Davus, qu’elle n’avoit pas la moindre chose qui pût relever sa beauté. Ses cheveux étoient en désordre, ses pieds nus ; la douleur étoit peinte sur son visage, un torrent de larmes couloit de ses yeux, elle n’avoit que de méchants habits ; enfin elle étoit faite de maniere, que si elle n’avoit eu un fond de beauté à toute sorte d’épreuves, tant de choses n’auroient pas manqué de l’éteindre & de l’effacer. Celui qui aimoit la chanteuse, dit seulement : elle est assez jolie, vraiment ! Mais son frere....

Davus.

Je vois cela d’ici, il en devint amoureux dès le moment.

Géta.

Sais-tu avec quelle fureur ? Vois jusqu’où alla sa folie. Dès le lendemain il va trouver la vieille dont je t’ai parlé, il la prie de lui faire voir cette fille : elle le refuse, & lui représente qu’il a des desseins fort injustes ; que cette fille est citoyenne d’Athenes ; qu’elle est bien élevée ; qu’elle est de bonne famille ; que s’il veut l’épouser, les loix lui en faciliteront les moyens, & que s’il a d’autres intentions, elle ne peut plus l’entendre ni le voir.

Voici présentement comment Moliere fait parler Octave, Silvestre & Scapin sur le même sujet.

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

ACTE I. Scene II.

Octave.

Quelque temps après, Léandre fit rencontre d’une jeune Egyptienne, dont il devint amoureux. . . . . . . . . . . . . . . .

Un jour que je l’accompagnois pour aller chez les gens qui gardent l’objet de ses vœux, nous entendîmes dans une petite maison d’une rue écartée quelques plaintes mêlées de beaucoup de sanglots. Nous demandons ce que c’est ; une femme nous dit en soupirant, que nous pouvions voir là quelque chose de pitoyable en des personnes étrangeres, & qu’à moins d’être insensibles, nous en serions touchés.

Scapin.

Où est-ce que cela nous mene ?

Octave.

La curiosité me fit presser Léandre de voir ce que c’étoit. Nous entrons dans une salle ou nous voyons une vieille femme mourante, assistée d’une servante qui faisoit des regrets, & d’une jeune fille qui fondoit en larmes, la plus belle & la plus touchante qu’on puisse jamais voir.

Scapin.

Ah ! ah !

Octave.

Une autre auroit paru effroyable en l’état où elle étoit ; car elle n’avoit pour habillement qu’une méchante petite jupe, avec des brassieres de nuit, qui étoient de simple futaine ; & sa coeffure étoit une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissoit tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules : & cependant, faite comme cela, elle brilloit de mille attraits ; & ce n’étoit qu’agréments & que charmes que toute sa personne.

Scapin.

Je sens venir les choses.

Octave.

Si tu l’avois vue, Scapin, en l’état que je dis, tu l’aurois trouvée admirable.

Scapin.

Oh, je n’en doute point, &, sans l’avoir vue, je vois bien qu’elle étoit tout-à-fait charmante !

Octave.

Ses larmes n’étoient point de ces larmes désagréables qui défigurent un visage : elle avoit à pleurer une grace touchante, & sa douleur étoit la plus belle du monde.

Scapin.

Je vois tout cela.

Octave.

Elle faisoit fondre chacun en larmes en se jettant amoureusement sur le corps de cette mourante, qu’elle appelloit sa chere mere ; & il n’y avoit personne qui n’eût l’ame percée de voir un si bon naturel.

Scapin.

En effet, cela est touchant, & je vois bien que ce bon naturel-là vous l’a fait aimer.

Octave.

Ah ! Scapin, un barbare l’auroit aimée !

Scapin.

Assurément. Le moyen de s’en empêcher ?

Octave.

Après quelques paroles, dont je tâchai d’adoucir la douleur de cette charmante affligée, nous sortîmes de là ; & demandant à Léandre ce qu’il lui sembloit de cette personne, il me répondit froidement qu’il la trouvoit assez jolie. Je fus piqué de la froideur avec laquelle il m’en parloit, & je ne voulus point lui découvrir l’effet que ses beautés avoient fait sur mon ame.

Silvestre, à Octave.

Si vous n’abrégez ce récit, nous en voilà pour jusqu’à demain. Laissez-le-moi finir en deux mots. (A Scapin.) Son cœur prend feu dès ce moment ; il ne sauroit plus vivre qu’il n’aille consoler son aimable affligée. Ses fréquentes visites sont rejettées de la servante, devenue la gouvernante par le trépas de la mere. Voilà mon homme au désespoir. Il presse, supplie, conjure ; point d’affaire. On lui dit que la fille, quoique sans bien & sans appui, est de famille honnête ; & qu’à moins que de l’épouser, on ne peut souffrir ses poursuites. Voilà son amour augmenté par les difficultés. Il consulte dans sa tête, agite, renonce, balance, prend sa résolution : le voilà marié avec elle depuis trois jours.

Certainement tous les connoisseurs, après avoir convenu que la coupe du dialogue fait la seule différence de ces deux scenes, donneront la préférence à la derniere, & avoueront qu’elle est beaucoup plus comique. C’est assez parler du dialogue coupé. Passons présentement au dialogue rapide.

La rapidité du dialogue consiste, dit-on, à faire répondre juste, vîte & en peu de mots, chaque personnage à ce qu’on lui demande. Un Auteur comique a besoin d’un art infini, d’une connoissance très profonde du théâtre & du cœur humain, pour savoir distinguer les situations qui veulent qu’un interlocuteur réponde prestement aux questions qu’on lui fait, ou à celles qui exigent au contraire que l’interlocuteur hésite, & fasse long-temps attendre une réponse positive. Il faut toujours que la Nature lui serve de guide.

Dans le Distrait de Regnard, le dialogue du commencement de la premiere scene est très rapide.

ACTE I. Scene I.

VALERE, Madame GROGNAC.

Valere.

Quoi ! toujours opposée à toute une famille ?

Madame Grognac.

Oui.

Valere.

Vous ne voulez point marier votre fille ?

Mad. Grognac.

Non.

Valere.

Quand on vous en parle, on vous met en courroux.

Mad. Grognac.

Oui.

Valere.

Vous ne prendrez point des sentiments plus doux ?

Mad. Grognac.

Non.

Valere.

Fort bien ! non, oui, non : beau discours ! Vos repliques
Me paroissent, pour moi, tout à fait laconiques.

La rapidité du dialogue sied très bien dans cette scene. Les reparties vives, positives & nettes de Madame Grognac établissent son caractere brusque ; & ses monosyllabes deviennent comiques.

Tout au contraire, quand, dans le Philosophe marié, Géronte arrive, qu’il voit son neveu occupé à égayer sa philosophie sur la joue de Céliante & de Mélite, & qu’il lui demande qui sont ces créatures, il n’est pas naturel qu’Ariste fasse une réponse claire, positive & breve à son oncle : le plaisant de la scene consiste au contraire à voir les efforts que fait le neveu pour éluder la fâcheuse question de l’oncle.

ACTE II. Scene VI.

Géronte.

Qui sont ces créatures ?

Ariste.

Mon oncle, s’il vous plaît, supprimez les injures.
Ce sont.....

Géronte.

Quoi ?

Ariste, à part.

Je ne sais que lui dire.

Géronte.

Morbleu,
Achevez donc.

Ariste.

Et vous, modérez votre feu.
Je vous l’ai dit cent fois, votre bile s’échauffe.....

Géronte.

Vous êtes un frippon, Monsieur le Philosophe.
Vous voulez éluder un éclaircissement ;
Mais il faut me répondre, & positivement.

Ariste.

Oui, je vous répondrai, la chose m’est facile.
Mais je voudrois vous voir d’une humeur plus tranquille.

Géronte.

Ventrebleu !

Ariste.

Doucement, ou je ne dirai mot.
Il faut....

Géronte.

Prétendez-vous me traiter comme un sot ?

Ariste.

Non, vous avez, mon oncle, un esprit vif & juste ;
Vous jouissez encor d’une santé robuste ;
Vous avez de gros biens.

Géronte.

Ha !

Ariste.

Vous êtes d’un sang
Qui peut vous égaler aux gens du plus haut rang.

Géronte.

Répondez-moi.

Ariste.

De plus, vous avez l’avantage
De n’avoir point d’enfant, de goûter le veuvage...

Géronte.

Au fait.

Ariste.

Et de jouir de cette liberté
Qui des gens de bon sens fait la félicité.

Géronte.

Bourreau !

Ariste.

Votre neveu vous respecte & vous aime.
Cependant au milieu de ce bonheur extrême.....

Géronte.

Ce traître de neveu qui m’aime & me chérit,
Par son maudit caquet me fait tourner l’esprit.

Ariste.

Mais....

Géronte.

Dis encore un mot, & je te déshérite.

Ariste.

Je m’en vais, puisqu’enfin mon discours vous irrite.

Géronte.

Non, il faut m’éclaircir, & m’apprendre à l’instant
Qui sont ces belles.

Ariste.

Soit ; je vous rendrai content.
Elles sont sœurs.

Géronte.

Ensuite ?

Ariste, ayant un peu rêvé.

Elles sont de Bretagne.

Géronte.

Fort bien.

Ariste.

Elles partoient pour aller en campagne,
Et fort innocemment.... je leur disois adieu,
Quand vous êtes venu nous surprendre en ce lieu.
Voilà tout.

Le public jouit de l’embarras d’Ariste & de l’impatience de Géronte tant que dure le débat.

Il est encore un moyen pour répandre sur cette derniere espece de dialogue un sel beaucoup plus piquant, & un intérêt bien plus considérable ; c’est celui de faire partager au public, & l’embarras d’un interlocuteur, & l’impatiente curiosité de l’autre. Je prends mon exemple dans l’Ecole des Femmes de Moliere.

ACTE II. Scene VI.

Agnès.

Oh, tant ! Il me prenoit & les mains, & les bras,
Et de me les baiser il n’étoit jamais las.

Arnolphe.

Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ?
(La voyant interdite.)
Ouf.

Agnès.

Hé ! il m’a....

Arnolphe.

Quoi ?

Agnès.

Pris....

Arnolphe.

Hé !

Agnès.

Le....

Arnolphe.

Plaît-il ?

Agnès.

Je n’ose :
Et vous vous facherez peut-être contre moi.

Arnolphe.

Non.

Agnès.

Si fait.

Arnolphe.

Mon Dieu non.

Agnès.

Jurez donc votre foi.

Arnolphe.

Ma foi, soit.

Agnès.

Il m’a pris.... Vous serez en colere ?

Arnolphe.

Non.

Agnès.

Si.

Arnolphe.

Non, non, non, non. Diantre, que de mystere !
Qu’est-ce qu’il vous a pris ?

Agnès.

Il....

Arnolphe, à part.

Je souffre en damné,

Agnès.

Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné.
A vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.

Arnolphe, reprenant haleine.

Passe pour le ruban.

Si le spectateur étoit du secret, comme dans le Philosophe marié, s’il savoit ce qu’Horace a pris à Agnès, cette scene seroit bien moins plaisante, & les réponses d’Agnès seroient attendues avec bien moins d’intérêt.

Le dialogue doit être précis : voilà le mot. L’art de lui donner cette qualité consiste non seulement à le couper, ou non, à propos, à le rendre plus ou moins rapide, selon les circonstances : il consiste encore à ne pas faire parler un personnage lorsqu’il n’a rien à dire. N’est-il pas ridicule, par exemple, que, dans les Folies amoureuses, Crispin interrompe, par des quolibets, la conversation de deux amants qui ne se sont pas vus depuis très long-temps, & qui par conséquent ont cent choses intéressantes à se dire ?

ACTE II. Scene III.

Eraste, amant d’Agathe, la voit avec Albert, son vieux rival ; il feint de ne pas la connoître : il tâche cependant de lui exprimer ses sentiments de façon que le jaloux ne s’apperçoive point de leur intelligence. Il dit fort galamment, en regardant tendrement Agathe :

Eraste.

Attiré par l’aspect & le frais de ces lieux,
Je viens y respirer un air délicieux.

Albert, qui tremble à l’approche de tout homme, & qui craint sans cesse qu’on lui enleve sa maîtresse, répond brusquement :

Albert.

Vous vous trompez, Monsieur ; l’air qu’ici l’on respire,
Est tout à fait mal-sain. Je dois même vous dire
Que vous ferez fort mal d’y demeurer long-temps,
Et qu’il est dangereux & mortel aux passants.

Agathe, instruite par l’amour bien mieux qu’Albert ne l’est par la jalousie, répond ingénieusement :

Agathe.

Hélas ! rien n’est plus vrai. Depuis que j’y respire,
Je languis nuit & jour dans un cruel martyre.

Le dialogue est très bien monté sur ce ton, & le spectateur desire de le voir continuer par trois personnages rendus très intéressants par la situation, quand Crispin vient platement l’interrompre par cette balourdise :

Crispin.

Que l’on me donne à moi toujours du même vin
Que celui que notre Hôte a percé ce matin,
Et je défie ici toux, fievre, apoplexie,
De pouvoir de cent ans attenter à ma vie.

L’on rit à ces quatre vers ; mais les gens sensés sont fâchés de les voir là : ils ne sont pas du tout à leur place.

Un Auteur qui veut se piquer de précision, doit encore savoir sacrifier son esprit au bon goût, & se priver du plaisir de faire dire à ses interlocuteurs de jolies choses, à moins qu’elles ne tiennent tout-à-fait au sujet, à l’action, à la scene. Je pourrois citer ici nombre d’exemples qui trouveront mieux leur place dans l’article où il sera question du juste embonpoint des pieces, des scenes, du dialogue. Autant que je pourrai, j’épargnerai à mes Lecteurs des répétitions ennuyeuses pour lui & pour moi.

Enfin il en est du dialogue comme de la diction, à laquelle il tient si bien, qu’on les a souvent confondus : il doit prendre, comme elle, le caractere des interlocuteurs, de leur état, de leur situation, de leurs passions, de leurs intérêts. Voilà la regle que les bons Auteurs ont puisée dans la nature, dans le cœur humain, & qu’ils se sont imposée : ils ont mieux fait ; ils ont oublié leur cabinet, le théâtre, leur esprit sur-tout ; ils se sont mis à la place de leurs personnages, ils se sont bien pénétrés de leur situation, & ils ont coupé, pressé, ralenti leur dialogue en conséquence.