(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIII. De la liaison des Scenes. » pp. 250-260
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIII. De la liaison des Scenes. » pp. 250-260

CHAPITRE XIII.
De la liaison des Scenes.

Puisqu’on ne peut représenter sur le théâtre qu’une seule action sensible, il est raisonnable de ne pas séparer les petites parties qui la composent, de ne point désunir les actions particulieres des personnages qui concourent à l’action principale. C’est assez que les entr’actes les détachent, encore n’est-ce qu’aux yeux du spectateur seulement. Je prouverai, quand il en sera temps, que l’action principale marche, ou du moins doit marcher, lorsque le théâtre reste vuide par l’intervalle qu’on met entre les entr’actes.

Les scenes doivent être liées de façon à satisfaire en même temps l’esprit & les yeux du spectateur ; l’esprit, par la continuité de l’action ; les yeux, par la présence continue des acteurs, qui, en se relevant mutuellement, en se succédant les uns aux autres, doivent sans relâche parer le théâtre. Toutes les scenes qui ne tiennent pas l’une à l’autre par ce double nœud, ont une liaison vicieuse.

Plusieurs Dramatiques ont manqué à ces deux regles en même temps ; le Théâtre Espagnol, l’Anglois & l’Italien fourmillent d’exemples : le nôtre, graces au mauvais goût, n’en manque point ; nous ne les citerons pas. Il est des fautes si grossieres, qu’elles ne méritent pas d’être relevées. A quoi cela serviroit-il ? on peut les appercevoir & les éviter sans autre lumiere que le sens commun.

Nous avons des Auteurs qui, à la vérité, n’ont pas manqué en même temps à l’une & à l’autre regle : ils ont lié leurs scenes par la présence continue des acteurs ; mais ils ont péché contre la plus essentielle en ne les unissant pas par la continuité de l’action. Je ne m’étendrai pas encore sur un défaut qu’entraînent toutes les scenes épisodiques, mes réflexions se trouveront tout naturellement enchassées dans l’article où il sera question des épisodes. Je veux me répéter le moins qu’il me sera possible ; ce qui n’est pas facile, vu la nature de mon ouvrage.

Passons donc aux liaisons qui pechent contre la présence continue des acteurs ; ouvrons tous les Théâtres étrangers, même celui du célebre Goldoni, & nous y trouverons mille exemples : nous en trouverons sur-tout dans les pieces où l’unité du lieu n’est pas observée ; tant il est vrai que toutes les parties de la comédie se tiennent & se servent mutuellement. Le Théâtre de Hauteroche fourmille de ces fautes ; & si je cherchois bien, j’en trouverois peut-être dans Moliere. Son tour viendra : il vaut mieux commencer par le justifier d’une faute qu’on lui attribue, parceque Thomas Corneille 31 l’a faite en versifiant son Festin de Pierre.

ACTE III. Scene IV.

Dom Juan voit dans le lointain trois hommes qui en attaquent un seul ; il vole à son secours. Sganarelle reste seul sur le théâtre, & dit :

Voilà l’humeur de l’homme ! Où s’en va-t-il courir ?
S’aller faire échiner sans qu’il soit nécessaire !
Quels grands coups il alonge ! Il faut le laisser faire.
Le plus sûr cependant est de m’aller cacher :
S’il a besoin de moi, qu’il vienne me chercher.

Scene V.

DOM CARLOS, DOM JUAN.

Dom Carlos.

Ces voleurs par leur fuite ont fait assez connoître,
Qu’où votre bras se montre on n’ose plus paroître ;
Et je ne puis nier qu’à cet heureux secours,
Si je respire encor, je ne doive mes jours.
Ainsi, Monsieur, souffrez que je vous rende grace.

Voit-on le moindre fil qui lie, qui enchaîne ces deux scenes ? Aucun. Le théâtre reste nécessairement vuide tout le temps que Dom Juan emploie à expédier ses adversaires, à terminer l’affaire, & à revenir, de l’endroit où il se battoit, sur la scene. Si les acteurs qui représentent Dom Juan & Dom Carlos paroissent avant le temps qu’il faut à-peu-près pour faire ce que je viens de dire, c’est une faute qu’ils font pour diminuer celle de l’Auteur.

Prouvons à présent que ce défaut n’est pas dans l’original, par l’original lui-même.

ACTE III. Scene III.

DOM JUAN, SGANARELLE.

Sganarelle.

Ah, Monsieur ! quel bruit ! quel cliquetis !

Dom Juan, regardant dans la forêt.

Que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ! La partie est trop inégale ; & je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

(Il met l’épée à la main, & court au lieu du combat.)

Scene IV.

Sganarelle, seul.

Mon maître est un vrai enragé d’aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas. Mais, ma foi, le secours a servi, & les deux ont fait fuir les trois.

Scene V.

DOM JUAN, DOM CARLOS, SGANARELLE au fond du théâtre.

Dom Carlos, remettant son épée.

On voit par la fuite de ces voleurs, de quel secours est votre bras. Souffrez, Monsieur, que je vous rende graces d’une action si généreuse.

On voit que Sganarelle ne quitte pas la scene, & que le théâtre reste toujours occupé.

Laisser le théâtre vuide est une grande maladresse de la part d’un Auteur ; & s’il est plus mal de blesser l’esprit que les yeux, du moins la faute est-elle beaucoup moins dangereuse : elle ne peut être critiquée que par la réflexion, ou par un petit nombre de connoisseurs ; l’autre frappe sur-le-champ l’habile homme & l’ignorant, la femme instruite ou celle qui ne sait faire que des nœuds, l’orchestre même, qui, accoutumé à partir lorsqu’il ne voit plus d’acteur sur la scene, a souvent partagé un acte par une ariette, & fait en musique la critique la plus sanglante.

Puisque l’idée de l’orchestre m’est venue, & que j’ai résolu de me rendre intelligible à toutes sortes de personnes, je prétends que l’orchestre peut très bien faire connoître les scenes qui ne sont pas enchaînées l’une à l’autre : en conséquence faisons la preuve de la preuve même, & revenons pour cet effet au double exemple que j’ai cité plus haut.

Thomas Corneille fait dire à Sganarelle :

Quels grands coups il alonge ! Il faut le laisser faire.
Le plus sûr cependant est de m’aller cacher :
S’il a besoin de moi, qu’il vienne me chercher.

Dès ce moment-là l’orchestre peut partir. Rien ne lui annonce que des acteurs remplaceront celui qui sort, & sur-tout Dom Juan, qui, si l’on en croit son valet, est très occupé ailleurs. Tout au contraire, je défie le menétrier le plus machine, ou le plus adonné au vice chéri des Musiciens, d’avoir seulement l’intention de prendre son violon dans tout ce que j’ai cité de Moliere. Il s’ensuit donc clairement de là que deux scenes sont toujours mal liées quand, dans l’intervalle qui les sépare, l’orchestre est tenté de jouer.

Au lieu de parler d’orchestre, de violon, de menétrier, ce qui n’est rien moins qu’imposant, j’aurois pu faire ronfler le chant des Anciens, dire & prouver que leurs scenes n’étoient pas liées lorsqu’on pouvoit placer les chœurs dans l’intervalle, & ne citer en conséquence que des exemples tirés du Grec. Je me serois, par-là, donné, à très bon marché, un air d’érudition. Je crois l’avoir déja dit ; je n’écris pas pour les Savants : ils sont mieux instruits que moi.

Il y a tant de manieres de faire succéder les acteurs les uns aux autres, & de les renouveller sur le théâtre, qu’un Auteur n’est pas excusable lorsqu’il ne les fait pas servir à lier ses scenes.

Il y a des occasions, me dira-t-on, où l’acteur, ou bien les acteurs qui sont sur la scene, & qui vont la quitter, ne doivent pas voir ceux qui les remplacent. Comment lier la scene de ceux qui quittent le théâtre avec ceux qui y paroissent ? Comme ont fait Brueys 32 & Palaprat, dans le Muet, comédie en cinq actes, en prose, imitée de l’Eunuque de Térence.

ACTE II. Scene VIII.

Si le Capitaine qui est sur la scene voit le Chevalier qui va paroître déguisé en muet, tout est perdu. Frontin le sent, fait sentinelle au bout de la coulisse, & dit au Chevalier de ne paroître qu’après la sortie du Capitaine.

Frontin.

N’entrons pas encore chez elle, laissons sortir le Capitaine.

Le Chevalier.

Le voilà sorti, allons.

Moyennant cette petite précaution de l’Auteur, le théâtre ne reste point vuide, parcequ’on a vu Frontin avant que d’avoir perdu de vue le Capitaine.

On répliquera encore, & la réplique sera juste, qu’il est des circonstances dans lesquelles l’acteur, ou les acteurs qui arrivent sur la scene, ne doivent pas voir tous ceux qui en sortent ou ne doivent pas se trouver avec eux, soit pour leur propre intérêt ou pour celui de l’Auteur. A cela il n’y a qu’à changer peu de chose à l’expédient, & annoncer l’arrivée de ceux qui vont paroître, par leurs cris, ou par la bouche de ceux qui sortent. D’Ancourt a eu recours à ce double moyen dans le Tuteur, comédie en un acte, en prose.

Angélique est persécutée par M. Bernard son tuteur, qui veut l’épouser, & Lisette sa suivante, par Lucas, fermier de M. Bernard. Dorante, amant d’Angélique, se déguise en peintre, l’Olive son valet, en jardinier, pour s’introduire chez le tuteur ; ils y réussissent.

Angélique & Lisette disent à leurs vieux adorateurs que le peintre & le jardinier leur ont demandé un rendez-vous ; qu’elles ont feint de vouloir s’y rendre. Elles les exhortent à prendre des habits de femme, & à y aller eux-mêmes, pour confondre les téméraires. Le peintre & le jardinier les rossent, en feignant de vouloir punir la coquetterie des femmes. C’est dans ce moment que la soubrette & la maîtresse, ne voulant pas assister à la cérémonie crainte de la troubler, prennent la fuite, & cedent la place aux personnages qui se sont déja annoncés par leurs cris.

Scene XX.

M. Bernard & Lucas, derriere le théâtre.

Haie, haie, haie, à l’aide !

Angélique.

J’entends du bruit, Lisette.

Lisette.

Oui, Madame, on applique le remede ; il faut lui donner le temps d’opérer : rentrons dans le logis.

M. Bernard.

Au secours, au secours.

Lucas.

A l’aide, à l’aide.

Mais si l’Auteur a des raisons pour que l’acteur, ou les acteurs actuellement en scene, pour que celui ou ceux qui doivent leur succéder, ne se voient ni les uns ni les autres, ou ne se rencontrent pas ensemble, ce qui est à-peu-près égal, à quel moyen avoir recours ? A celui qu’on ne connoît que trop, & qu’on emploie sans le moindre art, quoiqu’il en demande beaucoup. Il faut nécessairement préparer & amener d’un peu loin un autre personnage, qui, à l’aide d’un monologue, mette une distance vraisemblable entre les personnes qui ne doivent pas se trouver ensemble. Mais il faut sur-tout que le monologue & celui qui le fait tiennent à la piece, sans quoi le remede est pire que le mal.

On dit, dans les Fourberies de Scapin, au bon Géronte, que son fils Léandre a fait des fredaines, qu’on le tient de Scapin lui-même. Géronte trouve son fils, le querelle sans lui dire précisément pourquoi, parcequ’il ne le sait pas, & lui dit, en sortant, que Scapin a donné de ses nouvelles. Léandre, furieux contre son valet, fait ce monologue :

ACTE II. Scene IV.

Léandre, seul.

Me traiter de cette maniere ! Un coquin, qui doit, par cent raisons, être le premier à cacher les choses que je lui confie, est le premier à les aller découvrir à mon pere ! Ah ! je jure le ciel que cette trahison ne demeurera pas impunie !

Scapin arrive ; Léandre met l’épée à la main & veut la passer au travers du corps de son valet, s’il ne lui avoue la perfidie qu’il lui a faite. L’ignorance de Scapin sur l’espece de perfidie qu’on lui reproche, lui arrache une infinité d’aveux plus plaisants les uns que les autres.

Il est clair que si le valet & le vieillard s’étoient trouvés ensemble, ils se seroient expliqués. Plus de confession générale par conséquent. Moliere a paré le coup, en séparant la sortie du pere & l’arrivée du fourbe, par un monologue qui tient à l’action générale, & à celle des deux scenes qu’il lie.

Quel dommage que nous eussions perdu la confession du célebre Scapin ! J’aimerois mieux l’avoir faite, que la confession d’un fat, la confession du Comte de, &c.

La meilleure façon pour lier les scenes, est de préparer à la fin de chacune, comme je l’ai dit plus haut dans le chapitre des Scenes, ce qu’on doit voir dans la scene suivante, & d’y annoncer les acteurs qui y paroîtront. De cette façon les événements & les acteurs se succedent mutuellement, sans laisser le théâtre vuide, sans laisser refroidir l’action ; & l’Auteur, d’incident en incident, de personnage en personnage, file chaudement une intrigue, & tient continuellement en arrêt l’attention, l’intérêt & la curiosité du public.

Un acte composé de scenes liées ainsi, sans le secours d’aucune liaison forcée, seroit brillant.

Il est bon de remarquer que si la regle ordinaire exige qu’on annonce l’arrivée d’un acteur & le sujet de sa scene, l’art demande quelquefois le contraire ; c’est lorsque l’Auteur veut ménager une liaison de surprise. Nous en avons un exemple dans le Philosophe Marié.

ACTE II. Scene V.

Ariste.

Et moi, pour vous montrer à quel point j’en enrage,
Je vais dans mon transport vous baiser toutes deux.

Céliante.

Le traître !

Mélite.

Il nous trompoit.

Ariste.

Oui, vous comblez mes vœux.
(Il les embrasse l’une après l’autre. Géronte qui entre dans le moment s’arrête pour contempler Ariste.)

Géronte.

Appuyez, mon neveu ; vous faites des merveilles.

Le Philosophe est consterné, les deux sœurs fuient épouvantées, & les spectateurs rient. Un mot qui eût annoncé l’arrivée de Géronte, auroit détruit l’embarras des uns & le plaisir des autres.

Regle générale ; les liaisons de surprise ne peuvent jamais laisser du vuide sur la scene, puisqu’elles tendent toujours à surprendre quelqu’un des personnages qui l’occupent ; & loin d’en laisser dans l’action, elles redoublent sa vivacité.

J’ai fait entendre plus haut que les Auteurs, à force d’user de la permission qu’on a de lier des scenes par des monologues, en abusent enfin, & ne font bien souvent que des monologues de remplissage. Quelques pieces de ma connoissance en ont presque autant que de scenes dialoguées. Croiroit-on les monologues sans difficultés, ou plus séduisants & plus propres à la marche d’un drame ? quelle erreur ! Passons à l’article qui les regarde.