(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIV. Des Monologues. » pp. 261-273
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIV. Des Monologues. » pp. 261-273

CHAPITRE XIV.
Des Monologues.

Les Monologues ont leurs critiques & leurs partisans. Les uns les bannissent totalement du théâtre, les autres au contraire se passionnent pour eux, les aiment tous, & viennent aux François pour un madrigal en monologue, à peu près comme on va aux Italiens pour une ariette.

Aimez-vous la muscade ? on en a mis par-tout33.

Je vais mettre sous les yeux du lecteur tout ce que les ennemis & les défenseurs outrés du monologue disent pour & contre ; je risquerai mon sentiment sur les raisons que les uns & les autres porteront, & le public décidera.

« Les monologues servent à lier les scenes, bannissent la monotonie d’une piece qu’un dialogue continuel rendroit trop uniforme. Il est quelquefois fort agréable de voir un homme qui se livre tout entier, & nous ouvre le fond de son ame ; de l’entendre parler hardiment de ses affaires les plus secretes, & nous faire part de tous ses projets. D’ailleurs un Auteur, moins gêné dans un monologue, peut plus librement se livrer à la gaieté, y faire dire des choses plus amusantes, y faire faire des lazzis plus agréables que dans une scene dialoguée, dans laquelle les personnages doivent être occupés à répondre prestement aux questions qu’ils se font mutuellement ».

Les monologues, dites-vous, servent à lier les scenes : d’accord. Mais si le monologue ne tient pas à l’action générale, s’il ne tient pas à l’action particuliere des deux scenes qu’il sépare, & ne les enchaîne pas ensemble, il est défectueux. Ouvrez tous les théâtres, & vous en trouverez tant d’exemples, que je puis me dispenser d’en citer.

« Ils bannissent la monotonie d’une piece qu’un dialogue continuel rendroit trop uniforme ».

Cela est vrai : mais il faudroit les distribuer avec prudence, ne pas en mettre sans nécessité, & sur-tout ne pas en faire une trop grande quantité ; ou bien on a tout l’air d’avoir travaillé ses scenes principales avant que d’avoir dressé son plan, & de n’avoir fait ses monologues que comme autant de pieces de marqueterie ou de remplissage, pour les accrocher tant bien que mal les unes aux autres. Parcourons le Philosophe marié, de Destouches.

ACTE I. Scene I.

Monologue de trente-huit vers, dans lequel Ariste fait l’exposition de la piece.

Scene II.

Damon, Ariste.

Scene III.

Monologue de deux vers qu’Ariste débite pour que Lisette & Damon, qui n’ont rien à se dire, ne se rencontrent point.

Scene IV.

Lisette, Ariste.

Scene V.

Monologue, afin que Lisette qui va joindre Mélite, ne la voie point. C’est Mélite elle-même qui va paroître.

Scene VI.

Ariste, Mélite.

Scene VII.

Monologue pour finir l’acte comme il a commencé.

Ajoutez à ces quatre monologues qu’Ariste prononce tous dans un seul acte, huit autres qu’il y a encore dans le reste de la piece, vous conviendrez que l’Auteur en a été un peu trop libéral. Il y a tout lieu de croire que Destouches a fait les scenes les plus brillantes de son drame avant que d’être bien sûr de son plan général.

« Il est quelquefois fort agréable de voir un homme se livrer tout entier, & nous ouvrir le fond de son ame »....

D’accord. Mais il faut que nous soyons bien aises de lire dans le fond de cette ame.

« De l’entendre hardiment parler de ses affaires, & nous faire part de tous ses projets ».

Si ses affaires nous intéressent, si ses projets nous intriguent, tout cela est excellent ; sans quoi tout cela ne vaut rien.

« D’ailleurs un Auteur, moins gêné dans un monologue, peut plus librement se livrer à sa gaieté, y faire dire des choses plus jolies, y faire faire des lazzis plus agréables que dans une scene dialoguée ».

Si la gaieté de l’Auteur, si les choses agréables que l’acteur dit ou fait, ne tiennent pas au fond de la piece, ne nous apprennent pas des choses ou ne nous préparent pas à d’autres, la gaieté, les madrigaux, le jeu de théâtre, tout devient mauvais puisqu’il n’est pas à sa place.

Je vois d’ici un monologue qui est gai, dans lequel le personnage se livre, nous expose son affaire la plus pressante, ses projets, & les met en action ; qui fournit à lui seul plus de jeu théâtral que bien des pieces ; qui est très applaudi, sur-tout quand il est joué par un bon acteur ; & qui avec cela, toute réflexion faite, ne vaut rien. Il est dans la Coquette de Baron, comédie en prose, en cinq actes.

ACTE V. Scene VIII.

La Coquette, persécutée par une tante prude, desire qu’elle fasse quelques sottises pour se procurer des armes contre ses mauvais propos. Elle a déja entre ses mains une lettre amoureuse de la fausse prude, & elle l’engage à aller au bal à l’insu de son mari. Pasquin reste seul sur le théâtre, & s’amuse à s’enivrer.

Pasquin, seul.

Bonne petite vie, par ma foi ! Si l’oncle revenoit, cela seroit tout-à-fait drôle. Ce sont leurs affaires : la mienne est à présent de voir s’il n’y a point quelqu’une de ces bouteilles de trop. Voilà justement ce qu’il me faut. A vous, Monsieur Pasquin ! Monsieur, je vous suis fort obligé. Allons donc, point de façon, je suis votre serviteur : il faut que vous me fassiez raison de la santé que je viens de vous porter. Ah ! de tout mon cœur ! Buvez donc. Voilà un brave homme ! Ta, ra, ta, ta, le ra. Je suis un peu rond, franchement ; il ne faut point cependant le rebuter. A vos inclinations, Monsieur Pasquin. Ah ! il ne sera pas dit que M. Pasquin demeure court.

A quoi sert ce monologue ? A mettre un intervalle entre le départ de la prude pour le bal, & l’arrivée de son mari, qui sans cela auroit trouvé sa femme sur le théâtre, auroit dérangé la partie du bal, & la piece sur-tout. Mais d’ailleurs, que nous apprend-il ? & que nous annonce-t-il ? à quoi sert-il ? à quoi tient-il ? Pasquin y découvre ses inclinations bachiques, forme le projet de s’enivrer, & tient parole : à quoi tout cela sert-il ? à rien. Il est donc mauvais, sur-tout dans un cinquieme acte34.

Voilà, je crois, tout ce que je pouvois opposer aux apologistes outrés du monologue, & à ceux qui les trouvent tous bons, qui en veulent ou en mettent par-tout. Ecoutons maintenant leurs antagonistes.

« Premiérement les monologues ne sont pas dans la nature. Un extravagant comme Jodelet, Crispin, Dom Japhet ou Dandin, peut très bien se parler à lui-même ; mais un homme sensé ne le fait jamais. Et toutes les fois qu’on voit un homme dans les rues ou ailleurs qui parle seul, on dit, ou du moins on pense, voilà un fou ».

On ne pourroit pas mieux combattre les monologues si l’on n’avoit souvent remarqué qu’un homme vivement affecté d’un bonheur ou d’un malheur qui vient de lui arriver, se plaint où se félicite tout haut, qu’il fait des réflexions sur son état présent & à venir, tout le temps où, à force de sentir vivement, il est hors de lui-même.

Je cherche un monologue fait par un personnage qui éprouve tout ce que je viens de dire, & qui puisse me servir de triple exemple. Je le trouve dans le théâtre Anglois : il est dans le Timon ou le Misanthrope, piece en cinq actes, de Shakespeare.

Timon ruiné, abandonné ensuite par ses amis, trahi par sa maîtresse, fuit d’Athenes la rage dans le cœur, & la bêche à la main, travaille la terre pour y chercher de quoi vivre. C’est dans cette cruelle situation qu’il s’exprime ainsi :

ACTE III. Scene IV.

Le théâtre représente une forêt.

Timon, une bêche à la main.

Pere de la nature, Soleil ! attire à toi les humides exhalaisons des lieux les plus marécageux, infectes-en les airs, & fais les tomber sur Athenes. Purge le monde de flatteurs, & commence par elle.... Et toi, mere commune des humains, ô Terre ! ne te rends point rebelle à mes travaux ; ne ferme point ton sein à mes besoins : je n’y cherche que des racines.... Mais que vois-je ? de l’or !.... O Timon, tu n’as plus rien perdu !.... Non, métal enchanteur, non, funeste poison des vertus, tu m’as rendu trop malheureux pour me tenter encore ! Reste caché pour jamais aux regards des avides mortels !.... Qu’Athenes sache pourtant que Timon ne fut jamais plus opulent.... Quelqu’un vient. Chargeons-le d’en instruire le Sénat.

Osez dire que le monologue de Timon n’est pas dans la nature, je vous dirai hardiment que vous ne la connoissez pas.

« Secondement, les monologues ne peuvent pas être variés comme les dialogues, ils doivent tous se ressembler à quelque chose près ».

Erreur très grande ! ils varient, comme le dialogue, selon le caractere, la situation du personnage, & le génie de l’Auteur. Un homme animé par l’esprit de la vraie comédie, les différencie avec art, & sait jetter de la variété même dans un seul ; témoin celui-ci qui est dans l’Andrienne.

ACTE I. Scene IV.

Mysis, parlant à quelqu’un du dedans.

Mon dieu ! Archillis, il y a mille ans que je vous entends ; vous voulez que j’amene Lesbie ; cependant il est certain qu’elle est sujette à boire, qu’elle est étourdie, & qu’elle n’est pas ce qu’il faut pour qu’on puisse lui confier surement une femme à sa premiere grossesse : je l’amenerai pourtant.... (Se parlant.) Voyez un peu l’imprudence de cette vieille ! & tout cela parcequ’elles ont accoutumé de boire ensemble. O Dieu ! donnez, je vous prie, un heureux accouchement à ma maîtresse, & faites que si la sage-femme doit faire quelque faute, elle la fasse plutôt sur d’autres que sur elle. Mais d’où vient que Pamphile est si troublé ? Je crains fort ce que ce peut être. Je vais attendre ici, pour savoir si le trouble où je le vois ne nous apporte pas quelque sujet de tristesse.

Je voudrois qu’on mît plus souvent sur notre scene des monologues dans ce genre. Cette conversation qu’on feint d’achever avec quelqu’un du dedans les rend moins monotones, leur donne un air de vraisemblance, les raccourcit en quelque façon de tout ce que l’acteur est censé dire à un autre, & nous rend plus chaudement compte de ce qui se passe derriere la toile.

Il en est d’une autre espece, que Thalie a tort de ne pas voler à Melpomene. Ce sont ceux dans lesquels un personnage feint de regarder ce qui se passe dans le lointain, & en rend compte au spectateur. Il me semble qu’un monologue comique dans ce goût, seroit, tout comme dans la tragédie, plus ou moins intéressant, selon ce que l’acteur verroit35.

« Troisièmement, les monologues ralentissent l’action ».

Tout au contraire : quand ils se font à propos, ils lui donnent une marche infiniment plus rapide.

Valere, dans le Dépit amoureux, s’est marié secrètement Mascarille, son valet, craint que l’affaire n’éclate, & qu’on ne le punisse d’avoir gardé le secret : il nous apprend par un monologue, qu’il a tout révélé.

ACTE III. Scene I.

Mascarille, seul.

Le ciel par fois seconde un dessein téméraire,
Et l’on sort comme on peut d’une méchante affaire.
Pour moi, qu’une imprudence a trop fait discourir,
Le remede plus prompt où j’ai su recourir,
C’est de pousser ma pointe, & dire en diligence
A notre vieux patron toute la manigance.
Son fils, qui m’embarrasse, est un évaporé :
L’autre diable disant ce que j’ai déclaré,
Gare une irruption sur notre fripperie !
Au moins, avant qu’on puisse échauffer sa furie,
Quelque chose de bon nous pourra succéder,
Et les vieillards entre eux se pourront accorder.
C’est ce qu’on va tenter, & de la part du nôtre,
Sans perdre un seul moment, je m’en vais trouver l’autre.

Bannissez les monologues, Mascarille, qui n’a point de confident, sera obligé de dire sur le théâtre à son vieux maître toute l’histoire de son fils. La scene qu’ils auront ensemble sera certainement plus longue que le monologue, & fort ennuyeuse indubitablement, puisqu’elle répétera au spectateur ce qu’il sait déja.

Je vais plus loin, je soutiens qu’il est des situations mieux peintes, des vices ou des ridicules mieux caractérisés par le monologue que par le dialogue.

Le monologue que fait l’Avare, quand on lui a volé sa cassette, peint mieux son désespoir qu’un dialogue qui contiendroit à peu près les mêmes mots. Il ne seroit pas surprenant que rencontrant quelqu’un sur son passage il lui racontât son désastre ; mais ses plaintes sont bien plus plaisantes & ont bien plus d’énergie quand il les fait aux échos, aux murailles, à lui-même, & à toute la nature.

Dans le Babillard, comédie en un acte, en vers, de Boissy, Léandre impatiente par son caquet six femmes auxquelles il ne donne pas le temps de placer un seul mot dans la conversation. Elles sortent l’une après l’autre fort piquées comme de raison : il reste, ne s’apperçoit pas qu’il est seul, & continue son babil.

Scene XIV.

Léandre, seul.

Hérita de son bien, car ce Martin Braillard
N’avoit, à son décès, laissé qu’un fils bâtard,
Mort depuis en Espagne ; & pour toute famille,
De son épouse Alix n’avoit eu qu’une fille,
Trépassée, enterrée un an avant sa mort,
Qui promettoit beaucoup, & qu’il chérissoit fort.
Enrique combattit & sur mer & sur terre,
Et laissa les trois quarts de son corps à la guerre ;
Car il perdit un œil à Gand, le fait est sûr ;
La cuisse droite à Mons, le bras gauche à Namur.
Il n’aimoit pas le vin, & haïssoit les femmes ;
Je le dis à regret ; excusez-moi, Mesdames :
De vous fâcher en rien.....

Il faut être bien plus babillard pour parler tout seul de sang froid, que pour parler en compagnie. Otez le monologue du Babillard, le coup de pinceau le plus fort manquera à son portrait ; par conséquent le monologue peut aider par lui-même à caractériser un personnage.

« Quatrièmement, ces scenes amphibies, ces especes de monologues dialogués, comme celui que fait Sosie avec sa lanterne, sont mauvais. »

Point du tout. Je les blâmerois beaucoup si on les plaçoit dans la bouche d’un Magistrat, d’un Général d’armée : mais dans celle d’un valet, d’un homme simple, ou d’un plaisant, ils sont excellents.

Dans ce monologue, Moliere n’est au-dessus de Plaute que parcequ’il l’a coupé & varié par les réponses de la prétendue Alcmene. Le Sosie latin débite à sa lanterne une narration de dix ou douze pages, sans qu’elle daigne répondre un seul mot : aussi la scene est-elle très ennuyeuse ; au lieu qu’elle est très plaisante chez notre poëte. En voici une partie :

ACTE I. Scene I.

Sosie.

  Pour jouer mon rôle sans peine,
  Je le veux un peu repasser.
Voici la chambre où j’entre en courier que l’on mene,
  Et cette lanterne est Alcmene,
  A qui je me dois adresser.
(Sosie pose la lanterne à terre.)
Madame, Amphitrion, mon maître & votre époux....
Bon ! beau début ! l’esprit toujours plein de vos charmes,
  M’a voulu choisir entre tous
Pour vous donner avis du succès de ses armes,
Et du desir qu’il a de se voir près de vous.
  Ha ! vraiment, mon pauvre Sosie.
 A te revoir, j’ai de la joie au cœur.
  Madame, ce m’est trop d’honneur,
  Et mon destin doit faire envie.
Bien répondu ! Comment se porte Amphitrion ?
  Madame, en homme de courage
Dans les occasions où la gloire l’engage.
  Fort bien ! Belle conception !
 Quand viendra-t-il, par son retour charmant,
  Rendre mon ame satisfaite ?
Le plutôt qu’il pourra, Madame, assurément ;
 Mais bien plus tard que son cœur ne souhaite.
Ah ! Mais quel est l’état où la guerre l’a mis ?
Que dit-il ? Que fait-il ? Contente un peu mon ame.
  Il dit moins qu’il ne fait, Madame,
  Et fait trembler les ennemis.
Peste ! où prend mon esprit toutes ces gentillesses ?
Que font les révoltés, dis-moi, quel est leur sort ?
Ils n’ont pu résister, Madame, à notre effort :
  Nous les avons taillés en pieces,
  Mis Ptérélas leur chef à mort,
Pris Télebe d’assaut ; & déja dans le port
  Tout retentit de nos prouesses.
Ah ! quels succès ! O Dieux ! qui l’eût pu jamais croire ?
Raconte-moi, Sosie, un tel événement.
Je le veux bien, Madame ; &, sans m’enfler de gloire,
  Du détail de cette victoire
  Je puis parler très savamment.
  Figurez-vous donc que Télebe, &c. &c.

Je renvoie le lecteur à Plaute 36. Sa scene est trop longue, trop ennuyeuse ; & en conscience je ne puis pas la rapporter.

Tel critique la conversation qui se lie entre Sosie & sa lanterne, qui, peut-être sans s’en vanter, a raisonné plus d’une fois avec son chevet, quelque autre meuble de son appartement, son chien, ou son cheval. On raconte une aventure qui plaide assez bien la cause de cette sorte de monologues.

Le Baron de.... homme simple, & rond de toutes les manieres, ayant obtenu aux Etats de sa province l’honneur d’en présenter la feuille au Roi, se trouvoit fort embarrassé, & ne savoit trop comment & en quels termes il parleroit à son Prince. Que fit mon homme pour acquérir une noble hardiesse & une mâle éloquence ? Il fit porter le portrait du Monarque dans sa chambre ; & là, réguliérement quatre fois par jour, il débitoit son compliment, & passoit ensuite du côté du tableau pour se faire une réponse favorable, & pour se gratifier de quelque faveur. On le surprit un jour comme il se faisoit présent du cordon rouge, lui, qui n’avoit jamais fait la guerre qu’aux lapins de sa garenne.

Voilà, je crois, tout ce qu’on peut dire pour & contre les monologues ; & s’il étoit permis de plaisanter dans un ouvrage qui traite de la comédie, on pourroit ajouter, comme la bonne casse est bonne 37, de même les bons monologues sont bons : il est question de les bien faire.