(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XV. Des Actes. » pp. 274-288
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XV. Des Actes. » pp. 274-288

CHAPITRE XV.
Des Actes.

Les Anciens appelloient acte la partie d’un drame qu’ils renfermoient entre deux chœurs. Comme notre orchestre, bon ou mauvais, tient parmi nous la place des chœurs, nous appellons un acte cette premiere, seconde, troisieme partie, &c. qui est séparée de l’autre par notre musique.

Plaute & Térence ont distribué toutes leurs pieces en cinq parties ; en conséquence il fut un temps en France où une comédie qui auroit eu moins de cinq actes, auroit paru un monstre, quelque bonne qu’elle eût été d’ailleurs. Les François dédaignerent pendant long-temps les pieces Espagnoles, par la raison seule qu’elles n’ont que trois actes ou trois journées ; comme s’il n’étoit pas permis à un Auteur de partager son poëme en autant de parties qu’il juge à propos, & si le plaisir du public devoit être plus ou moins vif selon le nombre de ces mêmes parties.

Voilà comme, sur les petites choses, ainsi que sur les grandes, les hommes adoptent aveuglément la coutume de leurs peres, respectent leurs travers, faute de vouloir se donner la peine de les approfondir, & prennent pour des loix établies par la raison & autorisées par un usage réfléchi, ce qui, chez nos ancêtres comme chez nous, n’a dû son crédit qu’à une aveugle & indolente habitude.

Ce joug volontaire que les Auteurs s’imposoient, étoit aussi ridicule qu’embarrassant, parcequ’il est des sujets qui, féconds ou stériles par eux-mêmes, peuvent fournir beaucoup ou bien peu à l’Auteur. Moliere n’est pas le premier, comme on le croit, qui ait osé s’y soustraire. Il n’a pas introduit sur notre théâtre les petites pieces ; il n’en est que le restaurateur. Long-temps avant les Précieuses ridicules, Scarron avoit fait une petite comédie intitulée les Boutades du Capitan Matamore en vers de huit syllabes, sur la seule rime ment, dont nous avons déja parlé.

Bientôt nous suivîmes les traces des Italiens, comme ils ont depuis suivi les nôtres ; & nous fîmes des pieces en trois actes, comme ils en font présentement en cinq. Peu-à-peu nous nous enhardîmes & nous en fîmes en deux. On a encore la sotte timidité de n’oser pas en produire en quatre, quoique les comédiens, en réduisant à ce nombre ceux du Mercure Galant 38, nous aient prouvé que la chose n’étoit pas ridicule.

Patience. Les préjugés ne disparoissent que peu-à-peu, & j’espere que quelque jour nous verrons des comédies en six actes. Pourquoi non ?

Tel qui n’en fait que cinq, en fait trop bien souvent39.

D’accord. Mais tel qui en fait bien cinq avec un sujet passable, peut avoir le bonheur d’en trouver un qui ne lui permette pas de se resserrer dans les bornes ordinaires. Qu’il ne se gêne pas. Cette nouveauté lui fera des ennemis, sur-tout si elle réussit ; mais il aura pour lui toutes les personnes éclairées & sensées, ces personnes qui savent que si le génie doit se soumettre aux entraves de la raison & de la vraisemblance, c’est à lui de franchir celles que l’usage seul voudroit lui donner : elles ne sont pas faites pour lui.

Passons à la division des actes. Tout le monde sait que dans une piece en cinq actes, le premier doit servir à l’exposition ; que l’intrigue doit se nouer au second ; que dans le troisieme elle doit toucher au moment de se dénouer, & se nouer avec plus d’embarras qu’auparavant, pour fournir au quatrieme ; & qu’enfin elle doit se dénouer tout-à-fait au cinquieme. La division des pieces en trois actes est beaucoup plus naturelle & infiniment plus aisée. On consacre le premier à l’exposition, le second à l’intrigue, le dernier au dénouement.

L’essentiel est de bien posséder son sujet avant que de distribuer les actes. Malheur à l’Auteur qui n’en a jamais vu qu’un à la fois. Il faut connoître si bien son plan, qu’on puisse le parcourir en entier d’un seul coup d’œil ; en voir en même temps les endroits saillants ou médiocres ; & les diviser si bien dans chaque acte, qu’ils partagent également les beautés & les défauts, & que, loin de se nuire, ils se servent mutuellement. Moliere a mis deux scenes épisodiques dans le quatrieme acte de son Ecole des Femmes ; celle du notaire, & celle de Chrisalde, qui vient faire l’apologie du cocuage. Si elles étoient distribuées dans deux actes différents, le défaut frapperoit moins.

J’ai souvent entendu raisonner quelques-uns de nos jeunes Auteurs sur la division des actes, sur ceux auxquels il faut donner la préférence, & dans lesquels il faut jetter un plus grand nombre de beautés. Il suffit, dit-on, que le premier, le troisieme & le cinquieme frappent : le public glisse aisément sur les deux autres. Cela peut être dans la tragédie. Un beau vers, une sentence dans la bouche d’un Roi, un spectacle pompeux, ou une apostrophe à la Religion, peuvent ranimer le spectateur ; mais si vous le laissez une fois se refroidir dans la comédie, vous êtes perdu sans ressource. Un acte défectueux est quelquefois trouvé d’autant plus mauvais, qu’il se trouve à côté d’un bon, & qu’on le juge par comparaison. Loin de passer le médiocre en faveur du beau, on ne l’en juge que plus sévérement, & le mauvais fait oublier le bon.

On a souvent demandé très sérieusement combien de scenes & de vers il faut dans un acte. Des Savants ont dit, & écrit plus sérieusement encore, qu’un acte doit avoir cinq scenes & trois cents vers. La réponse est aussi plaisante que la demande. Il me semble voir le Malade imaginaire demander combien de grains de sel on doit mettre dans un œuf, & le médecin répondre gravement six, huit, dix, par les nombres pairs ; comme dans les médicaments, par les nombres impairs.

La réponse des Savants sur le nombre des scenes est encore plus plaisante que celle de M. Diafoirus, parceque les grains de sel égrugé & tels qu’on les met dans un œuf, sont à-peu-près de la même grosseur, & que les scenes sont tantôt longues, tantôt courtes, selon leur sujet, le caprice de l’Auteur ou celui de sa Muse.

Le premier acte du Misanthrope n’a que trois scenes, le cinquieme en a onze ; voilà donc deux actes qui, selon le calcul des Anciens, & de quelques Modernes, ne valent rien. Quant aux vers, je ne prendrai pas la peine de les compter. Se peut-il qu’on ait rempli des livres de questions & de préceptes aussi minutieux ! Pour se passer de conseils sur un sujet pareil, il ne faut avoir que très peu de lecture, le goût le plus ordinaire & l’ombre du bon sens.

Regle sure : cent vers, & deux ou trois scenes plus ou moins, ne rendront jamais un acte ou plus long ou plus court aux yeux des connoisseurs. Il ne paroîtra l’un ou l’autre & ne sera jugé tel qu’à raison du nombre de ses beautés & de ses défauts. L’application est aisée.

J’ai encore entendu faire cette question : Comment peut-on connoître qu’un acte est fini ? & j’ai encore entendu répondre fort savamment, d’après le célebre Donnat, que c’est lorsque le théâtre reste sans acteurs. Il est des pieces qui, comme je l’ai fait voir dans le Chapitre de la liaison des scenes, laissent le théâtre vuide ou sans acteurs plusieurs fois dans un acte. Il s’ensuivroit de là que chacun de ces actes en auroit deux ou trois, & la piece entiere, une quinzaine. L’acte finit réellement quand le théâtre reste sans action, après que les acteurs ont pris, aux yeux du spectateur, la résolution d’aller la continuer derriere la toile. Lisez la derniere scene du premier acte des Fourberies de Scapin.

ACTE I. Scene VII.

SCAPIN, SILVESTRE.

Silvestre.

J’avoue que tu es un grand homme, & voilà l’affaire en bon train : mais l’argent d’autre part nous presse pour notre subsistance ; & nous avons de tous côtés des gens qui aboient après nous.

Scapin.

Laisse-moi faire, la machine est trouvée ; je cherche seulement dans ma tête un homme qui nous soit affidé, pour jouer un personnage dont j’ai besoin. Attends. Tiens-toi un peu. Enfonce ton chapeau en méchant garçon. Campe-toi sur un pied. Mets la main au côté. Fais les yeux furibonds. Marche un peu en Roi de théâtre. Voilà qui est bien. Suis-moi. J’ai des secrets pour déguiser ton visage & ta voix.

Silvestre.

Je te conjure au moins de ne m’aller point brouiller avec la justice.

Scapin.

Va, va, nous partagerons les périls en freres : & trois ans de galere de plus ou de moins, ne sont pas pour arrêter un noble cœur.

On voit clairement que le théâtre reste non seulement vuide d’acteurs, mais encore d’action, & que l’acte ne peut continuer, puisqu’il faut donner le temps aux incidents préparés d’éclore.

Nous avons plusieurs poétiques qui défendent aux Auteurs de faire commencer un acte par l’acteur qui a fini le précédent ; & cela, j’ai honte de le répéter, parceque de cette façon l’entr’acte n’est pas assez marqué. Quelle pitoyable regle ! & quelle raison plus pitoyable encore ! Qu’un acteur finisse un acte, qu’il commence le suivant ; mais qu’il le fasse bien, c’est-à-dire qu’il dise bien clairement, en partant, qu’il sort pour telle & telle chose ; & qu’à son retour il nous rende un compte bien exact de ce qu’il a fait entre les deux actes : je défie le spectateur le plus idiot de ne pas s’appercevoir que l’un est fini & que l’autre est commencé.

Un exemple me rendra plus intelligible. Je le prends dans Turcaret, ce chef-d’œuvre dans son genre, que la dureté des Fermiers Généraux nous a procuré en refusant un petit emploi à l’Auteur40.

ACTE II. Scene X.

Frontin, seul.

Je ne manque pas d’occupation, Dieu merci : il faut que j’aille chez le Traiteur ; de là chez l’Agent de change ; de chez l’Agent de change, au logis ; & puis il faudra que je revienne ici joindre M. Turcaret : cela s’appelle, ce me semble, une vie assez agissante. Mais patience : après quelque temps de fatigues & de peine, je parviendrai enfin à un état d’aise ! Alors, quelle satisfaction ! quelle tranquillité d’esprit ! je n’aurai plus qu’à mettre en repos ma conscience.

Frontin ne peut pas nous dire plus clairement qu’il sort pour telle & telle raison. N’y auroit-il pas de la bêtise à ne point s’appercevoir que l’action finit sur la scene, & que Frontin va la continuer derriere la toile. Il paroît dans la premiere scene de l’acte suivant, voyons ce qu’il y dit.

ACTE III. Scene I.

LA BARONNE, FRONTIN, LISETTE.

La Baronne.

Hé bien ! Frontin, as-tu commandé le soupé ? fera-t-on grand’chere ?

Frontin.

Je vous en réponds, Madame : demandez à Lisette de quelle maniere je régale pour mon compte ; jugez par-là ce que je sais faire lorsque je régale aux dépens des autres.

Lisette.

Il est vrai, Madame, vous pouvez vous en fier à lui.

Frontin.

M. le Chevalier m’attend : je vais lui rendre compte de l’arrangement de son repas ; & puis je reviendrai ici prendre possession de M. Turcaret, mon nouveau maître.

Frontin nous apprend qu’il a commandé le soupé dont il nous a déja parlé : nous n’avons pas vu le traiteur convenir avec lui sur la scene, donc le marché doit s’être conclu dans l’entr’acte, & il est assez marqué.

Je passe sous silence les critiques qu’on a faites là-dessus à Plaute & à Térence, elles sont sans fondement.

M. l’Abbé d’Aubignac dit que cette regle des Anciens devroit être réguliérement observée, mais pour une autre raison qui ne vaut guere mieux que la premiere. Je transcrits ses propres mots.

« L’acteur qui quitte la scene pour quelque action importante, à laquelle il faut qu’il s’emploie ailleurs, doit avoir quelque temps raisonnable pour la faire ; & s’il revient aussi-tôt que la musique assez courte & assez mauvaise a cessé, l’esprit des spectateurs est trop surpris en le voyant revenir si-tôt. Au lieu que quand un autre a paru avant son retour, l’imagination du spectateur qui a été divertie par cet autre acteur, ne trouve rien à redire quand il revient ; & comme les spectateurs aident eux-mêmes au théâtre à se tromper, pourvu qu’il y ait quelque vraisemblance, ils s’imaginent facilement que ce personnage a eu assez de temps pour ce qu’il vouloit faire, quand avec la musique ils ont eu devant les yeux un autre objet qui a presque effacé l’image qu’ils avoient de celui qui leur étoit demeuré le dernier à l’esprit, dans l’acte précédent ».

Je suis d’un avis tout à fait différent ; ce qui lui paroît un défaut me semble au contraire une beauté. Et voici comme je raisonne.

Puisque l’acteur ou les acteurs qui ferment l’acte, sortent ordinairement pour aller faire quelque action ou quelque découverte importante, l’Auteur fait grand plaisir au spectateur en les lui renvoyant bien vîte pour lui rendre compte de leur conduite, de leurs actions, ou l’informer de ce qu’ils ont découvert pendant leur absence.

Je ne combattrai pas plus long-temps dans cet article M. l’Abbé d’Aubignac, j’épuiserois une matiere qui doit entrer plus naturellement dans les suivants. J’y renvoie le lecteur, & je le prie de se ressouvenir des raisons qu’allegue notre législateur41.

Il est de la prudence & de l’adresse d’un Auteur de finir ses actes par une scene qui ait trois qualités bien nécessaires pour captiver deux mille personnes à qui il va donner le temps de réfléchir & de le juger : les voici.

Premiérement. Si la scene qui termine l’acte suit des scenes brillantes, elle doit être très courte ; si elle vient après des scenes foibles, elle doit être assez brillante elle-même pour faire oublier au spectateur les défauts qui ont pu le choquer, & pour le laisser dans une espece d’enthousiasme qui contribue à rendre ses réflexions favorables à l’ouvrage.

Secondement. Il faut finir cette scene par quelque trait intéressant, qui, réveillant toute l’attention du public, & piquant sa curiosité, lui fasse desirer l’acte suivant avec l’intérêt le plus vif ; & de façon, s’il est possible, que le desir de voir la suite, l’emporte sur le desir de critiquer.

Troisièmement. Les acteurs qui ferment cette derniere scene doivent faire une sortie motivée, c’est-à-dire ne sortir que pour aller exécuter derriere la toile une chose importante qu’ils ne peuvent faire sur le théâtre.

Cherchons pour exemple deux dernieres scenes d’acte, dont l’une réunisse ces trois belles qualités, & l’autre les trois défauts contraires. Je les prendrai toutes les deux dans l’Ecole des Maris.

ACTE I. Scene VI.

VALERE, ERGASTE.

Valere vient de faire tout ce qu’il a pu pour s’introduire chez Sganarelle, tuteur de sa maîtresse ; mais tous ses soins ont été inutiles.

Valere.

Que dis-tu de ce bizarre fou ?

Ergaste.

Il a le repart brusque, & l’accueil loup-garou.

Valere.

Ah ! j’enrage !

Ergaste.

Et de quoi ?

Valere.

De quoi ! C’est que j’enrage
De voir celle que j’aime au pouvoir d’un sauvage,
D’un dragon surveillant, dont la sévérité
Ne lui laisse jouir d’aucune liberté.

Ergaste.

C’est ce qui fait pour vous, & sur ces conséquences
Votre amour doit fonder de grandes espérances.
Apprenez, pour avoir votre esprit affermi,
Qu’une femme qu’on garde est gagnée à demi,
Et que les noirs chagrins des maris ou des peres
Ont toujours du galant avancé les affaires.
Je coquette fort peu, c’est mon moindre talent,
Et de profession je ne suis point galant :
Mais j’en ai servi vingt de ces chercheurs de proie,
Qui disoient fort souvent que leur plus grande joie
Etoit de rencontrer de ces maris fâcheux,
Qui jamais sans gronder ne reviennent chez eux ;
De ces brutaux fieffés qui, sans raison ni suite,
De leurs femmes en tout contrôlent la conduite,
Et, du nom de mari fiérement se parants,
Leur rompent en visiere aux yeux des soupirants.
On en sait, disent-ils, prendre ses avantages ;
Et l’aigreur de la Dame à ces sortes d’outrages,
Dont la plaint doucement le complaisant témoin,
Est un champ à pousser les choses assez loin.
En un mot, ce vous est une attente assez belle,
Que la sévérité du Tuteur d’Isabelle.

Valere.

Mais depuis quatre mois que je l’aime ardemment,
Je n’ai pour lui parler pu trouver un moment.

Ergaste.

L’amour rend inventif ; mais vous ne l’êtes guere,
Et si j’avois été....

Valere.

Mais qu’aurois-tu pu faire,
Puisque sans ce brutal on ne la voit jamais ;
Et qu’il n’est là-dedans servantes ni valets
Dont, par l’appât flatteur de quelque récompense,
Je puisse pour mes feux ménager l’assistance ?

Ergaste.

Elle ne sait donc pas encor que vous l’aimez ?

Valere.

C’est un point dont mes vœux ne sont point informés.
Par-tout où ce farouche a conduit cette belle,
Elle m’a toujours vu comme une ombre après elle,
Et mes regards aux siens ont tâché chaque jour
De pouvoir expliquer l’excès de mon amour.
Mes yeux ont fort parlé : mais qui me peut apprendre
Si leur langage enfin a pu se faire entendre ?

Ergaste.

Ce langage, il est vrai, peut être obscur par fois,
S’il n’a pour truchement l’écriture ou la voix.

Valere.

Que faire pour sortir de cette peine extrême,
Et savoir si la belle a connu que je l’aime ?
Dis-m’en quelque moyen.

Ergaste.

C’est ce qu’il faut trouver.
Entrons un peu chez vous afin d’y mieux rêver.

Cette scene est longue ; elle n’a point d’action ; elle n’est ni chaude, ni piquante, parcequ’une scene de raisonnement ne peut jamais l’être dans la comédie. Elle ne nous annonce rien, elle ne nous prépare à rien, elle ne nous fait rien desirer ; d’ailleurs ses interlocuteurs ne paroissent sortir que pour finir l’acte : la raison pour laquelle ils quittent la scene est maigre : enfin l’acte finit d’autant plus mal, que ces deux personnages qui entrent chez eux pour rêver, n’imaginent rien. Il a beau être de la composition de Moliere.

Passons à une scene plus digne de lui, dans la même piece.

ACTE II. Scene XV.

ISABELLE, SGANARELLE.

La scene qui précede celle-ci est sans contre-dit une des plus belles de tout le théâtre. Isabelle, en présence d’un tuteur qu’elle déteste, donne sa foi à un amant qu’elle adore, & convient avec lui qu’il l’enlevera dans trois jours : tout cela de façon que le jaloux, loin de s’appercevoir du stratagême, plaint son rival, & croit lui-même être au comble de ses vœux.

Sganarelle.

Je le tiens fort à plaindre.

Isabelle.

Allez, il ne l’est point.

Sganarelle.

Au reste, ton amour me touche au dernier point,
Mignonnette, & je veux qu’il ait sa récompense.
C’est trop que de huit jours pour ton impatience,
Dès demain je t’épouse, & n’y veux appeller....

Isabelle.

Dès demain !

Sganarelle.

Par pudeur tu feins d’y reculer ;
Mais je sais bien la joie où ce discours te jette,
Et tu voudrois déja que la chose fût faite.

Isabelle.

Mais....

Sganarelle.

Pour ce mariage allons tout préparer.

Isabelle, à part.

O ciel ! inspirez-moi ce qui peut le parer.

Cette scene est courte : elle doit l’être, parceque ne pouvant éclipser celle qui la précede, elle ne doit pas la masquer, & la faire oublier au spectateur. D’ailleurs cette Isabelle qui ne peut être enlevée que dans trois jours, & que son tyran veut épouser le soir même, comment fera-t-elle pour se dérober à un malheur si pressant ? c’est ce que le spectateur ne peut deviner, c’est ce qu’il brûle d’apprendre, parcequ’il s’intéresse à l’héroïne. Et la fin de l’acte est motivée, puisque Sganarelle qui emmene Isabelle, rentre chez lui pour faire les apprêts de ce même mariage qui nous intrigue.

Combien de surprise, de mouvement, d’action ! combien d’intérêt ! combien d’adresse dans une scene de dix vers ! Ah ! Moliere ! Moliere !

Enfin il est clair que si une scene doit avoir son exposition, son intrigue, son dénouement, chaque acte doit avoir aussi toutes ces parties bien distinctement marquées. Le public veut voir clairement le commencement, le milieu, & la fin de tout. A propos de cela, je me souviendrai toute ma vie d’une épigramme faite à une premiere représentation : elle m’alarme encore, & doit faire trembler tous les jeunes Auteurs.

On donnoit, pour la premiere fois, une comédie dont je tairai le titre parcequ’elle est tombée, & qu’elle n’est pas de moi. On avoit déja débité deux actes, que le public n’avoit pas approuvés : son impatience redoubloit, quand un éternuement qui partit des secondes loges fit retentir toute la salle, & déconcerta les acteurs. Alors un plaisant du parterre s’écria : « Messieurs, les scenes, les actes, la piece n’ont ni commencement, ni milieu, ni fin, & comme l’Auteur le sait bien, il est convenu avec les acteurs qu’ils pourroient se retirer lorsqu’il éternueroit ; ainsi voilà la piece finie. » En effet elle n’alla pas plus loin.