(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XX. Des Unités. » pp. 352-366
/ 428
(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XX. Des Unités. » pp. 352-366

CHAPITRE XX.
Des Unités.

On compte ordinairement trois especes d’unité ; unité de temps, unité de lieu, unité d’action. De cette derniere naît ordinairement une quatrieme unité très nécessaire à la comédie, l’unité d’intérêt. Mais ce qui regarde cette derniere, trouvera assez sa place dans l’article de l’intérêt même ; je ne vais donc parler que des trois premieres.

De l’Unité de temps.

Aristote, ce grand philosophe, si souvent cité, si souvent commenté, a dit que la durée d’une action dramatique doit être renfermée dans le tour du soleil. Je ne sais s’il a pris cette regle chez ses prédécesseurs, ou si le bon sens seul la lui a dictée ; il est certain qu’elle est excellente. On a beau dire que les Anciens étoient les Anciens, que leurs regles étoient bonnes pour eux : la raison ne vieillit pas : ses loix ne perdent jamais de leur force : il est du dernier ridicule de vouloir faire passer avec quelque ombre de vraisemblance sous les yeux des spectateurs assemblés pendant trois heures seulement, ce qui pourroit s’exécuter à peine dans plusieurs années.

Les Espagnols, les Italiens se sont moqués très souvent de cette regle ; on voit dans leur théâtre des pieces qui annoncent un déréglement d’esprit inconcevable. Au premier acte, un mariage se fait ; au second, le héros de la piece naît ; au troisieme, il est grand garçon ; au quatrieme, il est amoureux ; au cinquieme, il épouse une jeune personne qui, vraisemblablement, n’étoit pas née avant l’ouverture de la scene.

Les Anglois rient aussi de la sévérité avec laquelle nous resserrons notre action. Dans le Misanthrope anglois de M. Wicherley, le héros paroît, s’embarque, fait une campagne, revient, & tout cela sans que le spectateur ait changé de place. M. Wicherley devoit être de l’avis de quelques Commentateurs d’Aristote, qui entendent par le tour d’un soleil, le tour qu’il fait dans une année entiere.

Castelvetro & Picolomini prétendent que par tour du soleil on doit entendre le temps que le soleil éclaire notre horizon 49. En ce cas-là, s’il y avoit des poëtes dans les lieux que le soleil éclaire cinq à six mois, ils auroient plus beau jeu que nous.

D’Aubignac paroît être de l’avis de Picolomini. Voici ce qu’il dit :

« Un poëme dramatique, comme nous l’avons répété plusieurs fois, n’est point dans les récits, mais dans les actions humaines, dont il doit porter une image sensible. Or, nous ne voyons pas que réguliérement les hommes agissent devant le jour, ni qu’ils portent leurs occupations au-delà ; d’où vient que dans tous les Etats il y a des Magistrats établis pour réprimer ceux qui y vaquent la nuit, naturellement destinée pour le repos. Et quoiqu’il arrive assez souvent des occasions importantes qui obligent d’agir durant la nuit, cela est extraordinaire ; & quand on veut établir des regles, il les faut toujours prendre sur ce qui se fait le plus communément & dans l’ordre ».

L’Abbé d’Aubignac peut avoir raison de vouloir resserrer la durée d’une action ; mais il a tort de ne pas permettre que les actions comiques se passent durant la nuit : notre théâtre perdroit une infinité de fort bonnes pieces. D’ailleurs, en supposant que les actions de nuit manquent de vraisemblance dans la rue, la critique n’a plus lieu lorsque la scene se passe dans l’intérieur d’une maison, parcequ’il est très ordinaire & très vraisemblable qu’on y agisse après le soleil couché.

Rossi ne veut pas que l’action théâtrale dure plus de huit ou dix heures50.

Scaliger, plus sévere, n’accorde que six ou huit heures51.

Je serois encore plus rigoureux & j’exigerois que l’action véritable ne fût censée avoir duré que le temps nécessaire pour la représenter, à moins qu’il ne fût indispensable d’alonger ce temps pour faire des choses tout-à-fait utiles à l’action même.

Par exemple, dans la Métromanie, les personnages sont à la fin du quatrieme acte à la campagne ; ils ont besoin d’aller à Paris voir jouer une comédie, & de revenir nous en rendre compte à la campagne. La fable de la Métromanie ne peut pas être censée commencer & finir dans trois heures ; & l’Auteur a très bien fait de prendre le temps qui lui étoit nécessaire, d’abord qu’il n’excédoit pas les vingt-quatre heures : mais Moliere a très mal fait d’user de la permission, & d’envoyer dormir les personnages de son Malade imaginaire entre le premier & le second acte. Comme le spectateur ne doit être occupé continuellement que de ce qui tient à l’action, & qui lui est nécessaire, il est très indécent que nous veillions M. Argant & toute sa famille pendant qu’ils dorment, puisque leur sommeil ne fait rien à la piece.

De l’Unité du lieu.

Aristote auroit bien dû nous dicter des loix sur l’unité du lieu, il auroit épargné bien des disputes à ses descendants.

Quelques Auteurs prétendent que ce grand philosophe n’ayant point parlé de l’unité du lieu, il n’est point nécessaire de l’observer : en conséquence ils ont pris pour le sol de leur scene une ville, une province, un royaume. Les autres assurent au contraire que ce fameux législateur a négligé d’établir des regles sur un sujet pareil, parcequ’il étoit impossible d’y manquer de son temps, puisque les chœurs qui ne sortoient jamais de dessus le théâtre, fixoient nécessairement le lieu de la scene, & marquoient qu’elle ne changeoit point.

Sans nous embarrasser ici des raisons qui ont occasionné le silence d’Aristote, je porte le procès devant le tribunal de la raison. Elle est le seul juge compétent, & je dis : La comédie n’est-elle pas soumise avec toutes ses parties aux loix de la vraisemblance ? Sans contredit, me dira-t-on. Eh bien, est-il vraisemblable qu’un machiniste puisse en un clin d’œil, & d’un coup de sifflet, transporter les acteurs d’un bout du Royaume à l’autre, ou, ce qui est encore pis, que par la vertu de ce même sifflet, il transporte à la bienséance des acteurs, les différentes villes ou provinces dont ils ont besoin ? & n’est-ce pas vouloir faire de notre théâtre une véritable lanterne magique ?

Les Espagnols sont ceux de nos voisins qui ont plus souvent fait voyager leurs villes & leurs acteurs. Nos premiers poëtes François étoient aussi dans ce goût-là, & les modernes ne l’ont pas tout-à-fait perdu.

Le premier acte du Démocrite amoureux, de Regnard, se passe dans un bois, & les autres à la Cour ; on dira à cela que le bois où le Roi trouve Démocrite, peut n’être pas éloigné de sa Cour, & que les acteurs peuvent s’y transporter en peu de temps sans blesser la vraisemblance. D’accord. Mais tous ces changements de décoration détruisent du moins l’illusion, & c’est un très grand mal.

Je ne dis point qu’un Auteur doive resserrer son action dans le petit espace que le théâtre nous présente ; tous nos théâtres, plus ou moins grands, sont censés avoir l’étendue qu’un homme peut parcourir de l’œil. C’est à l’Auteur à voir, en choisissant son sujet, les différents endroits où son action doit se passer, & à disposer si bien son terrein qu’il puisse les y marquer tous sans blesser la vraisemblance & l’illusion.

Par exemple, dans Isabelle & Gertrude, l’Auteur avoit besoin de faire passer son action pendant la nuit, tantôt dans un jardin obscur, tantôt dans une piece éclairée. Qu’a fait l’Anacréon du siecle52 ? Cet Auteur qui, couché sur un lit de fleurs, semble toujours se jouer avec les Graces, a si bien tiré parti de son terrein, que le fond est un jardin embelli d’un petit boudoir, mais placé de façon que le spectateur voit en même temps ce qui se passe sur toute l’étendue de la scene.

Dans le Fat puni, il falloit nécessairement que l’action fût en mouvement tantôt dans l’appartement de Madame de Clorinville, & tantôt dans celui de Monsieur. L’Auteur, cet Ecrivain aimable qui veut toujours garder l’anonyme, & que tout le monde reconnoît au ton noble & décent qui regne dans ses ouvrages, a distribué son terrein en deux parties : l’une représente la chambre de Madame, l’autre le cabinet de Monsieur ; de sorte que le lieu de la scene, quoique divisé en plusieurs pieces, est toujours vu, parceque le spectateur en embrasse en même temps toutes les parties.

De cette façon on ajoute à l’illusion, bien loin de la détruire, comme font toutes ces murailles, ces villes qui disparoissent à volonté, ou se bâtissent au son du sifflet du machiniste, ainsi que les murs de Thebes au son de la flûte d’Amphion.

Les Auteurs devroient, à ce qu’il me semble, être moins prodigues de changements de décoration, ne fût-ce que pour ne pas entendre le bruit désagréable d’un instrument si souvent funeste. J’ai assisté à la premiere représentation d’une comédie qui, sans plaire précisément, ne faisoit pas encore beaucoup murmurer, lorsque le machiniste lâcha un coup de sifflet. Un mauvais plaisant du parterre lui applaudit, tout le parterre l’imita, & la piece, qui, peut-être, se seroit relevée, eut simplement une demi-représentation.

Au reste, quand j’ai dit qu’un Auteur pouvoit séparer le théâtre en plusieurs parties sans blesser l’unité, je n’ai pas voulu lui conseiller d’y rapprocher des lieux qui sont naturellement très distants. Il faut bien se garder d’imiter Clavaret, poëte tragique : cet Auteur prétendit sauver le reproche qu’on faisoit à ses rivaux, en mettant ces mots à la tête de sa tragédie du Ravissement de Proserpine :

« La scene est au Ciel, en la Sicile, & aux Enfers, où l’imagination du lecteur se peut représenter une certaine espece d’unité de lieu, les concevant comme une ligne perpendiculaire du ciel aux enfers ».

Il ne faudroit pas, me répondra-t-on, donner aux Auteurs des entraves qui les empêchent bien souvent d’amener de très grandes beautés. Je répliquerai à cela que l’art de la comédie n’est pas pour rien regardé comme le premier : d’ailleurs, les bons Auteurs savent très bien s’élever malgré les regles les plus austeres. On pourroit dire de la comédie & de toutes ses parties, ce qu’on a dit des vers :

De la contrainte rigoureuse
Où l’esprit semble resserré,
Il reçoit cette force heureuse
Qui l’éleve au plus haut degré :
Telle dans des canaux pressée,
Avec plus de force élancée,
L’onde s’éleve dans les airs :
Et la regle, qui semble austere,
N’est qu’un art plus certain de plaire,
Inséparable des beaux vers.

Ce sont les grandes difficultés qu’il est beau de vaincre, & c’est en triomphant d’elles que nos maîtres ont su s’assurer l’immortalité.

De l’Unité de Fable ou d’Action.

Quelques Commentateurs ont entendu par unité d’action, qu’il ne falloit employer pour le sujet d’une piece qu’une action unique d’un des principaux personnages. Aristote ne permet d’en prendre qu’une seule dans la vie d’un homme, quoique cette vie soit remplie de faits brillants.

Aristote a raison, s’il défend à un Auteur de rapprocher des choses qui, vu l’éloignement du temps, ne peuvent pas se lier avec vraisemblance. Aristote a tort, s’il ne permet pas de réunir des faits qui, quoiqu’arrivés à un homme dans l’espace de vingt ans, peuvent paroître lui être arrivés dans vingt-quatre heures.

Si Moliere, par exemple, pour peindre son Harpagon, avoit mis en même temps sous les yeux du spectateur, & les traits d’avarice de son enfance, & ceux qu’il fait lorsqu’il veut sacrifier sa fille à l’amour d’un homme qui la prend sans dot, cette duplicité d’action seroit choquante, parceque l’avarice d’un enfant est tout-à-fait différente de celle d’un homme mûr. Mais on doit prodiguer des éloges à ce même Moliere, qui, dans moins de vingt-quatre heures, nous fait voir son héros refuser le nécessaire à ses enfants, conseiller à son fils, qui se trouve mal, de boire un verre d’eau, parceque l’eau ne coûte rien ; donner sa fille à un vieillard, parcequ’il la prend sans bien ; cacher son argent, prêter à usure, ordonner un repas mesquin, donner ordre qu’on ne frotte pas trop fort les meubles crainte de les user, & qu’on ne presse pas trop les convives de boire ; vouloir se pendre s’il ne trouve pas la cassette qu’on lui a volée, renoncer enfin à son amour, & consentir à donner sa maîtresse à son fils, si on lui rend son argent, & si l’on lui fait présent d’un habit neuf. Tous ces traits, s’ils n’arrivent pas à un homme dans l’espace de vingt-quatre heures, peuvent cependant arriver, sans choquer la vraisemblance ; aucun ne jure avec l’âge, l’état & le caractere actuel du héros.

Il en est ainsi des pieces à intrigue. Plus les actions de l’intriguant sont multipliées, plus elles font honneur à l’Auteur qui les a réunies, si elles ne blessent pas l’unité de temps, l’unité de lieu & l’unité d’action.

C’est assez parler de ce que les Anciens entendoient par unité d’action, parlons à présent de ce que nous entendons par-là nous-mêmes. Un drame où l’unité d’action est observée, est selon nous une piece dans laquelle il n’y a qu’une seule fable, une seule intrigue conduite par un seul fil principal.

Les comédies à double action ont trouvé des partisans, ou du moins des personnes qui ne les bannissent point de notre Scene. Riccoboni est de ce nombre. Voici ce qu’il dit :

« Pour moi, je ne condamne point tout-à-fait une action double, parceque je n’y trouve rien qui blesse la vraisemblance. Il peut arriver que deux actions soient produites dans l’espace de douze ou de vingt-quatre heures ; & il n’est pas absolument contre la vraisemblance que les personnages qui ont part à ces deux actions, se trouvent sans se connoître, & sans s’être jamais parlé, dans la même rue ou dans le même jardin, pour ne pas manquer à l’unité du lieu, si elle est nécessaire, s’y trouvent, dis-je, à dessein de s’entretenir de leurs différents intérêts ».

Si Riccoboni n’avoit pas mis plus d’un fil, plus d’une intrigue, plus d’une action dans ses pieces, il n’auroit surement pas soutenu une aussi mauvaise cause, & auroit encore moins prétendu la défendre avec d’aussi foibles raisons.

Non, sans doute, il n’est pas impossible, comme le dit Riccoboni, que plusieurs personnes se trouvent, sans se connoître & sans s’être jamais parlé, dans la même rue ou dans le même jardin, & s’entretiennent de leurs différents intérêts. Non, sans contredit ; je le répete, la chose n’est pas impossible. Les Tuileries, sur la fin d’un beau jour, voient naître des passions, des fantaisies amoureuses, de tendres caprices, des jalousies ; voient lier des parties, achever des ruptures, commencer & finir des infidélités. Dira-t-on que ces divers intérêts qui se croisent, n’en font qu’un, que toutes ces actions n’en produisent qu’une ? Entreprendra-t-on d’en faire une comédie ? Une piece à tiroirs, j’y consens ; elle pourroit même être plaisante : mais pour une comédie en regle, j’en défie ; elle seroit détestable.

Louis Riccoboni va parler encore, écoutons-le. Je prie le lecteur de m’aider à deviner ce qu’il a voulu dire.

« Mais ce que je crois très difficile dans l’exécution, c’est de conduire les deux actions de façon que leur mouvement soit égal, & ne se nuise point réciproquement. Il faut encore observer de ne les pas trop charger d’incidents, dans la crainte d’embarrasser l’esprit du spectateur : & ce qu’il faut sur-tout éviter, mais qui n’est pas facile, c’est de donner aux deux actions un égal intérêt ; car la perfection d’une fable d’action double est de partager si bien le cœur & l’esprit du spectateur, qu’il soit également affecté des deux actions ».

Riccoboni recommande de ne pas donner aux deux actions un égal intérêt ; il dit ensuite que la perfection d’une fable d’action double est de partager si bien le cœur & l’esprit du spectateur, qu’il soit également affecté des deux actions. Comment accorder ces deux sentiments contraires ? Si la double intrigue doit également affecter le cœur & l’esprit du spectateur, il faut nécessairement que l’une & l’autre l’intéressent également. Si la double intrigue ne doit pas l’intéresser également, il ne faut pas que chacune en particulier affecte également son cœur & son esprit. Ce raisonnement me semble aussi clair que celui de Riccoboni me le paroît peu. Il cite un exemple ; voyons de bonne foi s’il nous aidera à deviner l’énigme.

« Le Pastor Fido passe pour l’effort de l’esprit humain en ce genre ; & cependant, malgré tout l’intérêt qui est dans l’action de Silvio & de Dorinde, les spectateurs n’ont, dans le cours de la piece, le cœur & l’esprit occupés que de l’intérêt d’Amarillis & de Mirtillo. Mais je suis persuadé que le plus grand génie auroit, dans un cas semblable, autant de difficultés à surmonter que Guarini ».

Ne semble-t-il pas que Riccoboni plaigne Guarini de n’avoir pas donné à ses deux fables le même intérêt ? ce qu’il dit dans la suite le confirme.

« Il est bon de remarquer que lorsqu’on parle d’une fable d’action double, ce n’est jamais qu’une piece purement d’intrigue qu’on a en vue, & non une piece de caractere ; car dans les pieces de caractere, il faut, suivant ce que la pratique de Moliere nous apprend, avoir égard à deux choses : la premiere, que les intrigues des deux actions soient légeres ; & la seconde, que le caractere les embrasse toutes deux. Si les Anciens nous avoient donné cette regle, sans l’accompagner d’un exemple, personne, peut-être, ne l’auroit encore suivie ; mais l’Avare de Moliere nous démontre qu’elle est praticable.

« Harpagon, pere d’Elise, & amoureux de Marianne, embrasse les deux intrigues, l’une de Valere, amant de sa fille, & l’autre de son fils Cléante, amoureux de Marianne. Ces deux intrigues sont légeres, parcequ’elles sont subordonnées au caractere principal de l’Avare qui les occupe & les fait marcher ».

Riccoboni semble d’abord dire que les pieces à caractere ne doivent pas avoir une action double, & les approuve ensuite, pourvu que les intrigues des deux actions soient légeres, & que le caractere les embrasse. Il est aisé de réfuter son sentiment. Mais il va conclure, écoutons sa conclusion.

« Je conclus donc que, si l’unité d’action est sans contredit la plus naturelle & la plus convenable au théâtre, il peut aussi se rencontrer des gens capables de faire des fables d’action double, tels que Guarini & Moliere ; & que loin de proscrire ces sortes de fables, on doit les adopter comme des modeles, ou du moins les citer comme des exemples que l’on peut suivre ».

Riccoboni 53 a raison de dire que les fables où regne l’unité d’action sont sans contredit les plus naturelles & les plus convenables ; mais il a tort quand il ajoute que parceque de grands génies, comme Moliere & Guarini, ont fait des fables d’action double, on doive les imiter, & citer leurs ouvrages comme des modeles qu’on peut suivre.

On a beau défendre dans l’Avare l’intrigue du faux Intendant avec Elise : elle est épisodique ; il ne suffit pas, pour l’excuser, de dire que l’Avare l’embrasse ; mauvaise raison. Une piece dans laquelle un pere auroit dix filles qu’il voudroit marier ou ne pas marier, selon ses caprices, pourroit donc avoir dix intrigues ; & ces dix intrigues n’en feroient qu’une, parceque le caractere du pere les embrasseroit toutes ? Encore une fois, mauvaise, très mauvaise excuse.

Deux intrigues ne sont permises dans une piece que lorsqu’elles sont totalement unies, qu’elles font toutes les deux marcher le même intérêt, & concourent ensemble au même dénouement.

Par exemple, dans l’Avare il y a deux intrigues, sans compter celle de l’Intendant : celle du fils, qui est épris de Marianne ; & celle du pere, qui aime la même personne. Si le fils réussit, le pere doit nécessairement échouer : si le pere vient à bout de son dessein, le fils est perdu. Voilà deux intrigues si opposées, & cependant si bien liées ensemble, qu’elles se donnent mutuellement du ressort ; que loin de détourner le spectateur de l’intérêt qu’il ressent pour les jeunes amants, elles l’augmentent en se croisant mutuellement & en concourant à un seul dénouement.

C’est lorsque Moliere fait des intrigues doubles dans ce genre, qu’il faut l’imiter. Il a dit lui-même, dans la premiere scene de ses Femmes Savantes :

Quand sur une personne on prétend se régler,
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler :
Et ce n’est point du tout la prendre pour modele,
Ma sœur, que de tousser & de cracher comme elle.

Quelques Auteurs n’ont introduit plusieurs fils, plusieurs intrigues dans leurs pieces, que parcequ’ils ont donné une même dose d’amour à tous leurs personnages, & qu’ils n’ont pas eu l’art de subordonner la tendresse de l’un à celle de l’autre. L’amour est le ressort qui demande le plus d’adresse : voyons le parti qu’on peut en tirer.