(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXI. De l’Amour. » pp. 367-384
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXI. De l’Amour. » pp. 367-384

CHAPITRE XXI.
De l’Amour.

L’amour est absolument nécessaire sur la scene comique. Riccoboni, l’homme qui a le mieux raisonné sur la Comédie, n’est pas tout-à-fait de mon sentiment. Il prétend qu’une intrigue amoureuse est utile aux pieces d’intrigue, mais que les fables à caractere peuvent se passer d’un semblable appui. Je pense fermement qu’il se trompe. Tout caractere, quel qu’il soit, ne se démasque jamais si bien que lorsque l’amour le met en jeu. Otez à Alceste sa passion amoureuse pour la franche coquette qui le domine, & nous ne le connoîtrons qu’à demi. Ne rendez point Tartufe amoureux d’Elmire, il sera bien moins scélérat ; nous n’aurons point cette belle scene, cette scene divine dans laquelle son amour le force à ôter le voile qui couvre son hypocrisie, & nous ne verrons pas toute sa noirceur.

La piece à caractere qui paroît, au premier coup d’œil, pouvoir se passer plus facilement d’une intrigue amoureuse, est le Méchant ; cependant quelles méchancetés décelent mieux l’affreux caractere d’un homme, que celles qu’il fait lâchement à une femme qui l’aime, & celles qu’il inspire à cette même femme, en se servant de l’empire que l’amour lui donne sur son cœur ?

On pourroit absolument traiter un caractere, & bannir de la piece toute espece d’intrigue amoureuse : mais pourquoi se priver volontairement du ressort le plus propre à mettre tous les autres en mouvement, à les lier avec facilité, à les faire ressortir avec plus d’avantage, & à les mettre sur-tout à la portée de tout le monde, puisque l’amour est de tous les états.

D’après ce que je viens de dire, l’on va me croire le partisan, l’enthousiaste, le défenseur le plus zélé de nos pieces modernes, de ces comédies dans lesquelles deux amants se disent fadement, à chaque scene, sur cent tons différents, qu’ils s’aiment, qu’ils s’adorent, qu’ils brûlent, qu’ils meurent d’amour. Je me hâte de déclarer que, loin de les aimer, je les déteste ; que je ne trouve rien de plus mauvais, & sur-tout de plus étranger, de plus nuisible à la comédie, que des scenes purement amoureuses.

Décidez-vous, me dira-t-on : comment accorder votre antipathie pour les scenes amoureuses avec l’idée où vous êtes qu’une fable amoureuse est absolument nécessaire dans une comédie ? Comment ? le voici.

Etablissons bien au commencement d’une piece l’amour de deux amants, faisons-en voir toute la violence, & sur-tout toute l’honnêteté, afin d’intéresser en leur faveur les cœurs nobles & sensibles. Le public est-il une fois instruit de la pureté, de la vivacité de leur tendresse, qu’ils cessent de disserter sur leur passion, qu’ils en prouvent la violence en agissant ou en faisant agir tout ce qui les entoure pour parvenir à l’hymen qui doit combler leurs vœux. Le spectateur ne veut plus s’amuser de leurs fleurettes, il demande des incidents qui avancent ou retardent l’instant heureux.

Les Auteurs doivent se persuader que, l’exposition une fois faite, une scene purement amoureuse ne peut être que très ennuyeuse pour le spectateur, & très difficile à faire pour un homme qui connoît son art. Que mettra-t-il dans la bouche de ses amants ? Des petits riens agréables ? les historiettes les ont épuisés. De beaux sentiments ? graces aux romans, ils parent tous nos quais. Des douceurs ? sommes-nous dans le siecle des Céladons ? Des fureurs ? des emportements ? ils appartiennent à la tragédie. Pourquoi mettre nos amoureux comiques dans le cas de criailler sur la scene, de s’y agiter, & d’y parodier les fureurs d’Oreste ?

Il est impossible à un Auteur, dans une scene purement amoureuse, je m’explique, de produire rien de piquant, à moins qu’il ne trouve des ressources dans le libertinage de son esprit, ressources qui décelent toujours la corruption du cœur, le déréglement de l’imagination, & peu de talent.

On me dira peut-être que le grand art d’un Auteur est de savoir plaire, & que, puisque les scenes amoureuses ravissent, enchantent, nos poëtes font très bien d’en larder plusieurs dans leurs drames, & de faire même des pieces exprès pour en amener. Mais quelles sont ces personnes qui sont charmées, enchantées des scenes amoureuses ? Les femmes, me répondra-t-on. Oui, ces beautés superficielles qui, n’allant au spectacle que pour y voir ou y être vues, sont bien aises d’y trouver une scene détachée qu’elles puissent écouter comme une ariette, sans être obligées de suivre la marche d’une piece ; ou ces nymphes qui, blasées sur l’amour par l’amour même, feignent cependant d’en avoir toute la vivacité, toute la délicatesse, & pensent le prouver en s’extasiant au seul mot de tendresse, en sautillant dans leur loge quand un acteur qui connoît leur foible, sautille sur les planches, & fait semblant d’appeller l’ame sur ses levres toutes les fois qu’il a besoin de respirer. Si vous me donnez de pareils juges, je les récuse. J’envoie les uns à l’opéra bouffon, & je conseille aux autres de ne plus corrompre le goût par de vaines simagrées qui ne séduisent que les enfants & les sots. Si leur cœur étoit réellement susceptible de sentiment & de délicatesse, la peinture d’un amour ou fade ou persiffleur leur feroit pitié.

Je présente aux jeunes Auteurs le plus excellent modele qui ait existé, Moliere. Qu’on parcoure tous ses ouvrages : quand une fois la fable de ses drames est en train, il n’en interrompt jamais la marche rapide par la conversation de deux amants assez désœuvrés pour faire des dissertations sur l’amour ; ou lorsqu’il a mis des scenes amoureuses dans ses pieces, il a trouvé l’art de les animer. Voyons rapidement les moyens auxquels il a recours.

Dans le Dépit amoureux, acte IV, Eraste & Lucile font une scene amoureuse ; mais elle est animée par le dépit de l’amante qui ne veut point pardonner à Eraste ses soupçons, par le dépit de l’amant qui, après avoir demandé excuse de son offense, est fâché qu’on ne lui accorde pas un généreux pardon. Cette scene inimitable est encore animée par la vivacité avec laquelle les deux amants, aidés de Marinette & de Gros René, déchirent leurs billets doux, se rendent tous les présents qu’ils se sont faits ; & enfin par leur raccommodement, qui, venant immédiatement après leur démêlé, forme le contraste le plus frappant, & en même temps le plus naturel.

Tout le monde connoît l’Ecole des Maris, & la belle scene du second acte. Isabelle & Valere s’y déclarent la violence, la pureté de leur amour, & prennent des mesures sures pour le couronner ; mais tout cela se fait en présence de leur tyran : & voilà ce qui d’une scene très ordinaire fait une scene sublime.

Nous sommes déja au troisieme acte de l’Imposteur, lorsque Tartufe dit des douceurs à Elmire ; mais nous savons que Damis écoute, & nous sommes charmés de voir un scélérat fournir des armes contre lui à chaque mot qu’il prononce.

Dans le troisieme acte du Cocu imaginaire, Lélie & Célie se parlent de leur amour ; mais leur scene est très piquante, puisque Lélie croit Célie mariée à Sganarelle, que d’un autre côté Célie croît Lélie amoureux de la femme de Sganarelle, & qu’ils se reprochent réciproquement leur infidélité, lorsque Sganarelle, en paroissant, les confirme dans leur erreur : tout cela réuni donne à la scene le comique le plus singulier, & fait toujours marcher l’intrigue. Voilà l’essentiel : que le lecteur en juge.

ACTE III. Scene III.

LÉLIE, CÉLIE, LA SUIVANTE de Célie.

Lélie.

Avant que pour jamais je m’éloigne de vous,
Je veux vous reprocher au moins, en cette place...

Célie.

Quoi ! me parler encore ! avez-vous cette audace ?

Lélie.

Il est vrai qu’elle est grande ; & votre choix est tel,
Qu’à vous rien reprocher je serois criminel.
Vivez, vivez contente, & bravez ma mémoire
Avec le digne époux qui vous comble de gloire.

Célie.

Oui, traître, j’y veux vivre ; & mon plus grand desir,
Ce seroit que ton cœur en eût du déplaisir.

Lélie.

Qui rend donc contre moi ce courroux légitime ?

Célie.

Quoi ! tu fais le surpris, & demandes ton crime !

Sganarelle, armé de pied en cap.

Guerre, guerre mortelle à ce larron d’honneur,
Qui sans miséricorde a souillé notre honneur.

Célie, à Lélie, lui montrant Sganarelle.

Tourne, tourne les yeux, sans me faire répondre.

Lélie.

Ah ! je vois.....

Célie.

Cet objet suffit pour te confondre.

Lélie.

Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir.

Sganarelle, à part.

Ma colere à présent est en état d’agir :
Dessus ses grands chevaux est monté mon courage,
Et si je le rencontre, on verra du carnage.
Oui, j’ai juré sa mort, rien ne peut m’empêcher :
Où je le trouverai, je le veux dépêcher.
(Tirant son épée à demi, il s’approche de Lélie.)
Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne....

Lélie, se retournant.

A qui donc en veut-on ?

Sganarelle.

Je n’en veux à personne.

Lélie.

Pourquoi ces armes-là ?

Sganarelle.

C’est un habillement
(A part.)
Que j’ai pris pour la pluie. Ah ! quel contentement
J’aurois à le tuer ! Prenons-en le courage.

Lélie, se retournant encore.

Hai !

Sganarelle.

Je ne parle pas.
(A part, après s’être donné des soufflets pour s’exciter.)
Ah ! poltron, dont j’enrage !
Lâche ! vrai cœur de poule !

Célie, à Lélie.

Il t’en doit dire assez,
Cet objet dont tes yeux nous paroissent blessés.

Lélie.

Oui, je connois par-là que vous êtes coupable
De l’infidélité la plus inexcusable
Qui jamais d’un amant puisse outrager la foi.

Scanarelle, à part.

Que n’ai-je un peu de cœur !

Célie.

Ah ! cesse devant moi,
Traître, de ce discours l’insolence cruelle !

Sganarelle, à part.

Sganarelle, tu vois qu’elle prend ta querelle ;
Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux :
Là, hardi, tâche à faire un effort généreux,
En le tuant tandis qu’il tourne le derriere.

Lélie, faisant quelques pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s’approchoit pour le tuer.

Puisqu’un pareil discours émeut votre colere,
Je dois de votre cœur me montrer satisfait,
Et l’applaudir ici du beau choix qu’il a fait.

Célie.

Ouï, mon choix est tel qu’on n’y peut rien reprendre.
Allez, vous faites bien de le vouloir défendre.

Sganarelle.

Sans doute, elle fait bien de défendre mes droits.
Cette action, Monsieur, n’est point selon les loix.
J’ai raison de m’en plaindre, & si je n’étois sage,
On verroit arriver un étrange carnage.

Lélie.

D’où vous naît cette plainte ? & quel chagrin brutal....

Sganarelle.

Suffit. Vous savez bien où le bât me fait mal ;
Mais votre conscience & le soin de votre ame
Vous devroient mettre aux yeux que ma femme est ma femme,
Et, vouloir à ma barbe en faire votre bien,
Que ce n’est point du tout agir en bon chrétien.

Lélie.

Un semblable soupçon est bas & ridicule.
Allez, dessus ce point n’ayez aucun scrupule :
Je sais qu’elle est à vous, & bien loin de brûler....

Célie.

Ah ! qu’ici tu sais bien, traître, dissimuler !

Lélie.

Quoi ! me soupçonnez-vous d’avoir une pensée
De qui son ame ait lieu de se croire offensée ?
De cette lâcheté voulez-vous me noircir ?

Célie.

Parle, parle à lui-même, il pourra t’éclaircir.

Sganarelle.

Vous me défendez mieux que je ne saurois faire,
Et du biais qu’il faut vous prenez cette affaire.

Les scenes amoureuses de Jupiter & d’Alcmene, dans Amphitrion, deviennent plaisantes par la bonne foi d’Alcmene, qui croit toujours parler à son mari, & par la délicatesse du Souverain des Dieux, qui veut que sa maîtresse, en le rendant heureux, oublie entiérement l’époux pour tout accorder à l’amant.

ACTE I. Scene III.

Jupiter.

Je ne vois rien en vous dont mon feu ne s’augmente,
Tout y marque à mes yeux un cœur bien enflammé ;
Et c’est, je vous l’avoue, une chose charmante
De trouver tant d’amour dans un objet aimé.
Mais, si je l’ose dire, un scrupule me gêne
Aux tendres sentiments que vous me faites voir ;
Et, pour les bien goûter, mon amour, chere Alcmene,
Voudroit n’y voir entrer rien de votre devoir,
Qu’à votre seule ardeur, qu’à ma seule personne,
Je dusse les faveurs que je reçois de vous ;
Et que la qualité que j’ai de votre époux
 Ne fût point ce qui me les donne.

Alcmene.

C’est de ce nom pourtant que l’ardeur qui me brûle
 Tient le droit de paroître au jour ;
Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule
 Dont s’embarrasse votre amour.

Jupiter.

Ah ! ce que j’ai pour vous d’ardeur & de tendresse,
 Passe aussi celle d’un époux ;
Et vous ne savez pas dans des moments si doux
 Quelle en est la délicatesse.
Vous ne concevez point qu’un cœur bien amoureux
Sur cent petits égards s’attache avec étude,
 Et se fait une inquiétude
 De la maniere d’être heureux.
 En moi, belle & charmante Alcmene,
Vous voyez un mari, vous voyez un amant ;
Mais l’amant seul me touche, à parler franchement,
Et je sens près de vous que le mari le gêne.
Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu’à lui seul votre cœur s’abandonne ;
 Et sa passion ne veut point
 De ce que le mari lui donne.
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,
Et ne veut rien tenir des nœuds de l’hyménée,
Rien d’un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui, tous les jours, des plus cheres faveurs
 La douceur est empoisonnée.
Dans le scrupule enfin dont il est combattu,
Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,
Que vous le sépariez d’avec ce qui le blesse ;
Que le mari ne soit que pour votre vertu,
Et que de votre cœur de bonté revêtu
L’amant ait tout l’amour & toute la tendresse.

Parcourez ainsi toutes les scenes amoureuses de Moliere, vous verrez avec quelle adresse il en a écarté la fadeur, la monotonie ; & comparons-les à une de ces scenes où deux amants, occupés uniquement du plaisir de se parler, semblent faire assaut d’esprit, s’attaquent & se ripostent avec des madrigaux, interrompent la marche de l’intrigue & la font oublier au spectateur.

Citons pour exemple une scene qui soit bien applaudie, qui serve de cheval de bataille à tous les comédiens de l’un & de l’autre sexe qui débutent dans les rôles amoureux ; & prouvons qu’avec tout l’esprit possible, elle n’a pas le sens commun. Je la prends dans l’Homme du jour ou les Dehors trompeurs, de Boissy, piece qui d’ailleurs est remplie de très grandes beautés.

ACTE IV. Scene XIII.

Le Marquis a vu Lucile au couvent. Ils ont d’abord senti l’un pour l’autre le penchant le plus tendre. Tout d’un coup Forlis, pere de Lucile, forme le dessein de la marier au Baron, & la confie en attendant à la sœur du Baron, qui loge avec son frere. Pendant ce temps le Marquis, qui ignore ce qu’est devenue Lucile, est au désespoir : il la retrouve avec la plus grande surprise chez son ami. Il feint, en sa présence, de l’avoir vue au couvent auprès d’une Demoiselle dont il étoit aimé : il demande à Lucile s’il est toujours payé de retour : elle l’assure qu’oui : ils se disent mille choses flatteuses. Le Baron exhorte Lucile à servir l’amour du Marquis, à se charger d’une lettre pour sa maîtresse. Lucile écrit en réponse un billet fort tendre, que le Baron surprend ; mais comme il est encore sans dessus, le Baron croit qu’il lui est destiné. Enfin les amants se trouvent seuls ; ils se sont déja répété plusieurs fois, en présence de leur ennemi commun, qu’ils s’aiment, qu’ils s’adorent : que vont-ils se dire de plus piquant ? que vont-ils projetter pour faire leur bonheur ? Ecoutons-les.

LE MARQUIS, LUCILE.

Le Marquis.

Je puis enfin, au gré du penchant qui m’entraîne,
Vous voir & vous parler sans témoins & sans gêne.
Que cet instant m’est doux ! que je suis enchanté !
Ce moment, comme moi, l’avez-vous souhaité ?
Vous ne répondez rien ! & votre cœur soupire !

Lucile.

A peine à mes transports mes sens peuvent suffire :
Le discours est trop foible, & je n’en puis former.
Marquis, me taire ainsi, n’est-ce pas m’exprimer ?

Jusques-là tout est dans l’ordre. Lucile, surprise, charmée, troublée de se voir tête à tête avec un amant, ne trouve point de termes assez forts pour s’exprimer ; elle ne peut parler. Mais rassurons-nous, le Marquis va l’agacer par quelque petite gentillesse, à laquelle elle répondra de reste.

Le Marquis.

Oui, charmante Lucile ! il n’est point d’éloquence
Qui vaille & persuade autant qu’un tel silence.

Lucile.

Mes yeux semblent sortir d’une éternelle nuit :
Dans ceux de mon amant un autre ciel me luit.

Ah ! convenez que Lucile vient de faire un joli madrigal : que vous semble de la pointe ? Lucile voit le ciel dans les yeux de son amant ! Que cela est tendre ! naïf sur-tout ! Patience, nous verrons bien autre chose. Lucile continue :

Au seul son de sa voix mon cœur se sent renaître,
Et l’amour près de lui me donne un nouvel être.

Que cette idée est jolie ! Elle plaît tant à Lucile, qu’elle la répete dans les vers suivants :

Mon ame n’étoit rien quand il étoit absent ;
Sa vue & son retour la tirent du néant.

Le Marquis.

Souffrez, dans les transports dont mon ame est pressée...

Doucement, Monsieur le Marquis ; votre amante est en verve : elle vous interrompt pour vous débiter encore quatre madrigaux dans un seul couplet.

Lucile.

Non, sans vous, loin de vous, je n’ai point de pensée.
Je suis stupide auprès du monde indifférent,
Et je n’ai de l’esprit qu’avec vous seulement.
Le mien ne brille point dans une compagnie :
Le sentiment l’échauffe, & non pas la saillie.
Celui que l’amour donne à deux cœurs bien épris,
Est le seul qui m’inspire & dont je sens le prix.

Ce couplet répete trois fois l’idée du premier vers. Le premier vers lui-même n’est qu’une répétition de ce que Lucile a déja dit. Mais tout cela est égal ; les jolies choses ne sauroient être redites trop souvent. Scarron qui se répete quelquefois dans son Virgile travesti, dit fort ingénieusement :

Le voici d’une autre façon,
Tant je suis joli garçon.

Continuons & préparons-nous à admirer un rondeau redoublé tout-à-fait charmant.

Le Marquis.

Ah ! c’est le véritable, & n’en ayons point d’autre ;
Comme il sera le mien, qu’il soit toujours le vôtre.
Ne puisons notre esprit que dans le sentiment.
Vous m’aimez ?

Lucile.

Oui, mon cœur vous aime uniquement.

Le Marquis.

Que votre belle bouche encore le répete !
Vous avez à le dire une grace parfaite.

Lucile.

Oui, Marquis, je vous aime, & je n’aime que vous !

Le Marquis.

Et moi, je vous adore !

Lucile.

O retour qui m’est doux !

Ce seroit un morceau délicieux dans un opéra ; aussi Moliere, qui avoit le tact fin, l’a-t-il volé à M. de Boissy pour le mettre en musique dans son Malade imaginaire 54 qui a paru soixante ans avant l’Homme du jour.

Continuons la scene de M. de Boissy, sans l’interrompre, nous y verrons une tirade dans laquelle Lucile fait de fort belles dissertations, & rien n’est plus touchant dans un tête à tête.

Le Marquis.

Que je vais payer cher ces instants pleins de charmes !
Mon bonheur est troublé par de justes alarmes ;
Et je suis près de voir le Baron possesseur
Du bien que sa poursuite enleve à mon ardeur.
J’ai frémi, quand j’ai vu qu’il lisoit votre lettre.

Lucile.

Moi-même, de ma peur j’ai peine à me remettre.

Le Marquis.

Elle est entre ses mains !

Lucile.

N’en soyez point jaloux :
Vous savez qu’elle n’est écrite que pour vous.

Le Marquis.

D’accord ; mais, pour vous plaire, il redevient aimable :
Ses graces à mes yeux le rendent redoutable.

Lucile.

Quelque forme qu’il prenne, il n’avancera rien ;
Je le verrai toujours, à l’examiner bien,
Comme un tyran caché, qui, sous un faux hommage,
Me prépare le joug du plus dur esclavage ;
A qui l’hymen rendra sa premiere hauteur,
Et qui me traitera comme il traite sa sœur.
A son sort, par ce nœud, je tremble d’être unie.
Je vais dans les horreurs traîner ma triste vie.
Si l’aveugle amitié que mon pere a pour lui
N’eût rendu ma démarche inutile aujourd’hui,
J’aurois déja, j’aurois forcé mon caractere,
Et je serois tombée aux genoux de mon pere :
Ma bouche eût déclaré mes sentiments secrets,
Plutôt que d’épouser un homme que je hais,
Et que mes yeux verroient même avec répugnance,
Quand je n’aurois pour vous que de l’indifférence.
Jugez combien ce fonds de haine est augmenté
Par l’amour que le vôtre a si bien mérité !
Jugez combien il perd dans le fond de mon ame,
Par la comparaison que je fais de sa flamme
Avec le feu constant, tendre & respectueux
D’un amant jeune & sage, aimable & vertueux !
Vous possédez, Marquis, le mérite solide :
Il n’en a que le masque & le vernis perfide.
Il ne songe qu’à plaire, & ne veut qu’éblouir :
Vous seul savez aimer, & vous faire chérir.
De tout Paris, son art veut faire la conquête :
A regner sur mon cœur votre gloire s’arrête.
Il est par ses dehors & par son entretien
Le héros du grand monde, & vous êtes le mien.

Le Marquis.

Cet aveu, qui me charme, en même temps m’afflige :
A rompre un nœud fatal je sens que tout m’oblige :
Mes feux méritent seuls d’obtenir tant d’appas.
(Il lui baise la main.)

Que se disent Lucile & le Marquis dans cette scene de Boissy 55 ? qu’ils s’aiment. Ils se l’étoient déja dit d’une façon bien plus piquante. Que projettent-ils ? que décident-ils ? rien. D’ailleurs, quel amas de fadeurs ! Est-ce ainsi que s’expriment deux amants jeunes, passionnés, que l’amour réunit après une longue absence, & qui ont tout à craindre ? Je plains bien les personnes de l’un & l’autre sexe qui applaudissent à cette scene ; il faut qu’elles n’aient pas eu dans leur vie des tête-à-tête fort piquants, ou qu’il ne leur en reste qu’une bien foible idée.

L’amour est toujours le même : les amants de tous les pays, de tous les âges, de tous les états, aimeront toujours avec dessein de posséder l’objet de leur tendresse. Un poëte aura beau mettre son esprit à la torture, il fera bien imaginer à ses amoureux différents moyens pour parvenir à leur but ; mais il n’auront jamais, à moins qu’ils ne sortent de la nature, qu’une seule maniere pour se dire qu’ils s’aiment, toujours agréable au spectateur la premiere fois, ennuyeuse la seconde, détestable la troisieme. Que les Auteurs s’appliquent donc à rendre leurs amants intéressants, à mettre leurs scenes amoureuses en action, & qu’étudiant l’art inconcevable de Moliere, ils apprennent à tout vivifier comme lui, & sur-tout à ne point affadir leurs pieces en croyant les rendre touchantes. Combien de gens n’ont pas l’idée qu’ils devroient avoir de l’intérêt théâtral !