(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXIII. Des Reconnoissances. » pp. 399-421
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXIII. Des Reconnoissances. » pp. 399-421

CHAPITRE XXIII.
Des Reconnoissances.

Les Auteurs comiques de tous les siecles, de toutes les nations, ont tous fait des reconnoissances. Nos Modernes, extrêmes en tout, en ont lardé plusieurs dans la même piece ; & parmi toutes, il s’en trouve une ou deux dignes de la comédie. Il faut donc, d’après ce calcul, qu’une reconnoissance quelconque soit bien facile à faire, & qu’une bonne reconnoissance soit un morceau bien difficile. Analysons un peu celles des Anciens & des Modernes ; réfléchissons sur leur beauté, sur leurs défauts : & pour mettre quelque ordre dans notre marche, divisons-les en trois classes ; savoir, les reconnoissances larmoyantes, les reconnoissances comiques, & les reconnoissances en récit.

Reconnoissances larmoyantes.

Autrefois un Auteur comique n’osoit qu’en tremblant risquer une situation larmoyante sur la scene comique ; à présent, les larmes en font tout l’ornement. Si je demandois aux fanatiques du nouveau genre ce qu’ils pensent des reconnoissances larmoyantes, ils s’écrieroient surement que rien n’est plus beau, plus divin, plus digne de charmer la Cour & la Ville ; & ils me citeroient d’abord, avec raison, les reconnoissances de l’Ecole des Meres comme deux très beaux morceaux.

Je prendrai la liberté de faire cette question : Ces reconnoissances si belles, si sublimes, que vous me citez, sont-elles dans une tragédie bourgeoise ou de qualité ? Fi, me répondra-t-on ! elles sont dans une bonne & belle comédie qui fait beaucoup rire en plusieurs endroits. La scene dans laquelle le pere est arrêté par son Suisse & ses laquais, qui ne le reconnoissent pas pour leur maître, est très plaisante ; celle où la mere met en usage toutes les petites ruses du sexe pour ramener à son sentiment son benêt de mari, & faire acheter un Marquisat à son fils, est d’un excellent comique, ainsi que plusieurs autres. Puisque cela est ainsi, je conclus, & je dis hardiment, n’en déplaise au goût du siecle, que ces reconnoissances sont mauvaises. Comment mauvaises ! Elles sont préparées, amenées, nouées, dénouées avec la plus grande adresse ; elles petillent d’esprit, les vers en sont beaux. Eh bien ! elles sont donc mal placées ; ce qui est à-peu-près la même chose. La scene dans laquelle Orgon, caché sous une table, écoute la déclaration de Tartufe, est un chef-d’œuvre ; elle en deviendra un d’impertinence si vous la placez dans une tragédie.

Je n’entreprendrai pas de discuter, dans cet article, les droits de Thalie ; je n’examinerai pas si ce mêlange de comique & de tragique est bon ou mauvais, & s’il convient, comme le dit Scarron, de mêler la crême & la moutarde. Je n’y manquerai pas lorsque je parlerai des différents genres de la comédie. Je me contenterai seulement de dire aux jeunes Auteurs, que si des reconnoissances larmoyantes leur valent des applaudissements momentanés, les reconnoissances vraiment comiques, s’ils peuvent parvenir à en faire, leur assureront l’estime des connoisseurs de leur siecle, & celui de la postérité : ils n’ont qu’à choisir.

Quoi ! vous préférez, pour la plupart, un laurier facile, mais de peu de durée, à des palmes immortelles qu’il faudroit mériter par de grands travaux ! Chacun a son goût : ou peut-être connoissez-vous votre foiblesse. Je vais vous développer tous les secrets de l’art facile qui vous séduit. Voulez-vous marcher sur les traces du premier comique larmoyant ? introduisez, comme il a fait dans sa Mélanide, dans son Ecole des Meres, dans sa Gouvernante, un personnage sous un nom supposé, & votre génie aura fait dès ce moment tout l’effort nécessaire pour amener autant de reconnoissances qu’il vous plaira d’en mettre dans votre piece. Elles peuvent être monotones ; qui voit une reconnoissance, les voit toutes : mais la Chaussée vous apprendra encore à les varier. Il vous fera voir que le même personnage peut fort bien reconnoître dans une scene, & être reconnu dans une autre.

L’ECOLE DES MERES.

ACTE IV. Scene IX.

Marianne croit être la niece de M. Argant ; elle apprend qu’elle ne l’est point, & qu’elle passe pour sa maîtresse. Elle croit effectivement que M. Argant l’a retirée chez lui pour la séduire.

M. Argant.

Je suis moins criminel que tu ne l’oses croire.
 Sois instruite de ton état.
Cette vive amitié, qui t’outrage & te blesse,
Trouvera dans ton ame un retour éternel :
 Apprends que toute ma tendresse
 N’est que de l’amour paternel.
Ah !... ma fille.

Marianne.

Qui ? vous... mon pere ?
Eh ! pourquoi si long-temps me cacher mon bonheur ?

Pourquoi ? belle demande ! Le public s’en doute bien : c’est pour alonger la courroie.

ACTE V. Scene IX.

Marianne apprend à Madame Argant qu’elle a été dans un couvent près de Poitiers ; qu’elle y a connu sa fille, & qu’elle ressent une tendresse extrême.

Mad. Argant.

 Eh ! pour qui ?

Marianne.

Le demandez-vous ?
 Pour une mere qu’elle adore.

Mad. Argant.

Moi ! puis-je mériter des sentiments si doux ?
 Elle ne m’a point vue encore.

Marianne.

Hélas ! pardonnez-moi.

Mad. Argant.

Que dites-vous ? comment ?
 Eclaircissez en ce moment
 Le mystere que vous me faites.
Seriez-vous ?... Plût au Ciel ! Dites-moi qui vous êtes.
Ma niece... si j’en crois des transports pleins d’appas,
 Vous devez m’être bien plus chere !

M. Argant, s’approchant.

 Votre cœur ne se trompe pas.
Embrassez votre fille.

Mad. Argant, embrassant sa fille qui se jette à ses genoux.

O trop heureuse mere !

Voilà, comme je l’ai dit, un personnage qui reconnoît, & qui se fait reconnoître ensuite ; ce qui est très bien varié, comme vous voyez. D’après cet exemple, vous pouvez essayer de donner au public dix reconnoissances dans une même piece. Dès que les acteurs lui donneront le signal, en criant : Ah ! mon pere ! ah ! ma fille ! ah ! ma mere ! ah ! ma sœur ! ah ! mon frere ! ah ! toute la famille ! il pleurera à chacune d’elles d’une maniere fort touchante.

Je voudrois qu’on pût introduire aux représentations de nos pieces mi-comiques, un étranger qui ne sût pas notre langue. Surpris, sans doute, de voir les acteurs & les spectateurs fondre tout-à-coup en larmes après avoir ri aux éclats, il demanderoit à son interprete la cause d’un si subit changement. C’est, lui répondroit celui-ci, qu’un pere & un fils viennent de se reconnoître. L’étranger, réfléchissant là-dessus, s’écrieroit surement : « Les parents sont bien dénaturés en France ; un fils n’y reconnoît jamais son pere, ou un pere n’y reconnoît jamais son fils, qu’ils ne pleurent & ne s’affligent l’un & l’autre. Ce qu’il y a de plus singulier, ajouteroit-il, c’est que tous ceux qui les entourent sont si sensibles à leur malheur, qu’ils pleurent comme eux : cependant le François est naturellement un peu gai. Comment accorder tout cela ? »

Un Savant qui entendroit mon étranger, auroit pitié de son ignorance, & lui expliqueroit en beaux termes ce que c’est que la joie, & quels sont les différents effets qu’elle peut produire : il lui démontreroit, après plusieurs doctes distinctions, qu’elle s’exprime également par les ris & par les larmes ; mais que les ris étant devenus roturiers, une joie larmoyante a, sans contredit, un air bien plus distingué. Alors mon homme, aidé du simple sens commun, pourroit lui répondre, je pense : « Puisque la satisfaction du cœur a deux façons de s’exprimer, gardez votre joie pleureuse pour les pieces que je viens voir avec l’intention d’y pleurer ; mais lorsque, sur la foi de votre affiche, je vous donne de l’argent pour rire, régalez-moi, je vous prie, d’un plaisir qui soit gai, & qui ne ressemble pas si fort au chagrin ».

Reconnoissances comiques.

Il est si difficile de rendre une reconnoissance bien comique, que je ne puis citer pour exemple le pere de la bonne comédie, Moliere, cet Auteur inimitable en tout, excepté dans ses reconnoissances. Il y en a une dans son Ecole des Femmes qui n’est rien moins qu’un exemple à suivre : elle n’est ni plaisante ni larmoyante, mais bien froide.

ACTE V. Scene derniere.

Enrique reconnoît sa fille dans Agnès, & s’écrie :

Je n’en ai pas douté d’abord que je l’ai vue,
Et mon ame depuis n’a cessé d’être émue.
Ah ! ma fille, je cede à des transports si doux !

Agnès ne répond rien à ce propos touchant, & ce n’est pas bien.

La double ou triple reconnoissance de l’Avare est aussi d’une tiédeur peu digne, assurément, des beautés dont cette piece fourmille.

ACTE V. Scene V.

Anselme.

Quoi ! vous osez vous dire le fils de Dom Thomas d’Alburci ?

Valere.

Oui, je l’ose, & suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que ce soit.

Anselme.

L’audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu’il y a seize ans, pour le moins, que l’homme dont vous nous parlez, périt sur mer avec ses enfants & sa femme, en voulant dérober leur vie aux cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, & qui en firent exiler plusieurs nobles familles.

Valere.

Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau Espagnol, & que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour moi, qu’il me fit élever comme son propre fils, & que les armes furent mon emploi dès que je m’en trouvai capable ; que j’ai su depuis peu que mon pere n’étoit point mort, comme je l’avois toujours cru ; que, passant ici pour l’aller chercher, une aventure par le ciel concertée me fit voir la charmante Elise ; que cette vue me rendit esclave de ses beautés, & que la violence de mon amour, & la sévérité de son pere, me firent prendre la résolution de m’introduire dans son logis, & d’envoyer un autre à la quête de mes parents.

Anselme.

Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une vérité ?

Valere.

Le capitaine Espagnol, un cachet de rubis qui étoit à mon pere, un bracelet d’agate que ma mere m’a mis au bras, le vieux Pédro, ce domestique qui se sauva avec moi du naufrage.

Mariane.

Hélas ! à vos paroles je puis ici répondre, moi, que vous n’imposez point ; & tout ce que vous me dites me fait connoître clairement que vous êtes mon frere.

Valere.

Vous, ma sœur ?

Mariane.

Oui, mon cœur s’est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ; & notre mere que vous allez ravir, m’a mille fois entretenu des disgraces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage : mais il ne nous sauva la vie que par la perte de notre liberté ; & ce fut des corsaires qui nous recueillirent ma mere & moi sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans d’esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté, & nous retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans y pouvoir trouver des nouvelles de notre pere. Nous passâmes à Genes, où ma mere alla ramasser quelque malheureux restes d’une succession qu’on avoit déchirée ; & de là, fuyant la barbare injustice de ses parents, elle vint en ces lieux, où elle n’a presque vécu que d’une vie languissante.

Anselme.

O ciel ! quels sont les traits de ta puissance, & que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles ! Embrassez-moi, mes enfants, & mêlez tous deux vos transports à ceux de votre pere !

Valere.

Vous êtes mon pere ?

Mariane.

C’est vous que ma mere a tant pleuré ?

Anselme.

Oui, ma fille, oui, mon fils, je suis Dom Thomas d’Alburci, que le ciel garantit des ondes avec tout l’argent qu’il portoit, & qui, vous ayant tous cru morts durant plus de seize ans, se préparoit, après de longs voyages, à chercher dans l’hymen d’une douce & sage personne, la consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sureté que j’ai vue pour ma vie à Naples, m’a fait y renoncer pour toujours ; & ayant su trouver moyen d’y faire vendre ce que j’avois, je me suis habitué ici, où, sous le nom d’Anselme, j’ai voulu m’éloigner les chagrins de cet autre nom qui m’a causé tant de traverses.

Qu’on ne dise point, parceque Moliere n’a pu faire de reconnoissances comiques, que l’on doit y renoncer, & qu’il vaut encore mieux les rendre attendrissantes qu’insipides. Une reconnoissance comique est sans doute très difficile ; mais Regnard en a mis une sur la scene qui vaut elle seule toutes celles de la Chaussée, &c. La voici : imitez-la, si vous pouvez, ou n’en faites point.

DÉMOCRITE.

ACTE IV. Scene VII.

Strabon.

Depuis quand, s’il vous plaît, vivez-vous sans époux ?

Cléanthis.

Depuis près de vingt ans je goûte un sort si doux.
J’avois pris un mari fourbe, plein d’injustices,
Qui d’aucune vertu ne rachetoit ses vices,
Ivrogne, débauché, scélérat, ombrageux.
Pour sa mort je faisois tous les jours mille vœux.
Enfin le ciel plus doux, touché de ma misere,
Lui fit naître en l’esprit un dessein salutaire ;
Il partit, me laissant par bonheur sans enfants.

Strabon.

C’est tout comme chez nous. Depuis le même temps,
Inspiré par le ciel, je quittai ma patrie,
Pour fuir loin de ma femme, ou plutôt ma furie.
Jamais un tel démon ne sortit des enfers.
C’étoit un vrai lutin, un esprit de travers,
Un vieux singe en malice, insolente, revêche,
Coquette, sans esprit, menteuse, pigriêche.
A la noyer cent fois je m’étois attendu ;
Mais je n’en ai rien fait de peur d’être pendu.

Cléanthis.

Cette femme vous est vraiment bien obligée !

Strabon.

Bon ! tout autre que moi ne l’eût point ménagée,
Elle auroit fait le saut.

Cléanthis.

Et, de grace, en quels lieux
Aviez-vous épousé ce chef-d’œuvre des cieux ?

Strabon.

Dans Argos.

Cléanthis.

Dans Argos !

Strabon.

Où la fortune a-t-elle
Mis en vos mains l’époux d’un si rare modele ?

Cléanthis.

Dans Argos.

Strabon, à part.

(haut.)
Dans Argos ! Et s’il vous plaît, quel nom
Portoit ce cher époux ?

Cléanthis.

Il se nommoit Strabon.

Strabon.

Strabon ! Hai !

Cléanthis.

Pourroit-on aussi, sans vous déplaire,
Savoir quel nom portoit cette épouse si chere ?

Strabon.

Cléanthis.

Cléanthis.

Cléanthis ! C’est lui !

Strabon.

C’est-elle ! O Dieux !

Cléanthis.

Ses traits n’en disent rien ; mais je le sens bien mieux
Au soudain changement qui se fait dans mon ame.

Strabon.

Madame, par hasard, n’êtes-vous point ma femme ?

Cléanthis.

Monsieur, par aventure, êtes-vous mon époux ?

Strabon.

Il faut que cela soit ; car je sens que pour vous
Dans mon cœur tout à coup ma flamme est amortie,
Et fait en ce moment place à l’antipathie.

Cléanthis.

Ah ! te voilà donc, traître ! Après un si long temps,
Qui t’amene en ces lieux ? Qu’est-ce que tu prétends ?

Strabon.

M’en aller au plutôt. Que ma surprise est forte !
Dis-moi, ma chere enfant, pourquoi n’es-tu pas morte ?

Cléanthis.

Pourquoi n’es-tu pas morte ! Indigne, scélérat,
Déserteur de ménage & maudit renégat,
Pour t’arracher les yeux....

Strabon.

(A part.)
Ah ! doucement, Madame.
O pouvoir de l’hymen ! quel retour en mon ame !
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Cléanthis.

Que je le hais !

Strabon.

Qu’elle est laide à présent ! & qu’elle a l’air mauvais !56

Ceux qui voudront voir comment la Chaussée faisoit ses reconnoissances, lorsqu’il ne les montoit pas sur le ton larmoyant, peuvent comparer la suivante avec celle que nous venons de voir. Le sujet est le même : les premiers personnages sont, à l’exemple de Cléanthis & de Strabon, mariés : ils ne se reconnoissent point, & sont amoureux l’un de l’autre.

LA FAUSSE ANTIPATHIE,
Comédie en vers, en trois actes.

ACTE III. Scene VI.

GÉRONTE, ORPHISE, DAMON, LÉONORE, NÉRINE.

Géronte, à Léonore.

Pourquoi s’abandonner au torrent des scrupules ?
De trop grands sentiments sont souvent ridicules.
Si c’étoit un époux tel qu’eût été Damon,
Passe ; mais c’en est un qui n’en eut que le nom ;
Un jeune écervelé qui laisse sa compagne,
Et, pour libertiner, va battre la campagne ;
Que je ne connois point, car ma sœur, Dieu merci,
Ne consultoit personne en tout, comme en ceci ;
Un homme qui n’agit que par ses émissaires,
Et n’ose se montrer que par ses gens d’affaires ;
Qui, lorsqu’on le croit mort, revient, après douze ans,
Pour se démarier.

Damon, à part.

Quels rapports étonnants !

Léonore.

Respectez ses malheurs.

Damon.

Eh ! de grace, Madame....

Géronte.

Voilà pourtant l’époux que ma niece réclame !

Damon.

Peut-on savoir le nom ?....

Léonore.

Ne le sachez jamais.

Damon.

Ne me refusez pas....

Léonore.

J’entrevois vos projets,
Et le coupable espoir que vous gardez encore.
Voulez-vous achever de perdre Léonore ?
Son repos, son honneur devroient bien vous toucher.

Damon.

Sous ce nom étranger cessez de vous cacher.
Vous vous nommez Silvie, & non pas Léonore.
Que n’êtes-vous aussi l’épouse de Sainflore !

Léonore, à Damon qui se jette à ses genoux.

Ah ! qui m’a pu trahir !... Téméraire ! arrêtez.
Quelle horreur !... Laissez-moi...

Damon.

Madame, promettez...

Orphise.

Damon, y songez-vous ?

Nérine.

Pour le coup il s’oublie.

Damon.

Je renais... Ah ! Madame !... Ah ! ma chere Silvie !...
(Il donne un papier à Géronte.) (A Léonore.)
Tenez... je suis... Voilà votre consentement :
Retrouvez un époux dans le plus tendre amant.

Géronte.

Voyons donc.

Léonore.

Vous Sainflore ?

Orphise.

Ah ! grand Dieu !

Géronte.

C’est lui-même.

Léonore.

O sort trop fortuné ! c’est mon époux que j’aime !

Géronte.

La bonne antipathie ! Ah ! gardez-la toujours.
Haïssez-vous ainsi le reste de vos jours.

Je crois qu’on donnera la préférence à Regnard ; & la Chaussée pouvoit se dispenser de le copier pour faire plus mal que lui.

Regnard a fait une bonne reconnoissance comique ; un autre Auteur, né avec un génie réellement comique, en fera peut-être une meilleure. D’Ancourt en a fait trois ou quatre dans une seule scene, que Thalie ne désapprouve point.

LES VACANCES,
Comédie en un acte, en prose.

Scene XIX.

Maugrebleu, ivre.

Qu’est-ce que c’est donc que cela, mon Capitaine ? Vous vous amusez à la moutarde, pendant qu’on vous fait des recrues d’une distinction & d’une utilité...

Clitandre.

Oh ! que tu es ivre, mon pauvre garçon !. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mad. La Roche.

Hé ! je crois, Dieu me pardonne, que c’est votre frere, Madame, dont il y a si long-temps qu’on n’a eu des nouvelles : ce pauvre Charlot !

Clitandre.

Comment, son frere !

Maugrebleu.

Qui est l’animal qui parle de Charlot ? Oh ! réformez, réformez votre style, s’il vous plaît : je suis premier Maréchal-des-logis de la compagnie de ce gentilhomme, afin que vous le sachiez.

Mad. La Roche.

Je ne me trompe point, c’est lui-même.

Angélique.

Cet ivrogne-là seroit mon frere !

Maugrebleu.

Qu’est-ce à dire ivrogne ? & votre frere encore ! Vous me cajolez ! Vous me voulez attraper. Allons, mon Capitaine, ne nous amusons point à ces carognes-là.

Lépine.

Madame la Roche a parbleu raison ; c’est le fils de mon parrain.

Maugrebleu.

Oh ! pour toi, je te remets ; tu es Lépine, le filleul de mon pere, un grand frippon ; oui, je te reconnois : mais pour vous autres...

Mad. La Roche.

Vous ne vous ressouvenez pas de Madame la Roche ?

Maugrebleu.

De Madame la Roche ? si fait, parbleu : c’étoit une bonne diablesse. Ne seroit-ce point vous ?

Mad. La Roche.

C’est moi-même.

Maugrebleu.

Je crois, ma foi, qu’elle n’a point menti ; & voici une vivante qui ressemble à ma sœur. Mais non... Si fait, le diable m’emporte, c’est elle-même. Parlez donc, ho ! mon Capitaine, bride en main, s’il vous plaît : pour Madame la Roche vous irez le galop, si vous pouvez ; mais pour ma sœur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La reconnoissance de Maugrebleu & de son pere n’est pas moins plaisante.

Scene XX.

Maugrebleu.

Allons, filleul, mene-moi voir mon pere ; j’ai impatience d’avoir cet honneur-là : il y a long-temps que je lui dois une visite.

Lépine.

Il ne s’attend à rien moins qu’à celle-ci ; & il ne sera pas mal étonné.

Maugrebleu.

Je suis curieux de savoir comme il me recevra. Il en usa mal avec moi la derniere fois que nous nous rencontrâmes.

Lépine.

Le voici avec un de ses confreres, je pense.

Scene XXI.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maugrebleu.

Présente-moi donc, filleul, toi qui es en grace.

Lépine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon parrain, voilà un des premiers Officiers de la Compagnie, qui vient ici vous assurer...

Maugrebleu.

Je suis bien votre serviteur, Monsieur mon pere, & j’ai bien de la joie...

M. Grimaudin.

Comment ! hé ! c’est mon fils ! c’est ce frippon de Charlot...

Maugrebleu.

Fort à votre service, mon pere. Mais ne m’appellez plus comme cela, je vous prie ; cela vous feroit peut-être reprendre avec moi des prérogatives que je supprime. Je m’appelle M. Maugrebleu, Lieutenant de Cavalerie. Que cela vous suffise : & plus de familiarité, s’il vous plaît... . . . . . . . . . .

Reconnoissances en récit.

Les Anciens, qui sentoient vraisemblablement combien il étoit difficile de rendre une reconnoissance plaisante, & qui ne croyoient pas qu’il fût beau, grand, sublime, de filer de longues scenes larmoyantes pour forcer le public à pleurer à force de plaisir, faisoient passer presque toutes leurs reconnoissances derriere la toile ; ensuite un acteur venoit en instruire le spectateur.

Un Auteur qui ne se sent pas la force de semer du comique dans une reconnoissance, ou qui ne le peut pas, vu la gravité des personnages qui doivent se reconnoître, fera beaucoup mieux, à l’imitation des Anciens, de faire leur reconnoissance derriere le théâtre, & de nous envoyer dire ensuite, par un personnage plaisant, que l’affaire est faite. Le jeu de l’acteur qui fera la narration, le ton qu’il prendra, la situation des personnages intéressés à l’écouter, tout pourra contribuer à rendre comique en récit ce qui seroit triste en action. Térence va vous le prouver.

LE PHORMION.

ACTE V. Scene VI.

GÉTA, ANTIPHON, PHORMION.

Géta.

O fortune ! ô grande fortune ! de combien de faveurs n’avez-vous pas comblé mon maître en ce jour !

Antiphon.

Que veut-il dire ?

Géta.

Et de combien de craintes n’avez-vous pas délivré ses bons amis ! Mais je m’amuse ici à mon dam. Que ne mets-je donc promptement ce manteau sur l’épaule pour aller plus vîte chercher mon homme, & lui apprendre ce qui est arrivé ?

Antiphon.

Comprends-tu ce qu’il dit ?

Phormion.

Et vous ?

Antiphon.

Point du tour.

Phormion.

Ni moi non plus.

Géta.

Je m’en vais chez le marchand d’esclaves ; ils sont tous là, sans doute.

Antiphon.

Hola, Géta.

Géta.

Hola, toi-même. Voilà une chose bien nouvelle & bien surprenante, que d’être appellé quand on se met à courir. A d’autres.

Antiphon.

Géta.

Géta.

Encore ! Je serai plus opiniâtre que tu n’es importun.

Antiphon.

Tu n’arrêteras pas ?

Géta.

Tu pourras bien être frotté. C’est quelque galopin qui m’appelle.

Antiphon.

Cela t’arrivera bien plutôt, coquin, si tu ne t’arrêtes.

Géta.

Il faut que ce soit quelqu’un de connoissance, puisqu’il nous menace. Mais est-ce l’homme que je cherche ? ou ne l’est-ce pas ? C’est lui-même.

Phormion.

Parlez-lui vîte.

Antiphon.

Qu’y a-t-il ?

Géta.

O le plus heureux de tous les hommes qui sont sur la terre ! car sans contredit, Monsieur, les Dieux n’aiment que vous.

Antiphon.

Je le voudrois bien : mais comment puis-je le croire, dis-moi ?

Géta.

Serez-vous content si je vous plonge dans la joie ?

Antiphon.

Tu me fais mourir.

Phormion.

Ah ! treve de promesses, & dis promptement.

Géta.

Ho ! ho ! & te voilà aussi, Phormion ?

Phormion.

Oui, me voilà : te dépêcheras-tu ?

Géta.

Ecoutez donc. Hem, hem. Après que nous t’avons eu donné l’argent à la place, nous sommes allés tout droit au logis ; dès que nous y avons été, le bon homme m’a envoyé chez votre femme.

Antiphon.

Que faire ?

Géta.

Je ne vous le dirai pas, car cela ne sert de rien pour ceci. Comme j’approchois de son appartement, son petit esclave Mida vient par derriere me prendre par le manteau, & me fait renverser la tête. Je regarde, & je lui demande pourquoi il me retient : il me dit qu’on lui a défendu de laisser entrer personne chez sa maîtresse ; que Chrémès venoit d’y entrer avec Sophrona, & qu’il étoit encore avec elles. Quand j’ai entendu cela, je me suis coulé tout doucement vers la porte, en marchant sur la pointe du pied. J’en ai approché, je m’y suis collé, j’ai retenu mon haleine, j’ai prêté l’oreille, & j’ai écouté de toute ma force pour attrapper ce qu’ils disoient.

Antiphon.

Fort bien, Géta !

Géta.

Là, j’ai entendu la plus belle aventure du monde ; j’ai pensé éclater de joie.

Phormion.

Qu’as-tu entendu ?

Géta.

Que croiriez-vous ?

Antiphon.

Je ne sais.

Géta.

C’est la plus merveilleuse chose que vous ayez jamais ouie. Votre oncle se trouve le pere de votre Phanion.

Antiphon.

Ho ! que dis-tu ?

Géta.

Il a eu autrefois à Lemnos un commerce secret avec sa mere.

Apprenons donc à distinguer les reconnoissances qui doivent se passer sous les yeux du public, d’avec celles dont le simple récit lui plaira davantage. Moliere avoit besoin, dans son Etourdi, que Trufaldin reconnût Célie, son esclave, pour sa fille ; Andrès, cru Egyptien, pour son fils. Il falloit qu’Andrès & Célie reconnussent Trufaldin pour leur pere, qu’ils se reconnussent eux-mêmes ; ce qui étoit très difficile, puisqu’Andrès étoit amoureux de Célie : tout cela auroit fait surement une cacophonie beaucoup plus ennuyeuse en action qu’en récit. Aussi l’Auteur députe-t-il Mascarille pour nous dire plaisamment comment la chose s’est passée.

On peut conclure, je crois, de cet article, que les reconnoissances comiques, soit en action, soit en récit, sont les seules avouées par Thalie, mais qu’elle chérit plus particuliérement celles de la premiere espece ; qu’elle trouve celles qui ne sont ni comiques ni larmoyantes, tout-à-fait insipides ; & qu’elle cede les reconnoissances tout-à-fait larmoyantes à cette petite bourgeoise pigrieche, qui, depuis quelque temps, prend place, avec effronterie, entre elle & Melpomene, & leur dispute le terrein.

Le lecteur sera peut-être bien aise de trouver ici des vers qu’on a fait dire au Dénouement personnifié & fort las de faire des Reconnoissances :

Une autre fois je viens, inconnu, déguisé,
 Et souvent fort dépaysé.
J’envisage les gens, je lâche une équivoque,
Sur quoi l’on m’en riposte une autre réciproque.
Je change de maintien ; je fais un aparté,
 Assez haut pour être, à la ronde,
 Très bien ouï de tout le monde,
Mais que l’on ne doit pas entendre à mon côté.
Je me rapproche alors, je jase, l’on babille :
 On m’interroge, & je réponds ;
 On se trouble, & je me confonds.
On insiste, j’hésite ; &, de fil en aiguille,
Je me nomme. On s’écrie : ah ! c’est vous ! Tout d’un temps
Je tombe aux pieds, ou bien je saute au cou des gens.
 Maugrebleu des reconnoissances !
Je ne veux plus avoir ces sottes complaisances.
Ne comptez plus sur moi, je vous en avertis.
Je ne reconnoîtrai seulement pas mon pere.

Croiroit-on que l’auteur de ces vers est celui qui a fait un plus grand nombre de reconnoissances ? que c’est enfin Nivelle de la Chaussée lui-même ?

J’ai entendu nombre de personnes admirer beaucoup les reconnoissances, par la seule raison qu’elles amenent nécessairement des tableaux sur la scene. Il est vrai que les acteurs, en les répétant, ont soin de prendre diverses attitudes pittoresques : mais si la reconnoissance est froide, forcée, mal amenée, tout-à-fait contre nature, les comédiens ont beau faire les grands bras, se précipiter sur le sein l’un de l’autre, affecter l’anéantissement, la surprise, ou tirer de grands mouchoirs, le tableau aura toujours les défauts de la situation qu’il peindra.

Puisque nous avons insensiblement parlé des tableaux, ne seroit-il pas nécessaire de leur consacrer un petit article à la suite de celui-ci.