(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE PREMIER. Des différents Genres en général. » pp. 1-8
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE PREMIER. Des différents Genres en général. » pp. 1-8

CHAPITRE PREMIER.
Des différents Genres en général.

Tous les genres sont bons : voilà le cri presque général ; voilà ce qu’on entend dire aux foyers, dans les cercles, aux cafés, aux toilettes des jolies femmes. Rien n’est plus vrai & n’est en même temps plus absurde.

Tous les genres sont bons pour la presse, d’accord ; & chacun d’eux peut illustrer l’Auteur qui le traite avec succès. Le siecle passé a rendu justice à tous ses faiseurs d’églogues, de satyres, d’épigrammes, de romans, de portraits, d’allégories : il les a tous admirés ; & leurs noms parvenus jusqu’à nous, sont certains de ne mourir jamais. Cependant, s’ils s’étoient avisés de mettre le titre de Comédie à la tête de leurs ouvrages, de les distribuer en scenes, & de les exposer sur le théâtre, le crédit des Auteurs & l’amour de la nouveauté auroient pu les y soutenir quelque temps ; mais ils en seroient bientôt tombés pour être ensevelis dans l’oubli ; ou pour ne devoir leur célébrité qu’à leur ridicule. Je le crois, s’écrieront les gens de bonne foi, & ils l’auroient bien mérité pour prix d’une extravagance qui ne sauroit entrer dans la tête d’un homme. Vous croyez que la chose est impossible ? Eh bien, pour vous détromper, lisez notre Théâtre ancien : vous y trouverez des églogues, des satyres, des portraits à la suite l’un de l’autre, sans aucune liaison, & des romans mis en action. Que dis-je ! parcourez notre Théâtre moderne, vous ne verrez que trop Fontenelle, Boileau, la Bruyere & Prévost sur la scene.

Plaute, Térence, Moliere, voilà, quoi qu’on en dise, nos seuls maîtres. Ceux qui se sont le plus éloignés de leur genre, ont disparu ; ceux qui ont suivi leurs traces de plus près, surnagent. Que le sort des uns nous fasse trembler ; que celui des autres pique notre émulation, nous ramene au vrai beau, & nous contienne dans les bornes prescrites à chaque genre.

La tournure de votre esprit ou quelque dépit amoureux vous attache-t-il sur les pas de la plaintive élegie ? plusieurs Académies de la province vous présentent des lauriers. Aimez-vous à peindre une Phriné qui, dans un boudoir voluptueusement orné, attire une foule de soupirants, & les enivre de ses faveurs ? une Prude qui, contente d’avoir le mot de décence & de vertu continuellement à la bouche, manque à l’une & à l’autre en prononçant leur nom ? une Beauté sensible, que les premiers soupirs du sentiment font évanouir ? Que vos romans se bornent aux honneurs de la presse, on les lira, on les jugera, on leur prodiguera des éloges s’ils en méritent ; peut-être même les Phriné, les Prudes, les Beautés sensibles vous récompenseront-elles plus particuliérement. Enfin donnons à nos productions les seuls titres, la seule forme qu’elles méritent : il est des palmes pour toutes ; mais gardons nous de prétendre à celles du Cid & du Tartufe, si nous ne sommes réellement avoués par Melpomene ou Thalie. Il faut savoir pleurer avec l’une & rire avec l’autre, point de milieu ; sans quoi on leur fait faire la grimace & aux connoisseurs aussi.

Le fanatisme exclut, le goût choisit, a dit un grand homme quelque part. Ceux qui voudroient admettre sur la scene la pluralité des genres, ceux qui y sont intéressés, ne cessent de citer cette sentence. C’est fort bien fait à eux : les belles choses ne sauroient être trop souvent répétées ; mais ils ne songent point qu’ils prononcent en ma faveur & contre eux. Je n’exclus aucun genre. Je veux, avec toutes les personnes raisonnables, que chacun d’eux se tienne dans le cercle que la raison lui a prescrit. En second lieu, puisque c’est au goût à choisir, n’est-il pas absurde, ridicule qu’on donne l’exclusion à un genre avoué par les nations & par les siecles les plus éclairés, en faveur d’un genre monstrueux qui a mille fois tenté de paroître au grand jour, & qui a mille fois été proscrit ? N’est-ce pas vouloir chasser un enfant légitime de la maison paternelle, pour substituer à sa place un fils naturel ?

Je suppose que vous soyez possesseur d’un petit terrein. Que feriez-vous si votre jardinier, tout en vous assurant qu’il faut de tout dans un jardin, arrachoit vos poiriers pour mettre à leur place des chênes, des marronniers d’Inde ? vous lui diriez assurément : « Mon ami, si mon parc étoit immense, je te permettrois d’y planter tout ce que tu voudrois, de le varier à l’infini, & de façon à contenter tous les goûts. Tu y pratiquerois des allées couvertes pour les amants langoureux, des lits de gazon parsemés de roses & de chevre-feuille pour les voluptueux, des bois touffus & bien sombres pour ceux qui voudroient y pleurer, y gémir, s’y empoisonner ou s’y pendre. Mais puisque je n’ai à moi qu’un petit espace, loin de vouloir arracher cinq ou six arbres fruitiers qui font mon seul bien, conserve, cultive avec soin leurs rejettons. La fleur qui les couvre dans le printemps, me réjouit la vue ; leur ombrage me garantit en été des rayons du soleil ; dans l’automne, je m’amuse à voir mûrir leur fruit, & je le mange pendant l’hiver, auprès du feu que le superflu de leurs branches me fournit ; je trouve en eux l’utile & l’agréable : ainsi, va te promener avec tes chênes, tes marronniers d’Inde, & vis de leur fruit ; il est digne de toi ».

Dufresny a dit : « Ce n’est pas étendre la carriere des Arts que d’admettre de nouveaux genres ; c’est gâter le goût ; c’est corrompre le jugement des hommes, qui se laisse aisément séduire par les nouveautés, & qui, mêlant ensuite le vrai avec le faux, se détourne bientôt, dans ses productions, de l’imitation de la nature, & s’appauvrit en peu de temps par la vaine ambition d’imaginer & de s’écarter des anciens modeles ». Dufresny a été prophete ; mais il lui étoit aisé de prédire à Thalie une infortune que la fatalité & l’amour du changement lui ont fait éprouver sur tous les théâtres. Du moment que l’abus des richesses, l’usage continu des plaisirs qu’elles enfantent, eurent énervé les Athéniens, leur caractere mou & efféminé se communiqua aux productions du génie. Les Arts prirent dès-lors plus d’élégance & de gentillesse, que de force & de vigueur. Voilà, dans peu de mots, l’histoire de la décadence de la comédie, & de sa chûte à Athenes, dans l’ancienne, dans la moderne Rome, & à Paris. C’est l’esprit qui a toujours porté les premiers coups au génie. Il profite fort peu de la leçon que Romagnesi & Riccoboni lui ont donnée jadis par la bouche du Sang-froid.

Le Sang-froid, au Génie.

Avec qui vivez-vous ! puis-je voir le Génie
Ne hanter que l’Esprit pour toute compagnie !
D’une telle amitié, quel peut être le fruit ?
Peut-on guider celui qu’un caprice conduit ?
Quel honneur peut vous faire un ami si frivole,
Sans aucune conduite, & dont l’audace folle
Insulte sans relâche, & livre des combats
A l’auguste Bon-sens, qu’elle ne comprend pas ?
Nous l’avons vu cent fois, cet Esprit indocile,
Allumer au Parnasse une guerre civile,
Et remplir les écrits de mille faux brillants,
Qui faisoient sous leur joug gémir les vrais talents.

Ces vers ingénieux, pleins de sel, sont tirés d’une piece charmante, intitulée la Conspiration manquée, parodie en un acte, en vers, de Maximian, tragédie de la Chaussée. L’Esprit & Clinquant son confident conspirent contre le Génie & le Bon-sens. Ils veulent mettre l’Eloquence de leur parti ; mais ils ne peuvent y réussir. Ils projettent de faire assassiner leurs ennemis. Ils pensent que la conspiration a réussi & s’en félicitent, quand l’apparition subite de leurs prétendues victimes les confond. Le Bon-sens leur parle ainsi :

Mon aspect vous étonne :
Je n’étois surement attendu de personne ;
Mais, par un grand bonheur, c’est moi que vous voyez.
Méchants ! par cet arrêt soyez tous foudroyés.
Je veux que le Clinquant rentre dans la bassesse
D’où l’avoit su tirer le manque de justesse,
Et qu’il soit reconnu du public assemblé,
Pour un fils du Faux-goût, méprisable & sifflé.

Il faut que l’Esprit & Clinquant aient conspiré de nouveau contre le Génie & le Bon-sens, puisque ces derniers n’osent plus paroître. Je doute même qu’ils se montrent de long-temps. Leurs ennemis se sont ligués avec le comique larmoyant, le drame & plusieurs autres tyrans, qui tous ont usurpé un grand crédit.

Etudiez nos Auteurs, vous verrez que les ennemis de l’ancien genre, du bon comique, se déchaînent contre lui, parcequ’ils se sentent hors d’état de le traiter avec succès. On peut comparer la véritable Thalie à une femme charmante déchirée en secret par les soupirants qu’elle a rébutés.

La jeune Dorisée a de l’esprit sans affectation ; elle est sage sans étourderie ; elle sait railler sans mordre ; elle est prudente, réservée, sans afficher l’austérité : aussi tous ceux qui la voient sont-ils d’abord épris de ses charmes : ils lui adressent leurs vœux ; mais peu sont dignes de lui plaire : le plus grand nombre est bientôt congédié. Les uns vont dans le fond d’une terre se consoler avec une bergere à laquelle ils parlent chien, mouton & houlette ; les autres déchirent leur prochain avec la prude Arsinoé : ceux-ci pleurent aux pieds de l’insipide & langoureuse Fanni ; ceux-là se jettent dans les bras de ces femmes faciles, chez qui les grands airs, le jargon, le persifflage tiennent lieu de mérite ; & tous, pour encenser leur idole, jurent à ses pieds que Dorisée est une petite créature très maussade, très ennuyeuse, très peu faite pour figurer dans le monde. Doit-on les croire ? non sans doute. Le dépit, la rage de n’avoir pu se mettre bien avec elle, percent à travers le ton de suffisance avec lequel ils se déchaînent. L’application est facile.

On soutient encore que le genre avoué par Thalie est resserré dans un cercle fort étroit, & qu’il faut en sortir crainte d’amener la monotonie sur nos théâtres : c’est une autre erreur qu’il est bien aisé de combattre. Tout le monde a reconnu dans les bons Auteurs comiques trois especes de pieces, pieces à intrigue, pieces à caractere, pieces mixtes, c’est-à-dire, qui tiennent des deux premieres : mais tout le monde n’a peut-être pas senti que les pieces à intrigue, que les pieces à caractere, que les pieces mixtes sont variées à l’infini dans leur construction, dans leur marche ; que chacun de ces trois genres en a plusieurs autres, qui doivent être traités différemment, & qui l’ont été par les meilleurs maîtres de l’art chez toutes les nations. C’est ce que nous verrons dans ce volume, quand nous aurons dit en passant un mot des genres auxquels il est bon de ne pas se livrer : alors nous examinerons les différents genres des pieces à intrigue, ensuite ceux des pieces mixtes, & nous finirons par décomposer les différents genres des pieces à caractere.