(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. Des Pieces à spectacle. » pp. 30-36
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. Des Pieces à spectacle. » pp. 30-36

CHAPITRE III.
Des Pieces à spectacle.

Les Espagnols, non moins partisans du merveilleux qu’entichés de leur noblesse, ont mis sur leur théâtre beaucoup de choses surnaturelles ; ce qui leur a été fort facile, graces aux diables, aux sorciers, même aux Saints & aux Anges qu’ils ont à commandement, & qui, d’un coup de baguette ou d’un signe, font des miracles dans tous les genres. On voit ressusciter plus de morts sur les théâtres d’Espagne, qu’on ne voit mourir de pieces sur les nôtres.

Les Auteurs Italiens, singes nés des Auteurs Espagnols, n’ont pas osé, à la vérité, mettre en jeu les Anges & les Saints, sous les yeux du Chef de la Religion ; mais ils ont bien pris leur revanche avec les diables, les démons, les sorciers. La facilité avec laquelle on amene des événements singuliers, quand on veut s’étayer d’un pareil secours, leur a fait enfanter une infinité de pieces en ce genre, qu’ils n’ont pas manqué de nous apporter, lorsque nos Princes les ont appellés pour contribuer à leurs plaisirs. Il est certain que des comédiens étrangers, transportés en France, & devant des personnes qui pour la plupart n’entendent point leur langage, doivent être bien plus amusants avec des pieces remplies de spectacles & embellies de tous les prestiges de la magie, qu’avec les pieces les plus ingénieusement intriguées. Nos Comédiens Italiens l’éprouvent encore tous les jours. On baille à leur Pantalon avare, à leur Cabinet, à leur Femme jalouse, &c. qui sont des pieces très bonnes, & l’on s’amuse aux représentations du Turban enchanté, d’Arlequin cru Prince, de Camille Magicienne, & du Prince de Salerne, qui ne parlent pas à l’esprit, mais qui amusent les yeux, les surprennent même, & qui malheureusement ne sont que trop faites pour en imposer au grand nombre. Il est bon de le prouver par l’extrait de l’une de ces rapsodies. Je donne la préférence à la derniere, parcequ’elle nous écarte moins du genre héroïque.

Extrait du Prince de Salerne, Canevas Italien avec spectacle & divertissement, par Véroneze 1.

Le Prince Mario, pour se dérober aux poursuites d’Octave, usurpateur de ses Etats, se réfugie à Tarente. Le tyran veut contraindre Flaminia à lui donner la main ; cette Princesse, destinée à Mario qu’elle aime, refuse constamment l’usurpateur, & l’irrite au point qu’il la fait conduire dans une île déserte, où elle est exposée à des monstres qui doivent la dévorer. Arlequin, mari d’Argentine suivante de Flaminia, se rend à Tarente, où il instruit Mario de l’arrêt prononcé contre sa Princesse. Ils s’embarquent pour l’aller secourir ; mais une horrible tempête brise leur navire, & les jette l’un & l’autre dans l’île où est Flaminia. C’est ici que la piece commence. Le théâtre représente une mer agitée, au bord de laquelle on voit des rochers.

Flaminia raconte ses malheurs à sa chere Argentine. Mario paroît, porté sur un dauphin, reconnoît la Princesse, lui peint sa passion. Argentine lui demande des nouvelles d’Arlequin, il dit qu’il est noyé. Un Génie, monté sur un cheval marin, vient au secours des Amants & d’Argentine ; il enchante la robe de la Princesse ; tous ceux qui la mettront ressembleront à Flaminia : il promet à Argentine de lui faire revoir son mari : il les fait tous monter sur un rocher, auquel il ordonne de les transporter à la ville.

Arlequin arrive en nageant d’une main, & en portant une lanterne ou un parasol de l’autre. Il est en chemise ; un gros poisson en a festonné, dit-il, tout le bas en le poursuivant ; mais il lui a donné de bons coups de pied. Le Génie lui apparoît, lui donne un pouvoir magique, afin d’aller à Salerne combattre le tyran, & remettre la Princesse légitime sur le trône. Neptune, des Dieux marins, des Tritons, sortent des eaux & viennent, par leurs danses & par leurs chants, encourager Arlequin.

Au second acte, Argentine est habillée en Princesse. Elle voit Arlequin, & pour éprouver sa fidélité, elle lui fait une déclaration. Arlequin lui dit qu’il aime mieux Argentine que toutes les Princesses. Argentine se déshabille ; Arlequin, charmé de la revoir, lui parle de son pouvoir magique ; elle se moque de lui, ainsi que Scapin qui est présent. Il leur prouve sa puissance en leur volant alternativement leur figure. Le Docteur surprend Arlequin, le fait arrêter : on le condamne à être pendu ; il paroît au milieu des soldats, à qui il dit de se dépêcher, qu’on n’a qu’à le pendre bien vîte, parcequ’après cela il doit aller souper en ville. On l’attache à un arbre : ses membres tombent l’un après l’autre ; on les ramasse, on les met dans un coffre, & l’on a la cruauté de les montrer à Argentine lorsqu’elle demande à voir son mari : elle se désole. Arlequin se releve pour la consoler, & rosse tous ceux qui sont sur la scene.

Argentine & Arlequin s’éprouvent mutuellement en prenant tour-à-tour la robe de Flaminia. Arlequin est très comique en Princesse, sur-tout lorsqu’impatienté par Scapin, il veut gager douze sols ou une bouteille de vin qu’il le mettra à la porte. Le tyran fait arrêter Flaminia pour la conduire dans une tour qui est dans un bois. Arlequin la suit, fait disparoître la tour, & on voit les gardes pendus aux arbres des environs. Le tyran, au désespoir, veut mettre l’épée à la main pour punir Arlequin ; celui-ci l’enchante. Le Docteur vient pour parler au Prince, le touche, & demeure enchanté. Octave reprend ses sens & se retire. Lelio, Scapin, Argentine sont ainsi successivement enchantés. Enfin, un barbouilleur touche Argentine & prend sa place : Arlequin vient, rit de l’attitude du barbouilleur, & s’amuse à dessiner sur sa figure, avec du noir de fumée que le pauvre diable a dans un pot.

Le tyran est toujours furieux contre Flaminia. On la cherche par son ordre ; on trouve Argentine sous l’habit de la Princesse, on ne s’apperçoit pas de sa métamorphose, on la met en prison, on l’en retire pour lui présenter un verre de poison sur une soucoupe. Argentine pleure, se désespere ; elle a beau dire qu’elle n’est point Flaminia, l’on ne veut pas l’en croire. Au moment où elle porte sur ses levres le fatal breuvage, Arlequin paroît, donne un coup de baguette : une colombe descend des airs, emporte le verre & la soucoupe. Enfin, Octave s’est rendu maître de son ennemi : il l’a fait attacher à un bûcher, il ordonne qu’on y mette le feu ; mais dans l’instant même Arlequin dit au tyran qu’il est las d’essuyer ses ironies 2. Il change le théâtre, & Mario se trouve assis sur un trône magnifique ; il épouse Flaminia, pardonne à son ennemi, & promet de grandes récompenses à son cher Arlequin, qui, selon moi, est un grand sot de ne pas faire sa fortune lui-même, puisqu’il est si puissant.

Je défie le Philosophe le plus grave, l’homme le plus ami du bon genre, de ne pas s’amuser aux représentations de cette comédie, toute monstrueuse qu’elle est ; il sourira du moins lorsque la plus grande partie des spectateurs sera dans l’admiration. Voilà ce qui séduisit nos peres, & ce qui fit enfanter toutes les pieces à machines qu’on représenta devant le fameux Cardinal, & la Circé de Thomas Corneille. Heureusement pour nous la dépense excessive en a délivré la Scene Françoise. Un Auteur auroit le plus grand tort s’il s’occupoit sérieusement d’un genre trop facile pour faire honneur. D’ailleurs, si l’on donne carriere à son imagination, les acteurs, grands ennemis de la dépense, ne veulent pas se charger de la piece : si l’Auteur, gêné par leurs mesquineries, resserre ses idées, il ne pourra pas soutenir l’admiration du spectateur ; & lorsqu’on cesse, dans ces pieces, de le surprendre, tout est perdu. Il veut continuellement être étonné, il a même droit de s’y attendre, puisqu’il n’est point difficile sur le choix des moyens, & qu’il suffit de se livrer au déréglement d’une imagination vive pour le promener de merveille en merveille. J’ai entendu dire à l’inimitable Carlin un mot bien précieux, que je rapporterai : c’étoit après la représentation d’une comédie à grand spectacle, dans laquelle il avoit joué le premier rôle. Il est nécessaire que mes Lecteurs aient une légere idée de cette piece.

L’Arbre enchanté.

Arlequin, valet d’un Officier qu’il a suivi à l’armée, veut abattre un arbre pour faire sa provision de bois : un Génie subalterne, enchanté dans ce même arbre, lui adresse la parole, & le prie, en chantant, de le délivrer, en ne coupant qu’une branche qu’il lui indique. Arlequin obéit, l’arbre se change en fontaine : Arlequin a soif, veut boire, la fontaine disparoît ; elle est remplacée par une chaudiere pleine de macarons. Arlequin, toujours fort friand de macarons, y court : un géant paroît, & l’épouvante. Le Génie qu’il a délivré lui donne, pour le consoler, une baguette par la vertu de laquelle il pourra faire tout ce qu’il voudra. Voici, à-peu-près, les merveilles qu’il opere.

Son maître est retenu par l’amour auprès d’une maîtresse qu’il adore ; pendant ce temps là son régiment est commandé pour aller à l’ennemi ; il apprend cette nouvelle, craint avec juste raison d’être déshonoré, & veut se tuer : Arlequin le transporte en un clin d’œil au milieu du camp, où l’on murmuroit déja de son absence. L’amante de ce même Officier se déguise en homme pour le suivre : il est accusé de rapt par les parents de la demoiselle ; il est cité devant un Tribunal qui va le condamner à perdre la vie, quand Arlequin change le Tribunal en moulin à vent : les quatre Juges paroissent attachés aux quatre voiles, & tournent avec elles. Après quelques autres traits moins merveilleux, Arlequin abat d’un coup de baguette une tour dans laquelle son maître est prisonnier, & lui fait prendre la forme d’une colline agréable, d’où descendent des Sauvages pour le défendre contre ses ennemis, & des danseurs pour l’amuser.

Après la premiere représentation de cette piece, je montai dans la loge de Carlin, & je lui demandai ce qu’il en pensoit. « Sangue di mi, me répondit-il, si j’avois réellement une baguette aussi puissante, je ferois des choses bien plus surprenantes ». Ces mots seuls m’éclairerent. Voilà, me dis-je tout de suite, la critique de la piece & de toutes celles qui feront tenir le même propos au spectateur.

Nous n’avons pas fait mention dans le Chapitre précédent de la Princesse d’Elide de Moliere, ni de sa Psyché, quoique ces deux pieces soient héroïques : nous n’en dirons rien dans celui-ci, quoique toutes les deux soient des pieces à spectacle : nous en parlerons dans le Chapitre suivant, parceque l’Auteur les a rangées dans la classe des Comédies-Ballets : ce qui prouve suffisamment que nos pieces à spectacle, nos Comédies-Ballets, ainsi que nos Comédies héroïques, ont toutes pris naissance, comme je l’ai dit, des Comédies héroïques des Espagnols.