(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VIII. Du Genre gracieux. » pp. 91-102
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VIII. Du Genre gracieux. » pp. 91-102

CHAPITRE VIII.
Du Genre gracieux.

Ce genre, accrédité par les Graces 17 & par Zénéide 18, qui sont en effet deux petits chefs-d’œuvre dans leur espece ; ce genre, dis-je, a pris naissance de la pastorale, non telle qu’elle étoit du temps des soties, des mysteres, mais telle qu’on la traita quand le goût, commençant à s’affranchir des liens de la grossiéreté & de la barbarie, les Auteurs mirent l’Amour au rang de leurs interlocuteurs, firent succéder la galanterie à la dévotion, les détails agréables aux grossiéretés, les tableaux tendres & voluptueux aux situations les plus indécentes. Je vais faire connoître le genre pastoral, son enfance & ses progrès.

Nos premiers Peres crurent faire une œuvre pie en renouvellant sous les yeux du spectateur la Nativité de notre Seigneur 19. Ils introduisirent sur la scene les Bergers de Bethléem, & leur firent débiter, devant Jésus, Marie & Joseph, nombre de sottises que nous ne rapporterons point.

Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
Fut long-temps dans la France un plaisir ignoré.
De pélerins, dit-on, une troupe grossiere,
En public à Paris, y monta la premiere,
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge, & Dieu, par charité.
Boileau, Art Poétique.

Bientôt après, les Auteurs dramatiques rirent de la simplicité de leurs prédécesseurs. Ils sentirent que les mysteres les plus sacrés, les plus saints, figuroient mal sur la scene : ils s’aviserent de travestir Virgile, firent chanter leurs protecteurs par de nouveaux Tityres, & s’en servirent pour célébrer sur le théâtre les événements heureux ou malheureux de leur siecle. Le lecteur verra surement avec plaisir l’extrait d’une des premieres pastorales qu’on ait faites dans ce genre.

CHARLOT,
Eglogue pastorale à onze personnages, sur les miseres de la France, & sur la très heureuse délivrance de très magnanime & très illustre Prince Monseigneur le Duc de Guise, imprimée en 1592.

Deux Bergers se rappellent successivement le bonheur dont ils jouissoient sous les Guises, & les malheurs que certainement leur mort va occasionner, sur-tout aux habitants infortunés des campagnes. L’un d’eux parle ainsi :

Le jour qu’on n’entendoit rien que hautbois sonner,
Et les sons des flageols par les bois résonner,
Le pâtre sauter d’aise avecque sa maîtresse,
Folâtrer, baisotter, il faut que je confesse
Que je ne cessai point d’accoller ma catin,
Jusques à serre-nuit dès le fin grand matin.
Lors Mopse me voyant, Mopse qui par augure
Connoissoit les secrets plus secrets de nature,
Qui la chose à venir à chacun prédisoit,
Par le vol des oiseaux lesquels il avisoit,
A dextre ou à senestre, en pair ou impair nombre ;
Il entendoit encor des corbeaux, des vautours,
Des corneilles le chant, leurs tours & leurs retours :
Bref, Mopse savoit tout. Il me souvient qu’à l’heure,
Une corneille après croassa plus d’une heure.
Sur un tronc mi-mangé, il me disoit pleurant :
Las ! pauvre ami Bellin, que tu es ignorant,
Qui n’entends ce que dit cette noire éventée !
Elle a de quelque Dieu la parole empruntée,
Qui t’avertit pour vrai que bientôt les malheurs
Changeront tes chansons en tristesses & pleurs :
Le temps vient, le temps vient, (Dieu ! faites, je vous prie,
Que ce que je prévois soit pure menterie !)
Le temps est jà venu, que (ô malheur !) l’étranger,
Possesseur de nos champs, nous fera déloger.
(Vous n’eûtes de cela, pauvres pasteurs, onc crainte.)
De nos clos bien fermés nous sortis par contrainte,
Il dira : vous avez trop été dans ce lieu :
C’est à nous ces troupeaux : fuyez vîtes. Adieu.
Las ! ces terres hélas ! or tant bien cultivées,
Seront par un méchant barbare déblavées !
Cette riche moisson sera donc le butin
D’un soudar cazanier, jureur, traître, mutin !
Voilà où conduira nos bourgeois misérables
La discorde ! Voilà (ô choses déplorables !)
Pour qui les laboureurs, avec les fers tranchants,
Les ayant cultivés, ont semencé nos champs !

Ils apperçoivent alors des Nymphes qui dansent & chantent des chansons agréables : étonnés de leur gaieté dans ce moment de malheurs, ils conçoivent quelque espérance d’un heureux changement ; & dès qu’elles sont parties, ils abordent le Berger Emonet qui étoit avec ces Nymphes, & lui demandent la raison de cette alégresse. Celui-ci leur apprend que Charles de Lorraine s’est sauvé de prison, qu’il viendra bientôt, à la tête de ses amis, délivrer le royaume des tyrans qui l’oppriment, & fera renaître l’abondance dans les campagnes. Tous les Bergers se réjouissent de cet événement.

Cette pastorale est de Simon Beliard, grand partisan des Guises, comme on le voit : elle parut en 1592. On conviendra que pour le temps elle est très bien écrite, que la poésie en est facile, & le sujet intéressant. L’Auteur peut se flatter d’avoir heureusement imité Virgile 20. Mais une églogue, quelque excellente qu’elle soit d’ailleurs, devient froide, fade, langoureuse, insipide, lorsqu’elle est transplantée sur le théâtre, & divisée, sur-tout, en plusieurs scenes, à plus forte raison en plusieurs actes. Aussi les Poëtes se lasserent-il bientôt d’affoiblir les chants du Cygne de Mantoue. Ils imaginerent eux-mêmes des sujets ; & pour se rendre plus agréables, plus intéressants, plus variés, ils appellerent l’amour à leur secours, le personnifierent, & l’introduisirent sur la scene. Nous allons prendre un exemple dans un temps bien reculé.

MYLAS,
Pastorale en cinq actes, en vers, par Claude Bassecourt, imprimée en 1594.

PROLOGUE.
L’Amour déguisé en berger vante son pouvoir.

ACTE I.

Les Bergeres Daphné & Mylas s’entretiennent ensemble sur les charmes & les dangers de l’amour. Malgré les avis de Daphné, Mylas persiste à ne vouloir pas écouter les vœux de Cloris, qui est passionnément amoureux d’elle, & à ne se livrer qu’aux plaisirs de la chasse. Ces deux Bergeres se retirent ; & Cloris, qui arrive avec son ami Tyrse, lui raconte tout ce qu’il souffre des rigueurs de Mylas, & proteste qu’il mourra s’il ne parvient pas à la toucher. Tyrse lui promet son secours & celui de Daphné.

ACTE II.

Un Satyre, qui est aussi amoureux de Mylas, persuadé qu’il ne pourra la rendre sensible, cherche les moyens de lui faire violence. Il se cache auprès d’une fontaine où la Bergere vient quelquefois se baigner. Tyrse & Daphné viennent sur la scene, & parlent ensemble de l’amour de Cloris. Daphné dit qu’elle va conseiller à Mylas d’aller se baigner à la fontaine, & que Cloris ira lui parler lorsqu’elle sera dans le bain.

ACTE III.

Mylas dépouillée de tous ses vêtements, est prête à entrer dans l’eau : le Satyre se jette sur elle, & ne pouvant la vaincre, il l’attache toute nue contre une arbre. Il alloit la violer lorsque Cloris arrive aux cris de la Bergere ; il fond sur le Satyre, le blesse, & le met en fuite : il approche ensuite en tremblant de Mylas, la contemple dans cet état, lui dit les choses les plus tendres, & brise les liens qui l’attachoient. La Bergere, au lieu de lui marquer sa reconnoissance, s’enfuit dans les bois, & se dérobe à sa vue. Cloris, au désespoir, veut se tuer ; & Daphné l’en empêche. Une Nymphe arrive & dit que Mylas a été dévorée par un loup : Cloris s’échappe pour aller se donner la mort.

ACTE IV.

Mylas reparoît, & raconte comment elle s’est sauvée de la fureur du loup. On lui dit quel a été le désespoir de Cloris & la résolution qu’il a prise de mourir ; elle s’attendrit sur le sort de ce Berger, & se reproche sa cruauté. Un Pasteur accourt & dit que Cloris s’est précipité du haut d’un rocher pour ne pas survivre à Mylas : cette nouvelle lui fait verser des larmes : elle va avec Daphné chercher le corps de son amant.

ACTE V.

Cloris avoit été retenu par des broussailles, & n’étoit pas mort. Mylas le trouve respirant encore : par ses caresses & ses baisers elle le rappelle à la vie, & s’unit à lui par les nœuds de l’hymen21.

On a du remarquer dans cette piece des situations & des tableaux agréables, mais un peu trop voluptueux, sur-tout dans le moment où Mylas dépouillée de ses vêtements, & liée à un arbre par le Satyre qui va la violer, est délivrée par un amant délicat qui se contente de lui dire les choses les plus tendres, & brise ses liens. Mon Lecteur verra avant la fin de cet article la raison pour laquelle je lui rappelle ce trait. Quant à présent il nous suffit de sentir que cette piece, où l’Amour personnifié joue un rôle, nous rapproche un peu du genre gracieux, & du chef-d’œuvre de M. de Saint-Foix, où ce Dieu malin fait aussi un personnage très essentiel. Moyennant nos recherches, j’espere que nous ne perdrons pas de vue la chaîne qui lie les Auteurs les plus anciens aux Auteurs les plus modernes. Continuons, & lisons l’extrait suivant qui nous fera bientôt trouver en pays de connoissance.

LA BERGERIE,
Pastorale de Montchrestien22, en prose & à vingt-un personnages, jouée vers l’an 1618.

Cupidon, fatigué de ses grandes occupations, s’échappe d’auprès de Vénus, & vient habiter parmi des Bergers. Fortunian est un des premiers sur qui tombent les traits de ce Dieu ; mais malheureusement ce Berger s’est attaché à la Nymphe Dorine, qui est dévouée au culte de Diane, & qui ne veut pas répondre à sa tendresse. L’Amour, piqué de l’indifférence de Dorine, & de la préférence qu’elle donne à la Déesse, fait serment de s’en venger. En même temps l’on dévoile le sens d’un oracle qui destinoit ces deux amants l’un à l’autre, & ils s’épousent. Fortunian a même l’avantage de conserver par-là les jours à sa maîtresse, qui, soupçonnée d’avoir écouté l’Amour, alloit être immolée à Diane.

On est forcé de convenir que cette pastorale, quoiqu’éloignée de la perfection des Graces, lui ressemble cependant beaucoup. L’Amour, fugitif dans les deux pieces, s’amuse à séduire les Nymphes de Diane. Voilà donc la pastorale qui, peu-à-peu & par degrés, se trouve placée à côté de ce que nous appellons aujourd’hui genre gracieux, & que M. de Saint-Foix a considérablement embelli, s’il ne l’a pas créé, & même perfectionné. Il en a marqué les limites, & il fera le désespoir de tous ceux qui oseront tenter la même carriere, sur-tout de ceux qui, moins prudents que lui, ne voudront pas se borner à un petit acte. Les pieces dans ce goût ne doivent être que des miniatures. Les meilleurs Peintres ont toujours peint en petit les Graces & l’Amour.

Nous avons vu comment ce genre s’étoit élevé peu-à-peu jusqu’à la perfection. Prouvons présentement qu’il a dégénéré, & que si les Auteurs n’y prennent garde, ils pourront bien le replonger insensiblement dans la barbarie dont nous l’avons vu sortir.

L’Auteur ingénieux d’Heureusement, de la Matinée à la mode, du Tour du Carnaval, donna il y a trois ans une piece dans le genre gracieux, intitulée Hilas & Silvie. L’Amour y forme le dessein de séduire les Nymphes de Diane ; il s’introduit parmi elles sous la forme d’une jeune Amazone qui veut se vouer au culte de la Déesse : il s’attache à Silvie, la plus innocente des Nymphes, la surprend endormie, l’enchaîne avec des fleurs, & la livre à Hilas, qui a la délicatesse de la débarrasser de ses liens, sans profiter des faveurs du Dieu libertin. Voilà le genre gracieux qui dégénere en revenant sur ses pas, en empruntant les situations trop voluptueuses des pastorales. Celle que nous avons remarquée dans Mylas est ici la même à quelque chose près. L’héroïne n’y est point nue, un Satyre n’est pas prêt à la violer ; mais il y a dans le dialogue des détails très lestes, sur-tout lorsque l’Amour, en faisant l’exercice, bande son arc, & qu’il attend, dit-il, d’être dans le bois pour lâcher son trait.

M. Sedaine, si avantageusement connu par le Philosophe sans le savoir, & par plusieurs Opéra comiques, mit l’année derniere sur le théâtre de la Comédie Italienne, la fameuse églogue de Fontenelle 23, intitulée Thémire. Ses vers les plus heureux étoient même fondus dans les ariettes. Nous voilà donc rapprochés de ce temps de fadeur, où Simon Beliard faisoit chanter les vers de Virgile sur le théâtre. Je me garde bien de dire que le genre gracieux ait beaucoup dégénéré dans les mains de MM. Rochon & Sedaine ; mais j’ai prouvé que l’un lui a fait faire un pas en arriere, l’autre deux : & comme en toutes choses le premier pas est le seul qui coûte, gare que nous ne revoyons bientôt sur les planches les Bergers de Bethléem. Quant au bœuf & à l’âne, c’est une autre affaire.

Je me suis étudié à suivre le genre gracieux dans ses différents âges, parcequ’il est le moins connu. Je pourrois aisément traiter tous les autres avec la même exactitude ; si je n’étois sûr de rendre par-là mon ouvrage trop monotone, il me seroit très aisé de démasquer la véritable origine de tous les genres, & de prouver, par des exemples frappants, que ceux à qui l’on veut donner un air de nouveauté, ne paroissent tels aux yeux de l’ignorance, qu’en s’éloignant des bons modeles, en se parant de toutes les vieilles rapsodies auxquelles l’enfance de l’art a donné naissance, & que le goût avoit fait oublier. Le genre larmoyant est sur-tout dans ce cas-là : je n’ai pas eu besoin de faire de grandes recherches pour trouver la plupart de ses prétendus chefs-d’œuvre dans les fatras dont nos Ancêtres ou les étrangers rougissent ; mais je serai discret.