(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXV. Des Caracteres généraux. » pp. 263-267
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXV. Des Caracteres généraux. » pp. 263-267

CHAPITRE XXV.
Des Caracteres généraux.

Une ambition excessive est permise aux Poëtes ; ils ne restent que trop souvent au-dessous de leurs projets. Ils devroient donc tous ambitionner de traiter un caractere propre à toutes les nations. Le but de la comédie étant de plaire aux hommes & de les rendre meilleurs en leur présentant leurs défauts, il est bien plus flatteur de rendre ce double service non seulement à ses patriotes, mais encore aux étrangers. D’ailleurs la gloire d’un comique y gagne considérablement. Si l’ouvrage peint l’homme de toutes les nations, on le traduit dans toutes les langues ; il franchit ainsi les bornes du royaume & porte le nom de l’Auteur avec lui : s’il ne peint qu’un François, un Italien, un Espagnol, il sera seulement connu en France, en Italie, en Espagne, & le nom de l’Auteur ne s’étendra pas plus loin, à moins qu’il ne doive cet honneur à quelque autre piece.

La comédie des Femmes savantes est bien meilleure sans contredit que celle du Malade imaginaire ; cependant le dernier ouvrage est certain de plaire chez un plus grand nombre de nations que le premier, parcequ’il est par-tout des hommes à qui l’amour de la vie inspire la crainte de la perdre, & un desir trop violent de la conserver ; au lieu qu’il n’y a peut-être qu’en France des femmes qui méritent cette apostrophe de Chrisale.

ACTE II. Scene VII.

Chrisale, à Bélise.

C’est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect m’importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, & pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie & sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude & sa philosophie.
Nos peres sur ce point étoient gens bien sensés,
Qui disoient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connoître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisoient point, mais elles vivoient bien :
Leurs ménages étoient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres, un dé, du fil & des aiguilles,
Dont elles travailloient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à-présent sont bien loin de ces mœurs :
Elles veulent écrire & devenir auteurs :
Nulle science n’est pour elles trop profonde ;
Et céans, beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde,
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir ;
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, saturne & mars, dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raisonner est l’emploi de toute ma maison ;
Et le raisonnement en bannit la raison.
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire :
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, & ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’étoit restée,
Qui de ce mauvais air n’étoit point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu’elle manque à parler Vaugelas.

Ajoutons qu’il n’y a qu’en France des hommes assez fous pour laisser faire de pareils écarts à leurs femmes, ou pour leur persuader à force de flatteries qu’elles sont savantes, parcequ’elles ont quelques notions aussi confuses que superficielles sur les sciences. Est-ce par complaisance qu’on leur permet d’avoir cette haute opinion d’elles-mêmes, ou ceux qui contribuent à la leur faire prendre seroient-ils assez ignorants pour leur donner ce titre de bonne foi ? Voilà une question à décider.

Il ne s’ensuit pas de ce que j’ai dit, qu’il vaille mieux avoir fait le Malade imaginaire que les Femmes savantes ; mais je soutiens que si l’Auteur s’étoit donné autant de soins pour la premiere de ces pieces que pour la derniere, elle lui auroit fait plus d’honneur, & qu’à mérite égal le choix du sujet lui auroit valu la préférence.

Il y a deux especes de caracteres nationaux, parcequ’il faut distinguer parmi les caracteres propres à toutes les nations, ceux qui sont si bien articulés, si bien prononcés, qu’il n’y a qu’une seule maniere pour les peindre à tous les yeux, & ceux qui demandent à être présentés avec des couleurs différentes selon les divers pays où l’on fait leur portrait. Je défie par exemple que, dans quelque pays que ce soit, l’on puisse peindre un Malade imaginaire & corriger ses pareils, si l’on ne le livre aux personnes qui, par ignorance ou par charlatanisme, l’entretiennent dans sa manie, & le rendent enfin victime de leur art. Mais un fat peint à Paris, ne ressemblera pas du tout à un fat de Londres ; cependant la fatuité, quoique plus rare chez certains peuples que parmi nous, est connue de toutes les nations policées.

Je rangerois le Tartufe dans cette derniere classe, si nos Ecrivains les plus illustres n’avoient pas dit que « cette piece étoit seulement propre à notre nation, & qu’elle ne sortiroit jamais du royaume ». Cependant si j’osois risquer mon avis après celui de personnes aussi respectables, je dirois que dans tous les pays, chez tous les peuples, les hommes ont un culte ; qu’on y voit des dévots & des indévots, des crédules à l’excès, & des incrédules ; que les derniers, cherchant à profiter de la crédulité des autres, se couvrent du manteau révéré. La fausse dévotion a donc partout le même fond de caractere : il n’y a que des nuances différentes qui puissent marquer les différents lieux où on la peint. Les Tartufes François poussent des soupirs dans une église ; ailleurs c’est dans une mosquée, devant une pagode, un oignon, un crocodile, une citrouille, &c. &c. Mais aucun ne perd de vue le manteau de l’affectation, sous lequel il peut convoiter plus surement le bien & la femme de son prochain. Le Roi de Portugal a fait traduire notre Tartufe, l’a fait représenter à Lisbonne, & la piece a eu le plus grand succès.

J’exhorte les Auteurs, lorsqu’ils ne trouveront pas des caracteres propres à toutes les nations par le fond & les nuances, à s’emparer bien vîte de ceux qui le sont par le fond seulement : on ne traduira pas leur ouvrage, mais on leur fera l’honneur de l’imiter ; c’est beaucoup.