(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVI. Des Caracteres nationaux. » pp. 268-283
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVI. Des Caracteres nationaux. » pp. 268-283

CHAPITRE XXVI.
Des Caracteres nationaux.

Si nous n’avons pas le bonheur de rencontrer un caractere commun à toutes les nations, prenons un caractere propre à une nation seule. Mais nous, François, n’allons pas nous amuser à peindre sur notre théâtre les mœurs ou le caractere d’une nation étrangere. Les Auteurs qui ont précédé Moliere, Thomas Corneille sur-tout, & Scarron, avoient la fureur de nous présenter sans cesse des Espagnols. Moliere lui-même, au commencement de sa carriere, a suivi le torrent, s’est laissé entraîner par l’usage, & nous a peint les mœurs les plus anciennes, en introduisant dans ses premieres pieces quelques personnages tels que ses Marchands d’Esclaves & ses Filles dans l’esclavage. Il s’est bien gardé de prendre les caracteres principaux de ses chefs-d’œuvre dans les siecles les plus reculés & loin de nous. Il eût en effet manqué son but, s’il ne nous eût jamais offert que des portraits dans lesquels il nous eût été impossible de nous reconnoître.

L’Abbé Dubos dit des choses excellentes qui peuvent très bien figurer dans ce Chapitre, & dont nous allons profiter sans lui en ravir la gloire.

. . . . . . . . . .

« La comédie veut, en nous faisant rire aux dépens des personnages ridicules, nous corriger des défauts qu’elle joue, afin que nous devenions meilleurs pour la société. La comédie ne sauroit donc rendre le ridicule de ses personnages trop sensible aux spectateurs. Les spectateurs, en démêlant sans peine le ridicule des personnages, auront encore assez de peine à y reconnoître le ridicule qui peut être en eux.

« Or, nous ne pouvons pas reconnoître aussi facilement la nature quand elle paroît revêtue de mœurs, de manieres, d’usages & d’habits étrangers, que lorsqu’elle est mise, pour ainsi dire, à notre façon. Les bienséances d’Espagne, par exemple, ne nous étant pas aussi connues que celles de France, nous ne sommes pas choqués du ridicule de celui qui les blesse, comme nous le serions si ce personnage blessoit les bienséances en usage dans notre patrie & dans notre temps. Nous ne serions pas aussi frappés que nous le sommes de tous les traits qui peignent l’Avare, si Harpagon exerçoit sa lésine sur la dépense d’une maison réglée suivant l’économie des maisons d’Italie.

« Nous reconnoissons toujours les hommes dans les héros des tragédies, soit que la scene soit à Rome ou à Lacédémone, parceque la tragédie nous dépeint les grands vices & les grandes vertus. Or, les hommes de tous les pays & de tous les siecles sont plus semblables les uns aux autres dans les grands vices & dans les grandes vertus, qu’ils ne le sont dans les coutumes, dans les usages ordinaires, en un mot, dans les vices & les vertus, que la comédie peut copier : ainsi les personnages de comédie doivent être taillés, pour ainsi dire, à la mode du pays pour lequel la comédie est faite.

« Plaute & Térence, dira-t-on, ont mis la scene de la plupart de leurs pieces dans un pays étranger par rapport aux Romains, pour qui ces comédies étoient composées : l’intrigue de leurs pieces suppose les loix & les mœurs grecques. Mais si cette raison fait une objection contre mon sentiment, elle ne suffit point pour prouver le sentiment opposé à celui que j’expose ; d’ailleurs, je répondrai à l’objection, que Plaute & Térence ont pu se tromper. Quand ils composerent leurs pieces, la comédie étoit à Rome un poëme d’un genre nouveau, & les Grecs avoient déja fait d’excellentes comédies. Plaute & Térence qui n’avoient rien dans la langue latine qui pût leur servir de guide, imiterent trop servilement les comédies de Ménandre & d’autres Poëtes Grecs, & ils jouerent des Grecs devant les Romains. Ceux qui transplantent quelque art que ce soit d’un pays étranger dans leur patrie, en suivent d’abord la pratique de trop près, & ils font la méprise d’imiter chez eux les mêmes originaux que cet art est en habitude d’imiter dans les lieux où ils l’ont appris : mais l’expérience apprend bientôt à changer l’objet de l’imitation ; aussi les Poëtes Romains ne furent pas long-temps à connoître que leurs comédies plairoient davantage s’ils en mettoient la scene dans Rome, & s’ils y jouoient le peuple même qui devoit en juger. Ces Poëtes le firent ; & la comédie, composée dans les mœurs romaines, se divisa même en plusieurs especes : on fit aussi des tragédies dans les mœurs romaines. Horace, le plus judicieux des Poëtes, sait beaucoup de gré à ceux de ses compatriotes qui, les premiers, introduisirent dans leurs comédies des personnages romains, & qui délivrerent ainsi la scene latine d’une espece de tyrannie que des personnages étrangers y venoient exercer ».

Tome I, Section XXI, page 157.
Nil intentatum nostri liquêre poetæ,
Nec minimum meruêre decus, vestigia græca
Ausi deserere, & celebrare domestica facta,
Vel qui prætextas, vel qui docuêre togatas.

Les Auteurs Comiques de toutes les nations ont un privilege dont il ne faut pas abuser ; c’est celui de tourner en ridicule dans la capitale, les habitants des provinces. Les Espagnols jouent sur le théâtre de Madrid, la jalousie des hommes nés dans le pays de l’Estramadoure : les Anglois se moquent à Londres un peu vivement des Irlandois : nous avons souvent mis sur notre scene la bêtise des Champenois, les exagérations des Gascons, l’humeur chicaneuse des Normands, &c. Mais remarquons que de pareils portraits ne peuvent figurer que dans de petites pieces telles que le Procureur arbitre 40, ou la Coupe enchantée 41. S’ils entrent dans une grande piece, c’est seulement pour remplir une scene épisodique comme celle de Toutabas, dans le Joueur ; du Marquis Gascon, dans les Ménechmes.

On pourra m’opposer la Réconciliation Normande, comédie en cinq actes de Dufresny. Je répondrai qu’une sœur & un frere qui se détestent, peuvent être non seulement de toutes les provinces, mais encore de toutes les nations ; que la haine du frere & de la sœur forme la base de la piece, & que l’envie qu’ils ont de se ruiner mutuellement par la voie de la chicane n’est qu’accessoire. Il est aisé de le prouver par l’extrait de la piece.

LA RÉCONCILIATION NORMANDE,
Comédie en cinq actes, de Dufresny.

Un Comte Normand déteste très cordialement la Marquise sa sœur. La Dame, en qualité de femme, pousse contre lui la haine au dernier point : aussi Nérine, sa suivante, lui dit-elle, pour lui faire sa cour :

Oui, oui, la haine seule est digne d’un grand cœur ;
Aussi bien que l’amour, la haine a sa douceur.
Un fiel bien ménagé coule de veine en veine,
Part du cœur, y retourne, ou fait filer la haine
A longs traits, avec art, comme l’amour enfin,
Chez les femmes sur-tout, où le plaisir malin
Prend racine, s’étend : la terre en est si bonne !
Cette maligne haine, outre qu’elle y foisonne,
Y dure beaucoup plus que le goût d’un amant.
C’est en passant qu’on aime ; on hait plus constamment.
Le plaisir d’aimer fuit, passe avec la jeunesse,
Et celui de haïr croît avec la vieillesse.
D’ailleurs, d’avoir aimé femme sage a regret ;
Mais sans aucun remords la vertueuse hait.
Que de gêne en amour ! précaution, mystere :
Il est souvent trompeur ; la haine est plus sincere.
Tel vous aime, dit-il : n’en croyez rien ; il ment.
Vous dit-on qu’on vous hait, croyez-le aveuglément.
En aimant, le plaisir c’est d’être aimé de même.
Eh ! qui peut s’assurer d’être aimé quand il aime ?
Peu d’amours mutuels, encor moins de constants :
Mais qui hait est plus sûr d’être haï long-temps.

Tu me fais appétit de haïr, répond la Marquise. Elle & son frere ont un procès pour une terre qu’ils se disputent ; elle imagine, pour chagriner ce frere si bien haï, de marier Angélique, sa niece, à un fameux chicaneur, & de lui donner cette terre pour dot. Le Comte forme le même dessein. Pour mieux réussir, ils feignent de se réconcilier, & font une scene plaisante qui donne le titre à la piece, & dont nous allons voir une partie.

ACTE II. Scene VI.

LE COMTE, ANGÉLIQUE, LA MARQUISE.

Angélique.

Cette entrevue aura parfaite réussite.
Ah ! ma tante, à la paix mon oncle vous invite !

La Marquise, bas.

Pour te faire plaisir, je le vois de bon cœur.

Angélique, courant à l’oncle.

Ma tante vient à vous.

Le Comte, bas.

Pour faire ton bonheur.
Je vais l’embrasser.

Angélique, à part.

Bon ! ils vont s’aimer, je pense.

Le Comte, à part.

Quel effort je me fais !

La Marquise, à part.

Ah ! quelle violence !
(Haut.)
Eh ! bon jour, mon cher frere !

Le Comte.

Embrassez-moi, ma sœur.

La Marquise.

C’est avec grand plaisir...

Le Comte.

Ah ! c’est de tout mon cœur...

La Marquise.

Qu’entre mon frere & moi ce jour-ci renouvelle,
Pour soixante ans au moins, l’amitié fraternelle.

Le Comte.

Que plus long-temps encor, secondant mes desirs,
Le Ciel comble ma sœur de biens & de plaisirs !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Ils conviennent entre eux de donner à leur niece la terre qui fait le sujet de leur dispute : ils ont été facilement d’accord sur ce point ; ils sont surpris d’avoir pu s’accorder si-tôt.

Le Comte.

Nous voilà de tous points d’accord sur cette affaire.
Nous le serons toujours.

La Marquise.

Assurément, mon frere :
Car le choix du mari vous est indifférent.
. . . . . . . . .

Le Comte.

La chose étant ainsi,
Je vous épargnerai l’embarras, le souci
De chercher un mari pour elle.

La Marquise.

Non, mon frere :
Moi, qui reste à Paris, je ferai cette affaire.

Le Comte.

Je prendrai volontiers le soin de la pourvoir.

La Marquise.

Donnez-moi seulement par écrit un pouvoir.

Le Comte.

Non, donnez-le-moi, vous ; je fuis prudent & sage.
. . . . . . . . .

La Marquise.

Je reconnois mon frere : inquiet, soupçonneux....

Angélique.

Eh, ma tante !

Le Comte.

Ma sœur sera toujours maligne.

Angélique.

Eh, mon oncle !

La Marquise.

Ce trait de mon frere est indigne.
. . . . . . . . . .
Ah ! c’est une rupture à n’en pas revenir !

Angélique.

Mais faut-il sur un rien...

Le Comte.

Oui, ventrebleu, j’en jure...

La Marquise.

Oui, j’en fais serment...

Angélique.

Mais, pourquoi cette rupture ?

La Marquise.

Ma niece aura celui qui plus vous déplaira.

Le Comte.

Je la donne à celui qui plus vous haïra.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

En se quittant, ils ne font que s’affermir dans des sentiments aussi louables. Falaise, l’envoyé du prétendu, les ménage tous les deux, & leur assure à chacun en particulier qu’ils ont fait un digne choix.

Qui ? mon maître,
Le pere des procès, n’en pourroit faire naître !
Quand j’ai, car moi c’est lui, le moindre échantillon,
Tenant le bout du fil du moindre procillon,
Un quartier de terrein dans toute une province,
Je m’accrois, je m’étends, j’anticipe, j’évince,
J’envahis, & le tout avec formalité.
Procédure est chez nous la regle d’équité.
Sur le terrein des sots j’arrondis l’héritage,
Par droit de bienséance & droit de voisinage.
En gagnant par justice, on a rarement tort :
Mais supposé qu’on l’eût, tout est sujet au sort.
Il est juste qu’on gagne une mauvaise cause,
Puisqu’à perdre la bonne en plaidant on s’expose.
Car enfin, après tout, qui sait, en pareil cas,
Si la terre d’autrui ne m’appartiendra pas,
Par quelque nullité, vice de procédure ?
Peut-être, à mon profit, dans une affaire obscure,
Un Juge bien payé verra plus clair que moi.

On découvre que Falaise s’entend avec les deux parties adverses : elles se méfient de lui, & cherchent une autre batterie pour se nuire. En attendant, on persuade à la Marquise que sa niece est amoureuse du Chevalier que le Comte déteste. D’un autre côté, l’on apprend au Comte que Dorante, dont sa sœur est éprise, aime en secret sa niece, & qu’il en est aimé. Tous deux, pour se faire piece, conviennent de laisser à leur niece la liberté de se choisir un époux, & ils remettent entre les mains d’un tiers leurs donations. La sœur espere voir son frere furieux en apprenant le choix d’Angélique ; le frere attend avec la même impatience le même plaisir : il le goûte en effet. La seule consolation de la Marquise est de tourner en haine l’amour qu’elle ressentoit pour Dorante. Elle finit la piece par un vers bien digne d’elle :

Oui, je vais me livrer toute entiere à la haine.

En relisant cette comédie, je vois encore mieux que la haine du Comte & de la Marquise sert de base à la piece, & que la chicane, vice reproché aux Normands, n’est qu’accessoire. Le Comte & la Marquise ne se détestent point parcequ’ils plaident ; ils plaident parcequ’ils se détestent. Ils feignent de se raccommoder pour se donner de plus grandes preuves de leur haine : dès qu’ils croient avoir trouvé un moyen plus sûr que les procès, ils l’embrassent bien vîte. La piece ne prouve donc point qu’un caractere propre à une province puisse fournir assez de matiere pour une grande piece ; d’ailleurs, si nous admirons avec juste raison plusieurs scenes de la Réconciliation Normande, nous devons cependant nous garder de prendre pour modele la piece entiere.

Moliere, loin de bâtir l’intrigue d’une seule de ses pieces sur le vice ou le ridicule attribué à quelques-unes de nos provinces, n’a seulement pas daigné en faire des scenes détachées. M. de Pourceaugnac est Limousin, d’accord ; mais rien en lui ne caractérise sa province, que l’appétit avec lequel il mangeoit son pain42 lorsque Sbrigani le vit pour la premiere fois. Ce même Pourceaugnac est persécuté par une Languedocienne & une Picarde qui se disent ses femmes, & se disputent le plaisir de le faire pendre ; mais leur patois & leurs habits nous indiquent seulement leurs provinces43.

Les successeurs de Moliere ont cru s’enrichir en s’emparant d’un fonds négligé par ce grand Homme. Toute leur découverte n’a produit que quelques scenes de Gascon assez plaisantes, graces à la vivacité des reparties, & à la gaieté des habitants de la Garonne. On les a si bien tournées & retournées en cent façons différentes, qu’il ne nous reste rien de piquant à dire là-dessus.

Les Auteurs qui ont dit, Nous pouvons exposer dans notre capitale les divers caracteres de nos provinciaux, sont partis de là pour étendre leurs privileges, & mêler à nos originaux ceux d’une nation voisine. Ce sont des especes d’incursions permises, à la vérité, mais indépendamment du vice inséparable des pieces qui nous offrent des mœurs étrangeres, comme nous l’a prouvé dans ce même article M. l’Abbé Dubos :

« Il y a encore deux choses à craindre : la premiere que le poëte n’imite ces peintres qui peignent une belle femme d’idée, sur le rapport qu’on leur aura fait de sa beauté, ou après ne l’avoir vue qu’en passant. Le portrait, à coup sûr, n’est point ressemblant : tels sont ceux des Petits-Maîtres François qu’on voit sur les théâtres de Londres & d’Italie. L’air léger, leste, élégant des originaux y est remplacé par la maussaderie la plus outrée ».

La seconde faute qu’un Auteur court grand risque de faire, est de se laisser entraîner par un esprit de prévention, quelquefois par un esprit de haine, & de se permettre des injures lorsqu’il ne devroit point passer les bornes d’une raillerie très modérée.

Jusqu’ici les Anglois ne peuvent certainement pas nous faire ce reproche. Boissi, qui, dans son François à Londres, a mis les deux nations en opposition, donne la préférence à l’étrangere. Le Marquis François est, sur-tout, cruellement traité par Jacques Rosbif.

Scene X.

LE MARQUIS, ROSBIF.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Marquis.

Monsieur, peut-on vous demander qui est-ce qui me procure de votre part l’honneur d’une attention si particuliere ?

Rosbif.

La curiosité.

Le Marquis.

Mais encore, ne puis-je savoir à quoi je vous suis bon ?

Rosbif.

A me dire au vrai si vous êtes le Marquis de Polinville.

Le Marquis.

Oui, c’est moi-même.

Rosbif.

Cela étant, je m’en vais m’asseoir pour vous voir plus à mon aise.

Le Marquis.

Vous êtes sans façon, Monsieur, à ce qu’il me paroît.

Rosbif, d’un ton phlegmatique.

Allons, courage ; donnez-vous des airs, ayez des façons, dites-nous de jolies choses. Je vous regarde, je vous écoute.

Le Marquis.

Comment, Jacques Rosbif, mon ami, vous raillez, je pense ; vous tirez sur moi ! . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rosbif se leve brusquement, après l’avoir écouté très long-temps.

Il vaut mieux se taire que de dire des fadaises, & se retirer que d’en écouter. Adieu. Je vous ai donné le temps de déployer toute votre impertinence, & j’ai voulu voir si vous étiez aussi ridicule qu’on me l’avoit dit. Il faut vous rendre justice, vous passez votre renommée. Vous avez tort de vous laisser voir pour rien : vous êtes un fort joli bouffon, & vous valez bien un schelling.

Boissi est très louable d’avoir fait les honneurs de son pays. Les Anglois ont jugé à propos de riposter à la piece de Boissi par une autre intitulée, l’Anglois à Paris, où ils ne nous traitent pas aussi poliment, bien s’en faut. Mais, là, de bonne foi, avons-nous sujet de nous en plaindre, tandis qu’ils se permettent de tourner en ridicule sur les planches, les choses & les personnes dont nous osons à peine parler dans nos foyers, tant elles sont respectables44 ?

M. Favart nous a vengés, en homme de génie, des injures qu’on nous dit sur le théâtre de Londres. Les plus honnêtes gens voudroient ressembler aux Anglois qu’il introduit dans son Anglois à Bourdeaux. Voici comment parle Sudmer en reconnoissant son bienfaiteur.

Scene XIV.

Le premier des devoirs est la reconnoissance.
Le sort en ce moment a rempli mon espoir.
. . . . . . . . .
(En montrant son cœur.)
Voilà le livre où sont écrits tous les bienfaits.
Vous êtes mon ami, du moins je suis le vôtre :
C’est par vos procédés que vous m’avez lié.
 Je m’en souviens, vous l’avez oublié.
Nous faisons notre charge en cela l’un & l’autre.

Darmant.

Mais vous vous méprenez, Monsieur.

Sudmer.

Moi ? point du tout : moi, jamais me méprendre,
Quand la reconnoissance en moi se fait entendre,
  Et m’offre mon libérateur !
 Le sentiment me donne des lumieres.
  Pour reconnoître un bienfaiteur,
  Les yeux ne sont point nécessaires :
 Je suis toujours averti par mon cœur.

Scene XVII.

Sudmer.

Je suis dans un courroux extrême.
Comment ! quelqu’un a pris mon nom
Pour faire une bonne action,
Que j’aurois pu faire moi-même !
Morbleu, c’est une trahison
Dont je prétends avoir raison.

Après avoir admiré les couleurs favorables avec lesquelles M. Favart peint le cœur d’un Anglois, il est juste de voir la critique qu’il fait de la nation entiere.

Scene VIII.

La Marquise.

Oui, milord hypocondre,
Je pourrois censurer les usages de Londre,
  Comme vous attaquez nos goûts :
Mais je ris simplement & de vous & de nous.
 Que les Anglois soient tristes, misanthropes,
  Toujours avec nous contrastés,
Cela ne me fait rien. Leurs sombres enveloppes
N’offusquent pas d’ailleurs leurs bonnes qualités.
Ils sont francs, généreux, braves : je les estime.

Le Milord.

Quoi ! vous estimez les Anglois ?

La Marquise.

Assurément. Ils ont une ame magnanime,
De l’honneur, des vertus, & je sais de leurs traits...

Ne nous laissons jamais séduire par le mauvais exemple que les Poëtes étrangers nous donnent. Imitons MM. Boissi & Favart ; donnons plutôt des louanges outrées à nos voisins, avant de relever avec trop d’aigreur leurs défauts. Le poëte, & le poëte comique sur-tout, doit-il être l’esclave né d’un préjugé national ? Les hommes de tous les pays, ne sont-ils pas pour lui des hommes ? Il ne doit voir dans tout l’Univers que deux peuples, les hommes bons & les hommes méchants ; donner les vertus des uns pour exemple, faire la guerre aux vices des autres, mais toujours sans égard à la distance des lieux & aux circonstances qui les séparent de lui. Les Auteurs comiques seroient bien surpris, si je leur disois que Sudmer leur a déja donné cette excellente leçon : ils n’ont qu’à prendre pour eux ce qu’il adresse à Milord.

 Esclave né d’un goût national,
 Vous êtes toujours partial.
N’admettez plus des maximes contraires ;
 Et, comme moi, voyez d’un œil égal,
  Tous les hommes, qui sont vos freres.
J’ai détesté toujours un préjugé fatal.
Quoi ! parcequ’on habite un autre coin de terre,
Il faut se déchirer & se faire la guerre !
  Tendons tous au bien général.
 Crois-moi, Milord, j’ai parcouru le monde :
 Je ne connois sur la machine ronde
  Rien que deux peuples différents :
Savoir, les hommes bons & les hommes méchants.