(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXX. Des Caracteres propres à tous les rangs. » pp. 328-330
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXX. Des Caracteres propres à tous les rangs. » pp. 328-330

CHAPITRE XXX.
Des Caracteres propres à tous les rangs.

Les caracteres dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, sont tels par leur nature, que Destouches ne pouvoit choisir pour son héros qu’un des premiers Seigneurs de la Cour, & Louis Halberg qu’un Artisan : l’ambition du premier seroit devenue une vertu, du moins par rapport à nos mœurs, s’il n’eût ambitionné que la place d’un sujet plus en faveur que lui ; & les raisonnements politiques de maître Herman de Breme pourroient être à leur place dans un homme instruit & en place. Mais il est des vices, des ridicules, des travers qui vont à tous les hommes.

Quand on a le bonheur de rencontrer un de ces caracteres, il faut placer le personnage qu’on prend pour son héros, dans un rang qui le mette à la portée de tous les autres : il faut enfin prendre pour modele Moliere dans son Bourgeois Gentilhomme.

La folie qu’ont tous les hommes de vouloir paroître plus qu’ils ne sont, a frappé Moliere : il a senti tout l’avantage qu’il pouvoit tirer d’un ridicule général, puisque les Princes prennent le titre de Rois, que les grands Seigneurs veulent être des Princes, qu’un simple Gentilhomme se fait appeller Monseigneur par son Laquais & par le Barbier de son village : ainsi des autres. La Fontaine a dit :

Tout Prince a des Ambassadeurs,
Tout Marquis veut avoir des Pages.

Moliere s’est gardé de prendre pour son héros un Prince ou un homme élevé à la Cour : ce n’est point que le ridicule qu’il vouloit peindre ne se trouve aussi complettement chez eux que chez leurs inférieurs ; mais il n’auroit pas été aussi frappant, grace à l’adresse qu’ont les Grands, dit M. de Voltaire, de couvrir toutes leurs sottises du même air & du même langage.

Moliere n’a eu garde encore de prendre son principal personnage dans le rang le plus bas, parceque ses sottises auroient été grossieres & maussades. L’Auteur, guidé par son bon goût, & par cet esprit de justesse admirable qu’on voit dans tous ses ouvrages, a senti toutes les ressources qu’il se ménageoit en donnant la préférence à un Bourgeois. Premiérement le plaisant qui naît de l’extrême disproportion qu’il y a entre les manieres ou le langage d’un homme, avec les airs & les discours qu’il veut affecter, auroit disparu chez un homme au-dessus de la Bourgeoisie, parcequ’après un certain état, l’uniformité d’éducation ne met plus de nuances entre les propos & les manieres des hommes : d’un autre côté, ce même contraste auroit été dégoûtant dans un homme au-dessous de M. Jourdain, parcequ’on peut souffrir des manieres & des propos grossiers dans un bout de scene, mais non pas durant toute une piece en cinq actes.

Secondement, il s’est ménagé le comique que produisent la morgue, la bassesse, & la dispute des différents maîtres. Leur morgue n’en auroit pas imposé chez un grand ; leur bassesse n’y auroit eu rien d’extraordinaire, ou bien y auroit passé pour une maniere honnête de faire la cour ; & ils n’eussent point osé s’y battre. Chez un homme de la lie du peuple, un Maître en fait d’armes, un Chanteur, un Danseur, un Philosophe, auroient été tout-à-fait déplacés.

Il s’est ménagé encore le plaisant qui naît de la bassesse de ce Courtisan intéressé qui ne rougit pas de passer dans l’esprit de Jourdain pour son Mercure, pourvu que le Bourgeois lui prête de l’argent & régale sa maîtresse. Qu’on place Dorante chez un homme de sa condition, il ne pourra plus être escroc ; chez un homme de rien, il ne lui persuadera pas qu’il est aimé d’une belle Marquise.

Enfin Moliere a préparé par le seul état de son héros, toutes les richesses comiques amenées par le bon sens de Madame Jourdain, l’ingénuité de Nicole, le bon esprit de Lucile, la noble franchise de Cléonte, la subtilité de Covielle, ils se trouvent très bien en opposition avec le caractere principal, & font ressortir le ridicule de M. Jourdain qui rejaillit ensuite de lui sur tous les états de la vie.

Il est des caracteres si bons, si vrais, & qui tiennent si bien au cœur humain, qu’ils conviennent non seulement à tous les états, mais qu’ils frappent encore également les hommes dans quelque rang qu’on place le héros de la piece. La jalousie est au rang des passions qui ont cet avantage. Moliere l’a senti quand il a mis sur la scene le Prince jaloux, le Cocu imaginaire, George Dandin : on y voit trois jaloux d’un rang tout-à-fait opposé ; l’un est Prince, l’autre un bon Bourgeois, & le troisieme un Paysan : tous les trois frapperoient également les hommes de tous les états, si les pieces étoient également bien faites.