(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. De l’Etat, de la Fortune, de l’Age, du Rang, du Nom des Personnages. » pp. 39-75
/ 141
(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. De l’Etat, de la Fortune, de l’Age, du Rang, du Nom des Personnages. » pp. 39-75

CHAPITRE II.
De l’Etat, de la Fortune, de l’Age, du Rang, du Nom des Personnages.

C’est le sujet qu’un Auteur a choisi, qui doit déterminer l’état, la fortune, l’âge, le rang, le nom des principaux personnages. De là résultent le comique, le moral, l’intérêt même, & plusieurs autres qualités d’un drame. Quelques Comiques n’ont pas daigné réfléchir sur cette vérité. Moliere & bien d’autres l’ont vivement sentie.

De l’Etat.

Le Procureur Arbitre, comédie en vers, en un acte, de Poisson, se présente la premiere à mon imagination, & je vais la citer pour exemple.

Ariste, jeune Procureur, se fait une loi de suivre une route toute opposée à celle de ses confreres ; il veut être honnête homme en dépit de la robe. D’abord que je la pris, dit-il,

Scene II.

Ariste.

 Elle voulut me tourner à son gré ;
Et dans mes bras, Lisette, à peine je l’eus mise,
Que de l’ardeur du gain mon ame fut éprise :
La chicane m’offrit tous ses détours affreux ;
Je me sentis atteint de desirs ruineux :
Mais ma vertu pour lors en moi fit un prodige.
Vous en aurez menti, maudite robe, dis-je ;
Vous ne pourrez jamais me porter dans le cœur
Rien de votre poison ni de votre noirceur :
Pour soleil d’équité je veux qu’on me renomme,
Et qu’on voie une fois, sous vous, un honnête homme.
………
………
… Lorsqu’un plaideur
Me vient, contre quelqu’un, demander ma faveur,
Et qu’il veut procéder, soit pour un héritage,
Ou pour quelque autre bien dont il faut le partage,
Je fais venir, avant que de rien décider,
Celui contre lequel il est près de plaider ;
Et d’Arbitre équitable alors faisant l’office,
J’oppose à leurs desseins les frais de la Justice.
Si vous plaidez, leur dis-je, il en coûtera tant :
Et vantant tout le prix d’un accommodement,
Je leur prouve, bien loin de les faire combattre,
Qu’un procès qu’on évite, en sauve souvent quatre.
Ils goûtent mes raisons, voyant ma bonne foi,
Et de tous leurs débats se rapportent à moi.
Par-là, j’arrête ainsi leur chicane en sa source,
Et leur épargne enfin & la peine & la bourse.

Il ne se dément point dans le reste de la piece, il résiste sur-tout à la tentation de garder un trésor dont on veut qu’il fasse la distribution à son gré. Voici son monologue.

Scene X.

Ariste.

L’emploi de ce trésor m’inquiete, m’agite ;
Il faut y réfléchir, & cela le mérite.
En dispersant ce bien à tous les malheureux,
Par ma foi, ce sera peu de chose pour eux ;
Ils n’auront pas chacun une obole, peut-être ;
Et c’est cent mille francs jettés par la fenêtre.
Cet argent répandu sur tant & tant de gens,
Loin de les enrichir, feroit mille indigents :
Et que toutes ces parts soient réduites en une,
D’un seul homme à l’instant elle fait la fortune,
Même sans se donner le moindre mouvement.
Cette réflexion me plaît infiniment,
Et coule dans mes sens... Mais quelle erreur extrême !
Que dis-je, malheureux ? ne suis-je plus le même ?
Qui me fait tout-à-coup à ce point m’oublier ?
C’est la maudite robe ; elle fait son métier :
Ces inspirations ne me viennent que d’elle.
Allons, il faut s’armer d’une force nouvelle.
Laissons à ces vieillards le soin de partager
Ce trésor à tous ceux qu’ils voudront soulager.
Les trois quarts de ce bien, en m’en voyant le maître,
Dans le fond de mes mains demeureroient peut-être :
Qu’il soit donné par eux, ou que, pour cet emploi,
Ils cherchent quelques gens moins délicats que moi.

Qu’on enleve à Ariste sa robe, son état ; qu’on en fasse un bon gentilhomme, comme il en est, qui se font un plaisir de mettre fin aux différends de leurs vassaux, & qu’on traite le même sujet, la plus grande portion du comique & du moral de la piece sera enlevée : les détails même ne pourront avoir rien d’aussi saillant ; & Ariste deviendra bien moins intéressant.

Nous verrons dans un autre chapitre que les poëtes comiques doivent peindre seulement les vices du cœur, ou ceux de l’esprit, parceque ce sont les seuls dont les hommes soient répréhensibles, & dont ils puissent se corriger ; par conséquent Regnard, toujours plaisant, mais presque jamais moral, ne devoit pas jouer la distraction, ou du moins devoit-il donner à Léandre un état qui, en rendant ses méprises plus dangereuses, fît sentir combien la distraction est contraire à certaines professions, & combien il est imprudent de remettre ses intérêts entre les mains des personnes qui ont ce défaut.

Léandre me fait sourire en perdant une de ses bottes, en jettant sa montre au lieu de son tabac, en trempant sa plume dans le poudrier, en proposant un régiment à sa maîtresse ; mais il ne m’instruit ni ne me corrige. Cette piece n’est bonne qu’à prouver aux dames qu’en épousant un distrait, elles risquent d’être oubliées la premiere nuit de leurs noces : c’est beaucoup pour elles, j’en conviens ; ce n’est pas assez pour les hommes en général.

De la Fortune.

Destouches a voulu prouver que l’homme le plus vain s’humanise à l’aspect d’un coffre-fort8. Il a dû par conséquent faire du Comte de Tufiere un homme fort gueux, & du prétendu beau-pere un homme très opulent. Sans cela, plus de combats dans l’esprit du Glorieux, entre sa vanité & la nécessité d’épouser un riche parti ; plus de morgue dans le financier qui, malgré sa roture, prétend, graces à sa fortune, avoir le droit de traiter de pair à compagnon un pauvre gentilhomme ; plus de scenes comiques & morales entre eux deux. Il est aisé de s’en convaincre en lisant seulement la fin du second acte.

Dans toutes les comédies, il y a toujours une scene qui est le précis de la piece entiere ; telle est celle que je vais rapporter : & voilà pourquoi je lui donne la préférence.

Scene XIV.

LE COMTE, LISIMON, PASQUIN.

Lisimon, à Pasquin.

Le Comte de Tufiere est-il ici, mon cœur ?

Pasquin.

Oui, Monsieur, le voici.
(Le Comte se leve nonchalamment, & fait un pas au-devant de Lisimon pour l’embrasser.)

Lisimon.

Cher Comte, serviteur.

Le Comte, à Pasquin.

Cher Comte ! nous voilà grands amis, ce me semble.

Lisimon.

Ma foi, je suis ravi que nous logions ensemble.

Le Comte, froidement.

J’en suis fort aise aussi.

Lisimon.

Parbleu, nous boirons bien.
Vous buvez sec, dit-on : moi, je n’y laisse rien.
Je suis impatient de vous verser rasade,
Et ce sera bientôt. Mais êtes-vous malade ?
A votre froide mine, à votre sombre accueil...

Le Comte, à Pasquin qui présente un siege.

Faites asseoir Monsieur... Non, offrez le fauteuil.
Il ne le prendra pas ; mais...

Lisimon.

Je vous fais excuse ;
Puisque vous me l’offrez, trouvez bon que j’en use,
Que je m’étale aussi ; car je suis sans façon,
Mon cher, & cela doit vous servir de leçon.
Et je veux qu’entre nous toute cérémonie,
Dès ce même moment, pour jamais soit bannie.
Oh çà, mon cher garçon, veux-tu venir chez moi ?
Nous serons tous ravis de dîner avec toi.

Le Comte.

Me parlez-vous, Monsieur ?

Lisimon.

A qui donc, je te prie ?
A Pasquin ?

Le Comte.

Je l’ai cru.

Lisimon.

Tout de bon ? Je parie
Qu’un peu de vanité te fait croire cela ?

Le Comte.

Non ; mais je suis peu fait à ces manieres-là.

Lisimon.

Oh bien ! tu t’y feras, mon enfant. Sur les tiennes,
A mon âge, crois-tu que je forme les miennes ?

Le Comte.

Vous aurez la bonté d’y faire vos efforts.

Lisimon.

Tiens, chez moi le dedans gouverne le dehors.
Je suis franc.

Le Comte.

Quant à moi, j’aime la politesse.

Lisimon.

Moi, je ne l’aime point, car c’est une traîtresse,
Qui fait dire souvent ce qu’on ne pense pas.
Je hais, je fuis ces gens qui font les délicats,
Dont la fiere grandeur d’un rien se formalise,
Et qui craint qu’avec elle on ne familiarise ;
Et ma maxime, à moi, c’est qu’entre bons amis,
Certains petits écarts doivent être permis.

Le Comte.

D’amis avec amis on fait la différence.

Lisimon.

Pour moi, je n’en fais point.

Le Comte.

Les gens de ma naissance
Sont un peu délicats sur les distinctions ;
Et je ne suis ami qu’à ces conditions.

Lisimon.

Ouais ! vous le prenez haut. Ecoute, mon cher Comte,
Si tu fais tant le fier, ce n’est pas là mon compte.
Ma fille te plaît fort, à ce que l’on m’a dit :
Elle est riche, elle est belle, elle a beaucoup d’esprit :
Tu lui plais : j’y souscris du meilleur de mon ame ;
D’autant plus que par là je contredis ma femme,
Qui voudroit m’engendrer d’un grand complimenteur
Qui ne dit pas un mot sans dire une fadeur.
Mais aussi, si tu veux que je sois ton beau-pere,
Il faut baisser d’un cran, & changer de maniere,
Ou sinon, marché nul.

Le Comte, à Pasquin, se levant brusquement.

Je vais le prendre au mot.

Pasquin.

Vous en mordrez vos doigts, ou je ne suis qu’un sot.
Pour un faux point d’honneur perdre votre fortune !

Le Comte.

Mais si...

Lisimon.

Toute contrainte, en un mot, m’importune.
L’heure du dîner presse ; allons, veux-tu venir ?
Nous aurons le loisir de nous entretenir
Sur nos arrangements : mais commençons par boire.
Grand’soif, bon appétit, & sur-tout point de gloire ;
C’est ma devise. On est à son aise chez moi ;
Et vivre comme on veut, c’est notre unique loi.
Viens, & sans te gourmer avec moi de la sorte,
Laisse, en entrant chez nous, ta grandeur à la porte.

Pasquin, seul.

Voilà mon Glorieux bien tombé ! Sa hauteur
Avoit, ma foi, besoin d’un pareil précepteur ;
Et si cet homme-là ne le rend pas traitable,
Il faut que son orgueil soit un mal incurable.

Qu’on donne au Glorieux un peu plus de fortune, au Financier un peu moins, & la piece ne vaut plus rien.

Ce que je viens de dire paroîtra peut-être si simple à quelques lecteurs, qu’ils me blâmeront de m’y être arrêté ; ils ne croiront pas qu’un Auteur puisse manquer à une regle dictée par le sens commun. Il est aisé de leur prouver le contraire ; & je cite le Joueur de Regnard.

Je demande d’abord ce qu’on entend par morale comique. C’est, me dira-t-on, la critique d’un travers ou d’un vice, avec la peinture des ridicules ou des malheurs qu’ils entraînent, selon leur nature. Ne parlons ici que du vice, puisque la passion du jeu en est un.

Je demande encore si la peinture d’un vice n’est pas plus ou moins morale, selon que les malheurs qu’il entraîne sont plus ou moins effrayants : on est forcé de convenir de cette vérité. Par conséquent le Joueur de Regnard, qui n’est pas maître du bien de son pere, puisqu’il vit encore, qui n’a pas de fortune par lui-même, qui n’a pu parvenir à devoir que quatre ou cinq mille livres, qui enfin, comme le dit Regnard lui-même, n’est qu’un petit brelandier, peut alarmer seulement les écoliers qui voudroient risquer leur quartier, & n’est moral que pour eux.

Je vais plus loin : tout le monde sait que la piece du Joueur n’est pas intéressante, & je soutiens que c’est parceque le héros n’est pas riche, & que, toujours mesquin dans ses pertes & dans ses gains, sa bonne ou sa mauvaise fortune peut affecter seulement son valet, sa selliere & son tailleur. Regle générale, on ne s’affecte vivement que pour les personnes qui courent de grands dangers ; j’entends ceux qui sont du ressort de la comédie : tout le monde sait que Thalie ne veut & ne doit faire trembler pour les jours de personne.

Transportons-nous dans une salle de jeu ; plusieurs tables y sont dressées : nous n’avons pas besoin de regarder de bien près pour décider quelle est celle où l’on risque une plus grosse somme ; l’intérêt, l’attention des spectateurs, nous en instruisent assez. Ici tranquilles, distraits, plaisantant sur les coups, ou les remarquant à peine, ils prouvent combien la partie est peu intéressante. Ce sont de vieilles femmes de condition & des gens de lettres qui jouent ; ils n’ont pas beaucoup d’argent à perdre. Plus loin, le spectateur, les yeux fixes, la bouche ouverte, respire à peine ; l’espoir, la crainte, se peignent tour à tour sur son visage & dans ses gestes. Je le crois bien ! un gros abbé fait la partie d’une financiere : la Fortune va distribuer à son gré des monts d’or ; une carte va décider si les pauvres du prieuré de M. l’abbé mourront de faim cet hiver, & si un jeune chevalier qui fait la cour à la dame aura un régiment.

De l’Age.

L’âge des principaux personnages contribue autant que leur fortune à rendre une piece plus ou moins morale, intéressante & comique. Un seul exemple suffira pour le prouver ; & je choisis l’Ecole des Femmes de Moliere.

Arnolphe, ou M. de la Souche, est amoureux d’Agnès. Pourquoi rit-on des tours qu’Agnès lui joue ? pourquoi se moque-t-on des soins inutiles qu’il se donne pour plaire, de ses transports jaloux, de ses déclarations, de ses soupirs ? Parcequ’il est vieux, qu’Agnès est jeune ; & que le mot d’amour, toujours ridicule dans la bouche d’un vieillard, l’est encore davantage quand il s’adresse à une jeune personne : témoin cette tirade qui fait rire aux éclats quand Arnolphe la débite à Agnès, & qui, sans en changer un seul mot, deviendroit attendrissante entre deux jeunes amants.

ACTE V. Scene IV.

Arnolphe.

Hé bien, faisons la paix ; va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout, & te rends ma tendresse :
Considere par-là l’amour que j’ai pour toi,
Et, me voyant si bon, en revanche, aime-moi.

Agnès.

Du meilleur de mon cœur, je voudrois vous complaire ;
Que me coûteroit-il, si je le pouvois faire ?

Arnolphe.

Mon pauvre petit cœur, tu le peux, si tu veux.
Ecoute seulement ce soupir amoureux ;
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux, & l’amour qu’il te donne.
C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jetté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d’être brave & leste ;
Tu le seras toujours, va, je te le proteste.
Sans cesse, nuit & jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;
Tout comme tu voudras, tu te pourras conduire :
Je ne m’explique point, & cela, c’est tout dire.
(bas, à part.)
Jusqu’où la passion peut-elle faire aller !
(haut.)
Enfin, à mon amour rien ne peut s’égaler.
Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
Me veux-tu voir pleurer ? veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté des cheveux ?
Veux-tu que je me tue ? oui, dis si tu le veux,
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

Pourquoi le spectateur s’intéresse-t-il si vivement en faveur d’Agnès & de l’amant qu’elle aime ? Et pourquoi desire-t-il si ardemment qu’ils triomphent de leur tyran ? Parcequ’ils sont tous deux dans cet âge brillant fait pour la tendresse ; que l’amour est chez eux un penchant bien intéressant, qu’on peut ériger en vertu ; & que les années d’Arnolphe l’ont rendu, chez lui, une foiblesse impardonnable. Qu’on donne dix ans de moins à celui-ci, il cesse d’être ridicule, par conséquent d’être comique ; dix ans de plus à l’héroïne, loin d’être intéressante, elle n’est plus qu’une femme ordinaire, qui, sans savoir ni pourquoi ni comment, & guidée par son seul caprice, donne la préférence à un homme sur un autre : la piece cesse en même temps d’être morale, puisqu’elle n’offre plus le tableau d’un amour mal assorti, & de ses ridicules.

Nous pouvons encore citer la Pupille de Fagan. Une jeune personne sort du couvent. Son tuteur, âgé de quarante-cinq ans, a pour elle tous les égards, tous les soins, toutes les politesses que sa jeunesse & son sexe méritent. Il veut la marier au fils d’un de ses amis, jeune homme qui a tout le brillant du grand monde, c’est-à-dire beaucoup de fatuité & de présomption. Le cœur de l’héroïne résiste à cet attrait séducteur, qui éblouit tant de femmes ; elle compare la prudence, l’honnêteté de son tuteur, avec l’étourderie, l’impertinence de l’amant qu’on lui destine, & son cœur donne la préférence au premier. Elle n’ose lui avouer le tendre penchant qu’elle a pour lui. Sa confidente découvre qu’elle a la plus grande aversion pour le Marquis, & qu’elle lui préfere un homme mûr. Le pere du Marquis, qui a soixante & quinze ans, se persuade, à cette nouvelle, n’être qu’un homme mûr, se rappelle qu’autrefois il a été fort aimé des femmes, & croit avoir débusqué son fils ; il le raille, il fait à sa prétendue conquête la déclaration la plus burlesque, quand la pupille se déclare, & annonce enfin à son tuteur un bonheur sur lequel il n’auroit jamais osé compter.

Qu’on donne dix ans de plus ou de moins à chacun de ces personnages, la piece, qui est très bonne, ne vaudroit plus rien. Si la pupille, au lieu de n’avoir que dix-huit ans, en a vingt-huit, elle doit être très raisonnable ; il n’est plus si beau à elle de sacrifier un jeune fat à un homme sensé : si elle n’en a que douze ou treize, son choix aura l’air d’un enfantillage. Supposez au tuteur cinquante-cinq ans, sa pupille est une folle de l’épouser : ne lui en supposez que trente-cinq, il ne faut pas être un exemple de prudence pour lui donner la pomme. Enfin si le vieillard a dix ans de moins, ses prétentions seront moins ridicules & moins plaisantes : par conséquent si le Marquis a dix ans de plus, sa fatuité, loin d’exciter à rire, fera pitié.

On reproche à Marivaux d’avoir donné au Marquis du Legs vingt ans de trop ; & voici comme raisonnent ses Critiques : Toute l’intrigue du Legs naît de la timidité du Marquis, qui n’ose pas déclarer son amour à la Comtesse : la timidité n’est ordinairement que le partage des jeunes gens, qui, peu instruits des usages du monde, craignent de déplaire à une femme en lui disant qu’ils l’aiment ; ou des vieillards qui, assez raisonnables pour comprendre que l’amour est un ridicule chez eux, n’osent pas l’avouer. Par conséquent Marivaux, disent-ils, a le plus grand tort du monde de donner à son Marquis trente-cinq ans, puisque c’est précisément l’âge auquel un homme peut se flatter de plaire à une femme raisonnable & déja formée, comme l’est la Comtesse ; puisque c’est l’âge encore où un homme connoît assez le monde pour savoir que les femmes ne s’offensent jamais d’un tendre aveu, surtout quand il est question de mariage.

La critique paroît fondée ; & avec un peu d’humeur ou de mauvaise foi, on pourroit la rendre plus forte. Je suis bien loin de me laisser éblouir par l’esprit de Marivaux ; je l’estimerois au contraire bien plus s’il en avoit moins : cependant j’entreprendrai, dans cette occasion, de le défendre ; je m’en vengerai peut-être assez dans le reste de cet ouvrage.

Je conviens d’abord qu’on trouve plus d’amants timides dans les jeunes gens qui n’osent avouer la premiere blessure de l’Amour, & dans les vieillards qui craignent d’être dédaignés, que dans les hommes de trente-cinq ans : mais on en voit, & cela suffit. D’ailleurs la timidité des premiers prouve leur peu d’amour propre ; celle des seconds fait voir qu’ils sont honteux d’une foiblesse à laquelle ils n’ont pu se dérober, qu’ils en connoissent le ridicule, & en triompheront tôt ou tard : les uns & les autres n’en sont que plus estimables ; on auroit très mauvaise grace à les jouer. Et c’est précisément la timidité d’un homme qui ne doit pas en avoir, qu’il faut tourner en ridicule.

Que le lecteur lise attentivement la scene que je mets sous ses yeux, qu’il se figure le Marquis à quinze ou à quatre-vingts ans, il le plaindra ; il souffrira de son embarras, & il n’en rira point.

Scene X.

LA COMTESSE, LE MARQUIS.

La Comtesse.

Eh ! d’où vient donc la cérémonie que vous me faites, Marquis ? vous n’y songez pas.

Le Marquis.

Madame, vous avez bien de la bonté : c’est que j’ai bien des choses à vous dire.

La Comtesse.

Effectivement, vous me paroissez rêveur, inquiet.

Le Marquis.

Oui, j’ai l’esprit en peine. J’ai besoin de conseils ; j’ai besoin de graces, & le tout de votre part.

La Comtesse.

Tant mieux. Vous avez encore moins besoin de tout cela que je n’ai d’envie de vous être bonne à quelque chose.

Le Marquis.

O bonne ! il ne tient qu’à vous de m’être excellente, si vous voulez.

La Comtesse.

Comment, si je veux ? manquez-vous de confiance ! Ah ! je vous prie, ne me ménagez point. Vous pouvez tout sur moi, Marquis ; je suis bien aise de vous le dire.

Le Marquis.

Cette assurance m’est bien agréable, & je serois tenté d’en abuser.

La Comtesse.

J’ai grand’peur que vous ne résistiez à la tentation. Vous ne comptez pas assez sur vos amis : car vous êtes si réservé, si retenu !

Le Marquis.

Oui, j’ai beaucoup de timidité.

La Comtesse.

Beaucoup, il est vrai.

Le Marquis.

Vous savez dans quelle situation je suis avec Hortense ; que je dois l’épouser, ou lui donner deux cents mille francs.

Ici le Marquis, en faisant l’énumération des défauts d’Hortense, prend occasion de louer les belles qualités de la Comtesse. Il trouve sur-tout qu’Hortense est trop coquette, trop arrangée ; qu’elle veut plaire à tout le monde. La Marquise lui répond qu’il trouvera cela chez toutes les femmes.

Le Marquis.

Hors chez vous. Quelle différence, par exemple ! Vous plaisez sans y songer : ce n’est pas votre faute. Vous ne savez pas seulement que vous êtes aimable ; mais d’autres le savent pour vous.

La Comtesse.

Moi, Marquis ! Je songe qu’à cet égard-là les autres pensent aussi peu à moi que j’y songe moi-même.

Le Marquis.

Ah ! j’en connois qui ne vous disent pas tout ce qu’ils songent.

La Comtesse.

Eh ! qui sont-ils, Marquis ? quelques amis comme vous sans doute ?

Le Marquis.

Bon ! des amis ! voilà bien de quoi ! Vous n’en aurez encore de long-temps.

La Comtesse.

Je vous suis obligée du petit compliment que vous me faites en passant.

Le Marquis.

Point du tout. Je le dis exprès.

La Comtesse, riant.

Comment ! vous qui ne voulez pas que j’aie encore des amis, est-ce que vous n’êtes pas le mien ?

Le Marquis.

Vous m’excuserez. Mais quand je serois autre chose, il n’y auroit rien de surprenant.

La Comtesse.

Eh bien ! je ne laisserois pas que d’en être surprise.

Le Marquis.

Et encore plus fâchée.

La Comtesse.

En vérité, surprise. Je veux pourtant croire que je suis aimable, puisque vous le dites.

Le Marquis.

Ah ! charmante ! Et je serois bien heureux si Hortense vous ressembloit : je l’épouserois d’un grand cœur ; & j’ai bien de la peine à m’y résoudre.

La Comtesse.

Je le crois ; & ce seroit encore pis si vous aviez de l’inclination pour une autre.

Le Marquis.

Eh bien ! c’est que justement le pis s’y trouve.

La Comtesse, par exclamation.

Oui ! vous aimez ailleurs !

Le Marquis.

De toute mon ame.

La Comtesse, en souriant.

Je m’en suis doutée, Marquis.

Le Marquis.

Eh ! vous êtes-vous doutée de la personne ?

La Comtesse.

Non ; mais vous me la direz.

Le Marquis.

Vous me feriez grand plaisir de la deviner.

La Comtesse.

Eh ! pourquoi m’en donneriez-vous la peine, puisque vous voilà ?

Le Marquis.

C’est que vous ne connoissez qu’elle : c’est la plus aimable femme, la plus franche... Vous parlez de gens sans façon ; il n’y a personne comme elle : plus je la vois, plus je l’admire.

La Comtesse.

Epousez-la, Marquis, épousez-la, & laissez là Hortense : il n’y a point à hésiter : vous n’avez point d’autre parti à prendre.

Le Marquis est contraint, en cas qu’il n’épouse pas Hortense, à lui donner deux cents mille livres. Il est sûr qu’elle ne l’aime point ; il veut faire semblant de l’épouser : elle le refusera, & son refus servira de quittance. La Comtesse craint qu’Hortense n’ait de trop bons yeux, & qu’elle n’accepte le main du Marquis. Vous n’êtes pas un homme à dédaigner, lui dit-elle.

Le Marquis.

Vous me flattez ; vous encouragez ma franchise.

La Comtesse.

Vous encouragez ma franchise ! Mais mettez-vous donc dans l’esprit que je ne demande qu’à vous obliger, entendez-vous ? Et que cela soit dit pour toujours.

Le Marquis.

Vous me ravissez d’espérance.

La Comtesse.

Allons par ordre. Si Hortense alloit vous prendre au mot ?

Le Marquis.

J’espere que non : en tout cas, je lui paierois la somme, pourvu qu’auparavant la personne qui a pris mon cœur, ait la bonté de me dire qu’elle veut bien de moi.

La Comtesse.

Hélas ! elle seroit donc bien difficile ! Mais, Marquis, est-ce qu’elle ne sait pas que vous l’aimez ?

Le Marquis.

Non, vraiment : je n’ai pas osé le lui dire.

La Comtesse.

Et le tout par timidité ? Oh ! en vérité, c’est la pousser trop loin. Et toute amie des bienséances que je suis, je ne vous approuve pas : ce n’est pas se rendre justice.

Le Marquis.

Elle est si sensée, que j’ai peur d’elle. Vous me conseillez donc de lui en parler ?

La Comtesse.

Eh ! cela devroit être fait. Peut-être vous attend-elle. Vous dites qu’elle est sensée : que craignez-vous ? Il est louable de penser modestement de soi ; mais avec de la modestie, on parle, on se propose. Parlez, Marquis, parlez ; tout ira bien.

Le Marquis.

Hélas ! si vous saviez qui c’est, vous ne m’exhorteriez pas tant. Que vous êtes heureuse de n’aimer rien, & de mépriser l’amour !

La Comtesse.

Moi ! mépriser ce qu’il y a au monde de plus naturel ! cela ne seroit pas raisonnable. Ce n’est pas l’amour, ce sont les amants, tels qu’ils sont pour la plupart, que je méprise, & non pas le sentiment qui fait qu’on aime, qui n’a rien en soi que de fort honnête & de fort involontaire. C’est le plus doux sentiment de la vie : comment le haïrois-je ? Non, certes : & il y a tel homme à qui je pardonnerois de m’aimer, s’il me l’avouoit avec cette simplicité de caractere, tenez, que je louois tout-à-l’heure en vous.

Le Marquis.

En effet, quand on le dit naïvement comme on le sent...

La Comtesse.

Il n’y a point de mal alors. On a toujours bonne grace : voilà ce que je pense. Je ne suis pas une ame sauvage...

Le Marquis.

Ce seroit bien dommage !... Vous avez la plus belle santé !...

La Comtesse, à part.

Il est bien question de ma santé. (haut.) C’est l’air de la campagne...

Le Marquis.

L’air de la ville vous fait de même. L’œil le plus vif, le teint le plus frais !...

La Comtesse.

Je me porte assez bien. Mais savez-vous bien que vous me dites des douceurs, sans y penser.

Le Marquis.

Pourquoi sans y penser ? Moi, j’y pense.

La Comtesse.

Gardez-les pour la personne que vous aimez.

Le Marquis.

Eh ! si c’étoit vous, il n’y auroit que faire de les garder.

La Comtesse.

Comment si c’étoit moi ! Est-ce de moi dont il s’agit ? qu’est-ce que cela signifie ? est-ce une déclaration d’amour que vous me faites ?

Le Marquis.

Oh ! point du tout. Mais quand ce seroit vous... Il n’est pas nécessaire de se fâcher. Ne diroit-on pas que tout est perdu ? Calmez-vous : prenez que je n’ai rien dit.

La Comtesse.

La belle chûte ! Vous êtes bien singulier !

Le Marquis.

Et vous, de bien mauvaise humeur. Et tout-à-l’heure, à votre avis, on avoit si bonne grace à dire naïvement qu’on aime. Voyez comme cela réussit ! me voilà bien avancé !

La Comtesse.

Ne le voilà-t-il pas bien reculé ! A qui en avez-vous ? je vous demande à qui vous parlez.

Le Marquis.

A personne, Madame, à personne. Je ne dirai plus mot : êtes-vous contente ? Si vous vous mettez en colere contre ceux qui me ressemblent, vous en querellerez bien d’autres.

La Comtesse, à part.

Quel original ! (haut.) Et qui est-ce qui vous querelle ?

Le Marquis.

Ah ! la maniere dont vous me refusez n’est pas douce.

La Comtesse.

Allez, vous rêvez.

Le Marquis.

Courage ! Avec la qualité d’original dont vous venez de m’honorer tout bas, il ne me manquoit plus que celle de rêveur : au surplus, je ne m’en plains pas. Je ne vous conviens point, qu’y faire ? Il n’y a plus qu’à me taire, & je me tairai. Adieu, Comtesse : n’en soyons pas moins bons amis ; & du moins ayez la bonté de m’aider à me tirer d’affaire avec Hortense.

La Comtesse.

Quel homme ! Celui-ci ne m’ennuiera pas du récit de mes rigueurs. J’aime les gens simples & unis ; mais, en vérité, celui-là l’est trop.

J’ai tenté vainement d’élaguer davantage cette scene ; il ne m’a pas été possible. Le Marquis y est timide par-tout. Si en la lisant on a fait exactement la supposition dont nous sommes convenus, si l’on s’est peint le Marquis à quinze ans ou à quatre-vingt, son rôle a non seulement cessé de paroître plaisant, mais celui de la Comtesse a encore cessé d’être honnête. Tous les soins qu’elle se donne pour détruire la timidité d’un jeune homme, pour l’encourager par des avances flatteuses, pour l’enhardir, ne sont rien moins qu’édifiants ; ou ceux qu’elle prodigue à un vieillard, n’étant plus dictés par l’amour, ne sont plus excusables. On répondra à cela qu’il n’y avoit qu’à changer aussi l’âge de la Comtesse : je soutiens que Marivaux 9 lui a donné précisément l’âge qu’elle doit avoir. Faites-la plus jeune, loin de pouvoir enhardir la timidité d’un amant, elle doit elle-même être plus timide que lui ; ou du moins, victime des bienséances, elle est obligée à le paroître. Faites-la plus vieille, elle n’a plus de quoi plaire, elle cesse d’être intéressante, & nous n’avons plus de piece.

Du Rang.

Graces à la vanité mal entendue des Auteurs qui ont succédé à Moliere, il est devenu indécent de mettre des bourgeois sur la scene. Tous les personnages doivent au moins être Comtes ou Marquis ; & cette impertinente coutume s’est accréditée à tel point, qu’un titre qui annonceroit un personnage bourgeois sur la Scene Françoise, n’ameneroit personne. Celui au contraire qui promettroit une Duchesse, feroit lui seul courir tout Paris ; & les loges seroient retenues pour vingt représentations un mois avant la premiere.

J’ai dit que nous avions cette obligation à la vanité mal entendue des Auteurs, & je le soutiens. Qui les oblige à donner des titres fastueux à des personnes dont les actions ne sont bien souvent rien moins que relevées ? Toutes nos pieces modernes semblent se disputer le droit de nous en fournir des exemples. Boissy & Destouches pensoient que hors de la noblesse il n’y avoit pas de salut. Remontons plus haut, & faisons la guerre au noble personnage de Madame Grognac dans le Distrait de Regnard, qui ne me paroît pas dignement soutenir sa qualité.

Il est clair que Regnard a voulu faire de Madame Grognac une femme noble & riche. Il le paroît du moins par la conversation qu’elle a avec Valere, dans la premiere scene du premier acte :

ACTE I. Scene I.

Valere.

Dites-moi, s’il vous plaît, la véritable cause
Qui vous fait rejetter les partis qu’on propose.
Ce fameux partisan, par exemple, pourquoi...

Madame Grognac.

Hé ! fi, Monsieur ! fi donc ! vous radotez, je crois :
Il est trop riche.

Valere.

Ah, ah ! nouvelle est la maxime.

Mad. Grognac.

Gagne-t-on en cinq ans un million sans crime ?
Je hais ces forvêtus, qui, malgré tout leur bien,
Sont un jour quelque chose & le lendemain rien.

Valere.

Et ce jeune Marquis, cet homme d’importance,
Vous ne lui pouvez pas reprocher sa naissance :
Il a les airs de Cour, parle haut, chante, rit ;
Il est bien fait, il a du cœur & de l’esprit.

Mad. Grognac.

Il est trop gueux.

Valere.

Fort bien ! La réponse est honnête,
Et vous avez toujours quelque défaite prête.
Il s’offre deux partis, vous les chassez tous deux :
Le premier est trop riche, & le second trop gueux.
Dans vos brusques humeurs je ne puis vous comprendre.
Comment prétendez-vous que soit fait votre gendre ?

Mad. Grognac.

Je prétends qu’il soit fait comme on n’en trouve point ;
Qu’il soit posé, discret, accompli de tout point ;
Qu’il ait, avec du bien, une honnête naissance.

Il le paroît encore par ce couplet qu’elle dit à Isabelle sa fille :

Vous êtes dans l’erreur. Rodillard de Choupille,
Noble au bec de corbin, grand gruyer de Berri,
Et qui fut votre pere, étant bien mon mari,
M’enleva malgré moi ; sans cela, de ma vie,
De me donner un maître il ne m’eût pris envie.

Je demande à présent s’il est décent, s’il est raisonnable, que cette femme, qui tient à des gens d’un rang honnête, & qui en est très fiere, se laisse traiter par tout ce qui l’entoure comme la derniere des grisettes. Lisette, servante de sa fille, débute par lui dire des impertinences.

ACTE I. Scene II.

Lisette.

Hé bien, Lisette ! Est-ce fait ? me voilà.

Mad. Grognac.

Que fait ma fille ?

Lisette.

Quoi ! ce n’est que pour cela ?
Vous avez bonne voix. Quel bruit ! A vous entendre,
J’ai cru qu’à la maison le feu venoit de prendre.

Mad. Grognac.

Vous plairoit-il vous taire, & finir vos discours ?

Lisette.

Oh ! vous grondez sans cesse... &c. &c.

Je consens, si l’on veut, que les soubrettes soient autorisées à dire des sottises à leur maîtresse : elles peuvent avoir été dans des confidences qui leur donnent ce droit, & qui ne permettent pas à la maîtresse de se plaindre, quelque grande dame qu’elle soit. Mais aucune ne souffrira qu’un jeune fat, qu’elle n’a jamais vu, l’embrasse de but en blanc, & lui fasse danser la courante.

ACTE III. Scene IV.

Le Chevalier.

Pour calmer ce courroux,
J’aime mieux vous baiser, maman.

Mad. Grognac.

Retirez-vous.
Je ne suis point, Monsieur, femme que l’on plaisante.

Le Chevalier la prend par la main, chante & la fait danser par force.

Je veux que nous dansions ensemble une courante.

La plus mince bourgeoise à qui un polisson feroit la même grossiéreté chez elle, le feroit jetter par la fenêtre, ou du moins le mettroit à la porte, & la lui interdiroit pour toujours. C’est encore une femme brusque, acariâtre, qui se laisse faire un pareil affront, & qui l’oublie tout de suite au point de donner sa fille à celui qui le lui a fait, & qui, pour la calmer, ou la remercier, la menace de lui faire danser un menuet.

J’ai, si vous la grondez, un menuet tout prêt.

Tout cela peche contre la décence, la vraisemblance, & n’a pas le sens commun.

Les Auteurs ont la sotte maladie de vouloir faire croire qu’ils ne vivent que dans le grand monde. Quel travers ! quelle petitesse d’esprit ! Qu’un Auteur tâche, par ses talents, & sur-tout par ses mœurs, de mériter l’estime des Grands ; il le doit. Qu’il se glorifie d’y avoir réussi ; il le peut : mais qu’il n’affiche pas avec éclat l’avantage de s’être introduit chez eux. Des vers adressés au sapajou d’une Duchesse donnent le droit d’assister à sa toilette. La basse complaisance qui vous fera lire vos ouvrages à un ignorant titré, vous rendra l’ordonnateur de ses fêtes.

Ce qui me paroît plus plaisant, plus singulier, c’est que le parterre, qui est ordinairement peuplé de bourgeois, a gagné peu-à-peu la manie des Auteurs ; qu’il n’est affecté que des grands airs ; que son oreille est agréablement chatouillée par les titres ; qu’il a la simplicité de se mésestimer. Les Grands ne sont que trop disposés à regarder tout ce qui est au-dessous d’eux comme s’il n’existoit pas : les entretenir dans cette idée est une foiblesse de la part du Public, & une lâcheté de la part des Auteurs.

Des Noms.

Il est aisé de voir, dans nombre de nos pieces, que leurs Auteurs se sont donné beaucoup de peine pour choisir les noms de leurs personnages, & qu’ils ont cru par-là ajouter beaucoup au comique ou au moral de leur ouvrage. Voyons donc l’effet que peuvent produire des noms bien ou mal choisis. Les uns peignent la profession d’un personnage, les autres font la critique de cette même profession ; ceux-ci indiquent le pays du personnage qu’on a voulu peindre, ceux-là désignent son véritable nom ; il en est d’autres qui annoncent son caractere.

Un nom qui dénote la profession d’un personnage peut à la vérité être plaisant, & faire jetter un sourire en passant ; mais ce n’est que dans les farces. Moliere, qui l’a senti, a nommé, dans son Malade imaginaire, un Médecin, M. Diafoirus, un autre, M. Purgon ; & un apothicaire, M. Fleuran. Il s’est bien gardé, dans ses grandes pieces, d’employer de pareils ressorts pour exciter le rire. Je ne puis trop exhorter les Auteurs, non seulement à ne pas mettre leur esprit à la torture pour inventer de pareils noms, mais à éviter encore de mettre à profit les caprices du sort qui donne bien souvent à des hommes des noms qui annoncent leur profession ou leur talent. Un homme en place à Versailles, a un cuisinier qui s’appelle réellement Mache-lard. Un jouaillier, logé actuellement rue Dauphine, se nomme Colier. Un musicien des Italiens, à qui l’on ne peut refuser un très grand volume de voix, a toujours été connu sous le nom de Tout-voix. Un Auteur qui, dans un ouvrage à prétention, feroit usage de ces différents noms, & qui les placeroit aussi bien que le hasard, auroit beau prouver, par la liste des cuisiniers, des orfevres, & l’almanach du théâtre, qu’il est dans la nature, on lui répondroit, avec Boileau :

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Quant aux noms qui critiquent une profession, il en est de deux especes : les uns font cette critique platement ; les autres d’une façon ironique & fine. Par exemple, lorsqu’on appelle sur le théâtre un Procureur, M. Chicaneau, M. Fripponneau, Me Brigandeau 10, n’est-ce pas trop grossiérement accuser les Procureurs d’être des chicaneurs, des frippons, des brigands ? Quand on nomme un Notaire M. Sangsue, n’est-ce pas dire trop cruement que les Conseillers Garde-notes sucent le sang des personnes qui ont affaire à eux ? Pour moi je ne trouve pas le moindre esprit à imaginer de pareils noms.

Ne nous laissons pas séduire là-dessus par mille exemples ; suivons plutôt celui de Regnard, qui, dans le Légataire, fait adroitement la satyre des Notaires en nommant ironiquement un des siens M. Scrupule. Il n’étoit pas nécessaire, pour faire ressortir la malice, que Crispin nous dise : Voilà pour un Notaire un nom bien ridicule. Moliere n’a pas jugé à propos de prendre cette précaution dans son Malade imaginaire, quant il appelle un Notaire M. Bonnefoy. Le trait n’est pas moins fin, moins vif & moins senti.

Je dois répéter ici ce que j’ai dit en parlant des noms qui dénotent les professions. Un Avocat, connu par sa probité & son savoir, se nomme M. Caquet. Un Procureur au Châtelet s’appelle M. Fardeau. Le hasard leur a donné ces noms ; transportez-les sur la scene, ils paroîtront imaginés avec effort pour faire la critique de ces deux états.

Les noms qui désignent trop clairement le vrai nom d’une personne ne sont plus permis, & l’on fait bien. Moliere est le seul de nos Poëtes comiques qui ait poussé là-dessus la licence au dernier point. Il joue, dans les Femmes Savantes, l’Abbé Cotin ; & crainte qu’on ne l’ignore, il fait appeller l’acteur qui le représente, Tricottin. Ses amis lui firent sentir que ce nom avoit trop de rapport avec celui du malheureux Abbé ; il feignit de céder à l’honnêteté pour mieux servir la vengeance & la malignité qui lui firent substituer à la place celui de Trissotin, qui veut dire trois fois sot.

Si les gens sensés blâment dans Moliere cette liberté, ils condamneront à plus forte raison celle qu’il prit de nommer Boursault 11 en plein théâtre, devant toute la Cour. M. de Voltaire a très grande raison de s’écrier à ce sujet : « La licence de l’ancienne comédie grecque n’allait pas plus loin ; il eût été de la bienséance & de l’honnêteté publique de supprimer la satyre de Boursault & celle de Moliere. Il est honteux que les hommes de génie & de talent s’exposent, par cette petite guerre, à être la risée des sots ».

Les noms qui indiquent le pays des personnages ne sont encore bons que dans les petites pieces, ou dans les farces. Alors les Auteurs sont les maîtres d’étudier la terminaison ordinaire des noms de chaque province, & de nommer en conséquence leurs acteurs ; mais un tel soin ne sert pas à grand’chose. Poisson appelle un de ses Gascons, dans le Procureur Arbitre, M. d’Esquivas : le fameux Limousin de Moliere porte le nom de Pourceaugnac ; l’un & l’autre n’auroient pas été moins plaisants quand ils se seroient nommés Jean-de-Vert.

Les noms qui peignent le caractere du personnage sont très bons, quand ils ne sont point grossiérement & platement composés. Parceque Moliere, dans son George Dandin, a voulu annoncer la sottise de deux personnages, par le nom de Monsieur & Madame de Sotenville, on est parti de là pour mettre sur la scene des Coquinvilles, des Mananvilles, des Procinvilles.

Regnard, qui a voulu, dans le Distrait, annoncer, par le nom d’un de ses personnages, un caractere grondeur, l’appelle Madame Grognac. Quelle différence de la maussaderie, de l’air gauche & forcé de ce nom, avec les graces & les finesses de celui que Piron a donné à son Métromane, Monsieur de l’Empirée ! Comme il peint bien l’enthousiasme d’un poëte qui croit toujours planer au haut des airs !

Quelques Auteurs, sentant la difficulté qu’il y a à imaginer des noms pittoresques, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, les ont empruntés en totalité ou en partie des Grecs & des Latins. Ils ont en cela suivi l’exemple de Moliere, qui, pour peindre l’avarice d’un de ses personnages, le nomme Harpagon, mot composé d’après celui de rapax. Pour peindre la pédanterie d’un autre, il lui fait prendre le nom de Caritidès 12.

Destouches s’est singularisé par la quantité des noms qui ont quelque affinité avec la langue grecque & latine, ou qui en sortent directement, sur-tout de la grecque : en voici une liste. Nous verrons en même temps ce que chacun d’eux signifie ; & pour être plus intelligibles, nous rendrons leur signification en latin & en françois.

  • Araminte. Vir fortis, vindex, sospitator : vaillant, défenseur.
  • Argante. Candens, splendidus : homme brillant, qui fait éclat.
  • Arsinoé. Mens alta, sublimis, superba : fille à grands sentiments, fiere, haute.
  • Artenice. Perfectè, splendidè victor seu victrix : glorieux vainqueur.
  • Cléon. Vir insignis, celebris, illustris : homme distingué, couvert de gloire.
  • Célimene. Animus illecebris captans : fille séduisante par ses charmes impérieux.
  • Céliante. Illecebrosa puella : fille qui entraîne par ses attraits trompeurs.
  • Clarice. Mot latin. Clara, splendida puella : fille brillante, charmante.
  • Clitandre. Vir inclitus : homme célebre & très considéré.
  • Damon. Domitor, sensu lascivo : homme voluptueux, ardent.
  • Damis. Subactor, eodem sensu : vigoureux, libertin, entreprenant, à bonnes fortunes.
  • Dorimon. Vibrandâ hastâ peritus, bellicosus : bon guerrier.
  • Dorinde. Idem : brave & savant militaire.
  • Dorante. Idem : soldat expert, adroit & intrépide.
  • Géronte. Senex : vieillard incommode & grondeur.
  • Hippolyte. Equos solvens, vel laxis frenis agitans : rapide, ardent cavalier.
  • Hortense. Festiva puella : fille qui aime la joie & le plaisir, fille enjouée.
  • Léandre. Vir popularis, aditu facilis : affable, populaire, d’un facile accès.
  • Lysimon. In quamlibet partem flecti docilis : homme foible, changeant & flexible.
  • Lysidor. Qui dona solvit, dissipat, prodigus : dissipateur, prodigue.
  • Lucidor. Idem, qui largitiones effusè dispergit : bourreau d’argent, panier percé.
  • Lycandre. Lupus homo, melancholicus, insanus : misanthrope, mélancolique.
  • Oronte. Videns, intelligens : homme intelligent & éclairé.
  • Orphise. Venusta indoles : caractere agréable & charmant.
  • Philinte. Ad amorem & amicitiam propensus : ami & amie, amant & amante.
  • Polemon. Qui bello & armis delectatur, bellator : homme de guerre.
  • Polydore. Qui multa largitur, magnificus, liberalis : généreux & magnifique.
  • Pyrante. Vir ardens, igneus : homme vif, ardent, impétueux.

Nous avons vu que Lisimon signifie un homme foible, changeant, flexible ; par conséquent ce nom convient au Financier du Glorieux, puisqu’il est amoureux de Finette, & la cede ensuite, sans beaucoup de regret, à son fils ; puisqu’il se laisse traiter fort mal par le Comte de Tufiere, & lui donne ensuite sa fille. Cléon veut dire un homme qui se distingue, qui s’illustre : le héros du Dissipateur s’illustre, se distingue par sa dépense. Destouches, en le nommant Cléon, lui a donné un nom qui lui convient : mais il ne faut pas croire que Destouches ait toujours été aussi exact, & qu’il ait toujours donné à ses personnages un nom conforme à leurs caracteres. Pour le prouver, je ferai voir qu’il donne les noms de Cléon & de Lisimon à des acteurs qui ont un caractere tout-à-fait opposé au Cléon & au Lisimon dont nous avons déja parlé.

Le Cléon du Triple Mariage ne se distingue surement point par sa magnificence, comme celui du Dissipateur ; il s’introduit chez son beau-pere futur à l’aide d’une fête qu’on y donne : il a loué vraisemblablement l’habit de danseur qui l’a déguisé ; voilà jusqu’où s’étend toute sa dépense. Quant au Lisimon du Philosophe marié, il est aussi ferme que le Lisimon du Glorieux est foible : ce bout de scene va le prouver.

LE PHILOSOPHE MARIÉ.

ACTE III. Scene XIII.

Géronte.

Un pere, d’ordinaire,
A son fils, tout au moins, fournit le nécessaire.
Ici c’est au rebours. Le fils, depuis dix ans...

Lisimon.

Je suis plus glorieux de vivre à ses dépens
Que s’il vivoit aux miens. Oui, ma vive tendresse
Se complaît à le voir l’appui de ma vieillesse :
Sentiments inconnus à votre mauvais cœur.

Géronte.

Mais qui vous a rendu si pauvre ?

Lisimon.

Mon honneur.

Géronte.

Jargon qu’on n’entend point, quoiqu’il frappe l’oreille.

Lisimon.

Mais celui de profit vous frappe & vous réveille.

Géronte.

Avant le point du jour.

Lisimon.

Moi, dans ma pauvreté,
J’ai songé qui j’étois, & me suis respecté.
Des malheurs imprévus ont causé ma ruine,
Sans me faire oublier une noble origine :
Mais vous, vous avez fait, devenu financier,
D’un pauvre gentilhomme, un riche roturier.

On voit certainement que le caractere de ce Lisimon n’a rien moins que la foiblesse annoncée par le nom qu’il porte. Devons-nous pour cela en vouloir beaucoup à l’Auteur ? Je crois que non. Il seroit sans doute mal que, dans une piece à caractere, le principal personnage portât un nom qui annonceroit toute autre chose que ce qu’il doit être ; mais je crois aussi qu’on peut nommer comme on veut les personnages subalternes, soit parcequ’ils n’ont pas ordinairement un caractere bien prononcé, soit parcequ’un homme tient un nom de la Nature avant que son caractere soit formé, & qu’il ne prend pas le soin de le régler sur la signification de son nom. D’ailleurs les Savants seuls apperçoivent la faute, au lieu que les oreilles les plus ignares sont blessées d’entendre appeller M. le Baron du vieux Bois 13, Madame la Comtesse des Guerets ; j’aime autant voir Arlequin & Scapin se nommer mutuellement le Baron de Cardon d’Espagne, le Marquis de beurre fondu, le Comte de dindon rôti 14.

Il seroit bon que, pour faire prendre à la comédie un air plus vraisemblable, on ne donnât à tous les acteurs que des noms pris dans la société ; mais on risqueroit de tomber dans un inconvénient plus fâcheux, en donnant à des personnages vicieux ou ridicules le vrai nom des citoyens les plus aimables & les plus respectables à tous égards. Cela prouve qu’un Auteur est plus embarrassé qu’on ne croit pour nommer ses personnages. Cela prouve encore que la partie la plus facile dans l’art dramatique a de grandes difficultés. Nombre d’Ecrivains se tirent d’affaire en appellant tout simplement leurs personnages M. le Comte, M. le Duc, Madame la Marquise, Madame la Baronne ; il n’appartient pas à tout le monde, comme je l’ai dit dans cet article, de ne mettre sur la scene que des hommes & des femmes titrées.

Il en est du nom des personnages comme du rang, de la fortune, du caractere, de l’âge ; c’est le dialogue qui doit nous en instruire bien clairement, afin que le spectateur ne fasse pas la moindre méprise, toujours fatale aux Auteurs. Il ne lit pas les noms des acteurs avant que la piece commence, comme fait un lecteur dans son cabinet : je ne sais pas pourquoi il prend cette peine ; je sais encore moins pourquoi on les imprime à la tête de l’ouvrage.

Il est des noms qui servent à intriguer la piece ; nous en parlerons dans le volume où il sera question des genres.